Précédent Suivant

Conclusion générale

p. 211-218


Texte intégral

1À l’issue des analyses qui précédent, il est possible de proposer un schéma d’interprétation des trois décennies de transformation structurelle en replaçant ce temps de transition dans une histoire de plus longue durée. À l’est de l’Elbe, les sociétés rurales qui avaient connu sous des formes diverses le collectivisme agraire* en sont sorties, non sans encombre. Une nouvelle fois dans l’histoire contemporaine, le foncier agricole a changé de mains et la transition de système* a induit une mutation du rapport à la terre, en tant qu’objet de propriété. Ce changement est un processus historique qui porte la marque de l’irréversibilité. Il s’est déployé selon un enchaînement de séquences causalement reliées que l’on peut synthétiser sous la forme d’un scénario sinon définitif du moins cohérent dans son argumentation. Prenant appui sur le paradigme de la dépendance au passé, ce schéma narratif permet de faire retour sur la compréhension des mécanismes à l’œuvre dans la transformation des relations du couple terre/propriété. Ces relations participent d’une compétition sociale tendue pour recouvrer, capter, puis rassembler le « faisceau de droits » de propriété sur la terre. Elles peuvent être analysées en termes de relations de pouvoir entre groupes sociaux. Construit à l’épreuve des faits, le schéma narratif s’efforce d’appréhender les étapes de la mutation des structures agraires dans leur dynamique, sans réduire la complexité des dimensions et la variété des configurations, aux diverses échelles territoriales. L’interprétation s’appuie sur l’idée de la nature systémique de la propriété du foncier agricole, d’une institution enchâssée dans des relations sociales et placée au cœur d’enjeux qui attisent les rapports de force.

2Les sociétés centre-européennes sont pétries de visions mémorielles façonnées par les appartenances à une nation, un groupe ethnique, une communauté locale, une lignée familiale. Des temporalités diverses se croisent dans une mise au présent des évènements du passé. Le moment 1989 a ouvert les vannes d’un retour du refoulé, enfoui dans les mémoires des générations anciennes où se mêlent le souvenir des expulsions qui ont marqué la fin du deuxième conflit mondial, la réminiscence du cortège des dépossessions de toutes sortes commises par les régimes de démocratie populaire. De ce passé lointain ont survécu des aspirations à un monde social plus juste, d’abord portées par les réformes agraires de l’entre-deux-guerres et de l’immédiat après-guerre, puis mises en avant par le pouvoir communiste lors de la collectivisation* des moyens de production et du travail. Avec la disparition des derniers témoins, les traces de ce passé douloureux se sont estompées et d’autres images se sont surimposées, celle d’un âge d’or du collectivisme accompagnant une relative prospérité ou, à l’inverse, le rejet d’un système coercitif et quasi-stalinien. Les représentations forgées dans le temps long de l’histoire des peuples ont ressurgi en nourrissant des conceptions différenciées de la transformation à venir. Leur influence a marqué le cours d’une restauration agraire largement conditionnée par l’empreinte des structures héritées.

