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Propriété, cadastre et usages locaux dans les campagnes françaises (1789-1960)

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Fabien Gaveau

Troisième partie : Compromis

Chapitre 7

La promotion des exploitations

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1Le reflux des usages locaux sera-t-il porté par le progrès économique et le libre-échange avec le Royaume-Uni ? Les pouvoirs publics le souhaitent mais l’enquête agricole menée dans tous les départements en 1866 et 1867 révèle les doutes d’une partie des ruraux sur leur devenir et la crainte des plus pauvres d’être condamnés dans leur existence même, car effectivement les campagnes se transforment. L’engagement d’une partie des propriétaires pour valoriser leurs biens joue un rôle dans ce mouvement. En effet, la pensée agronomique pousse à promouvoir une gestion plus privative des domaines. En fait, il s’agit de saisir les deux familles de normes, propriété et usages locaux, et de mesurer comment les contrats civils qui organisent des locations de terre influencent les conceptions que les locataires ont de la propriété privée. Dans ce sens, les exploitants présentent des positions diverses, selon les contextes locaux, la personnalité des détenteurs de la terre, leur attitude à l’égard des plus modestes et leur manière de se comporter. Les petits exploitants, qui disposent souvent de terres en faire-valoir indirect complétant un patrimoine propre, ressentent parfois la gêne de dépendre des autres pour conduire les travaux dans leurs biens. Beaucoup développent des stratégies pour consolider leur position, sans y parvenir avec la même fortune.

2Car au-delà des pratiques agricoles, sur le terrain et sous l’angle des contrats civils, les usages locaux organisent également nombre d’aspects de la vie sociale. Là encore les tensions sont présentes mais elles s’expriment selon d’autres configurations que celles précédemment exposées. Ainsi, dans le mode de faire-valoir indirect, les baux entre un propriétaire-bailleur et un exploitant-preneur relèvent du cadre stabilisé par le Code civil de 1804 pour la liberté contractuelle, et du cadre coutumier pour la manière d’envisager les clauses techniques qui y figurent. Ici, la poussée libérale, favorable à la partie la mieux dotée pour contracter, se conjugue à des traditions qui permettent d’imposer à un preneur de nombreuses restrictions dans l’usage des biens mis à sa disposition. Les effets du cumul des articles du Code civil et des pratiques usuelles sont plus notables que la recherche historique n’a eu coutume de le dire. La contestation des méfaits générée par une telle situation deviendra de plus en plus sérieuse aux cours des décennies.

3Dans ce cadre, l’enjeu de ce chapitre n’est pas de décrire une histoire de la transformation technique de l’agriculture, ni de l’agronomie, ni de l’élévation de son produit. Mais parce que notre objet est de suivre comment se reconfigurent les campagnes sous l’effet du développement de l’idée de propriété privée, il importe de considérer les acteurs qui, dans le quotidien des communes, bousculent les équilibres sociaux et économiques. Ces acteurs sont d’abord ceux qui vivent de la terre, que ce soit par la rente foncière, par le travail de la terre ou par la quête d’un salaire d’appoint. Pour cette raison, l’objectif est de saisir comment les différents groupes intéressés à l’exploitation rurale interviennent sur les espaces.

4Nous vous invitons dans ce chapitre à suivre ces grands propriétaires qui s’engagent personnellement dans leurs domaines pour promouvoir une nouvelle manière de cultiver. Ces derniers convaincus que le progrès n’est envisageable qu’à condition de débarrasser l’agriculture des usages agraires, collectifs et individuels, font de la propriété privée leur credo. À leurs yeux, elle se couple au travail et à la science pour élever les revenus de chaque foyer. Toutefois, beaucoup de terres font l’objet de contrats de location, selon les normes du droit civil, mêlant règles du Code civil et règles coutumières propres à une région donnée. Les exploitations concernées par le faire-valoir indirect, totalement ou partiellement, sont très diverses, car tous les exploitants ne vivent pas les locations de la même manière. L’examen des baux éclaire comment l’idée de propriété privée apparaît aux yeux de ceux qui y sont soumis. Ainsi, la situation la plus sécurisante pour une famille est de disposer de ses propres biens, pour échapper au bon vouloir des propriétaires qui ne sont pas tous animés par une intention charitable ou philanthropique. Accéder à l’indépendance foncière devient alors une question centrale, relayée par les politiques publiques, sans toutefois toujours donner une réponse satisfaisante.

Les grands propriétaires au service de la propriété

5Les grands propriétaires se regroupent autour des intérêts agricoles. La physiocratie du xviiie siècle avait enfanté une passion pour l’agriculture, une véritable « agromanie » (Jessenne et Vivier, 2016), qui se perpétue, en se transformant. L’expérimentation tient une place très forte dans l’esprit des passionnés d’agriculture, à l’heure où la France promeut l’essor des marchés et la modernisation économique. Le groupe dont il est question dispose de grandes propriétés, souvent divisées en de multiples exploitations. Tous ne partagent pas le même intérêt pour la modernisation de l’agriculture mais sont néanmoins soucieux de dégager les meilleurs revenus de leurs biens, et se plaisent à se nommer « agriculteurs ». Ceux qui expérimentent de nouvelles techniques culturales dans leurs terres, le font fréquemment par l’entremise d’agents, qui exécutent leur volonté. Nous examinerons rapidement qui sont ces médiateurs. Pour l’heure, en quoi l’action de ces grands propriétaires pèse-t-elle sur la manière de considérer l’exploitation agricole ?

  • 1 L’auteur démontre combien la noblesse terrienne s’engage dans la transformation de l’agriculture da (...)

6Leur engagement est aussi politique qu’économique, lié à la certitude héritée de la physiocratie du siècle passé, que la propriété foncière produit la richesse et l’indépendance (Denis, 1977)1. Les plus actifs se rallient à la pensée du progrès par la science agronomique, et détiennent à la fois les moyens et le temps de s’y consacrer. Toutefois, ces éléments ne suffisent pas à comprendre leur engagement comme l’a bien montré le colloque organisé à Bordeaux par Caroline Le Mao et Corinne Marache (2010). Ces notables développent ou maintiennent leur influence politique et sociale en s’appuyant sur les terres dans lesquelles ils sont enracinés. Les propriétaires qui reviennent dans leur château après 1830, par refus de servir Louis-Philippe Ier d’Orléans, occupent leurs journées à entretenir leurs domaines et préservent des revenus suffisants pour maintenir leur rang. D’autres emploient cette stratégie modernisatrice pour contrer les aspirations démocratiques en se faisant, ou se voulant, plus proches des populations.

7Leur activité est corrélée à une conception de la liberté qui repose sur la capacité à être maître chez soi. Certes, une telle conception trouve des développements différents dans les attitudes personnelles de ces propriétaires, selon leur idée du pouvoir, de la religion et de leur rôle social. Néanmoins, la liberté à laquelle ils rêvent, est celle qui tient l’État central à distance de leurs affaires, qui valorise le travail et l’accord contractuel privé. Tous les individus réunis autour de projets modernisateurs veulent démontrer que la propriété privée est la meilleure assise de la fortune privée et publique. Une vision hiérarchique de la société, largement partagée à l’époque, mais selon des variantes non négligeables, se lit derrière ces éléments. Soucieux d’agriculture et de rentabilité, ces milieux bénéficient de deux appuis principaux, en dehors de leurs réseaux familiaux et amicaux :

  1. Le premier concerne les sociétés d’agriculture et les structures qui leur sont associées, où se manifestent des échanges, des discussions et des rapprochements d’intérêt.
  2. Le second concerne le soutien aux fermes modèles. Si les gouvernements n’ont pas souvent bonne presse chez ces grands propriétaires, et si en retour les gouvernements se méfient de l’influence de certaines sociétés agricoles, les encouragements du pouvoir existent quand les actions remplissent les vues qu’il se fixe lui-même pour le pays.
  • 2 L’évolution de son nom reflète son influence et son lien avec les régimes politiques : Société roya (...)

8Les sociétés d’agriculture, nées dans des milieux aristocratiques sous le règne de Louis XV et de Louis XVI, fleurissent de nouveau dans le premier tiers du xixe siècle, à la suite de leur libre création autorisée par le roi Louis XVIII en 1819. Elles s’installent dans le paysage local, régional, national, selon leurs moyens et le niveau social de leurs membres. La première d’entre elle, par son influence et sa renommée, est l’héritière de la Société royale d’agriculture que la Révolution avait supprimée comme corps privilégié, et que le Directoire restaura en 1798. Jugée trop proche de l’Empire, cette société est placée sous la dépendance d’un bref Conseil d’Agriculture, créé par l’ordonnance du 28 janvier 1819, institué auprès du ministre en charge de ce domaine. La Société centrale d’agriculture devient le cœur d’un édifice qui chapeaute des sociétés départementales et des comités d’arrondissement, là où ils sont constitués2. Placée sous le patronage du pouvoir, la Société centrale est consultée par le ministre en charge de l’Agriculture dès qu’un projet de loi en émane. Une telle position lui donne ainsi la faculté de glisser ses recommandations pour établir la législation agricole. Parmi les points qu’elle défend, le refus de la jachère, de la vaine pâture, et des usages collectifs figurent en bonne place. Les membres s’emploient également à démontrer les mérites d’une mise en culture de toutes les terres, notamment de celles réputées vaines et vagues, pour accroître le produit agricole national.

  • 3 Pour 1849, voir Dupin (1849, p. 163-169) ; et pour 1862 et 1868, voir Ministère de l’Agriculture, d (...)

9Dans les départements, des structures plus modestes se multiplient après 1819. Certaines ont une histoire ancienne et sont très renommées, comme à Lyon, Metz et Aix-en-Provence. Les sociétés, associations, comités et comices sont près de 430 en activité en 1849, 819 en 1862, 874 en 1868 et rassemblent à cette date près de 100 000 personnes3. Encore faut-il les différencier sur le profil des personnes qu’elles regroupent. En effet, les sociétés, en tant que telles, sont fréquentées par une élite sociale départementale, alors que les comices regroupent des propriétaires et des exploitants aisés, plus souvent versés dans la pratique quotidienne de l’agriculture. Toute la France en accueille, mais dans des proportions différentes. À Paris, huit sociétés, « centrales », toutes prestigieuses, s’intéressent à l’agriculture, l’horticulture, l’apiculture, l’élevage, la botanique. De grands noms de la science, d’anciens ministres, des hauts fonctionnaires et de très riches propriétaires s’y retrouvent. Ces derniers ont bien conscience que les ruraux ne peuvent accéder à leurs idées mais que le pouvoir trouve auprès d’elles les lumières dont il a besoin. Hors de Paris, 10 départements concentrent presque autant d’associations agricoles (288) que les 58 départements où il y en a le moins (283).

  • 4 L’autrice donne une lecture précise du développement des associations agricoles bretonnes et soulig (...)

10Les 18 départements les mieux lotis abritent à eux seuls la moitié des structures en activité en 1862 ! Il s’agit en premier lieu des départements bretons : le Finistère, les Côtes-du-Nord, le Morbihan et l’Ille-et-Vilaine, 151 à eux seuls, soit 18,5 % pour quatre départements (Cocaud, 1996)4. L’ouest français apparaît en général mieux doté que le reste de la France. Parmi les zones comptabilisant le plus faible nombre d’associations figurent les massifs pyrénéens et alpins, ainsi que certaines zones du Massif Central et du centre de la France. Ponctuellement, certains départements disposent d’un dense réseau d’associations agricoles, comme la Haute-Marne (28), la Côte-d’Or (26), le Cantal (23), la Corrèze (21) et le Tarn-et-Garonne (20). A contrario, d’autres départements pourtant renommés pour leur richesse agricole présentent peu de structures associatives de ce type, tels que l’Eure (5), l’Eure-et-Loir (5), la Seine-et-Oise (6), la Seine-Inférieure (8), l’Aisne (7) et le Pas-de-Calais (7). Deux autres paramètres sont à considérer :

  1. Le premier tient à l’effort que certains préfets engagent pour réduire le nombre des comices et les rendre plus efficaces. Dans le Bas-Rhin, un arrêté préfectoral du 20 décembre 1856 réduit leur nombre à quatre, avec un président nommé par le préfet pour chacun d’eux (Société des sciences, agriculture et arts du Bas-Rhin, 1862, p. 26).
  2. Le second tient à la capacité des élites à se rassembler en un petit nombre d’unités.
  • 5 Recueil des travaux de la Société libre d’agriculture, sciences, arts et belles-lettres de l’Eure, (...)

11Ainsi, en 1862, dans l’Eure, la Société libre d’agriculture compte 479 membres domiciliés dans le département, dont 89 pour la seule ville d’Évreux. Cet arrondissement en abrite 139 ; celui des Andelys, 94 ; celui de Bernay, 204 ; celui de Louviers, 35 ; et celui de Pont-Audemer seulement 7. Cette société est un lieu de sociabilité à laquelle il faut appartenir pour témoigner de sa position. Tous ne se présentent pas comme « propriétaires » mais tous témoignent de leur intérêt pour l’économie rurale. Parmi les affiliés, apparaissent les membres des principales administrations, de grands notables, parfois hauts fonctionnaires, des membres de la grande noblesse et de riches propriétaires. Citons pour exemples le conservateur des Hypothèques, le receveur du Timbre, un ancien receveur de l’Enregistrement, des juges, le procureur impérial et un substitut, des avocats, l’évêque du département, le préfet, un ancien chef du bureau au ministère de l’Intérieur, les députés, les sénateurs, le président du Sénat impérial, Raymond Théodore Troplong (1795-1869), qui est également président de la Cour de cassation et conseiller privé de Napoléon III. Le prince Albert de Broglie (1821-1901), monarchiste, catholique libéral, futur président du Conseil des ministres (17 mai-23 novembre 1877), est membre de la société, mais refuse pour sa part de soutenir Napoléon III5. Les vœux de la société parviennent donc facilement au cœur du pouvoir quel que soit le régime en place.

12Au-delà des différences d’opinions, l’agriculture est un objet éminemment social autour duquel les notables sont prêts à se regrouper. Le poids des conventions et des rituels sociaux occupe une place d’importance dans ce mouvement. De fait, la géographie des sociétés d’agriculture et des comices agricoles illustre la capacité des élites locales à nouer des liens à travers un intérêt économique commun. Ces entités naissent là où l’impulsion est donnée par un milieu de riches propriétaires – d’origines nobles et bourgeoises –, et de cultivateurs aisés, qui exploitent parfois de grands domaines en faire-valoir indirect. Tous pensent faire progresser les conditions de la production et défendre leurs intérêts à travers ceux de l’agriculture. Le protectionnisme y est plus défendu que le libre-échange, lequel est davantage promu là où les produits s’écoulent au-delà des frontières, comme sur la Côte bourguignonne, dans les milieux beaunois. En somme, si toutes les terres de grandes propriétés ne participent pas également à la dynamique associative, toutes celles qui y prennent part sont, en revanche, caractérisées par un milieu fortuné soucieux de mieux gérer ses biens et d’implanter en profondeur son influence.

  • 6 Revue agricole, industrielle et littéraire du Nord, septembre 1857, p. 86.

13Dans les années 1830 et 1840, le nombre de ces sociétés augmente de façon significative et elles s’animent davantage avec le repli de nombreux légitimistes sur leurs domaines. Une deuxième impulsion se produit sous le Second Empire, régime qui promeut la modernisation agricole. Napoléon III lui-même engage ses deniers dans l’acquisition de fermes et dans la transformation de vastes portions du territoire, en Sologne et dans les Landes de Gascogne en particulier. Catherine Granger démontre que l’Empereur y investit des sommes considérables pour faire construire des bâtiments d’exploitation, assainir et défricher des terres, acheter du matériel et du cheptel de valeur (Granger, 2005). Il se pose en exemple et les autorités préfectorales portent son modèle dans leur circonscription. Lors de la fête des comices de Condé-sur-Escaut (Pas-de-Calais), le 6 septembre 1857, le sous-préfet porte un toast à l’Empereur en déclarant « qu’il a voulu être agriculteur lui-même, et nous le voyons donner l’exemple des travaux de défrichement et d’assainissement et des bonnes méthodes de culture dans les contrées les plus stériles et les plus insalubres »6.

14En parallèle, l’essor manufacturier, industriel, sidérurgique, minier et commercial de la France fournit de nouveaux instruments aux exploitants qui en ont les moyens, et leur assure des débouchés. Nombreux sont ceux qui considèrent que l’agriculture demeure le premier des arts, la première des industries et qu’elle a besoin de s’appuyer sur l’ensemble du savoir intellectuel et sur les produits des manufactures pour accroître ses propres productions. Les sociétés d’agriculture rappellent qu’elles sont vouées à l’économie rurale mais que le commerce, l’industrie, les arts et les sciences, forment aussi une partie centrale de leur intérêt, comme peuvent en témoigner les titres des bulletins diffusés. Ces termes suivent presque systématiquement le mot « agriculture ». Cette agriculture tant désirée adviendra à condition d’être libérée des entraves liées aux « contraintes communautaires », véritables servitudes qui empêchent de se livrer complètement aux expériences indispensables au changement.

  • 7 Annales de la Société d’agriculture, arts et commerce du département de la Charente, second semestr (...)

15Dans son premier bulletin, en 1819, la Société d’agriculture de Charente écrit qu’elle ne veut pas offrir des « productions d’agriculteurs de cabinet » mais que « c’est avec le flambeau de l’expérience que la Société veut éclairer ses travaux, et offrir un guide assuré à l’agriculture »7. Cette volonté très fortement partagée se retrouve dans la Société d’agriculture d’Autun en Saône-et-Loire (Vigreux, 1990). Cette dernière est fondée par de nobles légitimistes qui acceptent de s’entendre avec une grande bourgeoisie, elle aussi propriétaire mais partisane du régime orléaniste. Par-delà cette fracture, tous veulent élever leurs revenus, et considèrent l’agriculture traditionnelle du Morvan, peu productive, comme leur ennemie. Faire croître le niveau de vie est également perçu comme une manière d’assagir des ruraux, dont chacun redoute que la pauvreté n’alimente les pires haines contre l’ordre social, les riches et le pouvoir. Leur fortune, leur maîtrise foncière, leur autorité sociale et leurs réseaux, procurent à ces notables les moyens d’agir, et d’avoir quelques résultats, en premier lieu sur leur domaine.

