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Chapitre 7

Reconfigurer les régimes fonciers

p. 123-142


Texte intégral

1Un ample mouvement de reconfiguration des régimes fonciers a suivi la distribution des droits de propriété* sur la terre. Dans la dépendance des modes de privatisation* et dans des conditions imprécises, la formation de nouveaux régimes fonciers a lentement progressé avant même que la mise en place du cadre juridique de régulation ne soit aboutie et les systèmes administratifs remaniés. Les régimes fonciers post-collectivistes présentent quelques traits communs qui les distinguent des régimes observables dans les pays qui n’ont pas connu le collectivisme agraire*. Au-delà de réelles similitudes qui tiennent aux héritages socio-historiques auxquels ils renvoient et aux politiques de privatisation* adoptées, ces régimes présentent des spécificités qui confèrent à chacun d’eux une forme d’agencement des relations de propriété qui lui est propre.

2Dans le contexte d’un système économique et social donné, rappelons que le régime de propriété est constitué d’un ensemble de règles qui définissent à qui sont remis les droits de propriété* et d’usage sur la terre et de quelle manière ceux-ci s’exercent1. Ces règles précisent le mode d’accès à la terre en stipulant qui peut exploiter un bien foncier, pour quelle durée et selon quelles conditions, ainsi que les modalités de protection de ces droits. Le régime de propriété prend forme dans l’agencement des relations qui se nouent entre les personnes et les biens et dont l’entrelacement compose un « faisceau de droits* », une collection de droits sur les biens, opposable à tous, propriétaires fonciers et usagers. Le régime* foncier s’étend au contrôle des mécanismes de marché qui régulent la location, l’achat et la vente des biens. La pluralité des utilités* attribuées à la terre, la diversité des parties prenantes et de leurs intérêts respectifs requièrent des institutions en mesure d’assurer la sécurité* des droits de propriété* et d’usage, et la régulation des marchés fonciers. Dans les systèmes économiques où la terre est propriété privée et revêt une valeur marchande, le mode d’institutionnalisation et de régulation des marchés fonciers exerce des effets sur les mécanismes de distribution de la terre et sur l’utilisation efficiente du sol. La création de telles institutions et leur bon fonctionnement relèvent des fonctions régaliennes de l’État. L’approche institutionnelle des régimes de propriété conduit à analyser les diverses dimensions régulatrice, normative et cognitive qui les constituent en intégrant la diversité des contextes politique, économique et social dans lesquels ils se forment et évoluent.

Surmonter l’écueil de la fragmentation* du foncier

3Les modalités de distribution des droits de propriété* sur la terre ont généralement conduit à un processus de fragmentation* de la propriété foncière d’intensité variable selon les approches retenues et les manières dont elles ont été appliquées. Les situations de non-recouvrement entre la propriété et l’usage du foncier sont largement présentes dans la plupart des agricultures de ces pays. Elles se traduisent par la formation de nouveaux modes d’articulation de la propriété et de l’usage du foncier qui ont déjà été évoqués (ci-dessus chapitre 4). Ces diverses formes de fragmentation n’ont pas les mêmes conséquences pour l’activité agricole. Plusieurs auteurs ont examiné les effets exercés par la fragmentation du foncier sur les conditions et les formes de mise en valeur de la terre, ainsi que sur le fonctionnement des marchés fonciers. En se référant à la proposition avancée par l’un d’entre eux (Hartvigsen, 2014, p. 340), il est possible de prendre en compte les effets de deux formes de fragmentation, l’une qui affecte la propriété de la terre, l’autre qui a trait au niveau de déconcentration de l’usage agricole du sol. Si l’on croise ces deux séries de données, quatre configurations peuvent se présenter :

  • Lorsque la fragmentation foncière et la déconcentration de l’usage du sol se situent à un niveau élevé, l’effet conjoint exercé sur le fonctionnement de l’agriculture et celui des marchés fonciers peut être contraignant ;
  • Dans le cas où l’effet d’une forte fragmentation de la propriété s’avère en partie compensé par un relatif degré de concentration de l’usage du sol, l’impact demeure faible sur les conditions d’exploitation mais peut venir limiter le développement des marchés fonciers ;
  • Si les deux données se positionnent à des niveaux faibles, elles n’exercent que peu d’influence ;
  • Le cas de figure inverse qui correspondrait à une faible fragmentation de la propriété associée à un niveau élevé de déconcentration de l’usage, ne concerne pas les agricultures centre-européennes.

4Ce schéma théorique, avancé par Hartvigsen, appelle une validation par le recours plus systématique à quelques observations empiriques. L’analyse des diverses formes de fragmentation foncière a fait l’objet de tels travaux conduits par une équipe de recherche tchèque (Sklenicka et al., 2014) qui a cherché à mesurer leurs effets sur la viabilité économique, le caractère durable du développement, les risques de dégradation du potentiel de fertilité des sols. L’effet peut être d’ordre économique lorsque des parcelles fragmentées, éparpillées et inaccessibles compromettent la viabilité de l’exploitation individuelle. De telles situations font obstacle à l’usage de la mécanisation agricole et peuvent induire une utilisation inefficiente des autres facteurs de production. Cette incidence négative est particulièrement accentuée lorsque la fragmentation affecte simultanément la propriété et l’usage agricole, et compromet la rentabilité économique de l’exploitation. Certains experts considèrent qu’il peut s’agir d’une forme d’insécurité économique qui se répercute sur la propriété de la terre et conduit le propriétaire à renoncer à exploiter son bien. L’excessive division du parcellaire peut entraîner la dépréciation du prix de la terre sur le marché foncier. Les données recueillies par les chercheurs tchèques montrent que plus les parcelles sont de petite taille, moins leur valeur marchande est élevée, et ce à conditions de fertilité constante (Sklenicka, 2013)2. Les effets préjudiciables d’un parcellaire foncier morcelé, précédemment mentionnés, sont renforcés lorsque les parcelles sont louées dans le cadre de contrats à court terme. Ces derniers peuvent induire des formes de mise en culture moins respectueuses de la fertilité des sols et de manière générale de la préservation de l’environnement. La mise en location d’un foncier fragmenté devient alors un vecteur de dégradation de la qualité des sols et de moindre durabilité environnementale (Sklenicka, 2016).

5La fragmentation* de la propriété foncière et son morcellement interne en petites parcelles ont partie liée pour rendre compte du niveau de contrainte entravant la mise en culture. C’est la subdivision du foncier en un grand nombre de parcelles individuellement possédées qui exprime le mieux le degré de fragmentation. Ainsi en République tchèque, la superficie de terre détenue en moyenne par un propriétaire est de l’ordre de 2,7 hectares, subdivisée en six parcelles, soit une taille moyenne de 0,4 hectare par parcelle. Une telle situation d’extrême fragmentation rend impossible la mise en culture par les petits propriétaires et les conduit à louer leurs parcelles. Des travaux ont mis en évidence le rôle de l’extrême fragmentation foncière sur un phénomène que les chercheurs tchèques ont proposé d’appeler « The Farmland Rental Paradox » (Sklenicka & al., 2014), c’est-à-dire le paradoxe de la location de terre agricole. Ce dernier peut se résumer ainsi : lorsque la taille des parcelles décroît en dessous d’un certain seuil, on observe la formation de grands blocs de culture en lien avec l’extension de leur prise à bail3. L’hypothèse d’une telle relation entre propriété foncière et usage du sol agricole a été testée à l’échelle des parcelles et des blocs de culture pour déterminer le nombre et la taille des parcelles qui forment ces blocs. Les parcelles ont été distinguées en fonction du mode de faire-valoir, direct ou indirect. L’étude a permis de croiser deux indicateurs provenant de sources d’information distinctes : le système d’identification des blocs de culture, les données de propriété consignées dans les registres fonciers. Plus la taille des parcelles est faible plus la dimension des blocs de culture est grande. Cette tendance des petites parcelles à former de grands blocs de culture4 est observable en dessous d’un certain seuil qui, dans les conditions des données empiriques analysées, est de 1,07 hectares. Le paradoxe de la location des terres s’applique à 40 % de la superficie agricole de la République tchèque. Formées de petites parcelles dont la taille n’est pas économiquement viable, les terres ne peuvent être exploitées par leurs propriétaires qui optent pour leur mise en location. En outre, les observations effectuées montrent qu’un degré élevé de fragmentation est un facteur déterminant du faible prix de la terre sur le marché de l’achat-vente. La démonstration s’applique à la situation du foncier en République tchèque et en Slovaquie, deux pays qui ont expérimenté des approches similaires en matière de reprivatisation* du foncier conduisant à une excessive fragmentation de la propriété5. Dans les deux pays, la taille moyenne de la parcelle est de 0,4 hectare et plus des quatre cinquièmes de la superficie agricole sont en location. Un taux aussi élevé de terres en location peut être considéré comme l’indice d’une sorte d’aliénation des propriétaires fonciers, en quelque sorte « dépossédés » de leurs biens par la perte de leur valeur marchande. Les conditions de redistribution des droits de propriété, sans réelle possibilité de réappropriation foncière en raison des conditions de restitution, ont conduit au développement d’un marché locatif permettant de substituer une forme de remembrement immédiat et à faible coût favorisant la consolidation de l’assise foncière des exploitations-successeurs. À partir du choix initial d’un mode de privatisation*/reprivatisation, la trajectoire du foncier agricole s’est trouvée verrouillée par le jeu de l’émiettement du foncier qui a placé les propriétaires dans un rapport de force défavorable face aux exploitations-successeurs. Les procédures de remembrement, opérées à l’échelle cadastrale, n’ont pas permis de remédier à cet état de fait6.