Une dépendance au chemin suivi

3La phase initiale du changement systémique a pris la forme d’une restauration de la propriété privée de la terre, portée par la volonté de rétablir un ordre social antérieur. Dans le contexte d’une transition de système* économique et social d’inspiration libérale, cette entreprise a revêtu un caractère paradoxal puisqu’elle fondait les droits de propriété* sur la terre en se référant à une structure agraire remontant au passé antérieur à la collectivisation*… une structure dépassée du point de vue des exigences techniques de mise en valeur. Les formes sociales, culturelles et juridiques d’une telle tentative de restauration plongent leurs racines dans le mythe de la petite propriété paysanne qui a accompagné l’édification d’États nationaux indépendants, tout au long du xxe siècle. Les droits de propriété* formels ont été remis à un grand nombre d’ayants droit, pour beaucoup dépourvus des moyens appropriés d’en faire usage. D’emblée, lors de la sortie du collectivisme, une disjonction s’est opérée entre d’une part, les propriétaires rétablis dans leurs droits sur la terre et d’autre part, les attributaires du capital d’exploitation accumulé par les structures collectivistes. Par suite, la terre, le capital et le travail ont été désunis, le faisceau des droits s’est trouvé décomposé et ses composants éparpillés entre les mains de groupes d’acteurs aux profils distincts. La concordance entre la terre-objet d’appropriation et la terre-bien d’usage a dès lors été rompue. C’est l’instant initial de la décollectivisation* ouvrant une première et décisive bifurcation de trajectoire. Ce moment critique est à l’origine d’une série d’ajustements de toutes sortes, qui ont pu prendre l’apparence d’une suite coordonnée de transformations ou, à l’inverse, d’une série de réactions en chaîne, aux effets parfois préjudiciables. Les structures agraires héritées d’un passé révolu ont inspiré les modes d’allocation du droit de propriété* sur la terre, créant une sorte d’irréversibilité, sous la forme de conditions initiales qui vont peser comme autant de contraintes, susceptibles de verrouiller la transition attendue. La dispersion du « faisceau de droits* », intervenue dès le moment originel du changement de système, est l’une des conséquences de la dissociation de la terre, du travail et du capital, procédant de la dissolution du collectivisme agraire*. Une telle situation appelait un processus de recomposition du couple propriété/exploitation. Celui-ci va se développer sous l’action de forces sociales qui vont s’efforcer d’en infléchir l’issue à leur avantage.

4Une deuxième phase s’ouvre lorsque s’engage une reconstitution partielle du faisceau de droits* de propriété. C’est un temps d’adaptation et de reconversion des acteurs sociaux. Le collectivisme n’avait pas entravé l’accumulation de savoir-faire et de ressources à l’échelle des collectifs comme à celle des individus. La capacité des acteurs sociaux à mobiliser le capital social acquis et à le réinvestir en s’emparant des nouvelles règles du jeu, va faire la différence. Les trajectoires d’un ajustement réussi, qu’elles soient le fait de stratégies individuelles ou de groupes, puisent leur ressort dans l’aptitude à faire le bon choix, dans un contexte donné et au moment jugé opportun.

5Pour la grande majorité des acteurs impliqués dans l’activité agricole, l’impératif est de poursuivre la mise en valeur de la terre à des fins de production. Tout projet d’exploitation de la terre agricole, quelle que soit son ampleur, requiert la mobilisation d’un répertoire élargi de ressources (savoir-faire professionnel, réseau d’information, capacité managériale). La maîtrise de ces compétences opère comme un filtre qui sélectionne les acteurs sociaux en capacité de rassembler et coordonner les droits réels sur les moyens de production. Une grande diversité de formes sociales a rapidement émergé. Largement bricolées, faute d’un cadre juridique approprié pour faire tenir ensemble des groupes d’intérêts sinon antagoniques du moins disparates, les formes sociales de type néo-coopératif ou associatif, ont procédé d’une tentative d’hybridation qui n’a pas résisté à l’épreuve des réalités économiques et sociales. Ces formes sociales transitoires ont constitué le champ clos de tensions sociales attisées par les contradictions découlant d’une restauration des droits de propriété* en discordance avec les impératifs techniques et économiques de l’activité agricole. Les conflits procédant d’une telle situation de décalage ont conduit à rechercher des accommodements afin de sécuriser l’accès à la terre et aux moyens de production. Dès lors, le contrôle d’accès à la ressource foncière a pris le pas sur les droits de propriété* formels. Quant au capital d’exploitation, émietté entre de nombreux porteurs de parts, une coordination de la prise de décision s’imposait. Sans donner systématiquement lieu à des situations de conflit social ouvert, un mouvement insidieux de capture des leviers de contrôle s’est amorcé à l’initiative de la fraction la plus avertie des anciens cadres responsables.