  • 8 Annales de la Société économique d’agriculture, commerce, arts et manufactures du département des L (...)

16Les propriétaires engagés dans ces sociétés défendent principalement leur liberté d’action. Le paradoxe, est qu’ils se refusent généralement à travailler de leurs mains, mais croient fermement pouvoir infléchir les pratiques agricoles via des instructions données à un intendant qui superviserait le travail ou via des baux qui imposeraient des clauses à un preneur. Ils souhaitent endiguer les pratiques collectives quand elles existent dans leur environnement, et font dresser dans ce but des clôtures autour des biens exploités – l’essor de l’élevage favorisant cette mutation. Le propriétaire se voit comme le pivot du progrès et son principal bénéficiaire. Dans sa thèse consacrée à la Société d’agriculture de la Seine-Inférieure, Frédéric Chemin rend compte du fort « impact d’une institution normande sur les acteurs du monde agricole », comme le dit le sous-titre, surtout à compter des années 1830, quand les nobles légitimistes se replient sur leurs terres (Chemin, 2016). Dans les Landes, où se pose la question des terres incultes et marécageuses, les propriétaires partagent l’avis que la propriété privée féconde ce que la propriété communale « voue à une perpétuelle stérilité ». En tête de l’imprimé de 1841, la société affiche une citation qui résume tout son projet : « Changez le sol ingrat en un terrain fertile »8. Au-delà, c’est à un changement social que chacun aspire, mais un changement qui attache l’homme à sa terre ou lui donne l’idée de travailler avec vigueur et patience pour en acquérir, et se transformer lui aussi en un heureux propriétaire.

17L’ambition des sociétés d’agriculture est d’influencer au moins un arrondissement communal ou un département, et de devenir les interlocutrices incontournables des autorités publiques pour les éclairer sur tel ou tel point de l’économie rurale. En Lozère, les membres de la Société d’agriculture l’écrivent explicitement en 1850 :

  • 9 Bulletin de la Société d’agriculture, industrie, sciences et arts du département de la Lozère, t. 1 (...)

Notre Société est la seule qui existe dans ce pays ; le gouvernement et le département lui accordent des secours ; le préfet et les ministres la consultent souvent sur des questions dont l’intérêt embrasse l’ensemble de la Lozère. Nous avons donc cru qu’il était indispensable d’étendre notre action jusqu’à ses limites naturelles. Nous agrandirons ainsi l’influence de la Société, et nous attirerons dans son sein un grand nombre de collaborateurs dont le concours nous sera précieux9.

18Placées sous la protection du préfet du département, ou d’un sous-préfet, les sociétés s’emploient activement à rechercher le patronage d’une personnalité d’envergure nationale pour être entendue au-delà de leur ancrage. Toutes espèrent parvenir à infléchir les politiques publiques en leur sens. De la sorte, réduire leur action à la seule agronomie serait erroné. Chaque fois qu’un débat jaillit en France sur l’économie agricole, toutes s’empressent de discuter et de formuler leur avis, transmis à la préfecture et appuyé par ceux de leurs membres, qui siègent au conseil général du département, à la Chambre des députés ou au Sénat impérial. Par ailleurs, aucune enquête agricole ne s’organise sans leur consultation.

19Les sociétés d’agriculture ambitionnent ainsi de façonner un ordre social autour de la propriété et du travail, reflétant la pensée du siècle. Elles sont liées aux comices agricoles, structures associatives privées véritablement reconnues par un règlement ministériel du 31 mai 1833, mais développés depuis plusieurs années. Ce texte interdit à l’Administration de les encourager, et l’autorise seulement à les reconnaître, car les comices œuvrent aux changements agricoles dans un canton. Sans le dire, c’est une manière de connaître comment certains adversaires du gouvernement occupent leur temps, et qui ils fréquentent. La loi du 25 mars 1851, discutée depuis décembre 1849, est pensée dans un autre sens. En effet, le gouvernement souhaite encourager la mutation de l’agriculture en la dotant de structures qui porteront le progrès technique, comme des établissements d’enseignement agricole et des chambres représentatives et consultatives de l’agriculture. La loi ordonne l’établissement d’au moins un comice dans chaque arrondissement communal de France. Tout en stimulant l’agriculture, les comices formeront la base électorale qui désignera les membres des chambres consultatives d’agriculture, dans le chef-lieu de chaque département. Sous cet angle, la loi n’atteint pas son but mais elle stimule bel et bien le développement des comices comme lieux de diffusion des pratiques au profit de l’agriculture.

  • 10 La Presse, 28 février 1841, publie la lettre. Ce quotidien politique et économique synthétise des i (...)

20S’il est aisé pour les membres des sociétés d’agriculture d’appartenir à des comices, l’inverse s’avère plus délicat. Les comices regroupent surtout de riches exploitants, localement reconnus. Leur identité sociale les éloigne des sociétés d’agriculture, d’esprit aristocratique, localisées dans le chef-lieu du département, et dont les procédures d’entrée éliminent de fait ceux dont la fortune et les amitiés sont dépréciées. La cotisation qu’elles exigent est fixée de manière à choisir, sans le dire, leurs membres. Par ailleurs, les sociétés d’agriculture organisent des concours d’envergure départementale ou d’arrondissement, alors que les comices animent ceux des cantons. Ces concours ont deux objectifs, servis par un budget fort variable d’une structure à l’autre : promouvoir les innovations et récompenser ceux dont le travail est remarquable. D’autre part, les sociétés dénoncent toujours les « entraves communautaires », c’est-à-dire les pratiques issues des usages anciens, considérées comme un malheur pour l’agriculture. En 1841, la Société d’agriculture de la Côte-d’Or se plaint au ministre de l’Agriculture de « l’attente toujours trompée d’un code rural qui devait, en la simplifiant, faire cesser la confusion qui règne dans notre législation actuelle »10. Une fois encore, elle désigne ici les usages collectifs.

21Les comices peuvent aider ses membres à acquérir un animal reproducteur d’une race réputée mais absente du canton, ou un instrument nouveau, qu’il faut d’abord expérimenter avant de le promouvoir, mais ces types d’aides restent mineurs et très ciblés. Les comices sont avant tout des lieux de discussions, d’échanges de pratiques et d’analyse d’expériences de terrain. Ils organisent des concours agricoles, dont le but est de stimuler une concurrence pour le progrès autant que de désigner ouvertement ce qui mérite d’être félicité. Le jour du comice, l’agriculture moderne, qui utilise des instruments performants, améliore la productivité, et élève la qualité des produits, est célébrée. Des expositions s’offrent à la vue des campagnards et attirent les populations qui fréquentent toujours la foire commerciale se déroulant le même jour.

22Ainsi, des races « améliorées » sont exposées aux côtés d’outils nés de la nouvelle industrie et de l’esprit de savants techniciens. C’est le triomphe du grand, du gros, du volumineux, du lourd : un bœuf est beau, quand il est massif ; une céréale est bonne, quand le grain est gros ; un cépage mérite d’être cultivé, quand il rend beaucoup. Pour convertir les paysans à la modernité, il faut les faire rêver à l’abondance du produit, synonyme de fortune. En ce sens, la logique est à l’accroissement de la production, d’autant qu’augmenter l’offre est perçu selon une logique ancienne, comme une garantie d’obtenir davantage de revenus par la commercialisation d’abondants surplus. Le marché devient alors la clé de la richesse, contrairement à l’ancienne économie domestique, visant d’abord à satisfaire les besoins des ménages. Les routines quotidiennes sont dénoncées, au même titre que les pratiques agraires qui les accompagnent, considérées « comme la misère sur le pauvre monde » selon l’adage populaire. En contrepoint, la clé de l’aisance réside dans une terre bien travaillée, en toute liberté et intelligence.

23Gustave Flaubert (1821-1880) s’est amusé de ces fêtes rurales, dont il a laissé une savoureuse description dans Madame Bovary, son roman de 1857, au chapitre viii. Il y peint toute la société locale animée d’un vif désir de reconnaissance, s’attroupant sur un champ de foire autour des animaux de ferme, pour entendre le discours d’un préfet, qui se fait remplacer au dernier moment par un conseiller de préfecture. La société rurale est censée s’unir pour célébrer l’œuvre que le gouvernement accompagne sagement, dans l’intérêt de la prospérité générale et de la fortune privée. Les ouvriers agricoles et les domestiques, ne sont pas oubliés. Quant au conseiller de préfecture mis en scène par le romancier, il adresse un chaleureux encouragement au travail et à l’effort. L’écriture romanesque de Flaubert n’a rien enlevé à la manière dont les élites conçoivent les comices.

  • 11 Le récit de ces comices est disponible dans un numéro des Annales agricoles et littéraires de la Do (...)

24Au hasard des archives, très abondantes en la matière, relatons les comices de Jussey (Haute-Saône) en 1852. Le bureau qui les organise, demande au cardinal Thomas Gousset (1792-1866) d’en accepter le patronage pour la cérémonie de l’année, et la présidence d’honneur pour le reste de sa vie. Fils de laboureur né en Haute-Saône, devenu évêque de Périgueux (Dordogne), puis archevêque de Reims (1840-1866), créé cardinal en 1850, il accepte et déclare par la même occasion, qu’il est membre de la Société d’agriculture, commerce, sciences et arts du département de la Marne, et du comice de l’arrondissement de Reims, dont il se fait un « devoir » d’assister aux séances, « aussi souvent que ses éminentes fonctions dans l’Église et dans l’État le lui permettent »11. Les comices de Jussey se poursuivent par la remise des prix, notamment à « Pierre Tissier, garçon de ferme depuis trente-deux ans », que le cardinal récompense de ses propres mains. Il distingue ainsi, devant la foule et de manière exemplaire, un humble servant qui a fidèlement dédié son travail à son employeur. Pour finir, le cardinal se lance dans une célébration de l’agriculture, en déclarant :

  • 12 Ibid.

J’honore l’agriculture, car, il faut bien que je le dise, c’est peut-être de toutes les professions celle où l’on trouve encore le plus de probité, de droiture, d’esprit de justice, et les plus fermes défenseurs de la propriété12.

25Le mot « propriété », symbolise, par excellence, l’ordre social, puisque chacun est intimement lié à la préservation de son bien et est stimulé par le goût de l’effort et l’espoir de la fortune. Dans la perspective chrétienne qui anime le prélat, mais aussi une large part de son auditoire, la terre est indissociable du salut de l’homme : la sueur du paysan, s’activant sur son bien, féconde ce bien dans le labeur. L’homme gagne ainsi son pain à la sueur de son front. Pour l’opinion conservatrice et chrétienne, chez les grands propriétaires légitimistes comme chez les petits exploitants, le paysan est la quintessence de l’être. Dur à la tâche, économe, persévérant, il réalise sa condition dans la patience qu’il place à faire rendre à la terre les richesses que Dieu y a enfermées. Encore faut-il lui permettre d’exercer en toute indépendance ce labeur sur son bien, sans risque de voir d’autres que lui en profiter. La propriété est donc aussi le cœur de cette lecture très chrétienne de l’ordre du monde.

26Dans ce contexte, et sans multiplier les exemples, nous comprenons pourquoi les grands propriétaires s’activent, au-delà de leurs seuls biens, à s’organiser pour transformer l’agriculture et la société. Pour eux, l’extension des villes manufacturières et l’essor d’un monde ouvrier déraciné de ses attaches terriennes apparaissent comme des menaces sociales. Grâce à la diffusion des articles et aux échanges directs entre grands propriétaires des différentes régions, leurs expériences et leurs observations sont discutées bien au-delà des régions où elles sont conduites. Même si elles rassemblent des opposants politiques, les gouvernements laissent ces initiatives se développer, puisqu’elles peuvent être bénéfiques pour la richesse du pays et la stabilité sociale.

  • 13 En 1866, l’enquête agricole compte 48 établissements de ce type en activité sur l’ensemble du terri (...)

27Une autre manière d’accompagner ce mouvement est de soutenir des fermes modèles, données en exemple pour la bonne gestion des terres, l’achat d’animaux reproducteurs et l’emploi d’instruments aratoires et d’engrais. Les effets d’entraînement qui en sortent sont étudiés, et des calculs de plus-values présentés à l’appui des récits promouvant telle ou telle innovation. Certaines de ces fermes, nombreuses sous le Second Empire, acquièrent une renommée considérable en devenant des fermes écoles13. Des maîtres de culture sont formés et recrutés par les grands propriétaires, qui ne manquent jamais de les observer et, parfois, de leur procurer un soutien financier par l’entremise des conseils généraux des départements.

  • 14 En 1834, Mathieu de Dombasle deviendra également membre de la Société royale et centrale d’agricult (...)

28La ferme de Roville (Meurthe-et-Moselle) est l’un de ces centres de formation. Le 25 juillet 1822, un grand propriétaire signe un bail avec Christophe Joseph Alexandre Mathieu de Dombasle (1777-1843) pour une ferme située à Roville. Sous les auspices du préfet, l’établissement reçoit le statut de lieu d’expérimentation et de diffusion des meilleures techniques agricoles, dans le but de propager le progrès agricole. Le capital nécessaire au fonctionnement est rassemblé par une souscription de 90 actions de 500 francs de capital. Elle porte intérêt à 5 % et est gagée sur le capital mobilier de l’exploitation. Le propriétaire des terres et Mathieu de Dombasle sont tous deux affiliés à la Société centrale d’agriculture de Nancy. Le premier est membre correspondant, le second en est le président14. Une centaine d’hectares constitue le foncier de l’établissement. Dans les faits, le capital engagé rapporte seulement 3 %, mais l’école se développe (Dombasle, 1826). Mathieu de Dombasle apparaît plus comme l’héritier de la pensée physiocratique et agronomique du xviiie siècle que comme un véritable découvreur. Il connaît bien les progrès agricoles de l’Allemagne et, dans une moindre mesure, de l’Angleterre, et se documente grâce à ses lectures et ses réseaux d’amitié (Knittel, 2010). Certaines de ces améliorations acquièrent une grande renommée, notamment une charrue à laquelle il laisse son nom. Des maîtres de culture sont formés dans cette école et sont ensuite employés chez de grands propriétaires.

  • 15 Sur ce personnage, voir Tsoutsoura (2005).
  • 16 Après avoir renoncé à servir le roi Louis-Philippe Ier d’Orléans en 1830, il mène une vie de grand (...)

29L’un d’eux, Grégoire Paléologue (1794-1844), se forme à Roville. Ce dernier prétend descendre de la dernière famille des empereurs byzantins (Paléologue, 1829)15. Né à Constantinople, où il décède en avril 1844, il entame sa carrière au côté de Jean Capo d’Istria (1776-1831), le premier gouverneur de la Grèce indépendante, de 1827 à 1831. En 1825, après un séjour à Londres, Grégoire Paléologue vient à Roville, où il vit grâce à l’aide financière de la Société philanthropique de Paris. En juillet 1828, il est recruté par le colonel comte Jérôme Pozzo di Borgo (1791-1879), pour diriger les terres de ce dernier en Corse. Né à Alata (Corse) le 2 septembre 1791, Pozzo di Borgo appartient à une famille de premier plan16. Il rencontre Grégoire Paléologue par les réseaux de son oncle, Charles Pozzo di Borgo (1764-1842), ambassadeur de Russie au moment de la Restauration, sous la tutelle de Jean Capo d’Istria, ministre des Affaires étrangères du tsar de Russie, Alexandre Ier (1777-1825). Par la suite, Grégoire Paléologue s’installe dans la ferme du Pruno (Corse), près d’Ajaccio, pour valoriser un domaine de 1 000 hectares, dont les terres faciles à cultiver ne représentent guère qu’un vingtième de la surface (Robiquet, 1835, p. 508-509).

  • 17 Revue encyclopédique ou analyse raisonnée des productions les plus remarquables dans les sciences, (...)

30Grâce à six lettres écrites entre juillet 1828 et janvier 1829 par Grégoire Paléologue à un ami, chef de culture à Roville, il est possible d’appréhender son action sur le domaine du Pruno. Il recrute deux Lorrains pour le seconder, mais peine en revanche à trouver des employés corses, ce dont il se plaint abondamment. À l’instar de nombreux exploitants de l’île, il embauche des saisonniers venus de Lucques (Italie). Par ailleurs, il accroît le troupeau de moutons mérinos du domaine (120 animaux), les premiers de cette race introduits en Corse. Il conduit un nouvel assolement, produit du blé, de l’orge et de l’avoine, et engage la construction de bâtiments d’élevage, de greniers et de réserves à fourrage. Les eaux sont captées et orientées vers l’irrigation des pâturages, qu’il clôture pour en réserver le produit aux seuls animaux du domaine. Dans sa cinquième lettre du 9 décembre 1828, il expose ses projets pour le développement de la vigne, dont il veut améliorer le produit en greffant de nouveaux cépages (Paléologue, 1829b). Il restructure ainsi les parcelles viticoles de manière à ce que les zones humides soient à leur pied. Là, pousseront les roseaux dont les cannes serviront d’échalas aux ceps. Or, avec la révolte des Grecs contre les Ottomans, son protecteur, Jean Capo d’Istria, l’appelle à ses côtés. Le 31 décembre 1829, il le nomme administrateur des terres nationales grecques, et directeur de la ferme modèle de Tyrinthe, dans l’Argolide (Péloponnèse, Grèce). Grégoire Paléologue y ouvre une école sur le modèle de Roville, avec le personnel de laquelle il garde de puissants liens17.

31Cet exemple montre combien le mouvement de modernisation agricole se diffuse au-delà des frontières nationales, à travers les réseaux humains. Si les efforts de Grégoire Paléologue en Corse sont brefs, le comte Jérôme Pozzo di Borgo poursuit l’œuvre de son premier régisseur, et son domaine devient une référence pour les propriétaires de la région d’Ajaccio. L’historiographie française a longuement insisté sur la routine et l’archaïsme de la Corse durant le xixe siècle, alors que la situation semble moins évidente. En effet, les sources administratives et agronomiques se complaisent à souligner l’état déplorable de l’agriculture insulaire, le manque de travail et d’initiatives, l’absence de considération pour la propriété privée. Ces vues sont propagées avec l’idée de stimuler l’action des autorités pour faire entrer l’île dans la modernité, telle qu’elle se définit depuis Paris. Toutefois, la confrontation des sources locales et de tels discours offre un panorama moins tranché, car l’équilibre socioéconomique d’un grand nombre d’exploitants repose sur des coutumes en accord avec les besoins des lieux, même si les domaines des grands propriétaires inspirent les populations.