6Une situation d’émiettement foncier d’intensité comparable peut être décrite en Bulgarie où la taille moyenne de la parcelle est de 0,6 hectare et où 79 % de la superficie agricole se trouve en location. Sous l’effet d’amendements législatifs successifs, la politique de restitution a été marquée par des nombreux changements des dispositions encadrant le retour des terres aux anciens propriétaires. Dès avril 1992, la loi sur la terre, adoptée en novembre 1991, a été modifiée de manière à rendre aux propriétaires leurs biens dans leurs anciennes limites physiques (dites « en termes historiques »). Dans le cas où le retour s’avérait impossible, de nouvelles terres pouvaient être attribuées, en qualité et en quantité comparables, sur la base d’un plan de réallocation autorisant une sorte de remembrement foncier afin de rationaliser les conditions d’exploitation de la terre agricole. Les procédures de restitution ont pris du retard, les droits de propriété* étant, dans un premier temps, virtuellement alloués avant qu’une restitution effective n’intervienne. De telles opérations nécessitent la mise en œuvre d’un nouveau cadastre afin que les commissions agraires communales puissent attribuer les parcelles et qu’un acte notarié soit établi7. Considéré comme achevé, en décembre 2000, le processus de restitution a porté sur 5 782 461 hectares dont 3 238 782 hectares de terres arables. Environ le quart des terres restituées l’ont été dans les anciennes limites physiques (c’est-à-dire d’avant la collectivisation). La reprivatisation* du foncier agricole s’est soldée par une importante fragmentation* du parcellaire, puisqu’on dénombre 8,7 millions de parcelles, correspondant au dépôt de 1,7 million de demandes. Du fait du grand nombre d’anciens propriétaires et de leurs descendants, les demandes ont concerné 5,1 millions de personnes. Le partage des biens entre plusieurs héritiers est venu accentuer l’émiettement du parcellaire. La situation d’indivision qui en découle, a contribué à l’affaiblissement des droits de propriété* et à des formes d’usage inefficient de la terre (Vranken et al., 2004)8. Cependant, l’extrême fragmentation* de la propriété ne se traduit pas dans l’usage du foncier. Les données du recensement agricole de 2003 ont révélé une forte polarisation des structures d’exploitation agricole : 96,8 % des exploitations ont moins de cinq hectares mais couvrent à peine 21,9 % des terres tandis que 5 057 exploitations (0,75 % du nombre total) cultivent 78,3 % de la SAU de la Bulgarie. Le marché locatif a permis que se constituent des assises d’usage foncier de bonne taille par le recours généralisé à des baux de location à court terme. Dans leur grande majorité, les contrats prévoient un versement de la rente foncière en nature (Arriba Bueno, 2007).

7Le cas de la Hongrie mérite d’être évoqué dans la mesure où ce pays a cherché à prévenir le piège de la restitution des terres en optant pour une procédure de compensation sous forme de bons correspondant à la valeur des biens confisqués. L’attribution des bons à leurs bénéficiaires a été suivie de la mise en vente aux enchères d’une partie du fonds foncier des exploitations collectives. L’un des objectifs de la démarche consistait à limiter le processus de morcellement foncier, en regroupant les terres destinées à répondre à la demande des porteurs de bons de compensation. Toutes les exploitations collectives ont été tenues de délimiter plusieurs fonds fonciers destinés respectivement à la mise en vente aux enchères, à la mise en réserve de la propriété des membres, à l’attribution d’une parcelle aux employés. Cette ébauche d’aménagement foncier, opéré à l’échelle du périmètre de chaque exploitation collective, devait permettre de réduire la portée d’une redistribution des droits de propriété* entraînant un processus de morcellement9. Cependant, une démarcation des parcelles, restée en l’état sommaire, ne réglait pas la question de l’accès aux parcelles détenues en propriété par les membres des coopératives. Tout à fait envisageable du point de vue juridique, la procédure de retrait d’une parcelle du fonds collectif des terres impliquait d’effectuer un bornage faisant appel aux services d’un expert géomètre dont le coût était à la charge du propriétaire et dont la réalisation impliquait une négociation avec les parties prenantes. La complexité de la politique de privatisation* hongroise n’a donc pas évité tous les écueils. Une superficie de 5,1 millions d’hectares s’est trouvée divisée en 2,6 millions des parcelles remises à environ 1,8 million de nouveaux propriétaires (Kovács, 2003). Sur un montant total de 2,5 millions de petits propriétaires fonciers, 80 % possèdent une ou plusieurs parcelles d’une superficie inférieure à un hectare. Si la politique de privatisation* hongroise a voulu déjouer les obstacles et les lenteurs des procédures de restitution, elle n’a pas réussi à contrecarrer tous les effets de la fragmentation foncière.

8Lorsque des politiques coordonnées d’aménagement foncier ont accompagné la réaffectation des parcelles de terre, elles ont limité les effets les plus négatifs de la fragmentation foncière. Ce fut le cas en Lituanie. Le processus de restitution des terres a nécessité un important travail d’élaboration des projets d’aménagement foncier10, de vérification des droits de propriété, de délimitation des parcelles sur le terrain, notamment s’agissant des lopins familiaux, et de remise des titres de propriété. Portant sur 4 millions d’hectares de terres, 688 000 demandes de restitution ont été déposées. Les demandes de restitution en nature (dans la localité initiale ou dans un autre lieu) concernaient 3,2 millions d’hectares et sous forme de compensation financière, 757 000 hectares. Les plans d’aménagement foncier conçus à l’échelle des cadastres locaux ont cherché à regrouper les terres selon la nature des utilisateurs : les terres cultivées par les agriculteurs indépendants, les lopins attribués aux ménages ruraux, les terres en attente des restitutions, placées sous la responsabilité du fonds d’État et louées aux associations agricoles, de manière à éviter les effets d’un démembrement généralisé des blocs de culture. Étroitement associée à une approche réfléchie et programmée de la réforme foncière, cette politique d’aménagement foncier a permis que se constituent un nombre significatif d’exploitations individuelles ou familiales de taille viable. La faillite d’un nombre élevé d’associations agricoles qui avaient pris la succession des kolkhoz* s’est soldée tantôt par le démembrement de leur assise foncière au profit d’exploitations familiales, tantôt par la reprise des terres par une entreprise agricole de bonne taille.

9Quelles qu’aient été les politiques de privatisation* de la terre agricole, la propriété foncière porte la marque d’un morcellement hérité des structures pré-collectivistes et réactualisé par des modalités d’attribution en partie inspirées d’un souci d’équité sociale. En quelque sorte, l’émiettement de la propriété foncière fait figure d’écueil récurrent dans l’histoire agraire de l’est de l’Europe.