6Deux types de configuration foncière se dessinent :

  • La propriété sans accès à la terre est le sort réservé au plus grand nombre de petits propriétaires fonciers dépourvus de capital social et économique, et en conséquence des moyens de mettre en valeur leur bien. D’autres, à peine mieux lotis, se résignent à pratiquer sur des parcelles, attribuées en usufruit ou en propriété, un mode de production à caractère vivrier, destiné à assurer leur subsistance dans un contexte de quasi-abandon des campagnes par les pouvoirs publics. Sans grand soutien des politiques publiques et privés d’assistance technique, ces petits exploitants-propriétaires sont condamnés au repli et ne peuvent parvenir à élargir leur exploitation, compromettant ainsi à terme les chances de transmission de ce bien.
  • L’accès à la terre sans propriété du sol fonde une deuxième configuration foncière. Elle ne concerne qu’une partie du foncier agricole, d’importance variable selon les pays et les régions, à savoir les terres mises en location par leurs petits propriétaires auprès de grandes structures de type coopératif, associatif ou sociétaire. Constituées à partir de l’assise foncière des anciennes structures collectives, des exploitations de grande taille se lancent dans un système de tenure inversée* dont elles parviennent à maîtriser les conditions (la durée des baux, la fixation du niveau de prix et les modalités de versement de la rente foncière). Délivrées de l’obligation d’acquérir la terre, ce qui libère une capacité d’investissement, elles peuvent engager la modernisation de l’outil de production en vue d’une plus grande compétitivité. Leurs chefs d’exploitation qui se recrutent parmi les rangs des anciens responsables des exploitations collectives, s’organisent pour s’emparer des pouvoirs de décision et progressivement des droits réels sur le capital d’exploitation. En un laps de temps relativement bref, ils parviennent à leurs fins en opérant une « deuxième vague de privatisation* » dont la réalisation passe par le recours à un ensemble de moyens, légaux et illégaux, pour faire main basse sur les parts du capital d’exploitation et imposer le contrôle d’une poignée d’acteurs sur l’accès au foncier. Le processus est hautement sélectif. Au fur et à mesure que disparaissent les exploitations en difficulté financière, les terres libérées sont reprises par ceux des entrepreneurs agricoles qui ont réussi à accumuler du capital (en rachetant à bon compte des parts dévalorisées) et à élaborer des stratégies de redressement. En position dominante sur le marché de la location, notamment à l’échelle locale, ils sont en mesure de dicter aux bailleurs leurs conditions sur les droits d’usage de la terre. La généralisation rapide d’un système de tenure inversée* entérine une situation de disjonction du faisceau de droits* entre propriété et usage, et la prééminence des pouvoirs de contrôle de l’accès à la terre.

7En fonction des contextes socio-territoriaux, ce deuxième temps de bifurcation des trajectoires agraires intervient plus ou moins tôt, et selon des modalités diverses. Dans la recomposition des structures d’exploitation, les relations de pouvoir ont joué un rôle déterminant. Le choix d’un modèle agricole de substitution qui avait été différé au moment initial de la rupture avec le système collectiviste, a pu dès lors se poser en termes nouveaux, largement inédits. Il a été le fait de forces sociales prenant la pleine mesure des enjeux économiques. Les politiques publiques ont pu tantôt promouvoir et accompagner un tel choix, tantôt en retarder, voire en contrarier l’émergence.

8À la veille de l’entrée dans l’UE, la restructuration des relations de propriété est largement accomplie et se traduit par la coexistence en proportions variables selon les pays et les régions, de formes sociales dont les antécédents sont ancrés dans le temps long de l’histoire agraire. Entre les exploitations sociétaires de grande taille, héritière des grands domaines et des structures collectivistes, et les petites exploitations familiales se rattachant à une tradition paysanne, le combat s’annonce perdu d’avance pour ces dernières.

