Bilan : une articulation problématique des droits sur le foncier

1L’enracinement d’une France fondée sur la participation de chacun au financement de l’action publique, au nom de l’égalité civile, va de pair avec l’enracinement de la propriété privée au cœur de l’édifice politique et administratif du pays. Techniquement, le cadastre installe la contribution foncière sur des bases parcellaires, qui résultent d’une véritable construction intellectuelle sans rendre vraiment compte de la manière dont les ruraux perçoivent les terres qu’ils exploitent. Imparfait et incomplet sur le plan du droit de propriété, le cadastre est une entreprise fiscale qui témoigne de la place considérable des propriétaires au sein du pouvoir et de la société. Par ailleurs, l’affirmation de la liberté économique s’accompagne de la consolidation d’outils permettant de faire vivre le marché foncier, comme le notariat. Dans ce contexte, des notables épris d’agronomie soutiennent la modernisation agricole. Tous leurs discours, toutes leurs actions témoignent de leur refus à poursuivre les anciennes pratiques, à commencer par celles liées aux usages ruraux, collectifs et individuels. L’avenir reste encore incertain pour un nombre important d’habitants.

2Au milieu du xix^e siècle, de puissants débats au sujet de la propriété privée, voient le jour. Le thème de la justice sociale s’empare d’une partie de l’opinion. Les théoriciens prémarxistes, ceux du premier socialisme, vilipendent le libéralisme destructeur et l’individualisme agraire au nom de la défense des plus pauvres. Ils dénoncent l’inachèvement des processus engagés sous la Révolution. Leur idéal entend associer chacun au pouvoir et assurer à tous des moyens d’existence. Ils refusent dans ce sens de criminaliser les droits d’usage. De leur côté, les conservateurs épris d’un christianisme aux accents sociaux, peignent la figure d’un Christ, premier parmi les pauvres, qui invite à offrir aux démunis des droits à vivre, en tempérant un libéralisme égoïste. Les plus modérés souhaitent consolider la petite propriété et inventer un modèle où les plus fragiles disposeraient de ressources pour vivre dignement. La crise du milieu du siècle permettra de clarifier ces points.

3Toutefois, développer un ordre économique fondé sur la promotion de la propriété privée implique de réduire la pratique des usages, dont le domaine est fort étendu d’un point de vue strictement agricole et forestier. Clôturer une terre devient le symbole de l’appropriation privée. Cette dernière se développe avec les mutations de la céréaliculture vers l’élevage, mais se manifeste également pour d’autres biens ruraux, tels que les vignes et certains bois privés. La clôture n’est cependant pas réservée aux seuls propriétaires puisque les municipalités des campagnes produisent des règlements interdisant la fréquentation de telle ou telle contrée durant la période où se développe une culture. Dès la récolte opérée, vient le temps des usagers. Dans les régions qui jouent de ces règles, la propriété privée se réduit de fait à celle du fonds et de sa récolte principale, et les usages assurent aux foyers les plus modestes les compléments utiles à leur vie. Ainsi, en permettant aux pauvres de trouver des moyens de subsistance, les exploitants aisés trouvent à maintenir dans les villages la main-d’œuvre dont ils ont besoin quand les travaux agricoles battent leur plein. Si, la rationalité des ruraux n’est pas celle des juristes, acquis aux normes du libéralisme, le rapport de force reste néanmoins longtemps favorable aux campagnards du fait de leur nombre.

4Pourtant, au milieu du siècle, le droit tout entier favorise de manière plus décisive la propriété privée. Les décisions de la Révolution française produisent des effets structurels en posant le cadre légal de la vie des Français et en créant des administrations dotées de moyens pour relayer les vues des notables qui tiennent le pays. Le Directoire et l’Empire mettent en ordre ces acquis, et la monarchie censitaire (1815-1848) privilégie la propriété privée sans pouvoir ouvertement détruire le monde des usages. À ce titre, l’échec d’un Code rural témoigne des blocages à l’œuvre dans la société. Mieux vaut trouver un équilibre qui serve les intérêts de chacun, plutôt que tenter d’unifier le droit agricole au risque de déclencher des tensions supplémentaires. Un ordre légal hybride est ainsi reconnu, toléré, plaçant le Code civil au sommet de la hiérarchie, mais autorisant à s’organiser différemment tant que personne ne dénonce une atteinte à son bien. Toutefois, sur fond de croissance démographique, les partisans de la propriété privée amplifient leurs critiques contre les usagers dans les campagnes et disposent des moyens de se faire entendre d’autant que jusqu’en 1848, grâce au cens électoral, ils maîtrisent le pouvoir politique. Après cette date, et l’adoption du suffrage universel masculin, il leur faudra agir autrement. L’essor manufacturier et urbain qui absorbe de nombreux travailleurs ruraux, est un précieux secours, tout comme l’appareil policier que le Second Empire déploie sur la France dans l’intérêt de la croissance productive.