1Près d’une décennie et demie après l’entrée des nouveaux États membres dans le marché communautaire, un premier bilan du soutien accordé par la PAC* peut être esquissé. S’il faut souligner le rôle positif des importants transferts financiers qui, sous forme des mesures d’aide du premier et du second piliers, visaient la modernisation et la restructuration de ces agricultures, on peut s’interroger sur la réalité du rapprochement de ces agricultures relativement aux standards européens tant en ce qui concerne les structures d’exploitation que les résultats économiques (Csaki, Jambor, 2013). Les travaux de ces mêmes économistes ont mis en évidence des performances disparates (Csaki, Jambor, 2016) et ont conclu à une progression limitée de celles-ci, au moins en termes de gains de productivité (Csaki, Jambor, 2019). Pour aussi pertinente que soit leur démonstration, ce chapitre n’entend pas reprendre leurs conclusions. L’hypothèse d’une « improbable convergence », avancée à la veille de l’élargissement, mérite d’être revisitée en d’autres termes qui ont trait à l’évolution des formes sociales de production en relation avec l’usage du foncier (Maurel, 2004).

2La mise en œuvre des mesures de la PAC* exerce des effets puissants sur les évolutions structurelles de ces agricultures. Loin de réduire le dualisme structurel qui les affecte et de favoriser un alignement sur un mythique « modèle agricole européen », le mode de distribution des aides constitue le principal levier d’un impressionnant mouvement de concentration de l’usage du foncier qui s’opère au bénéfice des plus grandes exploitations, tandis que s’accélère la disparition des plus petites, exclues de fait du bénéfice de la plupart des aides. Si ce processus de polarisation est commun à la plupart des agricultures européennes, il revêt une ampleur particulière et des modalités propres dans les pays d’Europe centrale. Les particularités de tels modes d’exploitation et d’usage de la terre semblent durablement ancrées et la perspective de voir les structures issues de la transformation post-collectiviste se rapprocher de celles de l’Europe de l’Ouest s’éloigne. Le référentiel de l’exploitation familiale1, qui sous-tend le discours rhétorique accompagnant la PAC*, se révèle largement inapproprié dans les contextes propres aux agricultures situées « à l’est de l’Elbe » (Swain, 2013). L’examen attentif des principales tendances d’évolution des structures d’exploitation permet de saisir les voies selon lesquelles se développe un processus de polarisation qui est sous-tendu et amplifié par un mouvement de concentration de l’usage du foncier au profit des plus grandes structures.

Polarisation des structures et concentration foncière

La diversité des profils structurels

3Pour identifier les caractéristiques des structures d’exploitation des nouveaux États membres et en quoi elles diffèrent de celles des anciens pays membres (les 15 États de l’Union européenne ou UE-15), on dispose des données statistiques recueillies par Eurostat selon des méthodologies désormais communes à l’ensemble des États membres de l’UE. Ces catégories statistiques permettent une recension des unités de production agricole selon des critères identiques : la superficie agricole utilisée (SAU), le nombre d’unités de travail annuel (UTA), la dimension économique exprimée en production standard* (PS), le statut de l’exploitation, personne physique ou morale. Les critères retenus par l’enquête européenne Farm Statistical Survey (FSS) donnent accès à une classification des exploitations agricoles indicative de la singularité structurelle de ces agricultures. L’analyse du processus de concentration foncière* requiert le recours aux indicateurs se rapportant aux dimensions physique (SAU) et économique (PS) des exploitations agricoles. En considérant la taille statistique moyenne de l’exploitation agricole qui est un indicateur, sans doute sommaire, du degré de fragmentation des structures d’exploitation de chaque pays, on observe une importante différenciation à l’échelle des États membres de l’UE (figure 10)2.

Figure 10. Taille moyenne des exploitations agricoles en 2016 (en ha)

4La taille moyenne d’une exploitation est de 16,6 hectares3 pour l’ensemble de l’UE, elle atteint des valeurs records en Tchéquie avec 130 hectares, en Slovaquie avec 74 hectares, en Estonie avec 60 hectares. Les valeurs restent encore supérieures à la moyenne européenne en Lettonie (28 hectares), Bulgarie (22 hectares) et Lituanie (19 hectares). En revanche, en Hongrie et en Pologne, la taille moyenne est de l’ordre de la dizaine d’hectares et ces valeurs moyennes sont plus faibles encore en Roumanie (4 hectares) en raison du nombre particulièrement élevé des très petites exploitations. En réalité, une grande hétérogénéité structurelle l’emporte dans l’ensemble de l’UE et les agricultures des nouveaux États membres n’y font pas exception (figure 10). Si, pour la plupart, ces pays présentent des structures relativement homogènes à l’échelle nationale, en revanche, de nets contrastes régionaux affectent la Pologne, la Hongrie et dans une moindre mesure la Bulgarie. Ils sont l’expression de profils structurels géographiquement différenciés. C’est l’existence d’une bipolarisation affirmée des profils qui singularise les agricultures post-collectivistes des NEM*.

Figure 11. Les profils structurels selon l’importance de la grande, moyenne et petite exploitation (2016)

5Une caractérisation sommaire des profils structurels distingue trois catégories d’exploitations selon la taille physique : les petites (moins de 5 hectares), les moyennes (de 5 à 100 hectares) et les grandes exploitations (plus de 100 hectares). En les comparant aux données disponibles pour l’ensemble de l’UE-28 et entre eux, il est possible de positionner les profils des nouveaux États-membres de manière relative afin d’apprécier leurs traits spécifiques. D’après les résultats de l’enquête réalisée en 2016 (Farm structure survey4), l’UE compte 10,5 millions d’exploitations agricoles5, qui sont en grande majorité de petites exploitations de taille inférieure à 5 hectares (65,6 % du nombre total d’exploitations) mais elles n’occupent que 6,1 % de la SAU. En petit nombre (3,3 % des unités de production), les grandes exploitations concentrent 52,7 % de la SAU. Entre ces deux catégories, les exploitations de taille moyenne (de 5 à 100 hectares) représentent un peu moins du tiers du nombre (31,1 %) et les deux cinquièmes de la SAU (41,2 %). La catégorie de l’exploitation agricole de taille moyenne ne correspond pas à ce que l’on présente habituellement comme le modèle européen dominant, ni dans le cas des nouveaux États membres, à l’exception de la Pologne où elle occupe les deux tiers de la SAU6, ni dans la plupart des anciens États membres. L’importance relative des catégories extrêmes, les très petites et petites exploitations d’une part, les grandes exploitations d’autre part, contribue à spécifier des types de profils. La Pologne, la Roumanie se caractérisent par un relatif degré de morcellement des structures d’exploitation (figure 11). À l’opposé, la Slovaquie, la République tchèque, la Bulgarie, l’Estonie, la Hongrie, se distinguent par l’importance relative de la grande exploitation qui atteint dans ces pays des valeurs très supérieures à la part relative que la catégorie représente dans l’UE-28. Dans trois pays, la Lettonie, la Roumanie et la Lituanie, les grandes exploitations sont également présentes sur environ la moitié de la SAU. De manière générale, le dualisme structurel que l’on observait dès le moment de la décollectivisation* n’a pas disparu, en dépit d’une tendance affirmée à la concentration foncière.