9Si la conquête de l’accès à la ressource foncière est bien engagée, au tournant de la décennie 2000, elle demande à être consolidée, face à une nouvelle menace qui pointe avec l’arrivée annoncée d’investisseurs extérieurs sur les théâtres d’opérations nationaux. Cette troisième séquence débute avec l’entrée des nouveaux États membres dans l’UE et va se déployer en deux temps, pendant la période du moratoire et après son expiration. Ce sont les mêmes forces sociales qui se trouvent à la manœuvre. Contrôlant l’accès à la ressource foncière, elles vont chercher à le sécuriser afin de parachever leur conquête. C’est une phase marquée par des stratégies de reproduction en vue de renforcer le contrôle d’accès au foncier pour une élite qui de technicienne est devenue entrepreneuriale, aux dépens d’une stricte limitation de l’accès pour le plus grand nombre. Pour maîtriser les mécanismes de reproduction concernant le marché foncier et les droits de propriété, cette élite entrepreneuriale s’appuie sur les liens privilégiés établis avec les dirigeants politiques. En raison de l’alliance objective nouée entre les oligarques du secteur agroalimentaire et la classe politique, le processus de sécurisation du contrôle de la ressource foncière bénéficie de l’interventionnisme du pouvoir étatique. Les modalités revêtues par cette collusion d’intérêts sont multiples : financement des partis au pouvoir, participation aux instances dirigeantes des divers échelons territoriaux, connivences d’ordre clanique (entre le Premier ministre hongrois et son ami d’enfance détenant la deuxième fortune du pays), voire accession aux plus hautes fonctions de l’État dans le cas d’un milliardaire de l’agro-business devenu Premier ministre en République tchèque.

10Les révolutions conservatrices, en marche dans plusieurs pays d’Europe centrale, prennent appui sur diverses formes de domination politique, économique et sociale, qu’il s’agisse pour les nouvelles élites dirigeantes d’emporter l’assentiment d’un électorat rural frustré, d’introduire des dispositifs juridiques limitant l’exercice du plein droit de propriété, ou encore de capter les leviers de l’enrichissement (en particulier les financements européens). À l’issue d’un antagonisme séculaire, le succès remporté par la grande exploitation sonne la fin des paysanneries, la disparition programmée des petites exploitations de subsistance et annonce la dépossession des petits propriétaires terriens. L’extinction des derniers témoins d’un monde paysan révolu1 au profit d’un nouveau capitalisme agraire est désormais inscrite dans une dynamique fermement soutenue par des régimes politiques à caractère souverainiste et autoritaire2. Les signes d’une volonté de conquête de la ressource foncière par des formes de financiarisation jusque-là restées inédites à l’est de l’Europe sont partout manifestes. Les itinéraires de transformation structurelle ont découlé des choix politiques organisant les dispositifs de privatisation* des biens fonciers et non fonciers. La dissolution du modèle collectiviste était un évènement non prédictible pour des millions de personnes, brutalement confrontées à cette nouvelle donne. Les cadres institutionnels rapidement établis par les nouveaux régimes, les acteurs sociaux ont pu orienter leurs stratégies en fonction des moyens à leur disposition. Aucun modèle de remplacement ne semblant s’imposer, ils ont déterminé leurs choix en mobilisant les ressources accumulées par eux-mêmes et leurs familles, c’est-à-dire largement dépendantes des itinéraires suivis. À partir de là, les parcours des individus et des groupes sociaux se sont infléchis, en s’adaptant ou se désajustant par rapport aux nouvelles règles d’une économie de marché en expansion et dans le cadre de configurations sociales par essence évolutive3. C’est dire que les trajectoires ne peuvent être identifiées indépendamment de leur positionnement par rapport à un contexte spatio-temporel. L’approche conceptuelle en termes de trajectoire dépendante du chemin suivi permet de penser l’agencement des séquences, de repérer les moments de bifurcation et d’avancer un essai d’interprétation qui va au-delà du simple récit historique. C’est une lecture en termes de modèles agraires portés par des acteurs sociaux que l’on a souhaité privilégier.