  • 18 Compte-rendu de l’exposition générale des produits agricoles, industriels et artistiques de la Cors (...)

32La famille Pozzo di Borgo milite pour une modernisation agricole qui se glisse dans le tissu social, plus qu’elle ne le heurte. D’autres familles agissent de façon semblable, telles que celle de Tiburce Sebastiani (1786-1871). Né à La Porta (Corse), ce grand notable appartient à une famille prestigieuse. Son frère, Horace Sebastiani (1771-1851), mène une carrière politique de premier plan durant la première moitié du siècle, comme ministre et ambassadeur auprès de la Sublime Porte, à Constantinople. Député et propriétaire, Tiburce Sébastiani défend les intérêts agricoles de son île à Paris, et dirige attentivement ses domaines. Les événements de Grèce influencent son œuvre. Lors de l’expédition de Morée en 1828, il dirige les opérations militaires face aux Ottomans, notamment en prenant la place forte de Coron, les 7-9 octobre 1828. Séduit par les vignobles locaux, il en prélève des ceps, qu’il fait établir dans son jardin d’Ajaccio, avec l’intention de les multiplier pour rénover son propre vignoble18. Son initiative provoque l’intérêt, et les plants qu’il fait cultiver se répandent progressivement dans d’autres vignes.

33D’autres grandes fermes modèles forment des chefs de culture et des agronomes employés par la suite par de riches propriétaires, voire par des États. Tel est le cas de la bergerie de Rambouillet (Yvelines), dont le domaine acquis par Louis XVI en 1783 deviendra une école de bergers sous la Révolution (1794). Louis Jean Marie Daubenton y avait été appelé en 1785, et y avait fait venir un troupeau de 400 moutons mérinos, dont il avait étudié la conduite. Le projet consistait à acclimater ces animaux pour fournir des laines de qualité au royaume et réduire, à terme et dans l’idéal, sa dépendance vis-à-vis de l’Espagne. Cette dynamique explique la survie de la bergerie de Rambouillet, soutenue par les gouvernements. En effet, les enseignements qu’elles dispensent ont un grand écho auprès des éleveurs de moutons qui veulent transformer leurs pratiques sans prendre eux-mêmes le risque de l’expérimentation.

34Le domaine de Grignon (Yvelines) est un autre lieu d’impulsion du progrès. En 1827, grâce à l’appui du duc de Doudeauville (1765-1841), ministre de la Maison du roi Charles X, l’exploitation est transformée en Institution royale agronomique, pourvue d’un bail de 40 ans. La ferme de Roville est prise en exemple par les fondateurs qui souhaitent disposer d’un capital plus important pour leur établissement. De grands propriétaires accompagnent sa création et, en quelques années, l’établissement s’impose dans la formation de régisseurs et d’agronomes. Plusieurs parmi ces derniers terminent leur carrière hors de France. C’est le cas de Joseph Ottavi, originaire de Bastelica (Corse), qui une fois diplômé en 1843, se rend en Italie pour y fonder la ferme école de Casale-Montferrat. Le lieu s’impose très vite comme le centre d’impulsion de la modernisation agricole du royaume de Piémont-Sardaigne. D’autres élèves se rendent en Roumanie, dans l’Empire ottoman, en Grèce, en Argentine et au Canada, pour y jouer un rôle semblable. La plupart des anciens élèves sont cependant employés dans les fermes ou dans les chaires d’agriculture, que les départements soutiennent financièrement pour vivifier l’agriculture.

35Tous ces établissements nourrissent l’esprit des propriétaires épris d’agriculture. Tout ce qu’ils échangent, tout ce qu’ils apprennent, tout ce qu’ils découvrent les conduit à stimuler, dans leurs propres domaines, la croissance de la production. Certes, tous les grands propriétaires ne s’engagent pas avec la même fougue dans ces initiatives. Néanmoins, beaucoup suivent le mouvement, d’abord de loin, puis en intégrant des éléments que le temps finit par imposer comme une nécessité pour maintenir la rentabilité d’un domaine. Enfin, beaucoup d’exploitants observent les changements qui se produisent et en viennent, par touches successives à s’en inspirer, quand ils le peuvent. Comment traduire dans les faits les techniques qui produisent le progrès, entre les cénacles qui les imaginent et les exploitations agricoles ?

Propriété et jouissance culturale

36L’opinion la plus partagée est que le propriétaire doit lui-même avoir la main sur son bien. L’avis qui suit, daté de 1857, se retrouve à l’envi dans les documents :

Il est évident que l’exploitation directe du sol, c’est-à-dire la concentration dans les mêmes mains de tous les droits et de tous les devoirs du propriétaire, doit être vivement encouragée, parce que, mieux qu’aucun autre système, elle répond aux nécessités de l’ordre social. […] Nous l’avons déjà dit, personne ne travaille avec autant d’activité pour le compte d’autrui que pour soi-même (Parent de Curzon, 1857, p. 8-9).

37Pourtant, les notables ne s’imaginent pas réaliser eux-mêmes les améliorations qu’ils envisagent. Certains recrutent un intendant pour superviser les travaux des domaines, gérés directement sous leur impulsion éclairée. Cette solution est surtout vraie quand le propriétaire aisé se refuse à participer à la vie publique pour préférer s’intéresser à son domaine. Une autre méthode consiste à s’en remettre à un régisseur que l’on mandate. Ce dernier veille à la tenue des exploitations, au recrutement et au congé des exploitants. Homme de confiance, parfois recruté dans une ferme école, il s’assure que chaque ferme est occupée par une famille de « bons » travailleurs. Au besoin, il procède au renvoi, au « congé », et au remplacement de ceux qu’il juge mauvais, c’est-à-dire de ceux qui ne paraissent pas tenir sérieusement le bien. Il prélève les redevances formant la rente foncière du propriétaire. Le régisseur est donc un auxiliaire qui n’intervient guère lui-même dans le détail de la tenue des domaines, sauf s’il reçoit explicitement des consignes en ce sens. En 1862, 10 215 régisseurs sont recensés en France, surtout en Corse (474), dans les départements du Midi provençal (Var et Bouches-du-Rhône, 975 à eux deux), du Languedoc (Gard, Hérault, 553), du Midi toulousain (Haute-Garonne, Gers, Tarn, Tarn-et-Garonne, 1 600) et du Midi aquitain (Dordogne, Gironde, Lot-et-Garonne, 1 123). Ils sont également présents dans d’autres départements, comme ceux s’étendant sur le Massif Central et ses rebords (Allier, Loire, Nièvre, Puy-de-Dôme, Saône-et-Loire, 1 229). Là, le découpage de la grande propriété en plusieurs exploitations explique tout autant la présence d’un régisseur que l’absence de résidence des propriétaires sur leurs terres (Statistique de la France. Résultats généraux de l’enquête décennale de 1862, 1868, p. 194-196).

38Un propriétaire peut également faire exploiter son bien et garder directement la main sur la culture, en le confiant à un maître-valet, ou à plusieurs si les terres sont étendues. Les statistiques comptabilisent ces fermes dans le faire-valoir direct. Le maître-valet est recruté pour un an à date coutumière, variable selon les régions, avec tacite reconduction tant que le propriétaire ne renvoie pas la famille recrutée. Un des critères de sélection de ce type de travailleur est en effet le nombre de personnes qu’il apporte avec sa famille pour entretenir la terre. Au cours du siècle, cet emploi devient surtout caractéristique de la Haute-Garonne (plus de 6 100 en 1862) [ibid.], en particulier des arrondissements de Villefranche-de-Lauragais et de Muret (Trinquat, 1899, p. 20). Plus généralement, la grande majorité des maîtres-valets vivent dans les départements du Midi toulousain (Ariège, Aude, Tarn, Tarn-et-Garonne, Gers qui en regroupent 8 352), dans le Languedoc (Gard et Hérault avec 3 354), dans le Midi aquitain (Dordogne, Gironde, Lot-et-Garonne avec 4 994). En 1862, ces zones rassemblent 48 % du nombre total des maîtres-valets de France. Certes, ils existent ailleurs mais en nombre plus restreint, sauf dans quelques départements de l’Ouest français (1 656 en Maine-et-Loire, en 1862). Il s’agit de régions de grandes propriétés ou de propriétés viticoles entre les mains d’individus qui veulent jouir pour eux-mêmes du produit des récoltes.

39Hors viticulture, les maîtres-valets dirigent des unités d’une surface comprise entre 20 et 40 hectares. Ils restent sur le domaine tant que leur employeur leur fait confiance, et peuvent le quitter à la fin de leur engagement, sachant que s’ils le quittent avant, ils risquent de perdre les gages promis. En Haute-Garonne, l’usage fixe souvent la sortie au 1er novembre. Le congé se donne ordinairement, de coutume, avant le coucher du soleil le 23 juin. Or, souligne Victor Fons, l’auteur du recueil des usages locaux du département, « le tribunal de Villefranche a maintes fois décidé que le congé devait être donné six mois avant » la sortie, mais en vain (Fons, 1878, p. 38). Mieux, dans les cantons de Cadours et Montréjeau, les congés se donnent trois mois avant la sortie (ibid., p. 39-40). C’est une belle illustration de la manière dont l’usage règle plus précisément le contrat que la loi civile nationale, précisément parce qu’il est constant, vivant, consensuel au sein de la société locale, ce qui lui donne toute sa force. Le maître-valet est payé pour son travail par une somme fixée à son entrée. Ce paiement est principalement réalisé en nature et prélevé sur la récolte. Une mince rémunération en monnaie, variable d’un canton à l’autre, s’y ajoute si le propriétaire le pense utile, comme une gratification du travail réalisé. Néanmoins, le propriétaire a la faculté de retirer du salaire promis le montant des éventuelles pertes de valeur constatées sur le domaine lorsque le contrat d’engagement arrive à terme.

  • 19 L’abbé François Rozier (1734-1793), célèbre agronome disait de cette situation : « On voit bien que (...)

40La situation du maître-valet s’apparente parfois à celle du métayer, sans jamais pour autant être identique. Ainsi, le salaire payé en nature sur la récolte ne varie pas en proportion du produit de la récolte mais reste tel que fixé lors de l’engagement. Quand cet employé quitte le domaine, souvent après de longues années, il reçoit une part du cheptel qu’il a accru, sous forme monétaire ou en prenant les animaux qui lui reviennent. Si le troupeau est moindre qu’à son arrivée, le propriétaire retient le prix des pertes sur les gages à payer. En fait, chaque fin d’année un bilan de la production est dressé au moment où le salaire est versé, et les animaux revenant au maître-valet lui sont remis à ce moment si tel est le cas. De cette façon, le propriétaire et le maître-valet gardent leurs comptes à jour. Un nouveau cycle de travail peut ensuite débuter. Par ailleurs, si le propriétaire est mécontent, il peut congédier à tout moment le maître-valet et retenir une partie de ses gages et de ses biens propres19. Enfin, les contrats d’entrées dans le domaine contiennent toujours des clauses liées au partage de la basse-cour, du menu bétail – volailles, porcs, lapins – ou d’une récolte réalisée sur une terre déjà soumise à un contrat de métayage. Il arrive que le maître-valet puisse jouir du bénéfice d’une petite terre sur laquelle le propriétaire lui accorde le droit de cultiver pour son seul compte. Dans ce « jardin » du maître-valet, la récolte est souvent très soignée, mais il est préférable que cette terre ne se présente pas sous un jour trop enviable par rapport aux autres terres du domaine, car le propriétaire pourrait y trouver matière à douter de son employé.

41Les spécialistes de l’économie rurale s’accordent à dire que ce système est pensé pour servir entièrement le propriétaire, le maître-valet disposant uniquement de « la responsabilité de l’exécution matérielle de ce qui lui est commandé », comme l’écrit Maurice Trinquat en 1899 (op. cit., p. 20). En 1878, Victor Fons assure que « le propriétaire garde pour lui la suprême direction de la culture, et commande en maître. De la sorte, il peut se livrer aux expériences agricoles les plus hardies, établir chez lui tel assolement que bon lui semble, et en définitive amener son bien à un haut point de prospérité » (ibid., p. 29). La situation permet ainsi de faire réaliser toute amélioration jugée utile à l’exploitation. Dans la réalité, nombre de propriétaires se contentent de veiller au maintien du potentiel productif de leurs domaines, et limitent les investissements productifs.

42Le rapport entre la propriété privée et l’exploitation est donc plus complexe que la dichotomie entre propriété en faire-valoir direct et en faire-valoir indirect ne le suggère. Dans le travail quotidien des terres, l’idée de propriété se mêle étroitement à celui du ressort d’une exploitation. Si un exploitant dit par habitude que telle terre lui appartient, il traduit d’abord le fait qu’il est le bénéficiaire du produit. Rappelons ici qu'il est beaucoup plus difficile de saisir ce qu'étaient les anciennes exploitations que de dresser les contours du monde des propriétaires. En effet, les enquêtes liées aux structures productives agricoles sont tardives (Mayaud, 1999, p. 36). Jusque vers 1850, l'idée de la propriété occulte souvent celle de l'exploitation dans l'esprit des administrations et des notables férus d'agronomie. De fait, nombreux sont les documents administratifs et les travaux de ce siècle, et parfois même du suivant, à déduire d'une étude de la distribution de la propriété foncière celle des structures des exploitations. Cette habitude témoigne d'un puissant paradigme soutenant la pensée du secteur agricole en France depuis la Révolution de 1789 : la nécessité de rassembler la propriété de la terre et celle de la jouissance culturale sous la conduite du propriétaire-exploitant, dont la figure sera si valorisée sous la Troisième République.

  • 20 Outre ses travaux sur l’économie rurale, il conduit une carrière politique comme député du Gers de (...)

43L’autonomie pleine et entière du producteur agricole lui permettrait d’élever sa fortune et, par effets ricochets et cumulatifs, celle de la France. Sous le Second Empire, Léonce Guilhaud de Lavergne (1809-1880)20 déclare que la petite propriété « est beaucoup plus conforme à la tendance générale de notre société » qu’en Angleterre où l’aristocratie foncière se maintient bien et où l’industrie repose sur des masses ouvrières urbaines. À ses yeux, la France est davantage marquée par l’aspiration à la propriété et à la démocratie depuis 1789 (Guilhaud de Lavergne, 1865, p. 285). De son côté, Frédéric Le Play (1806-1882), l’autre grand ténor de l’économie sociale du temps, regrette que beaucoup de grands propriétaires ne résident pas sur leurs terres et consomment ailleurs les rentes qu’ils en retirent. Son idéal est celui d’une famille travaillant un domaine agricole en toute indépendance. Il déplore en outre le partage égalitaire des propriétés introduit par le Code civil, car il démembre les grandes et les petites propriétés, et prolétarise les plus pauvres (Le Play, 1867 , p. 44 sqq.).

44Néanmoins, ses propos apparaissent décalés par rapport à la situation de nombreuses familles qui trouvent dans le faire-valoir indirect les moyens de vivre, voire de profiter à terme des revenus dégagés pour former une petite propriété grâce au marché de la terre. Le faire-valoir indirect s’avère moins préjudiciable que ne le pense Frédéric Le Play, car les gros propriétaires ont la faculté d’imposer des éléments de transformation de leurs terres via les contrats passés avec les paysans. Marcel Vigreux en donne des exemples très précis dans le Morvan. Ainsi, tel grand propriétaire oblige ses fermiers à répandre telle quantité de chaux pour amender les sols granitiques des terres à céréales ; tel autre demande d’y étendre les boues des étangs ; et tel autre oblige à convertir des terres en prairies et à les clôturer pour les soustraire aux autres habitants. D’autres réalisent des améliorations aux bâtiments des fermes, et en profitent pour relever le niveau du fermage, ce qui éloigne d’autant ceux qui ne peuvent pas avancer les sommes nécessaires pour entrer dans ces murs (Vigreux, 1998 [1987], p. 396). Cependant, pour l’essentiel, beaucoup en restent à l’idée de recopier les anciens baux et d’agir sur le domaine qu’ils maîtrisent directement s’ils le souhaitent. Par conséquent, les contrats de location détiennent une fonction centrale dans la vie des exploitations.

  • 21 Sur le traitement de cette enquête, voir Demonet (1990) et Mayaud (1999, notamment p. 36-47).
  • 22 Les chiffres sont empruntés à Paul Razous (1944, t. 85, p. 72).

45Au-delà des discours sur les bienfaits ou les méfaits sociaux de la propriété, petite ou grande, que savons-nous des exploitations dans la France du Second Empire ? La première synthèse nationale sur les exploitations agricoles date de 1852 (Statistique de la France. Enquête agricole de 1852, 1858, vol. 1 ; 1860, vol. 2)21, et fournit des ordres de grandeur quant au mode de faire-valoir des propriétés rurales (Farcy, 1989, p. 294). Le nombre de foyers liés à l’agriculture est évalué à environ 5,25 millions. Les exploitants ne travaillant que des terres louées à autrui représentent environ 1,05 million de fermes (697 000) et de métairies (352 000) : c’est le cœur du faire-valoir indirect. Un peu plus de 2,07 millions d’exploitants travaillent seulement, ou très majoritairement, leurs biens, en faire-valoir direct. Parmi ce nombre figurent les domaines tenus par un maître-valet, puisque ces derniers sont salariés22. Insistons sur le fait que cette catégorie comporte de nombreuses propriétés dont les exploitants louent quelques terres, mais trop peu par rapport à la surface travaillée pour que l’exploitation soit considérée en faire-valoir indirect. En effet, la statistique tend à négliger ces milliers d’exploitations qui vivent majoritairement sous le régime du propriétaire-exploitant et qui, dans le même temps, sont liées à un fermage. Ainsi, Chantal de Crisenoy note qu’en 1882 les baux verbaux n’ont pas été pris en compte par les enquêteurs. Or, à cette date, environ 3 millions d’hectares, soit le dixième de la surface cultivée en 1882, seraient concernés par un fermage associé à une exploitation majoritairement en faire-valoir direct (Crisenoy, 1982). De même, après 1945, la statistique officielle classe en faire-valoir direct les exploitations dont les deux tiers au moins de la surface relèvent de ce mode, ce qui implique que de nombreuses exploitations peuvent être en fermage jusqu’à un tiers de leurs terres. Ces points nuancent grandement les discours faisant de l’exploitation en pleine propriété la dominante de l’agriculture française.