La grande exploitation, singularité structurelle du post-collectivisme

6La définition de la grande exploitation est relative, dans le temps comme dans l’espace. Les données collectées et diffusées par Eurostat permettent une recension des exploitations agricoles selon des critères identiques tels que la superficie agricole utilisée (SAU), la dimension économique exprimée en production standard* (PS), le statut juridique de l’exploitation, personne physique ou personne morale. Dans le cadre de cette étude, la dimension en termes physiques a été délibérément privilégiée et le seuil de cent hectares et au-delà a été adopté pour définir la catégorie des grandes exploitations, ainsi que la plupart des présentations statistiques à l’échelle européenne nous y invite7.

7C’est la présence de très grandes exploitations, étendues sur plusieurs centaines d’hectares et produisant un important volume de production mesurée en euros, qui singularise les profils structurels de plusieurs pays, comme l’indiquent les données des figures 12 et 13. Ces grandes exploitations qui sont en petit nombre tant en chiffres absolus que relatifs, détiennent une part écrasante des superficies agricoles.

8Plus des quatre cinquièmes de la superficie agricole sont exploités par de grandes unités de production en Slovaquie, Tchéquie, Bulgarie, et encore 78 % en Estonie et 63 % en Hongrie. Si ces pays figurent en tête du classement européen par l’importance relative des superficies concernées8, en revanche, ils n’occupent que des places beaucoup plus modestes si l’on se fonde sur les dimensions économiques des exploitations. Par exemple, lorsqu’on retient un seuil de 100 000 euros de production standard (PS*) pour définir la grande exploitation, la Tchéquie, la Slovaquie, l’Estonie se classent respectivement au 8^e, 13^e et 16^e rangs de l’UE-28, les autres pays d’Europe centrale occupant les derniers rangs du classement ! Grandes par leur taille physique, les exploitations agricoles de ces pays ont un potentiel de production sensiblement plus faible que leurs homologues d’Europe occidentale. Le rapprochement de ces indicateurs témoigne d’un niveau de compétitivité qui n’a pas encore rattrapé celui des anciens membres. Néanmoins, lorsqu’on définit les grandes exploitations en termes économiques, c’est-à-dire celles dont la production standard* est supérieure à 250 000 euros, la catégorie reste largement dominante en Tchéquie et en Slovaquie (les trois quarts de la SAU), en Bulgarie (les deux tiers) mais un peu moins de la moitié en Estonie et seulement les deux cinquièmes en Hongrie, ce qui traduit un niveau de concentration moins accentué en termes économiques qu’en termes physiques. Si l’on conjugue les deux critères de taille physique (plus de cent hectares) et de dimension économique (plus de 250 000 euros), les grandes exploitations, au sens économique, s’étendent en Tchéquie, Slovaquie et Bulgarie sur plus des quatre cinquièmes de la SAU de la catégorie, et sur un peu plus de 60 % de la SAU de cette même catégorie en Estonie, Pologne et Roumanie. Ces données attestent du degré élevé de concentration de l’activité de production atteint grâce à la taille physique des exploitations. Ces grandes exploitations mobilisent une main-d’œuvre salariée relativement nombreuse en donnant du travail à plus des deux tiers de la main-d’œuvre agricole en Slovaquie (67,6 %) et en Tchéquie (68,2 %)9. Ce que l’on a proposé de qualifier de « grande maille agraire » constitue un cadre favorable à la concentration foncière comme à l’accumulation du capital (Maurel, 2012).

9La carte représentant la part de la superficie agricole utilisée détenue par les grandes exploitations de plus de cent hectares exprime le degré de concentration de la ressource foncière, à l’échelle des régions Nuts 2 (figure 15). Si, là où domine de manière quasi hégémonique la grande exploitation (Tchéquie, Slovaquie, Estonie, Bulgarie), les différenciations régionales sont faibles, en revanche, les contrastes infranationaux sont plus accentués en Hongrie, en Roumanie et en Pologne. En Hongrie, la domination de la grande exploitation est plus forte en Transdanubie centrale et méridionale, en Roumanie, elle s’étend largement dans les plaines du Sud-Munténie et du Bas-Danube. En Pologne, où elle est beaucoup plus réduite en nombre comme en superficie, la grande exploitation ne domine qu’en Poméranie occidentale (52,6 % de la SAU), mais reste largement présente dans les voïvodies de Lubusz, de Basse Silésie, d’Opole, de Poméranie et de Warmie-Mazurie.

Figure 14. Importance relative des exploitations agricoles de plus de 100 hectares (en 2016)

10Héritées des anciennes exploitations collectives, les très grandes exploitations sont parvenues à préserver une assise foncière de l’ordre de la centaine, voire du millier d’hectares. Tout se passe comme si l’empreinte de « la grande maille agraire » perdurait et constituait, en quelque sorte, une matrice spatiale au sein de laquelle de nouveaux rapports sociaux se sont élaborés qui, au moins à l’origine, ont articulé une propriété parcellaire en location, un capital d’exploitation contrôlé par un petit nombre de managers et une force de travail majoritairement salariée. Après une phase initiale de déconcentration foncière* entraînant la réduction de la taille des exploitations-successeurs* par rapport aux anciennes coopératives et aux fermes d’État, et dans un certain nombre de cas leur démembrement10, le processus de restructuration s’est opéré à leur avantage. Les exploitations-successeurs* ont servi de matrice à la constitution d’entreprises de statut sociétaire. Le recours à la formule sociétaire a permis de stabiliser les parts du capital d’exploitation en les remettant à des entités juridiques de divers statuts. Ainsi qu’on peut l’observer, les entreprises de type sociétaire11 détiennent une part importante de la superficie agricole cultivée par la catégorie des grandes exploitations et elles sont en moyenne plus étendues que les exploitations ayant pour titulaire une personne physique (figure 15). Ces structures sociétaires sont devenues la version la plus courante de la catégorie des exploitations de plus de cent hectares. Leur importance relative et leurs caractéristiques varient selon les pays et les régions (figure 16). La forme sociétaire est largement prépondérante en termes de SAU en Slovaquie (88 %), en Tchéquie (79,1 %) et en Estonie (76,5 %) et leur taille moyenne atteint le millier d’hectares en Tchéquie et plusieurs centaines d’hectares ailleurs. Les exploitations sociétaires concentrent plus de la moitié des superficies détenues par les grandes exploitations de plus de cent hectares en Hongrie, Roumanie et Bulgarie Dans ces trois pays, la grande exploitation sociétaire est particulièrement bien implantée dans les régions les plus favorables à la grande culture céréalière (en Transdanubie, en Roumanie, en Olténie, Munténie et en Dobroudja, en Bulgarie septentrionale au pied du Massif du Balkan). En Pologne, en Lettonie et en Lituanie, la forme sociétaire demeure minoritaire. En Pologne, la grande exploitation sociétaire trouve son domaine d’expansion à l’ouest et au nord du pays, de la Poméranie occidentale à la Warmie-Mazurie, de la Basse Silésie à la Grande Pologne, c’est-à-dire dans les territoires où s’étendait autrefois le secteur agricole d’État. En Lituanie, il s’agit des exploitations-successeurs* qui ont pris le statut d’association agricole et qui sont parvenues à surmonter les effets du démantèlement, puis à éviter le rachat par des entrepreneurs individuels.

