1Vers 1850, les tensions générées par la promotion des droits des propriétaires atteignent un premier paroxysme, dans le contexte de la difficile stabilisation du régime républicain qui a succédé à la monarchie de Juillet. La crise du milieu du siècle est globale et mêle les effets d’une difficile restructuration de l’ordre juridique et réglementaire depuis les années 1800, à ceux d’une société où le libéralisme soutient les défenseurs de l’individualisme économique. En outre, les oppositions politiques à l’égard d’un ordre censitaire se sont approfondies durant les années 1840. S’y ajoutent les résistances d’une partie des ruraux qui assistent au reflux des cadres qui avaient soutenu la vie de leurs ancêtres, et la leur. Enfin, la crise économique conjoncturelle de 1847-1851 ajoute ses effets (Labrousse, 1956) et mêle une classique mauvaise récolte à la surchauffe spéculative d’une économie industrielle en plein essor qui peine à trouver les moyens financiers de son développement.

2La vie politique, née de la révolution de 1848, témoigne de l’intensité des débats et des enjeux de l’époque. Le choix d’une large partie des notables de soutenir le Prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte se comprend par la hantise de voir les adversaires d’un libéralisme intégral occuper davantage de place dans le pays. La peur des « rouges » est alors posée. Le coup d’État du 2 décembre 1851 suscite le ralliement des milieux qui s’effraient des menaces, réelles ou fantasmées, qui s’emparent de l’opinion. L’ordre devient un impératif et un mot de ralliement pour étouffer les germes qui nuiraient à la défense de la propriété. La proclamation de l’Empire, le 2 décembre 1852, avec la mue du Prince-Président en empereur Napoléon III, rassure les milieux d’affaires.

3Le milieu du siècle marque un tournant dans l’enracinement de la propriété privée dans les consciences, ce qui nourrit de nouvelles réflexions, au moment où les partisans des pratiques collectives, des usages agraires, des droits des pauvres, ont le sentiment de perdre face aux progrès de la propriété privée. Le Second Empire (1852-1870) bénéficie d’une réelle assise rurale et les gouvernements de Napoléon III promeuvent des réformes structurelles pour faciliter la valorisation des terrains incultes. Ce mouvement se perpétue bien au-delà des années 1860, car le régime impérial veut consolider les petites exploitations, sans rien abandonner cependant de la dynamique visant à restreindre le champ des usages et à étendre les mécanismes du marché. L’essor économique desserre la pression sur les terres en offrant d’autres voies pour le travail. Les tensions se déplacent vers les villes, dont la population ouvrière s’accroît et où la peur de l’agitation se renforce.

4Après la défaite du Second Empire contre la Prusse entre août 1870 et janvier 1871, les républicains modérés ambitionnent d’enraciner la République en séduisant les paysans, devenus dans leurs discours de vertueux citoyens épris d’ordre (Puymège, 1993)1. Selon l’idéologie républicaine, chaque propriétaire attaché à son bien est un rempart contre les désordres intérieurs, les ouvriers des villes notamment, et contre les menaces étrangères. Le propriétaire est censé prendre plus facilement les armes que celui qui n’a rien à protéger ; attaché au sol qui est le sien, il défendra d’autant mieux l’intégrité de celui de la patrie. L’enjeu est également d’en finir avec ces populations flottantes, migrant régulièrement vers les villes ou d’autres campagnes, en quête d’un emploi. L’idéal serait qu’elles se stabilisent par la propriété dans les campagnes ou par des emplois urbains ou industriels.