46Enfin, en 1852, 2,2 millions de journaliers et de manouvriers exploitent quelques lopins tout en vendant leur force de travail. Les journaliers se louent à d’autres exploitants et/ou à des négociants, qui leur commandent la fabrication de menus biens. Les manouvriers font de même mais sont généralement mieux lotis que les premiers. Il s’agit parfois de jeunes adultes dans l’attente d’un héritage ou de la remise des terres d’un parent. Dans certains cas, des individus âgés gardent quelques terres après avoir remis la plupart de celles qu’ils ont exploitées à un fermier ou à un héritier. Beaucoup de petites gens ont donc des parcours de vie qui incluent un moment de dépendance envers un propriétaire ou un riche exploitant. Un tel débute journalier, puis devient manouvrier. Il trouve à louer quelques terres, s’installe chef d’exploitation, achète quelques terres et se constitue un bien. Quand les forces le quittent, il remet ses terres à un autre.

47En 1862, la nouvelle enquête agricole comptabilise environ 5,26 millions de foyers liés à l’agriculture, soit une apparente stabilité de la situation. La pression démographique, inhérente à une croissance modérée, s’exerce un peu moins sur les terres à l’échelle nationale. Le nombre d’exploitants propriétaires de tout ou partie de leurs terres, et pouvant en vivre principalement, s’établit à 3,25 millions (plus 131 000 en 10 ans). La différence tient aux journaliers et manouvriers dotés d’un lopin, mais dépendants d’autres revenus pour subsister. En dehors de ces foyers, les unités en faire-valoir direct total, dirigées par le propriétaire ou par un salarié, s’élèvent à 1,81 million d’unités (moins 259 000 en 10 ans). Les exploitants concernés totalement ou en partie par le faire-valoir indirect représentent un total de 1,44 million d’unités (plus 390 000 unités en 10 ans). Le nombre de petits exploitants associant faire-valoir direct et indirect s’est donc accru aux dépens de la catégorie de ceux qui ne cultivent qu’en faire-valoir direct. En 1862, sur 100 exploitations liées d’une manière ou d’une autre au faire-valoir indirect, 72 sont entre les mains de fermiers et 28 entre celles de métayers. En outre, 63 % de tous les fermiers et 50 % de tous les métayers possèdent également des biens dont ils sont propriétaires (Statistique de la France. Résultats généraux de l’enquête décennale de 1862, 1868, p. 197). La propriété se mêle donc souvent, mais en des proportions variables, aux locations. De plus, le faire-valoir indirect semble une étape dans le parcours de nombreux ruraux, qui grâce à leur travail, deviennent progressivement propriétaires-exploitants. En effet, l’amélioration des voies de communication à l’échelle régionale et nationale favorise l’essor des marchés intérieurs ; des spécialisations productives émergent dans les régions ; et des prix rémunérateurs accompagnent la hausse des revenus et permettent de nourrir l’épargne de ceux qui veulent rester dans les campagnes en acquérant des terres.

  • 23 Voir en particulier les belles études de Jean-Marc Moriceau (1994) et Jean-Marc Moriceau et Gilles (...)

48De nombreux auteurs observent que la structure foncière repose sur des domaines souvent morcelés, en particulier dans un grand tiers septentrional et oriental de la France. L’existence d’un parcellaire émietté, comme en témoigne le cadastre dans les années 1860, facilite la location des terres aux plus modestes. Ainsi, de belles réussites de fermiers peuvent être relevées. Certains s’en satisfont et passent d’une situation locative à une situation de propriétaire-exploitant. D’autres ont un sort moins favorable que ces gros exploitants du Bassin parisien et des régions alentour23. Dans le Morvan, Marcel Vigreux note « un certain durcissement des contrats sous le Second Empire : certaines charges pesant sur le preneur s’alourdissent » (Vigreux, 1998 [1987], p. 397). Il s’agit de charrois plus nombreux dus au bailleur, de multiples « cadeaux » : chapons, moutons, pailles, volailles, pommes de terre, beurre frais… L’historien conclut :

Parallèlement ou non à l’amélioration des domaines, le rôle du propriétaire, loin de s’effacer, s’appesantit au contraire, sur la gestion et sur les prélèvements, les fermiers et métayers du Morvan, entre 1860 et 1870, devant accepter des précisions plus grandes encore dans les baux, qui les lient davantage (ibid.).

49Le bail traduit les volontés du bailleur : la logique libérale suppose que celui qui se refuse à les accepter possède la faculté de ne pas signer. En réalité, beaucoup n’ont tout simplement pas le choix, surtout face à un propriétaire qui s’emploierait immanquablement à stigmatiser celui qui refuserait les conditions du bail. Par conséquent, l’honneur et la nécessité de l’existence se liguent pour imposer les vues des bailleurs.

50Cela dit, les contrats de location sont divers. Certains sont passés oralement dans des situations bien précises :

  1. Les surfaces concernées sont peu étendues.
  2. Les personnes se connaissent bien.
  3. L’une dispose d’une telle autorité sociale, que sa parole suffit à garantir l’exécution des clauses, surtout si le bien est peu étendu.
  4. Les parties veulent éviter les frais légaux d’enregistrement.
  5. Les parties s’en remettent à la force des usages pour tenir les engagements conclus.

51Tous ces paramètres ne sont pas nécessairement réunis. Ainsi, les baux de métayage qui portent sur un domaine étendu relèvent parfois d’un bail oral car le détenteur des terres est certain de sa puissance sociale. L’usage fonde toujours la pratique quand elle existe.

  • 24 Il s’appuie sur les travaux de Marcel Vigreux (1987) ; Gilbert Garrier (1973) ; et d’Yves Rinaudo ( (...)

52Le départ d’un individu vers un emploi urbain ou manufacturier, si fréquent en ce temps de mutation économique, se traduit souvent par la remise des quelques lopins en sa possession à des proches pour en assurer la culture. Le bien n’est donc ni vendu, ni abandonné à la friche. Mieux, comme le souligne Jean-Luc Mayaud, le migrant du travail « garde, avec sa terre, l’espoir de revenir au village dans une conjoncture plus favorable. Ainsi, les Morvandiaux émigrés à Paris conservent durablement leurs tenures et sont imités par les jeunes Lyonnais, anciens cultivateurs du Beaujolais ou par les petits vignerons du Var embauchés à l’arsenal de Toulon ou dans/par les chantiers de La Seyne » (Mayaud, 1996, p. 35)24. Laissant peu de traces dans les archives, ces baux verbaux sont indirectement renseignés par des mentions au détour d’affaires en justice et de déclarations de succession. Parfois, quelques ares d’un individu sont exploités par un voisin, un proche, moyennant de menus services. Quelques biens utiles à sa vie sont fournis, comme des fromages, des œufs, du bois de chauffage et du vin. Dans ces cas, la location du terrain relève plus du don/contre-don que du contrat économique de type locatif.

53Les baux sont rédigés de façon plus systématique lorsqu’il s’agit de surfaces importantes, ou lorsque les personnes veulent un supplément de garantie à la seule confiance du moment, ou encore lorsque la durée implique de fixer ce que, ni la mémoire, ni les usages, ne permettraient de démêler en cas de litige. Toutefois, deux situations peuvent se présenter :

  1. Le bail sous seing privé est choisi lorsque les parties, en confiance, veulent s’éviter des frais notariés. Ce dernier n'est valable juridiquement que si deux exemplaires rigoureusement identiques sont rédigés sur papier timbré. Sa forme a été fixée sous le Directoire, lors de la définition des services de l’Enregistrement. Il doit mentionner l’identité des parties, la description des biens loués, la durée de la location, l’usage qui sera fait du terrain, les clauses auxquelles les parties consentent et, éventuellement, des clauses de résiliation. Enregistré selon une procédure simplifiée, il est soumis à une taxe que le preneur paie.
  2. Néanmoins, le bail le plus sécurisant pour le propriétaire demeure celui passé devant notaire. Contrat authentique, il fait foi, et est exécutoire contre la partie qui ne respecterait pas un engagement. De plus, il donne droit à hypothèque, et le propriétaire peut faire saisir des biens du fermier en cas de difficulté de paiement du fermage. Là encore, les frais notariés et d’enregistrement sont à la charge du preneur.

54Quand la pression démographique s’exprime, la loi de l’offre et de la demande joue favorablement au profit des bailleurs. Leur conception de la mise en valeur de la terre s’impose donc à celui qui s’engage à la travailler. À l’oral, les mises à disposition de quelques parcelles impliquent toujours une mise en culture dans le respect des habitudes locales : il s’agit d’un engagement tacite. Les baux écrits sont assez semblables en France en ce qui concerne les principales obligations du preneur. Comme l’écrit en 1980 Denis Barthélemy, chercheur à l’Institut national de la recherche agronomique à Dijon, « le propriétaire foncier ne cède pas au fermier l’usage de sa terre, comme on le dit trop souvent, mais un usage déterminé parmi beaucoup d’autres possibles » (Barthélémy, 1980, p. 46). La plupart des baux insistent en effet sur le respect d’un assolement, sauf si le bailleur veut pousser son preneur à moderniser sa culture. De fait, « dessoler », changer de sole, est communément prohibé. Ainsi, convertir un pré en labour, ou inversement, est perçu comme un dessolement, au même titre que changer la direction d’un labour, et rompre avec l’habitude de la plus grande longueur. Techniquement, l’intérêt réside dans le fait d’effectuer moins de demi-tours avec son attelage, et de limiter les pertes d’espace liées à la culture. De même, les conversions des terres vers une plantation pérenne, une vigne, ou à l’inverse, le passage d’une vigne à un labour, ou encore l’arrachage d’arbres du domaine, sont des pratiques interdites sans l’accord formel du bailleur. Ces mesures garantissent l’intégrité des biens et le maintien de leur potentiel productif. Une gestion prudente en « bon père de famille » (formule usuelle) est donc recherchée. En outre, « Dessaisonner » est ordinairement interdit. Un fermier ne doit pas épuiser le sol par des récoltes successives d’une même céréale. Enfin, jusque vers 1850 de nombreux baux interdisent aux preneurs de « surcharger » les terres, c’est-à-dire de transformer la jachère en une terre productive. Le repos du sol semble indispensable à la reconstitution de sa valeur productive, mais ce point très contesté par les sociétés d’agriculture s’efface avec l’essor des prairies artificielles et le recul de la vaine pâture.

55Les agronomes considèrent ces obligations comme un facteur d’inertie agricole. Le siècle vante le progrès, les techniques et la puissance du travail. Les propriétaires les plus soucieux de rentabilité font disparaître les clauses restrictives des baux dès le début des années 1820. L’habitude est néanmoins tenace. La prudence est toujours de mise face à des innovations dont personne ne sait vraiment si elles sont aptes à maintenir la valeur productive des terres dans la durée. En outre, là où les structures agraires mêlent les terres dans une grande mosaïque, et là où les chemins d’exploitation sont rares, la rupture avec les rythmes communautaires du travail est peu envisageable. En somme, les conditions culturales mêlent des convictions liées à la bonne tenue d’une terre autant que la prise en compte pragmatique des réalités spatiales où l’action agricole se déploie. Par conséquent, le bail n’est pas une simple association entre le bien d’un propriétaire et la force de travail d’un fermier, et traduit un ensemble complexe d’éléments.

56La prétendue alliance du capital et du travail entre un propriétaire et un preneur n’est ni une vérité économique, ni une vérité sociologique. Depuis les années 1850, des notables, des intellectuels, des penseurs, et des propriétaires en ont glissé l’idée pour prouver que la liberté contractuelle permet à chacun d’améliorer son sort, quels que soient ses moyens initiaux. La puissance publique n’a donc pas à intervenir, sinon pour protéger la liberté de contracter. Deux questions se posent cependant : en quoi un bail agricole forme-t-il une alliance ? Pour le juriste, il ne représente qu’un contrat, ce qui élimine l’idée d’une entente courtoise pour ne conserver que celle d’intérêt. Un contrat est la rencontre de volontés consentantes. Ce détail deviendra un problème majeur au sein du monde rural autour de la propriété, comme nous le verrons dans le dernier chapitre. Que chacun, bailleur et preneur, accepte les clauses est un fait. Ce qui interroge tient d’abord à la nature de ce qui est consenti. L’esprit libéral en vigueur au xixe siècle estime qu’il n’existe guère de clauses qu’un propriétaire puisse s’interdire de porter à un bail. Or, si le bailleur peut refuser d’attribuer sa terre à quelqu’un, un preneur peut-il vraiment discuter librement des clauses qui lui sont proposées quand il est en quête d’une terre et que la concurrence est forte ?

57Une autre interrogation se pose : en quoi le bail donne-t-il naissance à une association productive, une entreprise en somme ? Le propriétaire apporte sa terre avec l’intention d’en retirer un revenu régulier, de la retrouver dans un état au moins égal à celui qui était le sien au moment de sa remise au preneur, et de bénéficier des améliorations qu’une bonne gestion aura permis d’y réaliser. Le preneur, apporte son travail, un petit avoir, et, selon les situations, un capital d’exploitation. Mais les situations peuvent être très variables. Le bailleur ne supporte guère les aléas de la conjoncture dans les situations de fermage. En effet, il tient à ses revenus et ne partage pas tous les risques de l’exploitant fermier qui paie un loyer fixe. Le métayage pourrait apparaître moins tranché sur ce point puisque le principe est le partage du produit de la récolte. Toutefois, les propriétaires admettent difficilement de ne rien retirer de leurs domaines. Le preneur, surtout le fermier, pourrait être amené à puiser dans ses économies pour payer ce qu’il doit au bailleur. Peu d’associations productives envisagent de s’allier sans être solidaires dans les pertes. Le bail est donc au cœur d’enjeux importants entre bailleurs et preneurs, d’autant que le choix des autorités est de soutenir la propriété et le propriétaire. En situation de métayage, d’ailleurs, le propriétaire peut se montrer très exigeant en faisant procéder à des visites domiciliaires pour s’assurer qu’un métayer n’a pas dissimulé un volume de récolte qu’il ne voudrait pas partager.

58Enfin, le bailleur ne retire pas simplement « une rente », selon le vocabulaire convenu. Son capital foncier est censé être structurellement valorisé par l’action du fermier. Ainsi, à la fin du bail, le fermier bénéficie de ce qu’il a pu économiser sur la plus-value qui lui revient chaque année, mais la valorisation de la terre et des bâtiments est censée revenir au propriétaire. Doit-il en indemniser le sortant ? Ce point pose longtemps problème, et ne sera pas résolu avant les années 1980. En effet, les améliorations apportées au domaine ne sont pas systématiquement rachetées par le propriétaire en fin de bail. Il peut en imposer la charge au preneur entrant, qui dispose alors légalement d’une créance vis-à-vis du bailleur ; c’est du moins ce qu’envisage la jurisprudence du siècle. Légalement, et sauf usage local contraire, le bailleur est propriétaire des aménagements réalisés sur son bien, la propriété du fonds l’emportant sur celle du dessus. Considérant qu’une amélioration est liée à la bonne tenue du domaine, le bailleur ne rachète jamais vraiment quoi que ce soit. En outre, avec le temps, ce qui avait parfois été coûteux à créer, s’use et se dégrade, ce qui en amoindrit le prix jusqu’à l’éteindre. La concurrence pour obtenir une terre pousse enfin les fermiers à accepter ce qui leur est imposé s’ils veulent entrer dans les lieux. Ainsi se généralisent des pratiques dites de « pas-de-porte », qui s’ancrent dans les habitudes des campagnes, notamment dans les régions céréalières du Bassin parisien et de ses prolongements vers le Nord, la Lorraine et la Bourgogne.

59Le fermage et le métayage constituent les deux catégories principales de location. Le fermage lie un propriétaire à un exploitant moyennant une redevance fixe et annuelle, principalement en numéraire, pour un temps déterminé et renouvelable. Le fermier sait donc toujours ce qu’il doit verser au propriétaire. La durée des baux est calculée suivant la nature des biens remis. Un pré, une vigne, un verger, produisent chaque année une récolte, mais sont établis pour être maintenus dans la durée. Il est donc possible de les louer pour une seule année. En revanche, la location des terres à céréales se fait d’après l’assolement suivi. La terre cultivée sera restituée au propriétaire après un cycle de culture, pour que sa richesse productive soit reconstituée. L’assolement triennal, c’est-à-dire d’un cycle reposant sur trois emplois différents d’une terre, induit ordinairement des baux de trois, six et neuf ans. Si l’assolement se complexifie, l’idéal est de prévoir un bail couvrant au moins la durée d’un cycle de culture avant qu’une terre ne retrouve son emploi de début de cycle. Par conséquent, ces préoccupations rendent plus difficiles la modification des assolements. Une exploitation avec des prés et des terres est remise en considérant d’abord la valorisation des terres à céréales.

  • 25 L’étude est réalisée d’après la vue précise, département par département, réalisée par le comte de (...)