Figure 16. L’importance relative de la grande exploitation sociétaire

Une masse de très petites et petites exploitations

11L’importance relative du nombre de très petites et petites exploitations constitue la deuxième caractéristique des structures agraires. Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on appelle la « petite exploitation » en l’absence de définition commune à l’échelle européenne. Les indicateurs utilisés par divers auteurs ont trait à la superficie agricole utile (SAU), à la taille économique, à la main-d’œuvre, au rapport entre production autoconsommée et production vendue, etc.12

12Dans le cadre d’un projet européen étendu à tous les pays membres de l’UE, une équipe de recherche a entrepris de décrire les petites exploitations en les replaçant dans leur contexte régional et en tenant compte de leurs dimensions physique et économique. Réalisée à l’échelle des régions NUTS 3, leur étude a livré une typologie des petites exploitations qui révèle l’étendue spatiale d’une petite agriculture économiquement faible sur le territoire d’un grand nombre de régions des NEM* (Guiomar et al., 2018). Seuls la Tchéquie, la Slovaquie et le quart nord-ouest de la Pologne échappent à la présence de ce type d’exploitation.

13Dans le contexte de notre problématique, une cartographie reposant sur le seul critère de la taille physique a été privilégiée13. Par son caractère universel, cet indicateur est d’application plus simple et facilite une comparaison immédiate. Les seuils adoptés sont ceux de l’enquête Eurostat Farm Structure Survey qui donne pour chaque catégorie de taille le nombre et la superficie des exploitations. Afin d’analyser le degré de morcellement des structures foncières, le nombre de petites exploitations et la SAU qu’elles occupent, relativement aux autres catégories de taille, constituent des variables appropriées pour rendre compte d’une réalité économique et sociale qui se présente de manière fortement différenciée selon les pays et les régions (figures 17 et 18).

14À la lecture de la figure 17, un premier constat s’impose : la présence d’une masse considérable de petites exploitations dans au moins deux pays, la Roumanie et la Pologne, qui détiennent une part significative de la SAU. Sans être aussi écrasante, leur importance relative (en nombre comme en superficie) n’est pas négligeable en Lituanie et en Hongrie. La distribution spatiale de ces petites exploitations de moins de 5 hectares, tant en chiffres absolus que relatifs, invite à se pencher sur la question de leur origine et de leur devenir. Quelle réalité économique et sociale recouvre une telle distribution géographique se caractérisant par le poids relatif de petites exploitations aux très faibles revenus, principalement orientées vers l’autosubsistance ? Depuis trois décennies, cette petite agriculture a permis d’assurer la survie des ménages ruraux que la transformation de système a privés de la possibilité de conserver un emploi salarié. Largement présentes dans la ruralité post-collectiviste, sous la forme de ceintures de vergers, de potagers et de cultures vivrières autour des villages, ces petites exploitations assurent la reproduction de populations rurales encore denses bien qu’en voie de vieillissement. Une telle situation affecte le quart sud-est de la Pologne, la majeure partie de la Roumanie, le sud-est de la Bulgarie, la Grande Plaine (Alföld) en Hongrie, la Lituanie.

15Réalisée à l’échelle des régions Nuts 2, la figure 18 associe plusieurs informations complémentaires : l’importance relative des petites exploitations dans la superficie totale (en aplat), le nombre des petites exploitations en cercles proportionnels comportant la distinction entre les très petites exploitations (moins de deux hectares) et les petites (entre deux et cinq hectares). Elle illustre une différenciation régionale de ce phénomène et permet d’en donner une lecture plus détaillée.

Figure 18. Les petites exploitations agricoles de moins de 5 hectares (2016)

16Trois pays, la Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie se distinguent par un nombre élevé, en chiffres absolus comme relatifs, de petites exploitations de moins de 5 hectares dont la proportion est supérieure à 80 % du nombre total des exploitations. Les trois quarts d’entre elles appartiennent à la catégorie de moins de 2 hectares.

17À elle seule, la Roumanie concentre plus de trois millions de petites exploitations qui forment les 9/10^e du nombre total des exploitations et qui totalisent une part significative de la SAU (28,7 %). Cette proportion atteint ses valeurs les plus élevées dans les régions du Nord-Ouest (35 %), du Nord-Est (40 %) et du Sud-Ouest (44 %), tandis que les régions du Centre et du Sud enregistrent des valeurs inférieures. Enfin, c’est à l’ouest dans le Banat et au sud-est, dans les plaines du Bas Danube (départements de Tulcea, Constanța, Ialomita), que les petites exploitations sont en proportion les plus faibles (17 % de la SAU). La place singulière de cette « agriculture parcellaire » pratiquée par des millions de ménages et qui fonctionne quasiment en dehors des circuits marchands a retenu l’attention des observateurs (Roger, 2019)14.

18En Hongrie, la catégorie des petites exploitations utilise moins de 5 % de la SAU. Majoritairement, il s’agit de très petites exploitations de moins de 2 hectares qui constituent entre la moitié et les deux tiers de la catégorie. Elles fonctionnent dans un mode d’autoconsommation qui prolonge celui des lopins de l’époque collectiviste.

19En Bulgarie, si les très petites exploitations sont encore nombreuses en chiffres absolus et relatifs, elles n’occupent qu’une très faible part de la SAU (2,8 %).