La rivalité des modèles

11Au-delà du changement structurel dont le déroulement séquentiel vient d’être décrit, l’épisode qui s’achève demande à être replacé, encore une fois, dans le temps long d’une rivalité durable entre deux modèles agraires, la petite exploitation paysanne et la grande exploitation. L’affrontement ne se résout pas à l’opposition du point de vue technique et économique entre deux formes sociales de production, mais se définit fondamentalement en termes socio-politiques, la question de la propriété de la terre et des moyens de production se révélant l'entrée déterminante. Au cours d’une histoire agraire marquée de ruptures et de temps de recomposition, c’est la question du choix d’un modèle qui s’est posée de manière récurrente, sans être définitivement tranchée. En 1990, ce choix s’annonçait relativement ouvert. Dans les conditions initiales du passage à l’économie de marché, un petit nombre de modèles étaient a priori possibles, offrant la perspective d’une diversification des itinéraires post-collectivistes. Leurs atouts respectifs n’étaient pas les mêmes, leurs chances de s’inscrire dans la durée pas davantage. Les tenants d’une organisation collective loin d’être unanimement condamnée proposaient l’application d’une réforme sur un mode coopératif authentique. L’exploitation familiale individuelle était présentée par d’autres comme un modèle souhaitable dans une perspective de rapprochement avec l’Ouest, mais l’éventualité de son implantation était faible. Deux autres modèles s’avéraient plus accessibles. D’une part, la petite exploitation paysanne, parce qu’elle renouait avec un passé pré-collectiviste tout en prolongeant le lopin individuel d’autosubsistance, d’autre part, la grande entreprise agricole, en mesure de recueillir les équipements productifs et la force de travail de l’exploitation collective, au prix d’une conversion de statut et d’un transfert juridique des droits de propriété. Le processus successoral signant la fin du collectivisme s’est déroulé en désassemblant la propriété de la terre de celle du capital d’exploitation et en les dissociant du facteur travail. Un tel mode de dévolution imposait des contraintes quasi insurmontables à la constitution d’exploitations familiales inspirées du modèle européen, c’est-à-dire une forme sociale réunissant dans les mains d’une famille la terre, le capital et le travail. Un tel transfert de modèle, en quelque sorte par imitation, s’est vite révélé une voie sinon utopique du moins peu généralisable, sauf à mettre en œuvre des politiques volontaristes de soutien comme l’a expérimenté la Lituanie. Faute d’un tel projet et sans l’aide concertée des pouvoirs publics, ce modèle était inaccessible au plus grand nombre. D’autres solutions s’apparentant à un mode de transmission par filiation ont été tentées. Le terme de filiation, appliqué au mécanisme de passage d’une forme sociale à une autre, ne doit pas être pris au pied de la lettre, mais dans un sens métaphorique qui éclaire les logiques sous-jacentes. Les formes sociales du post-collectivisme ont puisé leurs références dans une histoire agraire marquée par la rivalité entre petite et grande exploitation.