5Des années 1880 aux années 1900, la sévère répression du vagabondage, dans un contexte de difficultés économiques, peut également se lire sous cet angle. En effet, rien ne génère plus d’inquiétude qu’un individu dont personne ne connaît le domicile. En outre, les autorités sont confrontées d’une manière inédite à l’insécurité dans les campagnes, et soupçonnent au premier chef ces « romanichels », « bohémiens », « clochards » et travailleurs saisonniers qui sillonnent les chemins. La crise sécuritaire des années 1890, liée aux attentats anarchistes, à l’action de bandes armées qui attaquent les fermes et à des meurtres odieux commis dans les campagnes, débouche sur la constitution d’une commission sénatoriale chargée de revoir l’organisation des forces au service de l’ordre2.

6Indépendamment des difficultés politiques, militaires et économiques que la France connaît jusque dans les années 1940, l’idée de défendre et d’enraciner la propriété privée demeure donc structurante pour les élites au pouvoir. Certes, des années 1840 aux années 1950, la France a beaucoup changé, notamment sous l’effet de l’industrialisation et de l’urbanisation, surtout à partir des années 1880. La Troisième République surmonte toutes les tensions politiques, jusqu’à ce que la défaite de mai-juin 1940 ne la brise. Le régime qui lui succède, en acceptant l’armistice avec Hitler, nourrit ses discours d’une référence constante à « la terre qui ne ment pas ». L’État français replié à Vichy (Allier) est persuadé que la France s’est avilie en s’éloignant de la défense des paysans pour ne penser qu’aux ouvriers des villes, et revigore les approches agrariennes que la Troisième République avait soutenues à ses débuts. Par conséquent, le village et les propriétaires-exploitants alimentent une nouvelle propagande nationale résumée dans la devise « Travail, Famille, Patrie ». Un gouvernement provisoire s’emploie à gérer l’urgence et à préparer la reconstruction institutionnelle de la France à la suite de l’effondrement du gouvernement de Vichy à l’été 1944, en agrégeant les forces issues de la résistance, gaullistes et communistes au premier chef. Lui succède alors la Quatrième République, dont la politique se tourne vers la modernisation de l’économie et notamment de l’agriculture. À l’heure où la France lie son sort à une coopération européenne, dont témoigne la signature du Traité de Rome en 1957, la question de la valorisation du foncier agricole demeure présente, et largement inscrite dans des problématiques discutées depuis les années 1840.

7Pour ces raisons, les trois derniers chapitres épousent volontairement une longue période, celle des structures. La propriété privée et la libre exploitation de son bien sont deux paradigmes importants jusque dans les années 1950. L’objet est de souligner comment la promotion de la propriété privée, au service de l’exploitation, accompagne paradoxalement la reconfiguration et la stabilisation des usages en vigueur dans les campagnes. De nouvelles attentes sociales et une nouvelle réflexion économique sur la manière de défendre certaines productions de qualité ont joué un grand rôle dans ce domaine. En effet, à partir de la Troisième République, les pouvoirs prennent la mesure de leur intérêt à définir les droits des exploitants du sol pour accroître la production et moderniser l’agriculture. Les débats se concentrent sur la propriété culturale, c’est-à-dire celle de l’exploitant du sol, dans un contexte où il apparaît nécessaire de sécuriser l’action des milliers d’agriculteurs vivant sous le régime du faire-valoir indirect. En outre, la modernisation des cadres de l’agriculture encourage à remanier les parcellaires trop morcelés, considérés comme un obstacle à l’efficacité du travail agricole. Dans le même temps, de vifs débats apparaissent sur la manière d’accompagner la vie du marché foncier et de sécuriser les droits des individus sur les terres. Dans ce contexte, les tentatives pour rénover le cadastre posent de nombreux problèmes. Enfin, le poids des anciennes solidarités agricoles au sein des finages se réduit au profit d’ententes librement consenties et plus flexibles, dans l’intérêt de chaque exploitant. L’articulation des droits des propriétaires et de ceux des exploitants demeure cependant délicate. Néanmoins, le choc des guerres, entre 1870 et 1945, facilite l’intervention du pouvoir pour transformer l’ancienne économie agricole, avant que la France ne bascule dans la politique agricole commune, au sein de la Communauté économique européenne.