Des configurations foncières inédites

Des modes de faire-valoir contrastés

10La disjonction entre la propriété de la terre et son exploitation est à l’origine de réponses sous forme d’arrangements inédits. Beaucoup d’acteurs sociaux, animés par des logiques d’appropriation foncière plurielles, se trouvent impliqués dans le montage de ces solutions. En raison d’incessantes fluctuations des politiques agricoles, comme du fait de l’accélération des transformations économiques, les configurations établies à l’issue de la décollectivisation*, n’ont cessé d’évoluer. Les relations de propriété ont été affectées par une forte asymétrie d’information qui, de manière générale, a joué en faveur d’un renforcement du pouvoir de négociation des gestionnaires d’exploitations face à de petits propriétaires fonciers dont la marge de manœuvre était beaucoup plus limitée. Au lendemain des privatisations*, les propriétaires fonciers étaient loin de constituer un groupe homogène, quant aux caractéristiques du patrimoine foncier récupéré ou attribué, et quant à la capacité à le mettre en valeur. Ceux qui entendaient demeurer actifs dans l’agriculture avaient la possibilité soit de se réapproprier leur bien foncier, soit de participer à des structures de type associatif ou coopératif auxquelles ils acceptaient d’apporter leurs parts de foncier et/ou de capital. De leur côté, les propriétaires inactifs (retraités, citadins absentéistes), n’avaient d’autre choix que de louer leur bien s’ils entendaient préserver leur droit de propriété* sur celui-ci.

11Largement généralisée par les modalités de privatisation* du foncier, la séparation du couple propriété/usage admet divers arrangements, d’une totale disjonction à un complet recouvrement des deux éléments. La classification usuelle distingue deux modes de faire-valoir, direct (FVD) et indirect (FVI) [Amblard, Colin, 2006]11 et des formes mixtes combinant les deux. Cette catégorisation ne permet pas de rendre compte de l’extrême diversité des arrangements observés au sein des formes sociales néo-collectivistes dont les membres sont devenus à la fois propriétaires de terres, porteurs de parts sociales et contributeurs en travail à l’activité de production. D’un caractère inédit, la plupart des formes sociales ainsi recomposées ne se sont pas révélées viables et leur statut a fait l’objet de transformations successives conduisant à contrôler de manière indépendante le capital d’exploitation du foncier agricole. La formule sociétaire a permis de stabiliser les parts du capital d’exploitation en les remettant à de nouvelles entités juridiques (de fait à un petit nombre d’actionnaires de ces sociétés) tandis que la terre restait aux mains de propriétaires contraints de louer leurs biens aux nouvelles exploitations sociétaires. Les relations ainsi établies entre les propriétaires fonciers et les exploitants usagers ont donné naissance à des configurations originales.

De petits propriétaires exploitants

12Un premier type de configuration coïncide avec ce que l’on désigne habituellement sous le terme de faire-valoir direct. Il est directement le résultat de l’ample mouvement de redistribution de la terre qui répondait aux attentes d’un grand nombre de ménages résidant en milieu rural. La plupart des membres des anciennes coopératives, retraités ou en âge d’être actifs, ont saisi l’opportunité de retirer une parcelle pour élargir le traditionnel lopin familial. Beaucoup ont vu dans cette conduite le moyen de s’assurer un approvisionnement vivrier et un éventuel complément de revenu. En quelques mois, le nombre de micro-exploitations a bondi en Lituanie, en Hongrie, en Bulgarie et plus encore en Roumanie où fragmentation foncière et déconcentration structurelle sont allées de pair. En revanche, leur importance est restée minoritaire, au moins en termes de superficie agricole concernée, en République tchèque, Slovaquie, Estonie et Lettonie. Le statut de ces micro-exploitations est souvent mal établi, en raison de l’absence d’enregistrement de leur activité productive, et/ou du fait de l’insécurité juridique. Lorsque les ménages ruraux récupèrent une part du foncier agricole, il s’agit le plus souvent de parcelles de taille limitée ne permettant pas un projet d’installation viable. Des critères de superficie, de dimension économique, de participation au marché, variables selon les pays, différencient ces exploitations.

Pour les exploitations de taille moyenne, la voie étroite du faire-valoir mixte

13En règle générale, les superficies restituées12, le défaut d’équipement et de capital, n’autorisaient pas la formation d’exploitations de taille viable. Cependant, lorsque les seuils limitant la restitution des terres ont été établis ou revus à des niveaux correspondant aux superficies antérieurement possédées, les propriétaires ont pu récupérer des surfaces plus étendues permettant l’installation d’une exploitation individuelle ou familiale de bonne taille. À partir de cette base initiale, ces exploitants ont pu entreprendre d’agrandir l’assise foncière par l’achat ou plus fréquemment par la location de terres, selon un mode de faire-valoir mixte qui autorise une relative flexibilité du foncier13. À la différence des petites exploitations ou des grandes structures, les exploitations familiales de taille moyenne ne pouvaient compter que sur les marchés fonciers (principalement de la location et secondairement de l’achat) pour étendre et consolider leur assise. Renouant avec une logique fondée sur une articulation étroite entre le capital et le projet familial ou entrepreneurial, ces exploitations sont fondées sur un mode de faire-valoir direct dominant auquel est associée la location de terres. Parmi les nombreuses difficultés rencontrées par cette catégorie d’exploitants pour bâtir et consolider un projet économique viable, les obstacles qui ont trait à l’accès au foncier, que ce soit en louant des terres ou en tentant d’en acquérir, freinent le processus d’élargissement de leur assise. Ils rendent compte de la lente progression, en nombre comme en superficie cultivée, des exploitations de taille moyenne dans la plupart de ces pays.

14En Lituanie, la réforme foncière fondée sur la restitution des terres aux anciens propriétaires ou à leurs héritiers14 a permis que se constituent des exploitations de taille moyenne à côté des anciennes exploitations collectives converties en associations agricoles et d’une masse de micro-exploitations procédant de l’attribution de parcelles de 2 à 3 hectares aux ménages ruraux. Les opérations de restitution ont pris du temps, en raison même de leur ampleur15, des procédures de compensation et de la possibilité de transférer les droits de propriété* dans une autre région mais aussi parce que le plafond des terres restituables, initialement fixé à 80 hectares (dont 50 hectares de terres arables), a été relevé jusqu’à 150 hectares à la suite d’un amendement voté en 1997. L’évolution de l’assise des exploitations familiales doit être mise en relation avec la complexité du processus de restitution et les modifications des conditions d’accès à la propriété foncière. L’examen de l’origine des terres révèle que seulement un tiers des agriculteurs ont créé leur exploitation à partir de terres restituées tandis que la grande majorité s’est installée sur la base des lopins attribués en usufruit par l’État. Les exploitations familiales lituaniennes se caractérisent par une forte proportion de terres en propriété, grâce à un mode de constitution du patrimoine foncier qui a pu combiner les restitutions, et plus tard les acquisitions de terres mises en vente par l’État (Mačiulytė, 2005).

15En Pologne, où pendant la période communiste les exploitants individuels détenaient leur terre en propriété privée, 71 % de la SAU est exploitée en faire valoir direct. L’attachement des exploitants polonais à la terre, bien patrimonial par excellence, est demeuré fort. Longtemps restées très stables et se reproduisant quasiment à l’identique, les structures foncières de l’agriculture familiale ont enregistré une évolution significative des tendances à l’œuvre.

16En Hongrie, l’élargissement foncier des exploitations individuelles est un processus lent mais continu qui procède de la location plus que de l’acquisition en propriété de nouvelles parcelles (Vandenbroucke, Fehér, 2011). La diminution rapide des plus petites exploitations notamment celles de moins de cinq hectares et l’accroissement en nombre et en taille des exploitations de plus de dix hectares, ont caractérisé la dynamique foncière, dès les années 1994-2000, pour s’accentuer par la suite. Dès ce moment initial, les projets d’élargissement ont eu principalement recours à la location de terres, la part de la superficie en location représentant plus de la moitié et jusqu’à plus des deux tiers des exploitations de 10 à 50 hectares et environ les trois quarts de celles de cent hectares et plus. Le marché de la vente est resté peu actif en raison des réticences éprouvées par les propriétaires pour se défaire de leur bien en situation d’attente de l’obtention de meilleurs prix (Szep, Burger, 2007).