60Quant au métayage, il implique toujours le partage du croît de l’exploitation, quelle que soit la production (cheptel, grains, vin), et quelles que soient les autres charges portées au bail. Si les usages diffèrent selon les régions, le principe général demeure celui des baux à mi-part, c’est-à-dire à parts égales de récolte entre le métayer et le propriétaire. Par ailleurs, certaines régions de métayage pratiquent les baux sous seing privé, pour éviter les frais notariés25. L’autorité sociale du propriétaire suffit à imposer le respect. En Dordogne, la reconduction du bail est verbale. Dans les Landes, le Cher, la Sologne, en revanche, la pratique conforte le bail notarié. La durée des baux est peu précisée. Dans le Bourbonnais (Allier), l’habitude admet un premier bail de trois ans au métayer entrant avec l’idée « d’apprendre à se connaître ». Ensuite, le bail peut se rompre chaque année. Dans les Alpes-de-Haute-Provence, l’usage est de fixer un bail pour deux ans, puis de le reconduire d’année en année. En Ardèche, dans l’Ariège, l’Aude, la Dordogne, la résiliation est libre et mutuelle, moyennant un délai de trois à six mois selon les lieux. En revanche, dans l’Aveyron, les baux de métayage sont à l’image de ceux des fermes pour lesquels la reconduction est souvent tacite.

61Dans les faits, nombreuses sont les familles qui demeurent une vie entière sur la même métairie. Elles transmettent parfois leur exploitation à un enfant. Néanmoins, le sort des métayers est généralement précaire, d’autant que la croissance démographique offre aux bailleurs le moyen de jouer de la concurrence exercée par d’autres foyers désireux de s’installer sur une terre. Une ligne imaginaire joignant le département de la Manche à celui du Jura distingue grossièrement les régions où le fermage domine, au nord, et où le métayage domine, au sud. Cette vue d’ensemble n’exclut, ni les formes plus complexes de contrats, ni la présence ponctuelle de l’une ou de l’autre forme, au sein d’une même région. Ainsi, l’exploitation à mi-part existe dans les vignobles de la Côte bourguignonne et dans ceux du Jura, d’Arbois à Poligny.

62Dans ces situations de fermage et métayage, la propriété du fonds est intégrée à une exploitation dans laquelle les fruits du travail rémunèrent différemment le propriétaire foncier. Si l’exploitant dispose de droits sur le foncier, sa possession temporaire reste néanmoins assez peu sécurisante. Sans l’accord du propriétaire, les améliorations agricoles sont délicates à entreprendre si elles se répercutent durablement sur la propriété. Pourquoi financer des travaux dont un preneur imagine qu’il ne sera jamais indemnisé ? De plus, les contrats sont pensés de manière à permettre à un propriétaire de reprendre en main son bien et d’en disposer librement. En ce sens, la situation n’est plus comparable à celle de l’Ancien Régime, où un propriétaire éminent reçoit régulièrement une rente, et un possessionné en viendrait à considérer la terre exploitée comme un bien patrimonial. Les lois alors en vigueur ne donnent aucun avantage de principe à l’héritier d’un fermier pour se maintenir dans la ferme. Le propriétaire dispose de son bien, sans restriction autre que celle contenue dans le contrat de location. La législation le favorise donc sans aucune ambiguïté. L’exploitant, de son côté, trouve dans les usages en vigueur le moyen de sécuriser sa situation et de revendiquer des droits, s’il en a besoin. S’il n’est pas maître de sa terre, il sait fondamentalement que son sort est précaire à moyen terme – ce qui n’est guère envisagé par les juristes. Pour ces derniers, le fermier et le métayer acceptent d’emblée cette précarité, seul leur engagement au travail leur garantit de rester dans leurs murs. Or, l’activité agricole est connue pour dépendre non seulement du travail et de l’état du marché, mais aussi de la météorologie, qui influe tant les productions.

  • 26 Employé dans le sens de « propriétaire du fonds ». Le mot apparaîtra entre guillemets pour le disti (...)

63Pouvons-nous conclure pour autant que la situation est toujours aussi tranchée ? Examinons un type particulier de bail qui existe dans le Morbihan, le Finistère et les Côtes-du-Nord, c’est-à-dire dans la Bretagne bretonnante. Ce bail appelé domaine congéable et dont la définition ne peut être donnée sans explications préalables, est perçu comme une survivance de l’Ancien Régime. En 1789, de nombreux cahiers de doléances bretons en demandent la suppression, considéré comme un des pires éléments de la féodalité. Pourtant, par la loi du 6 août 1791, la Constituante le conserve, tout en clarifiant sa nature, mais les critiques restent vives. Le 27 août 1792, un décret le supprime, moyennant le rachat des droits des propriétaires fonciers qui sera ensuite abrogé le 17 juillet 1793. Les exploitants des terres deviennent pour quelques années les seuls propriétaires, mais le Directoire opère une volte-face, et la loi du 30 octobre 1797 (9 brumaire an VI) rétablit les droits des anciens propriétaires du sol. Cette dernière reprend les termes du texte de 1791 qui légalise la relation entre le propriétaire du fonds, « le foncier »26, et le preneur, qualifié de « colon », « domanier », « tenancier » ou « superficiaire » selon les lieux.

64Le contrat se rapproche d’une emphytéose, c’est-à-dire de la remise d’un domaine en vue de son exploitation pour une longue durée. La question de la durée se situe au cœur des hésitations sur le devenir du domaine congéable à l’époque de la Constituante. Par la loi des 18-29 décembre 1790, ce type de bail de longue durée doit trouver un terme au bout de 99 années, pour signifier que le fonds demeure la propriété du « foncier », et qu’il n’est donc plus assimilable à la remise d’une tenure, de type seigneurial, ou d’un fief, introduisant la dépendance d’un vassal à un suzerain. Les ministres de Louis XV s’étaient déjà inquiétés de cette situation, car il arrivait qu’à travers le contrat entre un « foncier » et un « superficiaire », un rapport de type féodal naisse. Une déclaration royale du 2 janvier 1769 rappelait l’autorité éminente du roi, source et garante de l’ordre social du royaume : « À nous seuls appartient le droit d’anoblir tant les choses que les personnes » (Merlin, 1829, p. 81-82), et condamnait la mise en œuvre de tels contrats par des propriétaires, roturiers, au sujet de leurs terres. En dissociant une « propriété éminente » sur le fonds et une « propriété utile » sur l’exploitation, dans la longue durée, la situation revenait à créer une terre noble, et à introduire une confusion sur le statut social de son détenteur éminent, facilement assimilable à un noble au fil des années. Une usurpation de privilège pouvait ainsi en découler. Toutefois, le roi ne pouvait l’admettre selon la conception de l’ordre social d’une part, et par intérêt fiscal, d’autre part. La déclaration de 1769 dissociait l’emphytéose de la remise d’un fief, parce que les deux parties pouvaient décider d’y mettre un terme alors que dans le droit féodal seul le suzerain pouvait opérer la reprise du fief. La nature ambiguë de l’emphytéose explique que les révolutionnaires aient oscillé entre sa condamnation, comme étant de type féodal, et sa reconnaissance, comme étant un contrat civil en vue de la mise en valeur d’un domaine. Mais, comment ce contrat fonctionne-t-il au xixe siècle ?

65Le bail écrit entre le « foncier » et le colon s’appelle un « bail à convenant » ou « domaine congéable ». Il est ordinairement conclu pour six ou neuf ans au cours du xixe siècle, sa durée étant fixée selon les usages et la volonté des parties. Le bail à convenant tient du louage et de la vente. Ainsi, le colon devient propriétaire de la surface tandis que le « foncier » est « propriétaire du fonds » et des bois nobles du domaine, c’est-à-dire de ceux utiles aux constructions. Les autres arbres, sauf clauses spéciales, sont remis au colon avec les bâtiments et les terres. Ce domaine forme le « convenant » ou la « tenue convenancière ». Le preneur paie une somme au bailleur pour en bénéficier, puis il lui paie une rente annuelle. Le colon peut louer tout ou partie de ce qui constitue le domaine à une autre personne. Sous cet angle, il est dans la situation des tenanciers d’Ancien Régime. Il peut planter des arbres, construire des bâtiments, établir des clôtures, des haies, des talus – les fameux fossés bretons –, et changer de production s’il le souhaite. Ces éléments sont considérés de coutume comme des édifices lui appartenant en propre s’il les produit à ses frais. La valeur de ce qui est ajouté au domaine forme les « droits superficiels » ou encore les « réparatoires » du colon. Dans les faits, les familles se perpétuent souvent sur le même convenant. En fin de bail, se déroule la « baillée » au cours de laquelle le propriétaire remet le domaine entre les mains d’un colon. Si elle est « d’assurance », le colon en place est maintenu selon les clauses d’origine. Si elle est de « renouvellement », le colon est maintenu moyennant le paiement d’un droit en monnaie, « la commission » ou la « nouveauté ». Il est possible alors d’augmenter la redevance et/ou de réécrire certaines clauses du bail.

  • 27 Les débats sur le domaine congéable deviennent très nombreux à partir de 1890, et débouchent sur de (...)
  • 28 L’auteur est avocat à la cour d’appel de Paris.

66La baillée est dite de « congément » quand un nouveau colon est désigné pour remplacer le sortant. Le congé est signifié selon une procédure coutumière, qui oblige à libérer le domaine à la Saint-Michel (29 septembre). Le congément d’un colon – et par conséquent l’établissement d’un nouveau –, oblige par ailleurs, à évaluer le montant des améliorations introduites par celui qui quitte les lieux. Pour ce faire, l’usage prévoit la nomination de trois experts, à l’amiable ou sur décision judiciaire : le premier est choisi par le colon sortant ; le deuxième est désigné par le « foncier » ou par l’entrant ; et le dernier est nommé par le juge de paix du canton. L’expertise évalue le montant des droits superficiels dans l’état où ils se trouvent. Puis, le « foncier » rembourse le colon pour ce qu’il a créé sur le domaine, et acquiert la propriété des améliorations. Il peut alors exiger du colon entrant le rachat des aménagements. Même si les expertises sont souvent favorables au « foncier », et ignorent l’investissement initial et la réelle plus-value dont le domaine bénéficie, la crainte de manquer de liquidités pour racheter ces améliorations en congédiant les colons, conduit les « fonciers » à en limiter la réalisation par des clauses portées aux baux. En 1893, alors que l’idée de réécrire la loi de 1797 sur le domaine congéable27 se diffuse, un juriste souligne que la clause qui « interdit expressément de défricher, de dessécher les marais, de planter des arbres, même dans les bois ou dans les vergers déjà existants, si ce n’est pour remplacer ceux qui sont morts ; de construire les hangars dont [les colons] pourraient avoir besoin pour loger les récoltes, etc. » (Denisse, 1893, p. 12)28, est devenue particulièrement néfaste aux intérêts agricoles.

67Toutes ces précautions s’expliquent par la crainte du « foncier » de devoir payer le rachat de tous ces travaux en cas de rupture et de départ d’un colon, puisque la loi autorise cette possibilité. Le « foncier » est alors tenu de racheter les améliorations apportées au domaine. Cette modalité n’existait pas sous l’Ancien Régime, et le colon ne pouvait quitter le domaine qu’en abandonnant toutes les améliorations, sans aucune compensation, à l’expiration de la baillée. Le maintien du domaine congéable par les constituants ne peut avoir lieu qu’à condition de reconnaître l’égal droit de chaque partie à rompre le bail. Les « fonciers » s’en plaignent, et refusent de se voir imposer des paiements contre leur volonté. Dans les faits, de nombreux colons tiennent à conserver leur place, et transmettent le convenant à un héritier. Pour éviter d’être congédiés, ils multiplient les aménagements sur le domaine. Le montant des droits réparatoires à régulariser dissuade alors le « foncier » de renvoyer le colon. En réponse, les propriétaires imposent aux colons des baux contenant des clauses de plus en plus restrictives, que ces derniers acceptent au vu de la hausse démographique et de la pression exercée sur les terres agricoles. Dans ces conditions, le colon s’engage à ne pas demander congé et à ne pas entreprendre d’aménagements importants sur le domaine. Progressivement, le domaine congéable est accusé de perpétuer un archaïsme préjudiciable à la rentabilité des terres, mais les arguments développés sous la Révolution renversent la tendance quant au maintien de ce type de bail alors perçu comme une utile association entre le capital foncier et le travail pour valoriser les terres vaines et vagues, si étendues en Bretagne.

68Quel que soit le bail, le faire-valoir indirect pèse sur la façon dont les ruraux perçoivent la propriété. Ainsi, en Bretagne occidentale, les colons édifient des talus, plantent des haies pour les coiffer, et laissent un fossé de l’autre côté. Pierre Flatrès pense que l’ampleur des talus en Cornouaille résulte de « l’ancienne primauté » du domaine congéable (Flatrès, 1963, p. 24-25), tel que le suggèrent ses enquêtes auprès des cultivateurs de la région, dans les années 1960, et les archives à sa disposition. Dès 1949, André Meynier s’interrogeait sur le lien entre la présence du domaine congéable dans le xixe siècle tardif et la présence de zones de campagne ouverte sur la rive droite de la Vilaine, dans le Morbihan (Meynier, 1949). Il y voyait l’effet de l’interdiction faite aux colons d’édifier des haies-talus, ce qui avait sans doute joué en faveur du maintien de l’openfield. Au-delà de son questionnement, la dynamique du domaine congéable et celle du paysage semblent se rejoindre. En effet, les clôtures, la haie et le talus sont des marques d’appropriation reconnues par les anciens usages de Bretagne, les « usements ». Le colon enracine son emprise sur le sol, améliore la protection de ses terres contre les troupeaux et peut laisser son cheptel dans une pâture sans mobiliser un gardien. L’exploitation acquiert une relative autonomie de fonctionnement. Son détenteur se sent maître chez lui, et trouve dans de telles améliorations la garantie que son propriétaire hésitera à le renvoyer. Pour contrer les effets des lois, les propriétaires utilisent l’instrument contractuel qu’est le bail pour exiger formellement du colon qu’il restreigne ses prétentions en cas de sortie du domaine. Par ce moyen, les propriétaires rétablissent leur puissance sur la terre, quitte à ce que cela handicape l’investissement productif sur leur domaine.

69L’exploitation agricole reconfigure ainsi l’usage de la propriété foncière dans le cadre de l’activité économique. Pour cette raison d’ailleurs, le cadastre ne s’avère guère utile pour apprécier les exploitations, ce qui oblige à conduire des enquêtes spécifiques afin de mieux appréhender les structures productives. Les terres qui relèvent du patrimoine communal, des hospices, des hôpitaux et d’autres entités collectives, sont également louées ou amodiées à des exploitants. Quand une exploitation agrège des terres provenant de bailleurs divers celui qui la travaille voit sa sécurité améliorée puisqu’il ne dépend pas d’un seul propriétaire. Si en revanche, il exploite le domaine d’un même propriétaire, sa dépendance introduit une plus grande fragilité dans la durée en l’absence d’un droit qui le protège d’un congé rapidement prononcé. La première sécurité consiste ainsi à devenir soi-même propriétaire d’un socle foncier à partir duquel il est possible d’accéder à une relative autonomie. Encore faut-il pour cela que le marché de la terre soit accessible, que des vendeurs l’alimentent et que la concurrence entre acheteurs potentiels ne soit pas trop forte pour espérer s’y insérer.

Le marché foncier

70Durant le siècle, indépendamment de leur nature, les exploitations semblent confrontées à des problèmes structurels, comme peut en témoigner le marché de la terre. La hausse démographique des campagnes et la peur de l’extension des tensions sociales et politiques nourrissent les réflexions depuis les années 1830 sur les petites exploitations. La question prend une importance nouvelle à partir du Second Empire, surtout à propos des foyers aux limites de la survie, ou dont la production est généralement trop faible pour envisager vraiment de bénéficier de l’essor des marchés. En ce sens et dans l’absolu, la petite exploitation ne se réduit pas à une question de surface. Elle est liée à un revenu et à son inclusion dans les rouages commerciaux. Les détenteurs des grandes exploitations rencontrent également des difficultés, exprimées en plus grand nombre à la fin des années 1860. Toutefois, les problèmes des uns ne sont pas ceux des autres. En effet, l’accès et la maîtrise du foncier retiennent surtout l’attention des petits exploitants, alors que les grands exploitants se soucient davantage de faire reculer les pratiques collectives, et de trouver une main-d’œuvre agricole bon marché, abondante, régulière, travailleuse et docile. La mécanisation ou la mutation de la céréaliculture vers l’élevage apparaissent comme des possibilités d’action pour combler le manque de bras. C’est dans ce cadre que les structures foncières posent question.

  • 29 Sur l’importance des enquêtes en France au xixe siècle, voir Vivier (2014), qui les présente dans u (...)

71Pour des raisons politiques – s’établir sur un socle de foyers large et épris d’ordre –, et idéologiques – vanter les mérites du travail, de la liberté, de la propriété privée –, la Troisième République (1870-1940) place l’exploitation familiale au cœur de ses préoccupations. Durant des décennies, le pouvoir a surtout considéré la distribution de la propriété, au sens légal et foncier. Plus la réalisation du cadastre avance, plus ce paysage s’éclaire. Le développement de l’agriculture conduit donc à s’intéresser à l’exploitation avec plus de précision. Au-delà du mode de faire-valoir, les gouvernements observent la distribution statistique des exploitations selon les surfaces qu’elles maîtrisent. Les enquêtes nationales permettent au pays de s’administrer et de se moderniser selon les idées dominantes portées par les élites. Les données sont analysées, discutées, synthétisées, pour préparer des mesures législatives destinées à améliorer les cadres de la production. L’enquête est donc inséparable d’un projet politique et de la mise en ordre intellectuelle de la réalité de la vie dans le pays29.