20En Pologne, la catégorie des exploitations de moins de cinq hectares regroupe la moitié des exploitations agricoles et représente 13,2 % de la SAU. La très grande majorité est constituée par des exploitations de 2 à 5 hectares, dont la présence caractérise la structure agraire du pays depuis des décennies15. Il s’agit de petites exploitations en propriété de l’exploitant qui sont transmises d’une génération à l’autre, sans changer de configuration. Leur implantation est particulièrement affirmée dans trois régions du quart sud-est du pays, en Petite Pologne et dans les Basses-Carpates où elles constituent plus des 4/5^e du nombre total, avec respectivement 49 % et 44 % de la SAU, dans la voïvodie de Sainte-Croix (les deux tiers des exploitations et 30 % de la SAU). À partir de ce pôle de forte densité de la petite exploitation, leur nombre et leur importance décroissent en Haute-Silésie, à l’ouest, dans les voïvodies de Łodz, au centre du pays, et de Lublin, à l’est. Encore nombreuses dans les autres voïvodies, les petites exploitations n’y occupent qu’une fraction minoritaire des superficies et leur présence se fait plus discrète dans les voïvodies septentrionales, en Poméranie et en Warmie-Mazurie. La petite exploitation revêt des traits spécifiques selon l’histoire propre à chaque région. Dans le quart sud-est, il s’agit de la petite exploitation des ménages ouvriers-paysans sous une forme de pluriactivité agricole fortement développée à l’époque communiste. Ailleurs, ces petites exploitations qui fonctionnent dans un mode de production « quasi-paysan » sont le plus souvent dans les mains de retraités et de pensionnés qui tirent leurs revenus de transferts sociaux et des activités extérieures des plus jeunes membres du ménage (Halamska, 2008, 2016).

21Des trois États baltes, c’est la Lituanie qui compte le plus grand nombre de petites exploitations (50 % du nombre total et 6,9 % de la SAU) mais la plupart d’entre elles se rangent dans la catégorie de 2 à 5 hectares. Ces exploitations ont pour origine l’attribution de trois hectares aux ménages ruraux, lors de la décollectivisation*, qui ont permis d’élargir de manière significative le lopin familial autrefois concédé en usufruit par le kolkhoz*.

22Quelle que soit sa taille, la petite exploitation est une forme héritée de l’époque collectiviste lorsque le lopin individuel était un élément du statut du membre de la coopérative ou de l’employé de la ferme d’État*. Si, en raison d’une trajectoire spécifique, la petite exploitation paysanne polonaise en offre une version différente, elle partage l’absence de perspective d’avenir de cette masse d’exploitations marginalisées par un système économique favorable à la concentration foncière comme à l’accumulation du capital.

Une dynamique d’accumulation foncière au profit de la grande exploitation

23Depuis l’entrée dans l’UE, les structures agraires issues du processus de décollectivisation* ont traversé une nouvelle phase de recomposition. Les exploitations ont enregistré une forte diminution en nombre alors que la SAU totale est restée stable et parfois s’est accrue en raison de la remise en culture des terres qui avaient été un temps laissées en friche. Dans l’ensemble de l’UE, les exploitations ont sensiblement diminué de 2005 à 2016. Un quart des unités de production, soit 4,2 millions, ont disparu, parmi lesquelles une très grande majorité de petites exploitations de moins de 5 hectares (85 %). En Europe centrale et balte, le déclin est inégalement accentué selon les pays, variant d’un tiers à la moitié du nombre initialement enregistré lors du recensement effectué dans ces divers pays en 2005, selon la méthodologie commune définie par Eurostat. En moins d’une décennie, la Slovaquie et la Bulgarie ont perdu 62 % de leurs exploitations, la Pologne, les États baltes, la Hongrie autour des quatre cinquièmes. Ce mouvement de recul généralisé, très largement supérieur à celui éprouvé par les agricultures des anciens pays membres, est la résultante de deux processus inverses : la forte contraction du nombre et de la superficie des petites exploitations de moins de 5 hectares, la progression de la catégorie des exploitations de plus de 100 hectares qui ont partout le vent en poupe, tant en nombre qu’en superficie. L’évolution des exploitations de taille moyenne est plus disparate : en recul dans les trois États baltes, elles ont vu leur nombre et leur importance s’accroître en Bulgarie, Tchéquie, Hongrie, Slovaquie. Dans ces pays, la restructuration a pu bénéficier à la catégorie des exploitations moyennes qui mettent à profit les disponibilités de terres libérées par la disparition des plus petites.

24De manière générale, la grande exploitation progresse, en nombre comme en superficie, témoignant d’un processus de concentration de la terre au profit de cette catégorie. Le niveau de concentration foncière* s’est particulièrement renforcé en Estonie, en Lettonie et en Lituanie. En Bulgarie, en Hongrie où les grandes exploitations étaient prépondérantes en termes de superficie, le niveau de concentration progresse encore. La Roumanie et la Pologne16 n’échappent pas à cette tendance de fond. En revanche, en Tchéquie et en Slovaquie, on observe une légère amorce de déconcentration au sein de la catégorie des grandes exploitations dont le nombre continue à croître tandis que leur SAU décroît légèrement. Compte tenu du niveau de concentration foncière* atteint, ce faible recul ne remet pas en cause la prééminence des grandes structures.

L’impact de la PAC* sur les restructurations

25L’évaluation des effets économiques, sociaux et politiques de la PAC* sur les agricultures des nouveaux entrants demanderait en soi une étude spécifique qu’il appartient aux instances de Bruxelles de conduire puisque, outre les compétences en matière d’expertise, la Commission européenne dispose des rapports officiels comme des données statistiques permettant d’évaluer les résultats obtenus en les positionnant en regard des objectifs que la PAC* se proposait d’atteindre. L’analyse qui suit répond à un questionnement plus limité, en relation avec la problématique de l’évolution des structures d’exploitation. Quel est l’impact des mesures introduites à partir de 2004-2007 dans les transformations à l’œuvre ? Les dispositifs d’intervention ont-ils permis la stabilisation des marchés et par conséquent l’amélioration des revenus agricoles ? Quelle contribution les diverses subventions ont-elles apportée au processus de modernisation des structures de production et quelles ont été les catégories d’exploitations bénéficiaires de ces mesures ? La définition des critères d’attribution de ces aides répondait-elle à un objectif de cohésion économique et sociale ? Les modalités d’attribution étaient-elles adaptées aux catégories d’exploitants auxquelles elles s’adressaient ? Au-delà de ces interrogations, c’est la question du ciblage de la PAC* qui se trouve posée. Quel rôle souhaite-t-on lui voir jouer dans les processus de restructuration ?

26La PAC* a connu des réformes successives qui ont beaucoup modifié les principes et les objectifs adoptés au lendemain de la signature du Traité de Rome. À la veille de l’entrée des nouveaux États membres et pour se préparer à les accueillir, les anciens membres ont adopté en 2003 une nouvelle réforme qui a accentué le cours de la libéralisation des marchés en procédant au découplage des aides directes. Un montant fixe d’aides est versé par hectare, quelle que soit la production et quel que soit le volume de production. Il s’agit du droit à paiement unique (DPU), un droit lié à chaque hectare détenu par l’agriculteur qui donne droit au versement d’une aide. La réforme de 2013 a confirmé le recours à ce mode d’intervention en poursuivant la dérégulation des marchés des produits agricoles. Les dépenses de la PAC* sont aujourd’hui dominées par les paiements directs qui sont majoritairement découplés et attribués en fonction de la superficie des exploitations, indépendamment de la situation des marchés.