Des configurations de tenure inversée*

17Un nouveau type de configuration procède du mouvement qui a favorisé le développement d’un marché locatif au bénéfice d’exploitations de grande taille. Pour les petits propriétaires, partis en ville ou éloignés du lieu où se trouvait leur bien, ou encore trop âgés, qui n’étaient pas intéressés par l’usage agricole du sol, la solution de cession de tout ou partie de leurs disponibilités foncières à d’autres usagers s’imposait comme une évidence. Au lendemain des restitutions et en l’absence de marché foncier organisé, seules les grandes exploitations successeurs* des coopératives étaient en situation de louer les terres afin de les mettre en valeur. Certaines dispositions des lois de réforme foncière ont été adoptées dans le but avoué d’éviter le démembrement des blocs de culture constitués pendant la période collectiviste. En République tchèque et en Slovaquie, l’obligation était faite aux propriétaires de cultiver eux-mêmes leur terre en cas de retrait. Les terres en propriété des anciens membres des coopératives et des ayants droit ont formé l’essentiel du périmètre cultivé des exploitations constituées à l’issue de la privatisation* du capital de production des anciennes exploitations collectives. En Lituanie, où la collectivisation soviétique avait généralisé la propriété d’État du foncier agricole, les terres formant ce que les services de la réforme foncière désignaient comme la « zone grise », temporairement restées en propriété de l’État, ont été cédées en location aux associations agricoles (en 1992), tout en constituant une réserve foncière destinée à satisfaire les demandes de restitution à la condition que leurs propriétaires s’engagent à louer leurs terres aux associations au prix établi par l’État (mesure appliquée dès 1993). En République tchèque, en Slovaquie, en Hongrie, quel que soit le statut adopté lors de leur transformation, les exploitations-successeurs ne possédaient pas de terres en propre. Des contrats de location assortis du versement d’une rente foncière ont été signés par les directions avec les petits propriétaires parcellaires concernés. La concentration foncière* par la tenure inversée*16 est devenue la voie dominante de la recomposition structurelle en Tchéquie, Slovaquie et Hongrie. Le système de tenure inversée* est également présent dans les États baltes, en Bulgarie, en Roumanie. Sans être de taille géante comme les exploitations qui les ont précédées, les exploitations-successeurs* sont parvenues dès le moment de leur formation à préserver une assise foncière de l’ordre du millier d’hectares et souvent plus en Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Bulgarie et Estonie. À l’origine organisées en coopératives de propriétaires, puis transformées en sociétés de types divers, ces macro-exploitations sont en situation de quasi-monopole pour fixer les conditions auxquelles les contrats sont passés (durée, montant de la rente, modalités de versement). Cette situation explique la corrélation observée entre la part des superficies exploitées en location et la place des grandes exploitations sociétaires (figure 9).

Figure 9. Corrélation entre la superficie en location et l’importance relative des exploitations de type sociétaire

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Source : données Eurostat, figure de l’auteur.

Des arrangements internes aux sociétés agricoles

18Les relations d’interdépendance, notamment sous forme de services, qui existaient au sein du système collectiviste entre les exploitations coopératives et les petits détenteurs de lopins ont assez rapidement disparu. Pour réaliser leurs travaux de culture et bénéficier d’une assistance technique sur leurs parcelles ou encore pour s’approvisionner en intrants, les micro-exploitants ont dû s’adresser à d’autres exploitants mieux dotés en matériel et qui acceptaient de jouer le rôle d’entrepreneurs de culture à titre payant. Dans le cadre de grandes exploitations à caractère néo-collectiviste, du type des associations agricoles en Lituanie ou des sociétés agricoles en Roumanie, ces liens ont perduré pour permettre aux petits exploitants de surmonter leur défaut d’équipement et de moyens techniques. Les arrangements ont pu revêtir des modalités originales.

19Dans le cas des sociétés agricoles en Transylvanie, Amblard et Colin ont caractérisé les relations foncières à la base de leur fonctionnement et leurs implications sur les pratiques contractuelles foncières des acteurs, sociétés agricoles et propriétaires-membres (Amblard, Colin, 2006)17. Les sociétés agricoles ont été conçues comme des organisations permettant aux associés qui sont à la fois propriétaires et membres d’exploiter l’ensemble des terres formant la superficie de l’exploitation en société. Ces auteurs ont mis en évidence un mode d’allocation interne de la terre entre deux arrangements, pour les cultures en prestation de service18 d’une part, pour les cultures mécanisées19 d’autre part, « qui peuvent être assimilés, respectivement, à du faire-valoir direct et du faire-valoir indirect intra-organisationnel » (Amblard, Colin, 2006). Les propriétaires ont le choix de la superficie qu’ils souhaitent voir exploiter selon chaque système d’exploitation. Selon ces deux chercheurs, les deux arrangements correspondent à une répartition différente des droits de décision et des droits d’usage entre les associés et les dirigeants des sociétés (Amblard, Colin, 2006). Ces arrangements permettent aux membres de continuer à bénéficier d’une assistance technique sur les parcelles de cultures en prestation de services tout en percevant une rémunération calculée à partir du produit des cultures mécanisées.

20Observables dès la séquence initiale de la privatisation*, ces divers types de configuration ont guidé la réaffectation de l’usage de la terre vers deux types principaux de structures, d’une part, les micro-exploitations, d’autre part, les très grandes exploitations, en ne laissant qu’une place limitée à l’émergence et à la consolidation d’exploitations de taille moyenne, qu’elles soient de type familial ou de type entrepreneurial.

La construction des marchés fonciers dans le contexte du post-collectivisme

Des marchés fonciers imparfaits aux coûts de transaction élevés

21De manière générale, l’émergence des marchés fonciers a été ralentie par un climat d’incertitude durable en raison même du retard pris par les procédures de restitution et/ou de compensation. La libéralisation du marché de la terre était attendue comme une suite logique du rétablissement de la propriété privée. Un certain nombre d’obstacles sont venus entraver ce mouvement, en particulier la constitution du marché de l’achat-vente. Les travaux d’économistes qui ont suivi et analysé la formation des marchés fonciers au lendemain de la transformation structurelle ont mis l’accent sur la difficulté avec laquelle les mécanismes marchands se sont mis en place (Swinnen, Vranken, 2006).

22Les transactions foncières ont été directement affectées par une première série d’imperfections qui pèsent sur la reconnaissance des droits de propriété, en particulier l’identification de propriétaires inconnus, le nombre élevé de situations d’indivision entre les héritiers, du fait de successions non enregistrées pendant la période socialiste. De manière à réguler et administrer les marchés fonciers, les États ont dû se doter de nouvelles institutions telles que les services fonciers destinés à établir la propriété des biens et à assurer leur protection, grâce à l’établissement de systèmes d’enregistrement et de procédures cadastrales. Or, les services fonciers ne sont pas partout efficients, en particulier en Roumanie20.

23Un deuxième type de limitation résulte de modes de régulation peu libéraux, voire carrément interventionnistes, selon les pays et les traditions juridiques qui sont les leurs. Cet état de fait se traduit dans les réglementations encadrant les transactions foncières, en particulier celles qui s’appliquent aux investisseurs étrangers (cf. chapitre 6). De surcroît, les marchés fonciers de la location comme ceux de l’achat-vente sont caractérisés par des coûts de transaction importants, qu’ils soient explicites (coûts administratifs et taxes d’enregistrement21 associés aux opérations de location ou de vente), ou qu’ils soient implicites et procèdent de la négociation des droits dans le cadre d’une compétition imparfaite entre bailleurs et preneurs.

Un inégal rapport de force entre l’offre et la demande de terre

24L’offre potentielle de terres est dans les mains d’une masse de petits propriétaires, majoritairement non actifs dans l’agriculture, qui privilégient la location de leur bien parce qu’elle leur assure le versement d’une rente tout en préservant leur droit de propriété* sur un bien qui à leurs yeux garde une valeur patrimoniale.

25La demande de terre a mis en scène des acteurs économiques de statuts variés : des coopératives et associations agricoles, de grandes exploitations en société, des exploitations individuelles et familiales, ces dernières souvent mal dotées en capital. L’ampleur prise par les configurations de tenure inversée* au bénéfice des grandes exploitations successeurs* se traduit par une prépondérance du marché locatif sur celui de l’achat-vente. Sur des marchés affectés par une forte asymétrie d’information, les grandes exploitations de type sociétaire sont en situation de quasi-monopole pour fixer les conditions auxquelles les contrats de location sont passés (durée, montant de la rente, modalités de versement). Au niveau local, ces grandes exploitations sont le plus souvent les seules à proposer de prendre à bail les parcelles des petits propriétaires. Elles acceptent alors de conclure des centaines de contrats de location dans des conditions qu’elles fixent de manière unilatérale.