72L’enquête agricole de 1852 est la première à fournir une vision des exploitations par rapport aux surfaces qu’elles maîtrisent. Celle de 1862 améliore cette connaissance à l’échelle nationale (Statistique de la France. Résultats généraux de l’enquête décennale de 1862, 1868, p. 199). L’enjeu est de déceler si un mouvement de concentration des terres s’observe et si la diffusion de la propriété dans la société améliore effectivement le sort des foyers ruraux. Depuis 1852, des terres ont été défrichées, assainies, asséchées, et les surfaces cultivables ont augmenté. L’approche des enquêteurs repose sur des seuils qui ne définissent pas vraiment ce qu’est une « petite » ou une « grande » exploitation. Selon les régions et selon les cultures – maraîchage, viticulture, céréaliculture, élevage –, les surfaces qui modifient la catégorie d’une exploitation diffèrent. Ajoutons que la polyculture est très fréquente, puisqu’elle permet d’utiliser toutes les potentialités des terres nécessaires à la vie d’un foyer. En 1862, le nombre d’exploitations de plus de 40 hectares formant les grandes et très grandes exploitations comme dans les régions céréalières du Bassin parisien, s’élève à un peu plus de 154 000, soit 4,8 % du total. Le nombre d’exploitations de moins de 10 hectares est très majoritaire, et s’élève à environ 2,4 millions, soit 75,5 % de l’ensemble. Le nombre d’exploitations offrant une vie modeste mais assurée, voire une réelle stature locale, d’une surface comprise entre 10 et 30 hectares, selon les régions et les activités, ne représente que 16,8 % du total, soit environ 540 000 unités. Seules 7,7 % des exploitations dépassent ce seuil. Dans ce dernier groupe, figurent de nombreuses exploitations tenues en faire-valoir indirect par des fermiers et des métayers. Leurs terres appartiennent à de riches familles, notamment à celles qui, en 1862 et d’après le cadastre, représentent 1,2 % de l’ensemble des cotes foncières inscrites avec une base fiscale égale ou supérieure à 300 francs (ibid., p. 252-259).

73La question de la définition statistique des « petites » et des « grandes » exploitation est affinée par la grande enquête sur l’état de l’agriculture que le Second Empire ouvre en 1866-1867 et qui sera publiée en 1870. L’enjeu de cette vaste enquête était double : percevoir les effets des politiques impériales sur l’élévation du niveau de vie dans les campagnes et mesurer l’influence du libre-échange, promu à partir de 1860, sur l’agriculture. Pour sa réalisation, la France est divisée en 28 circonscriptions, formées de plusieurs départements, tandis qu’une enquête spécifique est menée dans l’Algérie colonisée. Des recherches complémentaires sont conduites par souci de comparer les résultats français avec l’agriculture des autres États de l’Europe. Le tout donne lieu à une ample discussion, qui permit d’obtenir des éclaircissements sur l’économie agricole et les structures foncières. Néanmoins, les enquêteurs ont peiné à dissocier l’exploitation, qu’ils nomment « culture », de la propriété foncière. Leurs discours s’appuient généralement sur la seconde pour déterminer ce qu’est la première.

74Dans les pays de vignobles, de vergers et de maraîchage, les exploitations d’une surface comprise entre cinq et huit hectares paraissent viables, telles que sur la Côte bourguignonne. Dans les régions céréalières et d’élevage, les exploitations doivent atteindre des niveaux supérieurs pour faire vivre une famille. Ainsi, dans la Seine-et-Marne, sous l’influence de Paris, la grande exploitation est fixée à une superficie de plus de 100 hectares (12 % des surfaces) et la petite à moins de 10 hectares (60 %). La catégorie manifestement la plus complexe à fixer est la moyenne exploitation, dont la superficie varie de 10 à 100 hectares (28 %). Cette dernière met les exploitants à l’abri du besoin mais elle ne procure visiblement pas une position sociale prééminente selon les concepteurs de l’enquête. La grande exploitation, en lien avec la grande propriété, domine dans l’arrondissement de Meaux, tandis que les arrondissements de Coulommiers, Fontainebleau et Provins sont davantage marqués par de plus petites structures (Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics, 1868a, p. 64). Le marché foncier est partout très actif, ce qui explique le glissement des plus modestes vers la petite exploitation et le passage de celle-ci à la moyenne exploitation.

75Certains journaliers gagnent un peu d’argent, louent quelques biens dès que possible, y travaillent avec acharnement, thésaurisent, vivent pauvrement, puis achètent de menues parcelles. Progressivement, ils agrègent d’autres terres à leur patrimoine. En parallèle, des propriétaires vendent au détail des terres avec l’espoir de dégager un meilleur prix qu’en proposant, en bloc, un grand domaine. Les partages successoraux alimentent également ce marché foncier. Enfin, les agriculteurs déjà établis s’efforcent d’acheter « dans le périmètre de leurs exploitations » les terres qui permettent de rassembler de manière plus homogène l’espace travaillé (ibid.). Soulignons que la parcelle est devenue l’unité d’appréciation du marché. Cette unité fiscale est perçue par les ruraux comme une unité de propriété foncière, ce qui explique pourquoi ils considèrent le cadastre comme un registre des propriétés. Le droit continue à démentir le bien-fondé de ce rapprochement mais l’usage courant s’en satisfait souvent.

76Dans le Calvados, département normand marqué par l’élevage bovin et la céréaliculture, la grande culture correspond à des « fermes bâties de 50 hectares et au-dessus, la moyenne, celles de 20 à 50 hectares, la petite celles qui sont au-dessous de 20 hectares » (Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics, 1867e, p. 235). Le contraste oppose ici les arrondissements de Caen, Bayeux, Lisieux et Pont-l’Évêque (grande culture dominante) à ceux de Vire et de Falaise (petite culture dominante). Les enquêteurs précisent que « les grands et les moyens propriétaires afferment généralement ; les petits propriétaires exploitent par eux-mêmes ». Les premiers sont environ 80 % à affermer et les seconds environ 80 % à cultiver leurs biens. Dans l’Orne, la petite culture concerne près de 72 % des exploitations : on y recense des unités inférieures à 10 hectares dans les arrondissements d’Alençon et de Domfront, 15 hectares dans celui d’Argentan, mais 30 hectares dans celui de Mortagne-au-Perche (Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics, 1867b, p. 439-440). Plus au sud, les seuils diffèrent encore. Dans le Maine-et-Loire, la petite culture varie entre 5 et 20 hectares, la très petite est au-dessous, la grande atteint 60 à 80 hectares (ibid., p. 692).

77La situation des massifs montagneux est radicalement différente. En Haute-Savoie, la petite culture représente généralement une exploitation de moins de huit hectares, soit 64 % des surfaces selon les enquêteurs, dont le discours se rapproche de la répartition de la propriété. Ils soulignent néanmoins que ces exploitations sont souvent tenues par des ouvriers agricoles, contraints de louer leur travail pour survivre (Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics, 1867f, p. 147). Dans les Hautes-Alpes, la petite culture représente une exploitation de moins de cinq hectares, et rassemble 94 % des propriétés et des exploitations (ibid., p. 97). Dans le cœur des Pyrénées, la situation est assez comparable. Cependant, l’importance des copropriétés des communes qui s’articulent ici avec la faible surface détenue en propre par de nombreux exploitants, est négligée par l’enquête. Ainsi, dans les Hautes-Pyrénées, 94 % des exploitations détiennent moins de 15 hectares, et les exploitations d’une surface de moins de deux hectares sont nombreuses. Toutefois, dans les cantons montagneux, le foncier est maîtrisé par les droits que les villages défendent âprement sur les pâturages communs (Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics, 1868c, p. 295), tel que le souligne Henri de Farcy en 1951 :

La pratique de l’alpage équivaut, pourrait-on dire, à une extension de la surface de l’exploitation : elle peut rendre des services analogues à ceux que la location de terres volantes joue dans d’autres systèmes de culture (Farcy, 1951, p. 234).

78Par conséquent, comprendre les structures foncières des exploitations du xixe siècle implique de considérer la manière dont les droits sur le foncier assurent l’accès aux ressources gérées de façon collective, que ce soit via la vaine pâture, la transhumance, les biens communaux, ou les copropriétés de communes.

79Comme on l’a souvent laissé entendre, l’accès à la propriété privée est l’enjeu du siècle. Les grands propriétaires, le personnel politique et les économistes s’en font l’écho, sans d’ailleurs partager les mêmes idées à cet égard. Le débat porte en particulier sur les avantages relatifs de la petite et de la grande exploitation pour moderniser la production. Les partisans des grandes exploitations y voient la seule manière de dégager suffisamment de capitaux pour générer les mutations techniques nécessaires au progrès. Toutefois, à compter du Second Empire, l’opinion dominante pense que des unités plus modestes offrent un cadre plus propice à l’accroissement de la productivité. En effet, l’exploitation familiale repose sur l’engagement de son chef à faire fructifier son bien dans son intérêt, en s’appuyant sur la main-d’œuvre familiale. Une telle implication, qu’accompagnent le sens de l’économie, de la frugalité et de l’effort, est également perçue comme un facteur d’ordre social. Enfin, les enquêtes des années 1860 soulignent le glissement des plus petites unités vers des seuils plus importants compris entre 5 et 20 hectares. En parallèle, beaucoup d’enquêteurs relient le démembrement des propriétés issu du régime successoral égalitaire fondé par le Code civil au morcellement des exploitations. Le premier mouvement permet à de petits acquéreurs d’accéder à certaines parcelles, la vente en bloc d’un domaine étant trop onéreuse pour un journalier. Par ailleurs, la vente au détail des terrains s’avère plus rémunératrice pour le vendeur. De nombreux propriétaires font le choix de se démettre de leurs terres à mesure que des placements plus prometteurs que la rente foncière apparaissent, ou que de nouveaux projets de vie se développent. Le délitement de la grande propriété serait donc bénéfique à l’émergence d’une cohorte d’unités agricoles en faire-valoir direct.

80Mais comment accéder à la terre en l’absence de ressources et de crédit rural ? L’interrogation se pose depuis la monarchie de Juillet, période durant laquelle est entamée une vaste réflexion sur la manière d’améliorer le sort du prolétariat rural pour l’éloigner de la contestation. Le marché de la terre est soutenu par la hausse démographique : une demande puissante face à une offre plus restreinte, influe sur la hausse des prix. Le Code civil, qui prévoit le partage égalitaire des patrimoines familiaux, semble accélérer les difficultés des foyers les plus modestes, même si des stratégies en contournent les effets, comme nous l’avons observé. L’une d’elles tient à la réduction des naissances au sein des foyers. Voyant le nombre d’enfants reculer dans les ménages ruraux au cours du xixe siècle, des observateurs dénoncent la législation civile issue de la Révolution et de l’Empire, qui entraverait la préservation d’un patrimoine foncier dans les familles. Ces auteurs projettent sur un fait mesurable à partir du cadastre leur hostilité à l’égard du monde né avec la Révolution. Ils expriment en outre, la crainte d’un déclin français par le recul démographique du pays face à ses voisins européens. Une vérité demeure : les ruraux sont en quête de nouvelles terres mais ne disposent pas aisément des moyens financiers qui leur permettraient de réaliser leur projet. Pourtant, manifestement, beaucoup y parviennent.

  • 30 La pluriactivité est une réalité structurelle dans beaucoup de campagnes jusqu’à la fin du xxe sièc (...)
  • 31 Le colloque de l’Association des ruralistes français (1984), rend compte de la variété du phénomène (...)

81Certes, le manque de liquidités est une constante chez de nombreux foyers. La consommation par le marché demeure peu élevée, mais la pluriactivité, c’est-à-dire le fait d’exercer plusieurs activités rémunératrices, offre une manière de répondre aux besoins ordinaires30. Les ruralistes français n’ont cessé de cerner l’importance de cette pratique, la variété de ses formes et sa nature, profondément enracinée dans les fonctionnements familiaux au sein des exploitations31. Au xixe siècle, elle concerne des milieux qui ne disposent pas suffisamment de terres, qui cherchent à accroître leurs revenus, ou encore qui profitent de la morte-saison agricole pour se livrer à une activité étrangère à l’agriculture.

  • 32 C’est le cas des travailleurs migrants saisonniers du Limousin, de la Creuse en particulier, qui de (...)
  • 33 Jeunes enfants souvent venus de Paris et placés chez des nourrices pour les élever, comme c’est le (...)
  • 34 Analyse exhaustive de ce recrutement grâce aux archives communales et à la matrice du cadastre, ici (...)
  • 35 Registre de délibérations du conseil municipal, séance du 17 septembre 1830, archives municipales d (...)

82La pluriactivité est parfois associée à des migrations saisonnières périodes durant lesquelles la charge du foyer est confiée aux femmes et aux vieillards restés sur place. Ces migrations animent notamment les campagnes du Massif Central, du Limousin et des Alpes32. Elles portent au loin, comme ces Creusois qui gagnent Paris, ou sont parfois plus locales, comme les travailleurs du Morvan qui louent leur force dans les régions alentour pour les moissons et les vendanges. Lorsque la saison agricole s’annonce, les migrants reviennent travailler chez eux, mais certains décident de rester là où la vie leur paraît mieux assurée. Les familles jouent encore du placement des enfants et des jeunes dans un petit emploi, ponctuel, comme pâtre ou berger, ou annuel, comme domestique de ferme. Les gages reviennent au foyer d’origine ou sont économisés pour préparer une future installation personnelle. Devenir nourrice est également un moyen de gagner de l’argent pour compléter les revenus d’un foyer, tel que dans le Morvan où sont présents les « petits Paris »33. Enfin, de menus emplois locaux, municipaux, procurent d’utiles compléments monétaires. À Quincy-le-Vicomte (Côte-d’Or), la fonction de garde champêtre communal est exercée entre 1837 et 1849 par de jeunes adultes dont les familles possèdent de petites exploitations, ou par des hommes âgés qui cherchent à compléter leurs revenus. À partir de 1849, les gardes champêtres communaux sont davantage recrutés parmi les petits propriétaires-exploitants, dont les biens propres ne dépassent jamais 10 hectares34. Leur patrimoine résulte principalement du rassemblement de parcelles par héritages, mariages et achats. En 1830, le père du garde champêtre alors en place est à la fois laboureur et garde des bois de la commune. Son traitement lui rapporte 180 francs par an35. En neuf années d’exercice, il perçoit donc 1 620 francs, soit de quoi procurer des terres à son fils.

  • 36 Acte du 22 décembre 1833, vente de fonds appartenant à Simone Joran veuve Hospied, AD 21, Dijon, 4- (...)
  • 37 Acte de vente du 16 février 1851, chez Aubry, aubergiste, AD 21, Dijon, 4-E-131.

83Le marché de la terre obéit à deux modalités : la vente de gré à gré, entre particuliers qui s’entendent ; et la vente publique, aux enchères, pour des terres revenues à l’État par absence d’héritiers, ou par saisies judiciaires. Il arrive toutefois que des particuliers décident de recourir à cette modalité. Les ventes publiques de terre se tiennent ordinairement dans les cabarets de village après avoir été annoncées dans les rues, comme la coutume le veut36. Localement, chacun connaît la qualité des terres mises en vente. L’enchère est tranchée après trois sommations, ou, plus couramment, quand la flamme d’une bougie s’éteint. En 1851, une domestique d’un curé près de Vitteaux (Côte-d’Or) décide de vendre les terres dont elle a hérité de son père à Quincy-le-Vicomte. Quarante-cinq parcelles sont détaillées une à une, puis vendues à la bougie chez l’aubergiste du village, en présence d’une nombreuse assemblée. Un ancien garde champêtre en acquiert une de 6,55 ares, de très bonne qualité, pour 430 francs, somme équivalant à deux années de son traitement. Le garde en activité rafle une terre brûlante et caillouteuse, peu productive, de 17,20 ares pour 70 francs. La somme est entièrement couverte par son traitement de garde37. Ces cas illustrent comment des revenus, jugés accessoires, contribuent néanmoins à améliorer une position personnelle.

  • 38 Franklin Mendels (1972) centre son travail sur les stratégies des marchands liés au textile dans l (...)
  • 39 Jean-Marc Olivier (2004) démontre comment, dans un environnement montagnard, des populations attach (...)

84Les activités concernées, les formes du travail, les lieux de cette pluriactivité et l’articulation des emplois dans le temps épousent des configurations très variables suivant les régions et les motivations des individus. Au xixe siècle, des tâches productives plus nombreuses s’offrent aux ruraux avec l’essor manufacturier et sidérurgique, et la France se caractérise par une grande dispersion de ses forges dans les campagnes. Les roues des moulins transforment les courants en force motrice pour les équipements des forges, tels que les soufflets. Les forêts procurent le charbon de bois utile au travail du minerai de fer et à la chauffe du mélange. Un cours d’eau, un gisement et une forêt permettent le développement de la sidérurgie dans de petites unités. Les plateaux bourguignons, les plateaux champenois, le pourtour du Massif Central, la Dordogne, les Pyrénées, sont des régions actives en ce domaine. La forge recrute durant la mauvaise saison agricole, quand les cours d’eau ont un débit assez puissant pour actionner les roues qui entraînent les installations. Dès que les beaux jours reviennent, les paysans-ouvriers désertent les ateliers pour se consacrer au travail des champs dans les villages voisins. Néanmoins, cette situation se transforme durant le Second Empire. Un monde ouvrier issu des campagnes s’attache alors à conserver un emploi industriel, notamment dans le secteur du textile38. La matière première travaillée est soit le coton importé, soit la laine, soit les fibres textiles. Les ruraux travaillent à domicile pour le compte de négociants citadins qui achètent le tissu, comme matière brute, ou sous forme de pièces prêtes à la vente. D’autres campagnes fabriquent de menus objets, en bois, en fer ou en terre. La gamme des activités annexes à l’exploitation est très étendue, et débouche sur l’établissement d’activités industrielles au cœur de régions agricoles39. La pluriactivité offre donc une solution pour articuler revenus d’appoint au service d’une famille et une stratégie d’acquisition de terres agricoles, puis de modernisation des formes du travail. Patience et opiniâtreté sont la clé de l’acquisition d’un patrimoine familial dans les foyers modestes.

  • 40 L’auteur cite les chiffres d’une étude du ministère des Finances.

85Par ailleurs, des politiques publiques sont imaginées pour permettre à des paysans de devenir propriétaires des terres. Depuis les années 1830, les autorités poussent les municipalités à céder les biens agricoles exploitables dont elles disposent encore. La question, hautement conflictuelle, réactive le souvenir de l’ancienne législation révolutionnaire. En dehors des forêts soumises au régime forestier depuis 1827, des municipalités louent des terres ou vendent chaque année les fruits qui en proviennent. La loi municipale de 1837 leur garantit la libre gestion de ce foncier agricole. Pourtant, les ministères de l’Intérieur et des Finances les pressent de le céder aux paysans, ce qui devient source de tensions jusqu’en février 1848 (Vivier, 1998, p. 234-252). Les habitants redoutent alors de perdre l’accès aux ressources utiles à chacun, en particulier en ce qui concerne les pâturages. Le 19 février 1848, le ministre Tanneguy Duchâtel propose d’imposer aux municipalités l’amodiation de leurs biens. L’examen de son projet est interrompu par la révolution, qui surgit du 22 au 25 février suivant. Puis, les républicains reprennent la question au nom du droit des pauvres à disposer du nécessaire pour vivre. Une nouvelle commission se réunit et ouvre de nouveaux débats. Les biens concernés couvrent alors 2,8 millions d’hectares de terres incultes et 150 000 hectares de terres labourables sur l’ensemble du territoire national (Legrand, 1850, p. 11-12)40, mais leur répartition géographique s’avère très inégale.