27La PAC* est organisée en deux secteurs nommés « piliers ». Le premier pilier, le plus important puisqu’il représente environ 75 % des dépenses de la PAC*, porte les mesures de soutien aux marchés et aux revenus des exploitants agricoles. Il est financé par le Fonds européen agricole de garantie (FEAGA) et représente aujourd’hui 42,1 milliards d’euros par an17. Le second pilier, instauré en 1999, porte sur la politique de développement rural qui a pour objectif le soutien des territoires ruraux à travers un large panel de mesures, cofinancées par les États membres, allant de la modernisation des exploitations à la promotion du tourisme rural, en passant par la formation des agriculteurs, les aides à l’installation ou encore à l’agriculture biologique. Il est géré par le Fonds européen pour l’agriculture et le développement rural (FEADER), pour un montant de 13,6 milliards d’euros (auxquels il faut ajouter les cofinancements par les États). Les deux piliers ne jouent pas le même rôle concernant les structures d’exploitation et leur évolution.

Les paiements directs, levier de la concentration foncière

28À partir de leur entrée dans l’UE, les agricultures des nouveaux États membres ont bénéficié de conditions d’application des aides directes adaptées à leur situation particulière. Celles-ci ont fait l’objet d’âpres négociations. C’est ainsi que le régime de paiement unique à la surface (RPUS)18 qui leur avait été accordé pour une période transitoire, a été reconduit à plusieurs reprises à leur demande. Ils ont finalement obtenu que ce régime favorable à la situation de leurs agricultures reste en vigueur jusqu’en 2020. En outre, les États membres ont pu bénéficier d’un soutien couplé limité pour assurer l’avenir de secteurs potentiellement vulnérables. C’est ainsi que les nouveaux États membres peuvent verser une aide nationale transitionnelle (ANT) qui a pris la suite des paiements directs nationaux complémentaires. Sur un financement national, l’ANT leur permet d’accorder des aides particulières à certains secteurs de production. Pour la période 2014-2020, les États membres ont la possibilité de cibler davantage les paiements directs au travers d’autres régimes facultatifs19. Un paiement dit « redistributif » peut être attribué aux trente premiers hectares des exploitations, afin de fournir un soutien plus orienté vers les exploitations de petite et moyenne taille20. Quatre pays, Bulgarie, Lituanie, Pologne et Roumanie, ont accepté sa mise en œuvre. Six pays ont opté pour l’application du schéma d’aides aux petites exploitations qui leur est proposé à la place du paiement unique à la surface21.

29L’analyse de la distribution des paiements directs révèle un partage inégal entre les États membres, et entre les diverses catégories d’exploitations au sein de chaque pays. La plupart des nouveaux États membres reçoivent des paiements moyens/hectare d’un montant inférieur à ceux des anciens membres. Lors des négociations sur la réforme de la PAC* en 2013, ils ont demandé une répartition plus équitable, avec des allocations nationales basées sur un paiement uniforme par ha. Le compromis adopté a introduit une réduction progressive des inégalités de distribution. Aucun membre ne devrait percevoir un paiement inférieur à 90 % du montant moyen de l’UE. La figure 21 illustre l’évolution de la répartition des paiements directs moyens par hectare et par pays à l’horizon 2020, par rapport au statu quo (« référence de base »).

Figure 21. Évolution dans la répartition des paiements directs

30Dans l’ensemble de l’UE, les quatre cinquièmes des paiements sont versés à seulement le cinquième des bénéficiaires22. Les nouveaux États membres ne font pas exception à la concentration des paiements directs sur un petit nombre de bénéficiaires. Cette proportion atteint des valeurs élevées dans sept des nouveaux États membres, avec des taux records en Slovaquie (94 %), en Tchéquie (89 %), en Estonie (85 %), en Hongrie (85 %), en Bulgarie et en Roumanie (84 %), et en Lettonie (80 %). La Lituanie (77 %) et la Pologne (74 %) se situent à peine en dessous de la moyenne européenne. Un tel niveau de concentration des paiements directs au profit d’une poignée de bénéficiaires est lourd d’implications. Mal partagées, ces aides directes sont aussi mal ciblées. Attribuées en fonction de la surface, elles viennent aggraver les inégalités de revenus entre les diverses catégories d’exploitations. Les ajustements opérés en faveur des plus petites exploitations ont permis d’abaisser le seuil de la superficie éligible et d’augmenter le montant attribué. En dépit du relatif élargissement du nombre de bénéficiaires, l’aide directe versée aux petits exploitants, compte tenu des taux de paiement à l’hectare, ne constitue pas pour eux une solution favorable. Les bénéficiaires ne perçoivent qu’un très faible montant dont le versement est assujetti au respect d’exigences minimales. Les conditions d’éligibilité sont hors de portée d’une grande partie des petits exploitants (Roger, 2012)23.

31Les rapports annuels publiés par la Commission européenne24 donnent des informations sous forme de tableaux, de cartes et de graphiques présentant la répartition des aides entre les bénéficiaires par tranche de montant, pour chacun des États membres. Sans surprise, on constate que les profils de distribution des aides reflètent les caractéristiques des structures d’exploitation. En Roumanie, en Pologne, dans les États baltes, plus de la moitié des bénéficiaires touchent moins de 1 250 euros/an, mais ils ne perçoivent qu’un peu plus de 15 % du montant total des aides en Roumanie, entre 5 et 15 % en Pologne, Lettonie et Lituanie, là où, pourtant, les petites exploitations sont très nombreuses. À l’inverse, plus de 30 % du montant total des aides est absorbé par un tout petit nombre de bénéficiaires qui touchent plus de 100 000 euros en Tchéquie, en Slovaquie, Bulgarie et Hongrie. Cette même proportion est de l’ordre de 15 à 30 % en Roumanie, Estonie et Lettonie.