26Si les analyses développées par les experts s’inscrivent dans une vision conforme aux canons de la théorie économique, elles ne permettent pas d’appréhender toutes les spécificités de la formation de marchés fonciers dans le contexte des agricultures post-collectivistes. D’autres dimensions doivent être prises en compte, tout particulièrement les relations sociales sans lesquelles un marché, que ce soit au niveau micro ou au niveau macro, ne peut être ni créé, ni continuer à fonctionner. Dans une approche relationnelle (Steiner, 2005)22, le marché peut être considéré comme un phénomène social et culturel, qui conduit à examiner la manière dont il se met en place et se transforme à la suite du changement radical qu’est la privatisation*. C’est une construction sociale produite par des groupes d’individus et l’ensemble des interactions qu’ils tissent de manière répétitive dans le cadre d’un certain nombre de règles plus ou moins contraignantes. L’architecture du marché (Fligstein, 2001) ne repose pas uniquement sur des mécanismes marchands tels que les prix, mais se fonde sur la coordination d’un ensemble d’institutions telles que les droits de propriété* et leur répartition, les règles de l’échange23, les conditions de la transaction (les formes de contrats), les conceptions du contrôle (les manières de résoudre les situations de concurrence en fonction du statut des acteurs), etc. Le prix n’est pas la variable essentielle, c’est le réseau des relations qui structurent le fonctionnement du marché qui, de ce fait, devient premier dans le mécanisme décisionnel. La manière dont les relations sociales et les significations culturelles participent à la construction et à l’évolution du marché doit être prise en compte. En refusant de voir le marché comme un modèle abstrait ou un idéal universel, il s’agit de saisir son fonctionnement en tant que lieu concret de rencontre entre une offre et une demande. Ainsi conçu, le marché ne constitue pas un domaine autonome et distinct de la société, il est partie prenante d’une trame sociale propre à un lieu et à un temps donné. Le contexte des situations concrètes joue un rôle significatif pour orienter les choix stratégiques des divers types d’acteurs sociaux sur le marché foncier. Parce que la terre est une ressource finie, contrainte par sa localisation et ses qualités pédologiques, le marché foncier entretient un rapport particulier avec les échelles locale et régionale. L’observation doit se porter sur les effets de lieu24 qui éclairent la diversité des configurations observées25.

27En prenant appui sur les recherches empiriques réalisées en Lituanie et en Pologne, selon une méthodologie identique, il est proposé d’évoquer la manière dont fonctionnent des marchés concrets, analysés dans leur insertion sociale, culturelle et territoriale. En Lituanie, les enquêtes de terrain réalisées par la géographe Jurgita Mačiulytė ont mis en évidence la diversité régionale des nouvelles structures d’exploitations (Mačiulytė, 2005). Dans l’est du pays (les observatoires de Suginčiai et de Čivyliai), la structure était dominée par de petites exploitations (moins de 10 hectares) et des exploitations moyennes (de 10 à 25 hectares). Dans le nord du pays (observatoire de Skaistgirys), de petites exploitations familiales cohabitaient avec de grandes exploitations de plus de 25 hectares, dont les deux tiers dépassaient la centaine d’hectares. À l’ouest (observatoire de Plungė, en Samogitie), les exploitations de taille moyenne et les grandes exploitations (de 25 à 50 hectares) l’emportaient. L’importance des terres en faire-valoir direct, variable selon les régions, dépendait pour une large part des disparités des structures foncières remontant à l’entre-deux-guerres que la procédure de restitution a fait resurgir. Dans les régions de l’ouest et du nord qui enregistraient une part importante de grandes et moyennes exploitations26, la surface des terres en propriété était plus élevée (20 hectares en moyenne par exploitation à Plungė, 17 hectares à Skaistgirys) qu’à l’est où elle n’atteignait que 12 hectares en moyenne par exploitation. La constitution de la propriété foncière par la restitution ou l’attribution foncière, et l’élargissement de l’assise foncière par l’achat ou par la location de la terre procédaient de stratégies d’accumulation foncière différentes. La location des terres demeurait le mode d’élargissement foncier privilégié par les exploitants agricoles. Environ un agriculteur sur deux prenait de la terre en fermage. Ce mode de faire-valoir indirect était dominant à Plungė où les trois quarts des agriculteurs louaient des terres. À Skaistgirys, le fermage ne concernait qu’un tiers des agriculteurs, mais les superficies concernées étaient étendues, plus de la moitié des exploitants louant une superficie supérieure à cinquante hectares. À l’est du pays, la location était peu représentée et la superficie des terres louées n’atteignait en moyenne que 2,4 hectares à Suginčiai et Čivyliai, soit beaucoup moins qu’ailleurs (10,2 hectares à Plungė et 21,6 hectares à Skaistgirys). Ainsi, le volume de l’offre comme celui de la demande étaient en partie fonction de la taille des superficies restituées qui elles-mêmes dépendaient des structures de propriété et des sociétés paysannes d’autrefois. Détruits par les déportations et les dépossessions du collectivisme soviétique, voici que se renouaient les liens unissant les agriculteurs lituaniens à leur sol national.

28En Pologne, les agriculteurs majoritairement propriétaires-exploitants se positionnent dans un univers de représentations qui confèrent des valeurs multiples et contradictoires à la terre. Pour la nation polonaise, la terre a valeur de mythe fondateur de l’indépendance nationale (Halamska, 2001). Pendant la période communiste, le droit d’exploiter passait quasi obligatoirement par la possession d’une terre. La transmission d’un bien foncier, d’une génération à l’autre, constituait alors le principal mode d’entrée dans l’agriculture individuelle. Cette situation justifiait un très fort attachement à la relation de propriété. En 1988, plus des quatre cinquièmes des agriculteurs considéraient qu’il fallait être propriétaire pour être agriculteur, en 2001, ils n’étaient qu’à peine plus de la moitié à l’affirmer (Maurel, Halamska, Lamarche, 2003). En revanche, ils se refusaient toujours à envisager de vendre de la terre, sauf dans le cas où l’établissement de leurs enfants le nécessiterait. Alors que la propriété privée de la terre avait acquis une nouvelle légitimité, l’élargissement foncier restait une perspective qui n’intéressait qu’un petit nombre d’exploitants (selon l’enquête réalisée en 2001). Pour la grande majorité, la terre n’était pas un outil de production dont il convenait d’accroître la taille. Dans ces conditions, on pouvait se demander si la faiblesse des dynamiques foncières n’était pas l’expression de ces représentations contradictoires. Si la valeur de la terre en tant que bien patrimonial l’emportait sur sa valeur d’outil de production, la fonction d’ajustement de la dynamique foncière se trouvait en partie bloquée. En Pologne, de manière durable, les structures d’exploitation de l’agriculture familiale présentent des disparités régionales accentuées. Les enquêtes conduites dans trois régions différentes, en Grande Pologne (commune de Stęszew), en Petite Pologne (commune de Zator) et en Mazovie (commune de Drobin), à la fin de la période communiste en 1988 et répétées, sur les mêmes terrains, en 2001, ont permis de caractériser les profils socio-économiques et d’appréhender les trajectoires foncières (Maurel, Halamska, Lamarche, 2003). À partir des données concernant les superficies d’un échantillon d’exploitations familiales (superficie totale, superficie agricole utile et superficie en propriété), quelques tendances de l’évolution (1988-2001) ont été observées. Au lendemain du changement de régime, on a pointé un gonflement du nombre des petites exploitations (moins de cinq hectares) et un renforcement de la catégorie des exploitations de quinze hectares et plus. Ce processus de bipolarisation qui a touché les trois terrains d’enquête s’est opéré aux dépens des exploitations de taille comprise entre cinq et quinze hectares. Il était plus accentué en Mazovie (à Drobin) et en Petite Pologne, tandis que la concentration foncière* progressait en Grande Pologne où les exploitations de plus de quinze hectares représentaient le tiers de l’échantillon. Comment ont pu se réaliser ces changements d’assise foncière ? Procédaient-ils de l’achat ou de la vente de terre, venus modifier la superficie détenue en propriété, ou résultaient-ils de la location de terre ? L’analyse des données collectées indiquait que l’accès au foncier passait principalement par l’acquisition de terres. Le libre développement des transactions foncières n’avait pas modifié la relation forte existant entre propriété et exploitation. Les deux tiers des exploitations restaient en faire valoir direct et si l’on ajoutait les exploitations détenant plus des trois quarts de leur superficie en propriété, la proportion atteignait les quatre cinquièmes. Même si la pratique de la signature de baux a alors commencé à se diffuser, beaucoup de locations restaient informelles et les accords verbaux, le plus souvent passés entre voisins, l’étaient pour de courtes durées. Les logiques foncières d’accumulation ou de repli s’inscrivaient dans un rapide processus de différenciation des exploitations familiales. Deux formes sociales distinctes coexistaient au sein de l’agriculture familiale et leurs trajectoires avaient divergé. Une agriculture marchande fonctionnant dans un modèle de type « entreprise familiale », engagée dans des stratégies d’accumulation foncière ou en attente de pouvoir le faire, constituait un pôle moderniste. Dans notre échantillon, cela représentait environ le tiers de l’effectif. L’insuffisante fluidité du marché foncier constituait une entrave à leur développement27. Une agriculture de semi-subsistance, en voie de marginalisation sur le plan économique, formait le gros des bataillons de l’agriculture familiale : des exploitations de type paysan, sur de petites surfaces, aux mains d’agriculteurs souvent âgés. Si certaines exploitations cherchaient à réduire leur assise foncière, en louant, voire en vendant quelques parcelles, une autre fraction de petits propriétaires exploitants entendait conserver son patrimoine foncier, en bloquant ainsi toute possibilité d’agrandissement pour les exploitations voisines. Pour ce groupe d’agriculteurs, l’attachement à la terre restait le dernier lien les raccordant à la logique de l’économie paysanne. De l’élimination progressive de cette masse de petites exploitations dépendait la possibilité de voir s’élargir les exploitations de taille moyenne.