86Les terres vaines, vagues et les marécages forment l’essentiel des terres pouvant être transférées aux foyers modestes. Cependant, leur géographie régionale ne recoupe pas le lieu de résidence de tous les ménages nécessiteux du pays. À défaut d’adopter une loi générale à ce sujet, les députés en votent une le 6 décembre 1850 applicable aux seuls départements bretons. Depuis des décennies, le statut des terres vaines et vagues y est flou, d’autant que le Cadastre les a parfois portées en indivision sous le nom d’un groupe d’habitants, et non sous celui d’une municipalité. Une procédure de partage est alors définie en vue de leur mise en culture privative. Néanmoins, les grands propriétaires en freinent l’application par peur de voir une loi agraire se dégager. En effet, les notables craignent l’influence des démocrates-socialistes qui militent pour une république sociale contre la « République des messieurs ». Cette peur des « rouges » est alimentée par l’influence que ces derniers exercent sur les paysans pauvres, qui protestent contre leur soumission à des propriétaires tout-puissants, ou qui défendent les usages indispensables à leur quotidien. Dans les faits, de nombreux foyers bretons redoutent que le partage des terres vaines et vagues ne les prive d’une ressource collective au profit des ménages les mieux établis dans la société locale.

  • 41 Rapport préparatoire à la loi sur la mise en valeur des communaux sans culture.

87L’échec relatif de cette mesure ne freine pas l’intention du Second Empire de poursuivre la même entreprise à l’échelle nationale. Un rapport législatif du 2 mars 1860 expose encore que le territoire français compte environ 58 000 hectares de marais et 2,7 millions d’hectares de « landes, pâtis, garrigues, terres vaines et vagues, dépendant du domaine communal. Ces vastes superficies, dépeuplées sur leur plus grande partie, frappées d’une stérilité séculaire » méritent d’être transformées, dans l’intérêt de tous (Jurisprudence générale, 1860, p. 115)41. Le même rapport ajoute que 322 000 hectares de terres labourables, prés, vignes et jardins appartenant aux communes peuvent également être affectés à des particuliers. Napoléon III lui-même s’engage pour convertir la plus grande partie de ces terres à la culture privée. Le ministère des Travaux publics est donc mobilisé pour aménager les espaces jugés abandonnés à leur improductivité. L’État manifeste ainsi sa tutelle sur les biens des municipalités au nom de l’intérêt général. Le respect de la volonté des propriétaires doit s’effacer devant une politique nécessaire à la prospérité publique et à l’ordre sanitaire. Les zones humides sources de fièvres endémiques et meurtrières doivent disparaître. Ainsi, la loi de 1860 sur la mise en valeur des biens communaux prévoit d’imposer aux municipalités la transformation des terrains incultes y compris en les obligeant à céder à l’État la moitié de leur patrimoine pour couvrir les frais engagés dans les travaux à conduire.

88D’anciens projets sont repris et amplifiés, comme dans les Dombes, la Brenne, le Forez, la Sologne et les Landes de Gascogne. Cette dernière région est un bon exemple du processus suivi. Vaste ensemble de près de 700 000 hectares de terrains humides, courant, du sud au nord, entre le pied des Pyrénées et la Garonne, et, d’est en ouest, du Gers à la côte atlantique, les Landes de Gascogne sont livrées au pâturage de grands troupeaux de moutons. Le sol y est humide, considéré comme malsain et stérile, et les municipalités en possèdent souvent de vastes étendues. Sur une bande côtière, face à l’Atlantique – constituée d’un cordon dunaire et sableux s’enfonçant parfois jusqu’à 8 kilomètres dans l’intérieur des terres –, d’importants travaux de fixation des dunes ont été entrepris depuis les années 1810 avec la plantation de pins. Toutefois, la transformation des Landes intérieures est plus complexe, et se heurte à l’équilibre d’un système fondé sur le pastoralisme. Pour mettre un terme à cette situation, Napoléon III s’implique personnellement, et impose le vote de la loi du 19 juin 1857 sur l’assainissement et la mise en culture des Landes de Gascogne. La loi du 4 août 1860 la renforce et la complète avec la mise en valeur des marais et des terres incultes appartenant aux communes. Son application concerne toute la France (ibid., p. 114-119).

89Les mesures obligent les municipalités à aliéner aux particuliers une grande partie de leurs terrains après les avoir assainis et y avoir ouvert des chemins d’exploitation, avec l’aide financière de l’État. Les revenus qu’elles retirent des ventes seront destinés à alimenter leur budget. Par ailleurs, les plantations de pins sont encouragées : non seulement elles feront vivre des familles de gemmeurs, qui récolteront la résine des arbres, mais elles stimuleront également les industries du bois. Les calculs prévoient en effet que les pins atteindront dès dix ans une taille permettant d’en retirer d’utiles produits. Cependant, la suppression de vastes communaux réduit l’espace traditionnellement parcouru par les éleveurs. Les tensions deviennent d’autant plus nombreuses que les personnes bénéficiant des nouvelles propriétés sont d’abord des notables locaux et des grandes fortunes de Bordeaux ou de Paris, Napoléon III au premier chef. Francis Dupuy démontre dans sa thèse que des familles de propriétaires bien établies, des maîtres de forges ou des commerçants, profitent de ces ventes tandis que les petites gens n’y participent guère (Dupuy, 1996). Là où l’agropastoralisme dominait, la récolte de la résine propose progressivement de nouveaux emplois. Les nouveaux propriétaires forestiers confient l’exploitation de leurs biens à des métayers, qui mobilisent eux-mêmes un nouveau salariat de gemmeurs. Un prolétariat agricole voit ainsi le jour tandis que les relations sociales se distendent et se durcissent avec les propriétaires (Lafargue, 2001).

90Le projet de transformation des Landes est présenté en 1857 comme une forme de colonisation intérieure (Aldhuy, 2010 ; Traimond, 1986). Selon les promoteurs de cette politique, elle permettra aux habitants de s’établir durablement là où rien n’existe encore et de rendre productive une terre négligée. La commission en charge du projet de loi de 1857 écrit d’ailleurs :

Aucune contrée ne présente un ensemble aussi homogène et aussi vaste : 635 000 hectares, dont 409 000 appartiennent aux communes, forment une espèce de Sahara intérieur qui attriste et fatigue tous les voyageurs qui parcourent le midi de la France ou se rendent en Espagne. C’est l’étendue d’un grand département qu’il s’agit de conquérir, par une seule opération, à la production et à la vie agricole (Cuzacq, 1877, p. 33).

91La comparaison avec le désert est une constante des notables étrangers à la région. Plus encore, la terre des Landes est le symbole d’un état précivilisationnel, avec ses troupeaux mobiles, ses groupes de bergers, et une apparence d’abandon. Le discours fait écho aux analyses que tiennent les milieux chargés de la colonie algérienne.

  • 42 L’auteur note que les premiers volontaires à l’installation en Algérie, outre leur faible nombre, s (...)
  • 43 La base de données rassemblées à l’initiative de Jean-Claude Farcy au sujet de ces proscrits du cou (...)
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  • 45 « Tournée préfectorale dans le département d’Alger, effectuée du 10 au 20 mai 1857 », en partie pub (...)

92Mais l’appel colonial ne séduit pas les ruraux. En effet, depuis 1830, l’Algérie est une terre où la conquête se fait dans une violente inorganisation. Paris peine à déterminer quel sort donner à ce territoire. Sur place, l’armée joue le premier rôle. La conquête par l’épée et la charrue a été le programme du maréchal Bugeaud (1784-1849), qui conduit les premières opérations. Néanmoins, les colons français sont longtemps peu nombreux à affluer, à survivre et à demeurer sur ce territoire. Le pouvoir croit possible qu’à terme une colonie de peuplement puisse offrir des terres cultivables à ceux qui en recherchent en France (Sessions, 2010)42, mais cette conquête ne rencontre pas le succès escompté. Les opposants au coup d’État de décembre 1851, les « proscrits de décembre », sont pour partie envoyés en Algérie, en résidence impérative ou libre43, et le Second Empire ne soutient guère les projets de peuplement agricole, dont l’écho est très faible dans l’opinion44. Napoléon III lui-même se montre réservé à ce sujet. Les individus prenant en main ces terres sont d’abord ceux qui mènent ou accompagnent les opérations militaires sur place depuis 1830, tel cet « ancien boucher de Blidah qui a suivi l’armée française en Crimée, et en a rapporté une fortune considérable qu’il consacre tout entière à l’achat et à l’exploitation de terres en Algérie. Depuis moins d’une année qu’il est devenu propriétaire de Ben-Bernou, appartenant autrefois à M. le comte de Bréda, cet immeuble a subi des transformations immenses qui tendent à en faire l’une des plus grandes et des plus riches exploitations rurales de l’arrondissement »45. En outre, de grands propriétaires possédant des biens en Algérie font appel à des travailleurs natifs des régions dont ils sont eux-mêmes originaires. Pour notre propos, retenons l’essentiel : la colonisation agricole, par des travailleurs ruraux, est une utopie nourrie d’un rêve d’Orient dans des milieux intellectuels et d’affaires (Rivet, 2002, p. 129-133).

93La question de l’accès au foncier se comprend donc principalement par des éléments autres que les politiques publiques liées à la transformation de terres vaines et vagues et à la cession des biens communaux. Pour obtenir les moyens financiers utiles à l’acquisition d’une parcelle mise en vente, l’argent économisé ne suffit pas toujours. En l’absence d’un système bancaire, l’option consiste à emprunter auprès d’un particulier, procédé courant mais délicat. En effet, emprunter revient à témoigner d’un état de gêne, ce que beaucoup se refusent à exposer. En outre, les exploitants d’un même village ne sont guère enclins à emprunter entre eux si le projet de l’un risque à terme de nuire aux intérêts de l’autre. Au demeurant, l’emprunt crée une dépendance à l’égard du prêteur, une position d’obligé, avec tout ce que cela implique socialement et politiquement. Cela dit, nombre de propriétaires aisés accordent des prêts aux paysans dont ils espèrent ainsi renforcer la fidélité, notamment d’un point de vue électoral après 1848.

94Le coût de l’argent est parfois usuraire. Yves Rinaudo (1980) souligne que le crédit accordé par un notable à un paysan repose sur des mécanismes non seulement sociaux et politiques, mais également économiques. Le principal avantage de cette relation directe est que le prêt échappe aux contraintes légales des taux d’intérêt exigibles. Le second avantage est qu’il est toujours possible de discuter avec son créancier pour reporter une partie du remboursement, et d’accepter de le rémunérer pour cette bonne grâce. Dans le Var, nombreux sont les notaires à investir leurs propres fonds ou ceux déposés par des personnes aisées, dans des prêts aux paysans. Au cœur du marché foncier, le notaire en retire un élément de rayonnement personnel, qui soutient parfois une carrière politique. En cas d’impossibilité de remboursement, le prêteur récupère le bien pour lequel la somme a été avancée, ce qui augmente sa propre maîtrise foncière. Quand le climat économique est serein, comme sous le Second Empire, ce système sert globalement les intérêts des uns et des autres. Qu’une crise survienne, et le créancier devient l’usurier. Néanmoins, hors de tels rouages, beaucoup ont recours au cercle familial ou amical pour obtenir un appui financier avec un intérêt annuel de l’ordre de 3 à 4 % (Hubscher, 1985, p. 12). L’argent circule donc dans les campagnes sous des formes plus informelles que légales, cette circulation supposant un arrangement entre individus et familles.

  • 46 Impression de la lettre rédigée le 6 décembre 1840, d’abord adressée au préfet de la Côte-d’Or (Jou (...)
  • 47 Journal d’agriculture et d’horticulture de la Côte-d’Or, 1845, n° 9, p. 135-136.

95Tandis que l’essor commercial et manufacturier repose sur le développement des banques privées, les notables épris d’agriculture regrettent que ce secteur ne dispose pas d’un appui bancaire. La Société d’agriculture de la Côte-d’Or déplore en 1841 que l’absence d’un crédit rural institutionnel « laisse les habitants des campagnes à la merci de la cupidité d’un peuple d’usuriers »46. En 1845, la discussion refait surface dans ses murs : « La passion dominante de l’homme des campagnes est l’amour de la terre : il y sacrifie toutes ses économies, trop souvent même plus que ses économies quand une fois l’usure s’est emparée de lui ». Le petit cultivateur serait plus avisé de « rechercher l’aisance plutôt dans l’amélioration du sol que dans son extension »47. Mais, cette opinion néglige le fait qu’avant l’aisance, les ruraux recherchent leur indépendance. Cependant, l’acquisition d’un bien foncier par le crédit est théoriquement envisageable par le système des hypothèques. En effet, l’acheteur qui ne peut régler le montant d’un achat au comptant place en garantie la parcelle qu’il achète pour obtenir un crédit du vendeur, ou place un lopin dont il dispose. Dans ce contexte, la possession initiale d’une terre est un premier pas pour accéder au marché de la terre.

96La confiance entre un vendeur et un acheteur reconnu pour sa moralité et son engagement dans le travail, ajoute une garantie sociale à la conclusion de la transaction foncière. Par ce moyen, un paysan peut donc trouver un crédit. Un patient effort d’accumulation peut ainsi se dessiner et faire émerger des exploitations de plus en plus viables. Certains achètent les petites parcelles qui sont à la portée de leurs moyens, sans vraiment les choisir, quitte à constituer une propriété très morcelée. Beaucoup s’efforcent « d’arrondir un bien », selon la formule usuelle, et achètent la parcelle voisine de celle qu’ils possèdent déjà. L’idéal est d’en acquérir une pour briser un enclavement existant et donner accès à un chemin, ou pour accroître la surface d’une terre et en faire une unité de culture plus intéressante. De telles stratégies sont appliquées sur les finages très morcelés. D’autres stratégies permettent d’accroître un patrimoine, telles qu’un bon mariage – dot ou héritages à venir.

97Par ailleurs, le désir de mieux structurer le marché financier au service de l’agriculture s’insère dans la poussée capitalistique de l’époque. Ainsi, les entreprises minières et sidérurgiques mobilisent les capitaux des rentiers du sol et des affaires. En outre, les transformations urbaines décidées à partir du Second Empire invitent à mettre en place un vaste crédit immobilier. La demande monétaire explose mais les instruments financiers dépendent d’un système d’étalon métallique. La gestion monétaire macroéconomique en est rendue difficile, les pulsations de la demande monétaire n’accompagnant que très imparfaitement celles des stocks de métaux précieux dont dispose le pays. La Banque de France veille à maintenir le franc sur sa définition du 27 mars 1803 (7 germinal an XI) : un franc repose sur 5 grammes d’argent au titre de neuf dixième, ou 290,32 milligrammes d’or fin, soit un rapport de 15,5 unités d’argent pour une unité d’or, pour un franc. Elle surveille autant qu’elle le peut dans le contexte de l’époque le mouvement des crédits par souci d’endiguer les crises financières, qui ne manquent cependant pas de se produire avec une puissance plus marquée après 1848. Ce n’est d’ailleurs pas surprenant que les réflexions sur la création d’un crédit foncier soient si problématiques au milieu du siècle, au moment où survient la grave crise des affaires sur fond de crise agricole.

  • 48 Le Moniteur de la propriété et de l’agriculture. Journal des intérêts du sol, 30 avril 1839, 4e ann (...)

98L’idée d’imaginer qu’une banque pourrait se substituer à l’emprise des riches particuliers au profit de l’agriculture progresse depuis la monarchie de Juillet. Le 30 avril 1839, Le Moniteur de la propriété et de l’agriculture en publie un projet détaillé, inspiré de ce que l’Écosse a mis en place. Une société financière serait créée en France par l’émission d’actions d’une valeur nominale de 1 000 francs pour rassembler entre 500 000 et un million de francs de capital social par département, ce qui suppose que 500 à 1 000 souscripteurs soient prêts à réaliser ce placement dans chaque département. Il n’est pas seulement question de financer l’acquisition de terres, mais de fournir des capitaux utiles à la modernisation des exploitations48. À l’époque, les banques privées préfèrent se diriger vers des opérations commerciales et manufacturières. La loi impose aux banques de disposer dans leurs caisses, à tout moment, d’une somme en numéraire au moins égale au tiers de la valeur du papier-crédit qu’elles émettent. Toute hausse de ce volume nécessite un accroissement des liquidités métalliques. L’expérience des assignats, sous la Révolution, fait toujours craindre un emballement dans l’émission d’effets de paiement, au mépris des ratios de garantie. Les contrôles exercés par la Banque de France restent pourtant difficiles à réaliser. Pour contrôler la masse du papier-crédit en circulation, la loi exige qu’il porte un remboursement à 90 jours, durée légale de l’escompte qui satisfait les activités dont les capitaux circulent rapidement. Ce n’est ni le cas de l’agriculture, ni celui du marché de la terre, l’amortissement dans ces secteurs n’étant envisageable qu’à moyen et long termes. Les populations se méfient de leur côté du papier-monnaie, et souhaitent disposer d’une monnaie « sonnante et trébuchante », qui incarne le mieux à leurs yeux la valeur des biens.