32Un tel mode d’attribution des paiements directs est susceptible de constituer un puissant levier en faveur de la concentration foncière. Le versement annuel des subventions entretient des effets de rente au seul profit des très grandes exploitations et encourage leur agrandissement, sans que cela se traduise nécessairement par une amélioration de la valeur ajoutée par hectare25. Pourtant, loin d’être critiqué ou remis en cause, ce mode de répartition a ses partisans dans les pays concernés. Toutes les tentatives pour mettre un terme au régime de paiement simplifié comme les initiatives lancées pour plafonner le montant des aides attribuées aux plus grandes exploitations ont échoué. Plus de quinze ans après l’introduction d’un régime qui était prévu pour être transitoire, aucun des États membres n’entend y renoncer. Un tel attachement conduit à s’interroger sur le rôle et le poids des intérêts économiques qui soutiennent un dispositif aussi discriminatoire pour la majorité des agriculteurs. Dès 2008, lors des discussions concernant le « Bilan de santé » de la PAC*, les lobbys agricoles en République tchèque se sont opposés avec force à l’abandon de ce régime simplifié et au passage au schéma de paiement unique en vigueur dans le reste de l’UE, tout comme aux modulations des aides directes envisagées par la Commissaire européenne (Baun, Kouba, Marek, 2009)26. La Hongrie fait également partie des États qui ont refusé le plafonnement des aides directes (de 5 % au-delà de 150 000 euros) et le transfert sous forme de paiement redistributif (top-up) en faveur des exploitations de moins de trente hectares. Dans un article, des économistes hongrois se sont livrés à la construction de six scenarii pour évaluer l’impact des mesures envisagées par la réforme de 2013 (Potori, Kovács, Vasary, 2013). Ils ont avancé que l’introduction du paiement redistributif ne bénéficierait qu’aux exploitations de petite taille et risquerait d’affecter le paiement versé aux grandes exploitations (de 100 à 500 hectares), c’est-à-dire à une catégorie d’exploitations que la politique officielle entendait privilégier ainsi que l’adoption de la loi sur les transactions foncières (loi cxxii/2013) en signait l’intention. Les chercheurs ont considéré que l’introduction du paiement redistributif au bénéfice des exploitations de moins de trente hectares n’aurait qu’un effet peu significatif sur le changement structurel… bien qu’ils admettaient que la mesure ne manquerait pas d’avoir un impact social. Les choix opérés par le gouvernement hongrois que les économistes tentaient de justifier en conclusion de leur étude, procèdent d’un rapport de force politico-idéologique favorable aux intérêts économiques de la très grande exploitation.

33L’opposition déterminée d’un certain nombre de pays vis-à-vis des propositions de la Commission européenne concernant le plafonnement des aides (capping) doit être mise en relation avec les moyens de pression dont disposent les responsables des très grandes exploitations bénéficiant de paiements directs dont les montants sont supérieurs à 100 000 euros. Les hommes d’affaires qui ont constitué de puissants groupes dans le secteur de l’agro-business exercent une influence politique directe sur les cercles du pouvoir, soit qu’ils aient intégré une formation politique, soit qu’ils aient financé les activités d’un parti (Roger, 2014)27. En moins d’une décennie, d’entreprenants « oligarques28 » sont parvenus à rassembler des superficies étendues, en location et/ou en propriété, de manière à capter une partie de la manne que Bruxelles entendait affecter sous forme de paiements directs à la restructuration de ces agricultures29. À la différence des leaders du secteur agro-alimentaire qui dans le reste de l’UE recherchent l’intégration des producteurs agricoles selon d’autres modalités, les oligarques à la tête des groupes agro-alimentaires ont compris l’intérêt de mettre directement la main sur la ressource foncière en prenant le contrôle de très grandes exploitations sociétaires. Outre la maîtrise de l’ensemble de la chaîne agro-alimentaire, l’accès à la terre agricole leur assure le versement régulier d’importantes subventions30.

34En Hongrie, les trois plus grands groupes d’intérêts du secteur agricole ont reçu 35 millions d’euros de subventions en 2011. À elle seule, la très grande entreprise de Bóly Ltd qui appartient à Sándor Csányi, président de la banque OTP, a reçu la deuxième plus importante subvention du pays d’un montant de 15 549 278 euros, et il en est ainsi depuis 2008. En Roumanie, d’habiles hommes d’affaires sont parvenus à orienter à leur seul avantage la privatisation* des infrastructures et des terres des anciens grands domaines du secteur d’État (Roger, 2014). Le groupe TCE 3 BRAZI SRL, fondé par l’ingénieur agronome Culiţă Tărâţă, exploite 65 000 hectares et a perçu de 3 à 5 millions d’euros/an au titre des paiements directs31. Si on cumule l’ensemble des subventions européennes, ce groupe était le deuxième bénéficiaire du pays avec 37 122 506,76 euros (2008-2013). S.C. INTERAGRO S.A., présidé par Ioan Niculae, la troisième fortune du pays, détient 55 000 hectares et a perçu 8 361 185,51 euros pour la période 2008-2013. D’autres grandes entreprises ont pris en concession les terres des anciennes fermes d’État transformées en sociétés commerciales et ont racheté les silos de l’entreprise d’État Romcéréal, de manière à installer de grands domaines de plusieurs dizaines de milliers d’hectares en cultures céréalières sur les terres les plus fertiles.

Quel ciblage pour les aides à la modernisation ?

35Les petites exploitations individuelles n’ont que très marginalement tiré bénéfice du soutien apporté par le premier pilier de la PAC*. Pour la période 2007-2014, les aides au développement rural (second pilier) avaient pour objectif d’apporter un soutien à la modernisation des exploitations, susceptible de bénéficier aux petites et moyennes exploitations. Parmi l’ensemble des mesures du second pilier, celles ciblées sur la catégorie des exploitations de semi-subsistance32 concernaient directement les petites exploitations susceptibles d’engager un projet de développement viable, c’est-à-dire visant une intégration progressive au marché. Plusieurs pays, la Bulgarie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie avaient saisi l’opportunité de mettre en place une telle mesure (la mesure 141). L’UE avait opéré la définition d’un ciblage de la mesure en précisant quelles exploitations pouvaient prétendre à ces aides financières33. Les pays concernés se sont emparés de cette mesure pour aligner leur politique agricole sur les standards européens. Or, une telle catégorisation ne correspondait que très imparfaitement à la réalité de leur situation. Dans le cas de la Roumanie, Antoine Roger a montré comment, en s’appuyant sur les délimitations des experts européens, les services du ministère de l’Agriculture et du Développement rural avaient inventé une catégorie dotée de propriétés évolutives pour opérer un tri parmi les petits producteurs pratiquant l’autoconsommation afin de caractériser une « petite agriculture capitaliste » qui en fait n’existait pas (Roger, 2012). L’application de cette politique passait par la disqualification et l’exclusion de l’immense majorité des petits exploitants. Les financements européens ont été détournés de leur cible pour assurer le financement d’organisations professionnelles soutenues par des services du ministère de l’Agriculture. D’autres mesures du second pilier de la PAC* concernaient le soutien à la modernisation de cette catégorie d’exploitations (mesure 121), à partir d’un seuil d’éligibilité variable selon les pays. Le caractère sélectif des conditions d’éligibilité a eu pour effet de décourager les exploitants susceptibles d’en bénéficier. À cela se sont ajoutées les conséquences de l’obligation de mise aux normes des élevages, qui a accru le risque d’exclusion des plus fragiles.