29Une décennie après la reconnaissance de la propriété privée de la terre, les marchés fonciers ont commencé à se réactiver, mais à un rythme encore lent. Si le marché de la location témoignait d’une relative stabilité, en revanche l’essor du marché de l’achat-vente se révélait entravé par des effets de blocage résultant de la réticence des petits exploitants à se dessaisir de leur bien. Sur un marché où l’offre de terres s’avérait réduite, l’acteur étatique qui contrôlait un important fonds de terres, pouvait-il jouer un rôle ?

L’intervention de l’acteur étatique sur les marchés fonciers

30Responsable de terres demeurées en propriété publique, l’État dispose d’une capacité d’intervention non négligeable pour réorienter les disponibilités foncières. Dans la plupart des pays, pour gérer les biens issus des anciennes fermes d’État, des institutions spécifiques ont été créées dont la fonction principale consiste à organiser la privatisation* des terres publiques28. Ce rôle s’est révélé particulièrement déterminant dans les pays où le secteur agricole d’État avait revêtu une certaine importance29. Des agences ad hoc ont été chargées par la puissance publique d’administrer ces biens, de les louer, de les mettre en vente. Ce faisant, elles ont été à l’origine d’une offre importante sur les marchés fonciers qu’elles ont pu orienter en fonction des objectifs de restructuration visés par les politiques publiques. De manière générale, la mise en vente de ces terres a dû être différée, notamment en raison de l’examen préalable des demandes de restitution. Dans un premier temps, les agences ont privilégié l’administration en gérance des terres et des biens ou leur mise en location auprès de repreneurs de statut divers (partenariats formés par les employés, sociétés de divers types)30. Leur mise en vente n’a pu être engagée que lorsque la question des restitutions s’est trouvée définitivement réglée. Dans ces conditions, cette offre de terres n’est venue que tardivement animer un marché de l’achat-vente resté peu développé. En raison d’une localisation géographiquement contrastée des terres ayant appartenu à l’ancien secteur d’État31, le rôle d’instrument de restructuration représenté par cette offre potentielle a été plus compliqué à mettre en œuvre par les pouvoirs publics. Les agences foncières n'ont été que les exécutantes de choix politiques définis au plus haut niveau dans le cadre des politiques agricoles gouvernementales32.

En Pologne, une privatisation* des terres d’État contrainte par la géohistoire

31En Pologne, de 1996 à 2004, c’est une faible quantité de la superficie transférée au Trésor d’État qui a été mise en vente par l’Agence de la propriété du Trésor d’État (100 000 à 190 000 hectares/an). En raison du caractère largement improvisé des dispositifs de privatisation*, la plus grande partie des biens fonciers a été mise en location (3 millions d’hectares de 1993 à 1995, et encore 2,1 millions d’hectares en 2002). L’offre de terre principalement située sur le territoire des voïvodies du nord et de l’ouest du pays, là où s’étendaient autrefois les fermes d’État33, a bénéficié à de grandes exploitations de type sociétaire ainsi qu’à l’élargissement d’exploitations familiales de bonne taille. Ces opérations n’ont que très peu profité aux régions de l’est et du sud-est, pénalisées par un intense morcellement des structures et où la demande des petites exploitations en mal d’élargissement est restée insatisfaite (Bański, 2011). Si la privatisation* des terres du secteur public n’a pas permis d’améliorer les structures foncières de la majorité des petites exploitations, en revanche, elle a contribué à l’émergence de grandes exploitations fonctionnant sous le statut de sociétés de droit commercial qui, dès 2002, exploitaient 287 400 hectares (1,5 % de la superficie agricole). Par la suite, ce sont ces grandes exploitations sociétaires qui, majoritairement, se sont portées acquéreurs de superficies dépassant la centaine d’hectares, tandis que les petites exploitations ne parvenaient à acheter que des parcelles de terre. Au total, de 1992 à 2015, l’Agence a vendu 2 685 000 hectares (soit 56,7 % de la terre initialement prise en charge par l’Agence du Trésor d’État) tandis qu’environ un million d’hectares restait en location.

Des ventes contrôlées et ciblées

32En République tchèque, l’administration des terres en propriété de l’État a été confiée au Fonds foncier, une entité juridique créée par la loi n° 569/1991. Cette institution a pris en charge l’ensemble des transferts de terres publiques sous la forme de leur location, de leur mise en vente ou de leur cession à titre gracieux à d’autres entités, telles que les collectivités territoriales, dans les cas de figure prévus par la loi. Le Fonds foncier est également responsable du versement des compensations financières lorsque les biens ne peuvent être restitués en l’état initial aux ayants droit34. Compte tenu de la lente progression des procédures de restitution, le marché foncier de la vente est resté peu actif durant la décennie 1992-2002. À partir de cette date, il a commencé à s’animer sous l’effet de la mise en vente des terres d’État par le Fonds foncier : un demi-million d’hectares soit 11,7 % de la SAU ont été vendus de 2002 à 2005 (Bartůšková, Homolka, 2009). Une part importante de l’offre foncière sur le marché de la vente était ainsi formée des terres de l’ancien secteur agricole d’État mises en vente aux prix officiels fixés par le Fonds foncier d’État, ce qui a contribué à orienter à la baisse les prix pour l’ensemble du marché de l’achat-vente. À la fin de l’année 2012, le Fonds foncier de la République tchèque a été transformé et sa fusion avec l’Office foncier (PÚ) [loi n° 503/2012 Coll.] a donné naissance à l’Office foncier national (SPÚ), qui a repris l’ensemble de leurs fonctions.

33En Slovaquie, en 2004, lors de l’entrée dans l’UE, le Fonds foncier slovaque était responsable de la gestion du quart de la superficie agricole du pays mais seulement 5 % était propriété publique, la grande majorité étant formée par des terres relevant de propriétaires inconnus, c’est-à-dire non identifiés. En dépit des mesures adoptées pour résoudre ce problème, en 2012, encore 19 % était sous le contrôle du Fonds et 13,6 % relevait de propriétaires non identifiés (Schwarcz, Bandlerová, Schwarczová, 2013). Dans un pays figurant parmi ceux qui détiennent un taux record de fragmentation de la propriété foncière, une telle situation constituait un frein majeur au développement du marché de l’achat-vente.