99Le gouvernement provisoire mis en place à l’issue de la révolution de février 1848 relance l’idée d’un crédit foncier utile à l’agriculture. La République ne saurait être l’ennemie de la propriété et des petites gens, et entend servir une démocratie fraternelle : la petite exploitation familiale. L’emprise des « gros » sur les « petits » génère alors des tensions, les maîtres de la terre étant accusés de réduire les droits des pauvres et de les empêcher de vivre dignement. Leur domination s’exerce sur le foncier et sur les rouages du crédit. Philippe Vigier expose comment l’endettement des paysans du Grésivaudan (Isère) a alimenté une haine contre les usuriers, à commencer par les notaires (Vigier, 1963). Dans ce contexte, une commission, créée le 30 mars 1848, élabore un projet de crédit rural. Son rapporteur, un avocat à la cour d’appel de Paris, rend ses conclusions le 29 avril suivant, mais une majorité conservatrice s’y oppose dans un contexte de crise des affaires. En 1849, le même auteur relance son projet, et rappelle que certains prétendent que « ce serait favoriser cette malheureuse passion d’acquérir des terres et de les payer plus qu’elles ne valent, qui tourmente le petit propriétaire rural » (Barre, 1849, p. 114). S’il reconnaît la nécessité de composer avec cette « passion », il ajoute qu’il faut sortir du système hypothécaire devenu trop lourd et trop obscur. Le montant des créances, tous secteurs confondus, qui reposent sur des propriétés foncières s’élèverait en 1849 à un chiffre compris environ 12 à 15 milliards de francs, sans que personne ne puisse vraiment fournir un chiffre fiable, ni actualisé.

100Plus personne ne sait vraiment quelles sont les charges pesant sur chaque parcelle. Or, le marché foncier explose avec les grands travaux d’infrastructures ferroviaires et les travaux urbains. Les registres hypothécaires sont devenus illisibles, leur mise à jour est douteuse, et nombre de créances remboursées sont toujours inscrites au gage correspondant sur les registres. Les contemporains se plaisent ainsi à dénoncer le « désordre hypothécaire » qui sème le trouble sur l’état réel de la propriété. Quelle propriété est réellement dégagée de l’emprise d’un créancier ? Telle est l’interrogation qui plane sur l’économie foncière de l’époque, à l’échelle macroéconomique. La terre étant le fondement de l’activité agricole, l’agriculture mérite des instruments financiers fiables et organisés, à l’image de ceux dont bénéficient le commerce, les transports et l’industrie. Au fond, l’exploitant rural doit être considéré comme un véritable entrepreneur, un « industriel » dans les termes de l’époque. Néanmoins, considérer l’agriculture comme une activité industrielle ou commerciale, obligerait à la soumettre à la législation sur la patente, contribution payée par les acteurs de ces filières, et la fiscalité des exploitations en serait alourdie. Quant au financement spécifique du marché foncier, l’institution d’un Crédit foncier par le Second Empire s’avérera vite inutile, puisqu’il se concentre sur les grands projets urbains, les chemins de fer et les grands travaux décidés par le pouvoir. En somme, l’extension de l’assise foncière de la petite exploitation est d’abord le fait des rouages traditionnels du crédit dans les campagnes, du travail et de l’économie personnelle des foyers ruraux.

101En définitive, la propriété foncière nourrit bien les projets d’une masse de ruraux, même de ceux qui tiennent fortement à des formes plus collectives de jouissance des territoires. Du côté des grands propriétaires, le discours promouvant l’engagement de chacun dans l’agriculture, librement et personnellement, suppose de valoriser la propriété privée. D’un autre côté, ceux qui ne possèdent pas assez de terres savent combien l’incertitude est de mise tant que se maintient la dépendance envers un bailleur dont les exigences sont souvent importantes, comme les baux en témoignent. Pour de nombreux travailleurs des campagnes, accéder à la propriété est l’espoir d’accéder à une relative autonomie, mais le processus est lent et marqué par les aléas de la vie. En effet, les variations de la conjoncture économique fragilisent les familles trop dépendantes du crédit. La pluriactivité peut donc s’avérer, en ce sens, une sécurité supplémentaire, puisqu’elle apporte des revenus pour acquérir à terme des terres mais aussi pour vivre au quotidien. Elle offre ainsi un secours quand la conjoncture devient néfaste pour l’agriculture. La capacité des travailleurs des campagnes à mobiliser leur force, celle de leurs alliés, famille et amis, et à s’appuyer sur des solidarités locales, permet l’émergence de nombreuses unités agricoles fondées sur la petite exploitation en faire-valoir direct. L’entraide et la solidarité font partie du processus social qui accompagne l’ascension de la petite exploitation, celle que les enquêtes agricoles de la Troisième République voient fleurir dans leurs résultats.

  • 49 Citons parmi ces travaux : Hippolyte Passy (1846) qui se félicite que la division parcellaire a per (...)

102Le marché foncier s’anime d’autant plus que les unités mises en vente deviennent accessibles aux travailleurs des campagnes. Certes, l’enquête agricole souligne en 1866 que leur prix de vente à l’unité est proportionnellement plus élevé que celui portant sur les hectares d’un domaine vendu en bloc, mais le loyer en est également plus fort pour celui qui se contente d’un bail. De plus, le prix d’acquisition reste accessible à des foyers modestes, ce que souligne le président de la chambre des notaires de Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne) en 1868 : « les deux tiers des ventes sont de 200 francs en moyenne » (Trémoulet, 1868, p. 3). Pourtant, toute la littérature du siècle aborde la question du foncier à travers la problématique du morcellement. Rares sont les analyses qui insistent sur la dynamique inverse, celle du regroupement des parcelles entre les mains d’un même propriétaire ou d’un même exploitant, l’idéal étant que l’un soit également l’autre49. En effet, le cadastre sur lequel s’appuient les analyses n’est pas mis à jour. L’analyse des listes de parcelles portées sous une même cote prouvent cependant que beaucoup sont voisines et finissent par former de nouvelles entités culturales, en bloc. Grâce à ces « morcellements » tant décriés, le marché de la terre devient accessible aux foyers modestes qui peuvent constituer de belles unités à exploiter ou faire exploiter.

103Ainsi, les documents généraux dont disposent les économistes et les pouvoirs publics peinent à éclairer la réelle configuration des exploitations jusque sous la Troisième République. À partir des années 1870, le monde agricole fait l’objet d’un nouvel accompagnement au vu des difficultés économiques qui s’appesantissent sur lui. Les autorités développent alors de nouvelles politiques et de nouveaux moyens de connaissance des structures foncières.

Notas

1 L’auteur démontre combien la noblesse terrienne s’engage dans la transformation de l’agriculture dans le département de la Mayenne par souci de rentabilité économique, d’autant qu’ils diversifient très peu leurs investissements. Ils se différencient d’autres propriétaires qui, dans d’autres régions, conçoivent l’agriculture comme un placement parmi d’autres dès cette époque.

2 L’évolution de son nom reflète son influence et son lien avec les régimes politiques : Société royale et centrale d’agriculture sous la Restauration et la monarchie de Juillet ; Société nationale et centrale d’agriculture de 1848 à 1853 ; Société impériale et centrale d’agriculture de 1853 à 1859 ; Société impériale et centrale d’agriculture de France de 1859 à 1870 ; Société nationale et centrale d’agriculture de France de 1870 à 1915, avant de devenir l’Académie d’agriculture de France en 1915, couronnement de sa reconnaissance nationale puisqu’ainsi elle accède au prestige conféré par l’évocation du terme « Académie ». Là gît, aux yeux du pouvoir de l’époque, la quintessence de la connaissance et de l’expertise en matière agricole. Aujourd’hui l’Académie d’agriculture de France se présente en disant qu’elle « descend en ligne directe de la Société d’agriculture de la généralité de Paris, fondée en 1761 par Louis XV », signe de sa dignité et de sa prééminence (source : site internet de l’AAF, URL : https://www.academie-agriculture.fr/academie/presentation/histoire).

3 Pour 1849, voir Dupin (1849, p. 163-169) ; et pour 1862 et 1868, voir Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics (1869-1870, p. 467-473), qui permet une analyse complète de cette situation.

4 L’autrice donne une lecture précise du développement des associations agricoles bretonnes et souligne qu’elles s’adressent d’abord à ceux pouvant entrer dans une dynamique de marché, ce qui tend à creuser les écarts entre exploitations. Elle indique en outre qu’à compter des années 1840, la logique associative se substitue à la relation propriétaires aisés/paysans influencés dans le but d’engager une transformation agricole.

5 Recueil des travaux de la Société libre d’agriculture, sciences, arts et belles-lettres de l’Eure, t. 8 « Années 1862-1863 », 1865, p. 815-829.

6 Revue agricole, industrielle et littéraire du Nord, septembre 1857, p. 86.

7 Annales de la Société d’agriculture, arts et commerce du département de la Charente, second semestre 1819, p. 1.

8 Annales de la Société économique d’agriculture, commerce, arts et manufactures du département des Landes, n° xvi, 2e trimestre 1841, p. 37.

9 Bulletin de la Société d’agriculture, industrie, sciences et arts du département de la Lozère, t. 1, 10 janvier 1850, p. 9.

10 La Presse, 28 février 1841, publie la lettre. Ce quotidien politique et économique synthétise des informations venues de toute la France. Il est fondé par Émile de Girardin (1806-1881) qui soutient la création en 1833 de l’Institut agronomique de Coëtbo (commune de Guer, Morbihan) destiné à former des régisseurs pour les fermes. Cet établissement ne parvient cependant pas à perdurer.

11 Le récit de ces comices est disponible dans un numéro des Annales agricoles et littéraires de la Dordogne. Journal de la ferme modèle et des comices agricoles du département (1852, t. 13, p. 217). Le comice de Jussey s’est tenu en Franche-Comté mais l’ancien siège épiscopal de Mgr Gousset ayant été Périgueux, le récit de sa participation a été communiqué à la Société d’agriculture de la Dordogne, où beaucoup s’honorent de l’avoir connu. Cela illustre l’existence des liens constants entre les diverses sociétés et les comices en France.

12 Ibid.

13 En 1866, l’enquête agricole compte 48 établissements de ce type en activité sur l’ensemble du territoire, et 1 291 « apprentis » en formation pour devenir maître de culture (Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics, 1869, p. 368).

14 En 1834, Mathieu de Dombasle deviendra également membre de la Société royale et centrale d’agriculture.

15 Sur ce personnage, voir Tsoutsoura (2005).

16 Après avoir renoncé à servir le roi Louis-Philippe Ier d’Orléans en 1830, il mène une vie de grand propriétaire et entreprend de valoriser son domaine d’Ajaccio, pour lequel il obtiendra des récompenses au concours régional d’Ajaccio en 1865. En janvier 1832, il épouse Victorienne Louise Valentine de Crillon, fille du duc et pair François Félix de Berton des Balbes de Crillon (1782-1870), très grande fortune de France. En 1852, le roi des Deux-Siciles, Ferdinand II, lui confère le titre ducal.

17 Revue encyclopédique ou analyse raisonnée des productions les plus remarquables dans les sciences, les arts industriels, la littérature et les beaux-arts, tome 47, juillet-septembre 1830, p. 776.

18 Compte-rendu de l’exposition générale des produits agricoles, industriels et artistiques de la Corse du 10 au 16 mai 1865 à Ajaccio, Bastia, Imprimerie Fabiani, 1865, p. 61. Selon les commissaires de l’Exposition, la dépense d’établissement de ce jardin aurait coûté 220 000 francs à son propriétaire.

19 L’abbé François Rozier (1734-1793), célèbre agronome disait de cette situation : « On voit bien que les gens riches ont fait la loi » (1783, p. 38).

20 Outre ses travaux sur l’économie rurale, il conduit une carrière politique comme député du Gers de 1842 à 1848, puis de la Creuse de 1871 à 1876. Il termine sa carrière comme sénateur inamovible jusqu’à son décès en 1880.

21 Sur le traitement de cette enquête, voir Demonet (1990) et Mayaud (1999, notamment p. 36-47).

22 Les chiffres sont empruntés à Paul Razous (1944, t. 85, p. 72).

23 Voir en particulier les belles études de Jean-Marc Moriceau (1994) et Jean-Marc Moriceau et Gilles Postel-Vinay (1992).

24 Il s’appuie sur les travaux de Marcel Vigreux (1987) ; Gilbert Garrier (1973) ; et d’Yves Rinaudo (1982).

25 L’étude est réalisée d’après la vue précise, département par département, réalisée par le comte de Tourdonnet (1879-1880).

26 Employé dans le sens de « propriétaire du fonds ». Le mot apparaîtra entre guillemets pour le distinguer des cas où le foncier désigne, de manière générique, les biens immeubles.

27 Les débats sur le domaine congéable deviennent très nombreux à partir de 1890, et débouchent sur de nombreux projets de réforme de la loi de 1791, entre 1891 et 1896.

28 L’auteur est avocat à la cour d’appel de Paris.

29 Sur l’importance des enquêtes en France au xixe siècle, voir Vivier (2014), qui les présente dans une perspective comparatiste avec d’autres États. Consulter également Desrosières (1993).

30 La pluriactivité est une réalité structurelle dans beaucoup de campagnes jusqu’à la fin du xxe siècle, comme en témoignent les enquêtes en agriculture menées dans les années 1970 et 1980. Élisabeth Reignier (1985) en fait encore état avec une majorité de pluriactifs liés à l’agriculture qui déclarent une profession principale non agricole en 1981. En 1980, pour 1,26 million d’exploitations agricoles, 22 % étaient tenues par des agriculteurs doubles-actifs. Sur cette part, soit 280 000 unités, 77 % étaient agriculteurs à titre secondaire mais disposaient de 14 % de la surface agricole utile. La recherche a éclairé cette pratique, notamment depuis les travaux de Franklin Mendels (1972).

31 Le colloque de l’Association des ruralistes français (1984), rend compte de la variété du phénomène dans l’espace et le temps au sein des sociétés rurales.

32 C’est le cas des travailleurs migrants saisonniers du Limousin, de la Creuse en particulier, qui deviennent maçons à Paris par exemple. Leur sort a été étudié par Alain Corbin (1971 ; 1975). Ces migrations alimentent toujours l’identité de certaines régions à travers la mémoire, comme le démontre Anne-Marie Granet-Abisset (1994) au sujet des migrants issus du Queyras (Hautes-Alpes).

33 Jeunes enfants souvent venus de Paris et placés chez des nourrices pour les élever, comme c’est le cas dans le Morvan ; voir à ce sujet Vigreux (1987).

34 Analyse exhaustive de ce recrutement grâce aux archives communales et à la matrice du cadastre, ici réalisée en 1833.

35 Registre de délibérations du conseil municipal, séance du 17 septembre 1830, archives municipales de Quincy-le-Vicomte (Côte-d’Or).

36 Acte du 22 décembre 1833, vente de fonds appartenant à Simone Joran veuve Hospied, AD 21, Dijon, 4-E-120-97 : après « plusieurs publications faites en ladite commune de Quincy », la vente a lieu chez Claude Boibien, aubergiste. Le lieu est public, et les attroupements y sont légaux, conformément aux lois de police, ce qui permet de conclure des contrats publics.

37 Acte de vente du 16 février 1851, chez Aubry, aubergiste, AD 21, Dijon, 4-E-131.

38 Franklin Mendels (1972) centre son travail sur les stratégies des marchands liés au textile dans les plaines flamandes dès la fin du xviiie siècle.

39 Jean-Marc Olivier (2004) démontre comment, dans un environnement montagnard, des populations attachées à leurs terres et souhaitant y demeurer vivent d’activités artisanales qui, en évoluant, façonnent une région industrielle rurale au début du xxe siècle. L’auteur emploie l’expression d’une « industrialisation douce ».

40 L’auteur cite les chiffres d’une étude du ministère des Finances.

41 Rapport préparatoire à la loi sur la mise en valeur des communaux sans culture.

42 L’auteur note que les premiers volontaires à l’installation en Algérie, outre leur faible nombre, sont très majoritairement des ouvriers sans travail ou en difficulté issus d’un milieu urbain.

43 La base de données rassemblées à l’initiative de Jean-Claude Farcy au sujet de ces proscrits du coup d’État fait apparaître que 1 395 paysans arrêtés par la police ont été condamnés à l’exil algérien sur un total de 6 174 poursuivis transportés en Algérie. Cette base de données rassemblant les dossiers des proscrits est l’œuvre de Jean-Claude Farcy et Rosine Fry (2013), URL : http://poursuivis-decembre-1851.fr.

44 Les annonces diffusées dans les départements pour inviter des Français à s’établir sur des terres en Algérie ne touchent guère les ruraux.

45 « Tournée préfectorale dans le département d’Alger, effectuée du 10 au 20 mai 1857 », en partie publié dans Annales de la colonisation algérienne, 1857, n° 12, p. 169-170.

46 Impression de la lettre rédigée le 6 décembre 1840, d’abord adressée au préfet de la Côte-d’Or (Journal d’agriculture et d’horticulture de la Côte-d’Or, 1841, n° 5, p. 2).

47 Journal d’agriculture et d’horticulture de la Côte-d’Or, 1845, n° 9, p. 135-136.

48 Le Moniteur de la propriété et de l’agriculture. Journal des intérêts du sol, 30 avril 1839, 4e année. Alors qu’aujourd’hui, certains députés envisageraient volontiers de recourir à l’épargne par le biais d’un livret vert, analogue au livret A sur le logement social, afin d’aider les agriculteurs et leur permettre de concentrer leurs moyens financiers sur l’exploitation et moins sur l’acquisition du foncier (Assemblée nationale, 2018, p. 117).

49 Citons parmi ces travaux : Hippolyte Passy (1846) qui se félicite que la division parcellaire a permis aux pauvres de devenir propriétaires par leur travail (p. 15-16) et Paul Leroy-Beaulieu (1881) qui cite Hippolyte Passy, notamment à la page 166 pour rappeler que grâce au morcellement, chaque paysan peut posséder son bien, peu importe si les terres sont dissociées les unes des autres, les « quarts d’heure qu’il emploie pour se rendre de l’une à l’autre de ses modestes possessions, ils ne sont perdus qu’en apparence ; ils profitent à la santé, à la bonne humeur ; la promenade serait-elle donc interdite à l’ouvrier des champs ? C’est par la petite culture que ce dernier échappe à la spécialité absorbante, à l’accablante uniformité des tâches. Il réalise, dans la mesure qui est possible, les merveilles de la “passion papillonne” de Fourier ». Le commentaire est assez léger, utopique sans doute, mais il souligne le rôle de la polyculture et l’idée qu’une vie ne se résume pas à un acte de production.

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