36Pour la période 2014-2020, le second pilier34 a fait l’objet d’une nouvelle approche conduisant à la redéfinition des priorités, au nombre de six, avec la possibilité pour les États-membres de les regrouper en sous-programmes thématiques : petites exploitations, jeunes agriculteurs, circuits courts d’approvisionnement, zones de montagne. Les six priorités sont : « Encourager le transfert de connaissances et d’innovation ; Améliorer la compétitivité de tous les agriculteurs et renforcer la viabilité des exploitations agricoles ; Promouvoir l’organisation de la chaîne alimentaire et la gestion des risques dans le secteur de l’agriculture ; Restaurer, préserver et renforcer les écosystèmes tributaires de l’agriculture et de la foresterie ; Promouvoir l’utilisation des ressources et soutenir la transition vers une économie à faibles émissions de CO₂ et résiliente face au changement climatique dans les secteurs agricoles et alimentaires ainsi que dans le secteur de la foresterie ; Promouvoir l’inclusion sociale, la réduction de la pauvreté et le développement économique dans les zones rurales ».

37Un relatif degré de flexibilité, par rapport au premier pilier, permet aux autorités nationales de formuler leurs propres programmes septennaux de développement rural en choisissant à la carte dans un « menu de mesures » européen. Ces programmes sont cofinancés par des fonds de l’UE et des fonds nationaux. D’une manière générale, les procédures de ce deuxième pilier sont devenues plus complexes et ont autorisé un recentrage institutionnel renforçant le rôle de l’État invité à contribuer au financement des mesures, et en conséquence libre de choisir ces priorités (quatre au moins sur les six proposées) et de les hiérarchiser par une pré-affectation des financements35. À partir de l’analyse du contenu des divers Programmes nationaux de développement rural (PNDR), les choix opérés par les États-membres révèlent des logiques d’intervention différenciées36. Seule la deuxième priorité (« Améliorer la compétitivité de tous les agriculteurs et renforcer la viabilité des exploitations agricoles ») concerne directement le soutien aux exploitations agricoles. Visant l’objectif de compétitivité, elle regroupe diverses mesures destinées à la modernisation, à l’installation des jeunes agriculteurs, etc. Les États-membres se partagent en deux groupes, ceux qui mettent en avant cette priorité, ceux qui optent pour d’autres orientations, le plus souvent la quatrième priorité (restaurer les écosystèmes).

38Les pays qui donnent la priorité à la compétitivité du secteur agricole se caractérisent par des structures dominées par des exploitations de plus petite taille, avec une forte proportion d’exploitations de moins de 5 hectares et une faible part relative des exploitations de plus de 50 ha. Leur stratégie vise la modernisation des exploitations agricoles et l’agrandissement des exploitations afin d’améliorer la productivité du foncier. La Pologne, la Lituanie, la Roumanie déclarent placer l’objectif de compétitivité des exploitations agricoles au premier rang. La Pologne et la Lituanie affectent respectivement 35 % et 28,9 % des fonds du second pilier au renforcement des petites et moyennes exploitations. Si la Roumanie annonce retenir la deuxième priorité, elle ne lui affecte que 21 % des fonds tandis que les quatrième et cinquième priorités bénéficient respectivement de 28,8 % et 27,1 % des fonds37. Les mesures d’aide visent à consolider une poignée d’exploitations tandis que la majorité des très petites exploitations se trouvent de fait disqualifiées. La Roumanie affiche une volonté de soutien des exploitations familiales, dont la dimension économique est de deux à cinq unités de dimension économique (UDE), en leur proposant de bénéficier de la mesure 121 mais assortie de la condition de conformer leur plan de modernisation aux fiches de « projets types », élaborées par l’administration (Roger, 2017).

39D’autres États membres ont choisi de privilégier la préservation de leurs écosystèmes. Ainsi, la République tchèque attribue-t-elle 59 % à cette priorité, le soutien de la compétitivité ne bénéficiant que de 20,5 %. Le choix de la Slovaquie est d’ordre comparable (43,1 % à la quatrième priorité et 18 % pour la deuxième priorité). La Hongrie qui compte de nombreuses petites exploitations (87 % des exploitations ont moins de cinq hectares) a renoncé à les soutenir (17,1 % des fonds à la deuxième priorité) et préfère les pousser vers la sortie, en les considérant sans avenir38. Le pays retient la quatrième priorité (28 % des fonds), dédiée à la restauration des écosystèmes, mais en affectant le quart des fonds à des paiements à l’hectare pour un usage respectueux de l’environnement ainsi qu’au soutien de l’agriculture biologique. La troisième priorité (18,4 %) cible l’organisation de la chaîne alimentaire à travers le soutien aux groupements de producteurs. La sixième priorité (18 % des fonds) vise l’inclusion sociale et la réduction de la pauvreté, à travers la mise en œuvre de l’axe transversal Leader (« développement local mené par les acteurs locaux »). La conception du PNDR de la Hongrie participe d’une volonté du pouvoir central d’imposer un mode de gestion autoritaire de l’axe Leader. La logique d’intervention entend placer l’action publique sous le contrôle rapproché de l’échelon micro-régional39.

40Au lieu de compenser les effets de ciblage des aides directes sur les grandes exploitations, les orientations mises en œuvre par les politiques de développement rural tendent à renforcer le processus de sélection aux dépens des petites exploitations. Ne pouvant prétendre au versement des paiements directs (le seuil fixe une superficie supérieure à un hectare), ces petites exploitations sont, dans leur grande majorité, non éligibles aux mesures du second pilier. Devenues quasiment invisibles du fait de leur mise à l’écart par les politiques agricoles, les petites exploitations sont condamnées à disparaître, y compris dans les pays où elles étaient auparavant la forme sociale dominante. La question du transfert des terres détenues par ces exploitations, majoritairement en faire-valoir direct, vers d’autres catégories d’exploitations se pose donc. Les conditions de leur reprise sont à l’ordre du jour.

Des terres plus chères

41Les processus de recomposition des exploitations se traduisent par un usage de plus en plus inégal de la ressource foncière. En encourageant l’agrandissement des structures, les modalités d’intervention du premier pilier de la PAC* ont soutenu un processus de concentration foncière* responsable d’une flambée continue des prix sur les marchés fonciers.

42Afin d’apprécier les tendances animant les marchés fonciers des États membres, l’Office statistique Eurostat a entrepris de recueillir des données selon une méthodologie commune permettant de suivre l’évolution annuelle des prix de vente et de location. La série de données est à présent complète depuis 2010, soit six ans après l’entrée des premiers entrants, à quelques exceptions près (trois ans pour la Roumanie et la Bulgarie). Les informations collectées révèlent d’importantes variations d’un pays à l’autre et, au sein de chaque pays, selon les régions40. Sur le plan national, le niveau de prix est fonction de divers facteurs qui ont principalement trait au rapport entre l’offre et la demande de terre ainsi qu’au mode de régulation du marché foncier par les règles en vigueur. En début de période, les marchés des nouveaux entrants présentaient tous des prix très inférieurs à ceux des anciens membres. En 2016, en Slovaquie et en Pologne, les prix du foncier sont devenus légèrement supérieurs à ceux de la Finlande, de la Suède et de la France, tous les autres pays d’Europe centrale figurant en queue du classement européen. La Roumanie est l’État-membre où le prix est demeuré le plus faible (1 958 euros/hectare en 2016). De tels niveaux de prix rendent ces marchés particulièrement attractifs pour les investisseurs européens.