34En Hongrie, il convient de distinguer la période 2002-2010 qui a précédé l’arrivée au pouvoir de Viktor Orbán, de celle qui l’a suivie (Ossko, 2012). Le Fonds foncier national a été établi en janvier 2002 pour gérer les biens publics formés par les terres agricoles et les forêts. Il avait pour rôle de soutenir la création d’un système de propriété et d’usage rationnel de la terre agricole, de stimuler et réguler le marché foncier, de promouvoir l’acquisition de terres pour les besoins de l’élevage, de maintenir un niveau de concentration des terres en location (dans un but de compétitivité), de transférer des terres en réponse à des objectifs particuliers, etc. Le Fonds pouvait vendre (sous forme de mise aux enchères) ou louer les terres agricoles placées sous sa responsabilité. En 2008, la Société hongroise de gestion des actifs nationaux qui est une société de portefeuille (Magyar Nemzeti Vagyonkezelő Zrt. – MNV Zrt.)35 a pris le relai en fusionnant trois organisations : la holding de privatisation* (ÁPV Zrt.), la direction du Trésor (KVI) et le Fonds foncier national. L’une des tâches confiées à cette institution (MNV Zrt.) était de réaliser un registre intégré des actifs fonciers en fusionnant les enregistrements opérés par les organisations précédentes. Comprenant une description de chaque élément d'actif, le registre intégré des actifs était destiné à donner une vision claire de l’ampleur, du contenu et de la valeur réelle des actifs publics. Dès septembre 2010, une nouvelle organisation de gestion du Fonds foncier national a pris le relai de la société de portefeuille (MNV Zrt) en ce qui concerne la gestion des terres publiques36. C’est une organisation à autonomie budgétaire placée sous la responsabilité du ministère de l’Agriculture et du développement rural. Le champ de ses activités s’étend à la location, à la vente, aux échanges de terres ainsi qu’au remembrement et au rôle de banque foncière. L’institution ne peut statuer que pour des superficies inférieures à 100 hectares, au-delà, la décision relève directement du gouvernement. En 2012, la superficie concernée couvrait 880 000 hectares de terres agricoles et 922 000 hectares de forêts, représentant 23 % de la superficie agricole et forestière du pays. En raison des objectifs qui lui ont été fixés, cette organisation est devenue un instrument essentiel de la politique foncière poursuivie par l’État hongrois.

35Avant les élections, le Premier ministre Viktor Orbán avait fait la promesse à son électorat rural de disposer des terres publiques pour les louer aux exploitations familiales à des prix accessibles et pour une durée d’au moins vingt ans. Loin d’être tenu, l’engagement d’organiser la mise en location aux enchères de terres publiques a été détourné au profit de l’agro-business. Annonces confidentielles des enchères, absence de critère justifiant le rejet des offres des agriculteurs locaux, non-respect des règles d’attribution, etc.37. Les scandales qui ont éclaté dans la presse ont conduit à la démission du ministre de l’Agriculture, Jozsef Angyan (24 janvier 2012), qui se considérait désavoué, en raison du conflit l’opposant à ceux qu’il appelait des oligarques. Cet épisode qui prend place à un moment où le marché foncier était encore protégé de la concurrence des investisseurs étrangers (le moratoire n’expirant qu’en 2014) éclaire la stratégie de contrôle de l’accès à la terre mise en œuvre par l’agro-business en connivence avec les dirigeants politiques. C’est un moment clé du processus de conquête par un petit nombre de puissants groupes d’intérêts.

36En Roumanie, la privatisation* des entreprises agricoles d’État, d’abord transformées en sociétés commerciales à participation publique majoritaire, a été engagée à partir de 2000. L’Agence de contrôle des domaines de l’État (créée en 2001) en charge des terres demeurées propriété publique accorde des concessions de longue durée à de grandes sociétés qui réussissent à constituer d’immenses domaines agricoles, en particulier dans les plaines de l’est et du sud du pays. La stratégie foncière de l’homme d'affaires Culiţă Tărâţă, fondateur du groupe de sociétés TCE 3 BRAZI, a défrayé la chronique. Élu parlementaire sur les listes du parti social-démocrate en 2000, l'homme d'affaires a par la suite signé un contrat de concession avec l'Agence de contrôle des domaines de l'État (ADS) pour l'exploitation d'environ 57 000 hectares sur la grande île de Braila dans le delta du Danube. En 2003, cependant, l’Agence a souhaité résilier le contrat au motif que la redevance n’avait jamais été versée. La procédure judiciaire dure sept ans et se solde par la victoire du groupe dont l’un des partenaires reprend la concession, le groupe devenant le plus grand exploitant de terres agricoles cultivables en Roumanie38. D’autres sociétés ont pris en concession les terres des anciennes fermes d’État (Roger, 2014)39. Comceral SA a pris le contrôle de 54 000 hectares dont 43 000 hectares en propriété dans les départements (Județele) de Vaslui, Iasi, Galati, Neamt ; et Ceréalcom Dolj a pris 24 000 hectares (dont 4 000 en propriété) dans ceux de Dolj et d’Olt. Ces deux sociétés ont racheté les silos de l’ancienne centrale d’État Romcéréal. Ces grands domaines en culture céréalière, installés sur les terres les plus fertiles du pays, disposent des infrastructures nécessaires à proximité des ports de la mer noire, pour participer au marché international des céréales.

37Dans la plupart des pays d’Europe de l’Est, loin d’avoir subi un processus de démembrement, les terres de l’ancien secteur d’État ont participé au maintien, voire à la consolidation de grandes exploitations sociétaires. Le processus s’est opéré via le marché de la location dans un premier temps, puis dans un deuxième temps par la mise en vente des terres de l’ancien secteur d’État, sous le contrôle de la puissance publique.

Conclusion

38La reconfiguration des régimes fonciers s’est étendue sur une période sensiblement plus longue que le seul mouvement de redistribution des droits de propriété* sur la terre et la transformation des structures d’exploitation. Selon les pays, le changement institutionnel a pris un temps plus ou moins long en fonction des bases existantes, qu’il s’agisse des traditions juridiques ou de la qualité technique des services fonciers, et de la volonté des gouvernants. La détermination des règles d’échange et la régulation des marchés fonciers ont mobilisé une large gamme d’administrations publiques, de services et d’organismes ad hoc.

39Le repérage des configurations foncières a souligné le caractère contradictoire des transformations en cours. Dans une grande majorité de cas, les politiques de redistribution ont mis en avant des principes de justice et d’équité, inspirés d’une longue suite de réformes foncières, qui ont conduit à remettre les droits de propriété* à une masse de petits propriétaires dont les liens avec la terre avaient été rompus ou distendus. Cet émiettement de la ressource foncière ne permettait pas de fonder des conditions d’usage du sol répondant aux exigences d’une exploitation viable. Dès le moment initial de la privatisation* de la terre et des moyens de production, des solutions ont été imaginées pour surmonter le handicap de la fragmentation foncière et réarticuler les facteurs de production. Une partie des formes sociales de production, largement inédites et à caractère hybride, se sont révélées transitoires, tels les divers types de coopératives de propriétaires, d’associations et de sociétés agricoles, en raison de la faiblesse inhérente à des montages juridiques les exposant aux multiples tensions entre groupes d’intérêt. Une configuration de tenure inversée* s’est rapidement généralisée parce qu’elle était la seule à même d’assurer le maintien d’un niveau de concentration de l’usage des terres dans le cadre des exploitations-successeurs*. Un inégal rapport de force s’est établi entre bailleurs et preneurs sur un marché de la location mal défini et peu régulé. La règle du plus fort a prévalu aux dépens des plus vulnérables. En imposant l’usage d’un foncier affermé dans des conditions relativement favorables, les grandes exploitations-successeurs* ont évité d’investir dans des acquisitions foncières inutilement dispendieuses. Il en est résulté un blocage plus ou moins affirmé des transactions d’achat-vente. La mise à distance des investisseurs étrangers, obtenue grâce aux exemptions à la libre circulation du capital, a permis que, pendant plus d’une décennie, les transactions soient restées circonscrites aux marchés fonciers domestiques. La fin de cette période dérogatoire risquait de remettre en question le mode de fonctionnement des régimes fonciers*.

Notes de bas de page

1 Le régime* foncier comprend l’ensemble des règles et des procédures juridiques qui encadrent le droit de propriété, les modes de concession et d’usage des biens.

2 En République tchèque, les acheteurs paient un prix de 44 % plus élevé pour une parcelle de 1 hectare que pour une parcelle de 0,4 hectare, qui est la taille moyenne des parcelles dans le pays. Ils versent 2,8 fois plus pour acquérir une parcelle de 8 hectares (Sklenicka et al., 2013).

3 Sur le plan juridique, cette solution de portage* foncier correspond à la forme de « tenure inversée *», décrite ci-dessous.

4 La taille moyenne des blocs de culture est de 89,3 hectares en République tchèque.

5 En République tchèque, la terre agricole est détenue par plus de trois millions de propriétaires et exploitée par moins de 30 000 exploitations. De ce fait, 83 % de la SAU est en faire-valoir indirect.

6 Le remembrement du parcellaire est un type d’aménagement foncier qui cherche à réduire les effets de la fragmentation et de la dispersion des parcelles d’un même propriétaire, qu’il soit ou non exploitant.