12Trois décennies plus tard, le changement structurel a confirmé l’avantage de l’exploitation de grande taille, forme sociale dominante aux mains d’une élite composée d’entrepreneurs professionnels et l’inexorable recul de la petite exploitation entérinant le déclin de la paysannerie. L’élimination de cette forme sociale est une affaire entendue en Tchéquie, en Slovaquie et en Hongrie, même si dans ce dernier pays le processus prendra encore quelques années. La Pologne, la Lituanie, la Roumanie semblent faire exception, en apparence tout au moins. Cependant dans aucun de ces pays, la petite exploitation paysanne n’est portée par un projet d’avenir. D’une taille inférieure à cinq hectares, pratiquant un mode de production autarcique, baptisé « agriculture de semi-subsistance » par certains dispositifs de la PAC*, cette forme sociale héritée d’un passé mythifié, est partout en voie d’exclusion. En Roumanie, l’élimination des petits producteurs que les politiciens ont tenté de qualifier de « petite agriculture capitaliste » est inégalement avancée selon les régions (Roger, 2019). Leur marginalisation conduit à une inéluctable dépossession des petits propriétaires et à un effacement de la figure sociale paysanne. En Pologne, les petites exploitations « quasi-paysannes » (Halamska, 2016) forment un groupe passif, sans lien avec le marché, sans projet et sans capacité d’innovation, qui représente encore les deux tiers en nombre des exploitations agricoles et dont les ménages vivent principalement de revenus non agricoles. Bénéficiant d’avantages sociaux significatifs4, la reproduction de ces exploitations procède d’une logique singulière qui n’a rien à voir avec une quelconque viabilité économique5. Cette trajectoire de repli paysan coexiste avec une trajectoire de modernisation contrôlée qui a permis la constitution d’une agriculture professionnelle, promue par des exploitants familiaux et des entrepreneurs agricoles, et bien insérée dans les circuits marchands du secteur agro-alimentaire. La Lituanie participe d’une dualité structurelle de même nature, avec la présence de nombreuses micro-exploitations de subsistance, signe d’un état de transition qui perdure, sans pour autant entraver l’essor d’une agriculture d’entreprise qui, sous les formes familiale et sociétaire, poursuit une dynamique de concentration foncière.

13Produit d’une transition post-collectiviste étendue sur trois décennies, cette grande diversité de trajectoires agraires à l’est de l’Europe ne mène en aucun cas vers la convergence initialement souhaitée avec un modèle agricole européen, par ailleurs largement mis à mal6. Les évolutions en cours, décrites dans cet ouvrage, ouvrent vers de nouvelles formes de financiarisation de l’agriculture au profit des très grandes exploitations. Plusieurs pays centre-européens se sont engouffrés dans un tel scénario. La concentration du capital dans les mains d’une puissante oligarchie qui est parvenue à instaurer de nouvelles modalités de contrôle de l’accès au foncier entraîne à terme le dessaisissement des petits propriétaires sur des terres qu’ils ont longtemps convoitées. À l’est de l’Europe, la consolidation de la « grande maille agraire », obtenue par la généralisation de techniques de portage* foncier qui permettent de remembrer le faisceau de droits* au profit des grandes structures sociétaires, clôt le dernier épisode d’une histoire agraire placée sous le signe de la rivalité. La renaissance de la propriété privée dans son essence juridique ne peut suffire à garantir l’accès à la terre nourricière, à partir du moment où sa décomposition en « faisceau de droits* » permet de contrôler le segment dont veulent s’emparer les détenteurs du capital financier.

Notes de bas de page

1 Dans les campagnes polonaise et roumaine, la disparition de petits paysans qui étaient parvenus à résister à quatre décennies de collectivisme prendra encore quelque temps.

2 Cette dérive autoritaire et souverainiste révèle une cassure profonde au sein de l’Union européenne. Au-delà d’une division Est/Ouest plus durable qu’on ne le pensait, c’est la remise en question des perspectives définies par ces pays en 1989, le double choix du libéralisme et la démocratie.

3 L’analyse de ces configurations ne saurait se réduire à l’application d’une approche classiste en termes de rapports sociaux.

4 Les exploitants agricoles bénéficient d’un régime de sécurité sociale extrêmement généreux et d’une fiscalité légère qui permettent de comprendre leur attachement à la terre, transmise d’une génération à l’autre, avec les avantages qui lui sont liés.

5 Formant la base électorale du parti au pouvoir Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość -PiS), il y a fort à parier que le soutien dont bénéficient ces « quasi-paysans » risque de se révéler durable.

6 Voir les recherches dirigées par François Purseigle sur les formes émergentes d’organisation sociale du travail en agriculture, (Purseigle et al., 2017 ; Purseigle, 2019).

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.