43Le deuxième fait significatif concerne la forte progression des prix au cours de la période observée, à savoir 2010-2017. La tendance perceptible dès le moment de l’entrée dans l’UE se confirme. Elle est particulièrement prononcée en République tchèque où le prix a été multiplié par 3,5. En effet, dans ce pays, la terre fait l’objet d’un nouveau type d’investissement qui retient l’attention des catégories sociales les plus fortunées41, en raison de la sécurité de ce placement et du rendement que l’on peut en attendre. Le prix du foncier a presque triplé en Lituanie et en Estonie, il a doublé en Bulgarie, Hongrie, Pologne. En Roumanie, le marché de la vente de terre agricole enregistre une évolution moins accusée. On notera que les fluctuations de prix affectant le marché foncier en Slovaquie sont déconcertantes (Drabik, Rajčániová, 2014). Le prix atteint un niveau record de 28 217 euros/hectare en 2016 pour s’effondrer l’année suivante à 3 009 euros/hectare ! Ces données aberrantes sont à mettre en relation avec les effets de la loi sur l’acquisition des terres, adoptée en 2014, qui a très sensiblement modifié les conditions de réalisation des transactions et a en quelque sorte bloqué celles-ci.

44Les données statistiques officielles permettent de repérer des tendances mais elles ne disent rien des conditions réelles dans lesquelles se font les transactions foncières. En dépit des législations réglementant les modalités de transfert de la propriété foncière (par héritage, par donation, par acquisition), la terre agricole est devenue un objet de convoitise pour de grands investisseurs (banques, fonds de placement, compagnies d’assurances, etc.) depuis quelques années. Les tendances observables s’inscrivent dans des contextes international et européen qui ont été par ailleurs décrits et analysés, et qualifiés par l’expression d’accaparement foncier* (Van der Ploeg, Franco, Borras, 2015). En Europe de l’Est, ces mécanismes prennent corps dans le cadre de systèmes politiques et sociaux qui ne sont pas parvenus à juguler la corruption et les diverses formes d’illégalité. La constitution particulièrement rapide des fortunes de quelques milliardaires ne doit rien au hasard ou à la chance. Leur intérêt pour l’investissement dans le foncier agricole s’inscrit dans une logique d’intégration de leurs actifs au sein de grands groupes agro-alimentaires. Dans leur prise de contrôle de la ressource foncière, ils ont exercé un puissant rapport de force à l’égard des petits et moyens exploitants, le plus souvent propriétaires, en rendant difficile et plus onéreux leur agrandissement. Grâce aux appuis politiques dont ils disposaient, les oligarques ont été en mesure de dicter les conditions de reprise du foncier aux petits propriétaires bailleurs. Jusqu’à la fin de la période d’exception et l’ouverture du marché foncier de l’achat-vente, en 2014, le marché foncier domestique est resté à l’abri des acquéreurs issus des pays européens voisins. De facto, il s’est trouvé sous l’emprise des oligarques.

45L’évolution des prix sur le marché de la location montre des tendances à la hausse dont l’ampleur n’est pas d’importance comparable à celle du marché de la vente (figure 23). Les données enregistrées et publiées par Eurostat n’ont qu’une valeur indicative, une partie des contrats de location sont à caractère informel (baux verbaux) et souvent passés à court terme. La formation des prix est fonction des conditions locales qui tiennent tant aux qualités intrinsèques des sols que du rapport de force entre les preneurs et les bailleurs. Ils ne font pas nécessairement l’objet de véritables négociations mais peuvent être imposés par le preneur lorsque celui-ci est en position de monopole.

Conclusion

46Si la concentration foncière* est la tendance de fond commune aux restructurations, elle revêt des modalités sensiblement différentes selon les pays. Là où l’exploitation familiale est la forme dominante, il s’agit d’un processus classique d’agrandissement des structures les plus conformes à un projet marchand, afin de répondre aux exigences de la compétitivité. C’est le cas en Pologne et en Lituanie, même si leurs agricultures connaissent aussi l’essor rapide de grandes exploitations. Partout ailleurs, on observe un processus de concentration au profit quasi exclusif de la grande, voire de la très grande exploitation sociétaire. Loin de contribuer au développement de l’exploitation familiale de taille moyenne, la PAC* a accéléré le processus en dotant les grandes exploitations d’aides directes d’autant plus intéressantes que le mode de paiement à l’hectare ne requérait d’autre condition que celle d’exploiter une superficie de terre. Les exploitations les mieux dotées en capital foncier et de production ont capté les aides européennes. Les écarts de revenus se sont creusés au profit de ces grandes exploitations. Il ne s’agit pas d’un mécanisme de « sélection naturelle » des structures dans une logique économique mais d’un choix de nature politique favorisant un mouvement de concentration des ressources et d’accumulation du capital à l’avantage de la grande exploitation, principalement dans sa version sociétaire.

47Dans les mécanismes retracés ci-dessus, le processus de concentration foncière* joue un rôle primordial, à la fois par son antériorité et son rythme d’avancement. Il prend racine dans le temps long de l’histoire agraire, des grands domaines aux exploitations collectives, se perpétue sous la forme des grandes exploitations-successeurs*, et se consolide grâce au système des paiements directs qui tend à l’accélérer. En renforçant l’attractivité de la ressource foncière, la concentration ouvre la voie d’un mouvement d’accaparement* des terres42 dont les signes manifestes se multiplient dans la plupart des pays étudiés. La prise de contrôle des terres et de l’outil de production par un capital d’origine extérieure au monde agricole (banques, fonds privés de placement, sociétés d’investissement, etc.) en est la marque évidente. Ce mouvement d’accaparement* reste un phénomène insidieux et en partie rampant. La concentration foncière* et l’accaparement* des terres ont désormais partie liée et les deux processus se renforcent mutuellement. Ils procèdent d’une volonté de contrôle de l’accès au foncier qui ne passe pas exclusivement par la voie libérale du marché de la location ou de l’achat-vente. Les modalités de prise de contrôle empruntent des circuits détournés manquant de transparence et qui tirent leur puissance de formes de pression que l’on peut qualifier, selon l’expression avancée par plusieurs auteurs de « coercition extra-économique » (extra-economic coercion) [Van der Ploeg et al., 2015, p. 152]. Ces prises de contrôle ne peuvent s’exercer sans l’accord tacite, voire la complicité, des élites politiques dirigeantes. La sécurisation de l’accès au foncier agricole devient un enjeu déterminant pour les intérêts économiques des groupes d’acteurs concernés. Elle est au cœur d’un différend qui oppose les nouveaux États-membres aux instances européennes qui entendent faire respecter les principes et les règles édictées par les anciens membres43.