7 Cette dernière procédure a été supprimée en 1999, le titre remis par la commission agraire devenant suffisant. À la même époque, les limites fixant une superficie agricole maximum et la durée de contrat de location ont été supprimées (loi sur la location des terres).

8 C’est ainsi que l’analyse de l’indivision en Haïti montre la nécessité de mettre en œuvre de nouveaux outils juridiques de régulation si l’on veut que la fragmentation à l’infini ne tourne au blocage (Chouquer, 2019).

9 Les traces de l’ancien parcellaire ayant été effacées par le remembrement collectiviste, il ne pouvait être question d’y revenir.

10 Le territoire lituanien a été divisé en 1 286 aires cadastrales et un millier de planificateurs et de géomètres ont été mobilisés au service de la réforme foncière.

11 Ces auteurs rappellent que la distinction repose implicitement sur l’identité du bénéficiaire résiduel de la production, propriétaire ou tenancier.

12 En général, de l’ordre de quelques hectares. Dans plusieurs pays, les restitutions ont été soumises à un plafond de superficie.

13 En Pologne comme en Lituanie, la location de parcelles auprès de voisins est pratiquée par les exploitations familiales dans le cadre d’arrangements verbaux de courte durée.

14 La loi du 18 juin 1991 prévoyait la restitution des terres nationalisées en 1940 aux anciens propriétaires ou à leurs héritiers.

15 Le processus de réforme foncière a concerné 3 millions et demi d’hectares de terres et 730 319 Lituaniens (soit un citoyen sur cinq).

16 « On désigne par reverse tenancy – expression que je propose de traduire par « tenure inversée* » – des situations dans lesquelles des petits propriétaires cèdent en faire-valoir indirect une partie ou la totalité de leurs disponibilités foncières à de plus grands propriétaires fonciers, à des entrepreneurs agricoles qui, sans toujours posséder de terres, disposent du capital d’exploitation, d’un accès au capital financier, de compétences techno-économiques et de capacités organisationnelles, ou, plus largement, à des tenanciers économiquement plus favorisés, y compris en termes de revenus et de biens non agricoles » (Colin, 2014, p. 203).

17 Sur la base d’enquêtes réalisées, en 2002-2003, dans la commune de Sebes (département d’Alba, Transylvanie), où les sociétés agricoles représentent 50 % de la superficie arable, les analyses montrent que les formes associatives reposent sur une allocation des terres entre un système de faire-valoir direct (FVD) et un système de faire-valoir indirect (FVI) et mettent en évidence l’influence de la dimension organisationnelle sur l’allocation interne et la participation au marché externe du FVI.

18 Pour les cultures qui ne sont pas complètement mécanisées (maïs, pommes de terre, légumes, betterave à sucre), la société agricole prend en charge les opérations culturales mécanisées et les associés s’acquittent du montant de la prestation de service, effectuent les travaux manuels et conservent la totalité de la production récoltée.

19 Pour les cultures complètement mécanisées (blé, orge, tournesol, soja), la société réalise tous les travaux et verse une rémunération aux propriétaires en fonction de leur superficie.

20 Dans le cas de la Roumanie, il en résulte des situations d’insécurité juridique préjudiciables tant pour les intérêts des propriétaires que pour ceux des acquéreurs (Macovei, 2017).

21 Ces coûts peuvent être significatifs du fait d’une taxe d’enregistrement élevée, jusqu’à 3 % en Tchéquie, de 2 à 5 % en Pologne. Ils peuvent représenter de 10 à 30 % de la valeur de la transaction foncière (Swinnen, Vranken, 2012). L’enregistrement peut être obligatoire pour la location de terre, en Hongrie et en Bulgarie (contrat dit d’arenda).

22 On fait référence ici aux approches relevant de la sociologie économique, en particulier (Steiner, 2005).

23 Ces règles définissent qui a le droit d’opérer une transaction et avec qui.

24 L’effet de lieu est la part explicative de l’espace dans les faits économiques et sociaux, il se pense à toutes les échelles. Les prix de la terre se forment sur un marché local où interviennent plusieurs types de variables, l’emplacement, la productivité potentielle, la taille des parcelles, le caractère individualisé ou indivis de la propriété, etc. Les données collectées par les économistes révèlent de très fortes disparités régionales des prix dans la plupart des pays observés.

25 On renvoie ici aux recherches de terrain conduites par des géographes (Hirschhaussen, 1997 ; Mačiulytė, 1998 ; Maurel, 1994), des sociologues (Halamska, 2003 ; Swain, 2013), des anthropologues (Hann, 1993), des économistes (Stan, 2005 ; Ghib, 2011).

26 Durant l’entre-deux-guerres, la taille moyenne des exploitations dans le nord du pays était de 19,2 ha, de 17,5 hectares pour celles de l’ouest et de 14,3 hectares pour celles de l’est.

27 Sur le plan économique, la constitution d’un marché foncier se heurtait à la faible rentabilité de l’activité agricole et à la nécessité de protéger l’emploi de la main-d’œuvre familiale. Sur le plan juridique, le marché locatif était encore insuffisamment régulé. La durée brève des baux, leur caractère informel rendaient précaire la prise de terre à bail. Cependant, aussi imparfaite et inachevée qu’elle fût, la libération du marché foncier semblait avoir fait évoluer les attitudes à l’égard de la propriété foncière.

28 Sous des noms variés, le Fonds foncier d’État en Tchéquie, l’Office pour la propriété d’État en Hongrie, l’Agence de la propriété agricole du Trésor d’État, en Pologne, ont pris en charge la gestion des terres publiques en vue de leur privatisation*. À la suite de l’adoption de la loi de 2003 sur « la formation du système agricole », l’Agence de la propriété du Trésor d’État a été transformée en Agence de la propriété agricole.

29 En 1989, le secteur d’État couvrait 14,9 %, de la SAU en Hongrie, 17,8 % en Pologne et 31,9 % Tchécoslovaquie.

30 Voir le chapitre intitulé « La grande braderie des fermes d’État » (Maurel, 1994, 205-237).

31 La plupart des fermes d’État étaient issues des confiscations qui avaient frappé divers groupes nationaux (en particulier les Allemands) ou sociaux (les grands propriétaires) dans l’immédiat après-guerre.

32 Les politiques publiques ont beaucoup varié en raison d’incessants changements de majorité gouvernementale dans la plupart des pays.

33 Il s’agit des voïvodies de Poméranie, Poméranie occidentale, Warmie-Mazurie, Lubusz, Basse Silésie, Grande Pologne, Coujavie-Poméranie, en totalité ou en partie.

34 La décision d’attribution de la terre dans le cadre des restitutions relève des offices fonciers.

35 Au cours de la période qui a suivi la transition politique et économique, ont été élaborées de nouvelles stratégies pour les diverses catégories d’actifs de l’État et créé des institutions adaptées à ces stratégies. Cela a abouti à la gestion séparée de l’immobilier, des terres agricoles et de divers autres types d’actifs. La société de gestion des actifs nationaux (MNV Zrt.) a été mise en place pour fournir le cadre organisationnel d’une approche intégrée de la gestion des actifs de l’État.

36 Loi CXCVI/2011. Le Fonds foncier national a été réorganisé en juillet 2019 (voir ci-dessous chapitre 10).

37 La députée Rebeka Szabó, de sensibilité écologique et membre d’un parti d’opposition, a dénoncé les actes de corruption couverts par le pouvoir politique. Voir « Hungarian Land-Grabbing: Family Farmers vs. Politically Backed Oligarchs », Green European Journal (2013), URL: https://www.greeneuropeanjournal.eu/hungarian-land-grabbing-family-farmers-vs-politically-backed-oligarchs/.

38 La société TCE 3 BRAZI a fait faillite en septembre 2014 après avoir réalisé au cours des 6 dernières années des bénéfices de 50 millions d’euros et accumulé des dettes de 30 millions d’euros, dont 22 millions à l’Agence des domaines de l’État représentant les arriérés et les pénalités des baux de 2002 à 2007. En 2018, Agricost Braila aurait été reprise par un investisseur d’Abhu Dhabi contrôlant l’agro-holding Al-Dahra.

39 L’auteur démonte de quelle manière les « barons de l’agriculture » sont parvenus à constituer des domaines de plusieurs dizaines de milliers d’hectares grâce aux liens qu’ils ont noués avec le parti social-démocrate (Roger, 2014).

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