1En moins d’une décennie, la rupture avec le système collectiviste s’est trouvée consommée. Les effets du passage à l’économie de marché et le retour à la propriété privée ont été brutaux, parfois destructeurs, toujours déstabilisateurs. Jusque-là partageant des caractéristiques similaires du fait de leur appartenance à un même système, les agricultures post-collectivistes ont emprunté des itinéraires distincts. Ce processus de différenciation est observable tant au niveau local qu’au plan national. Il a fait émerger une nouvelle diversité de profils structurels.

2La conversion des structures collectives à de nouvelles formes sociales a découlé des choix opérés par les modes de privatisation*. Sous l’effet des rapports de force entre groupes d’intérêts antagoniques, leurs modalités d’application ont été soumises aux aléas des changements de politique agricole. Les luttes sociales ont pris le pas sur la formulation d’un référentiel se projetant vers un modèle défini.

3De multiples facteurs sont intervenus pour expliquer les choix et les formes prises par les recompositions. Certains ont trait à l’inégale charge humaine des espaces agricoles, au poids relatif de l’emploi agricole dans l’économie, au niveau d’équipement et de modernisation technique des unités de production. D’autres sont le legs de réformes agraires* qui ont pu tantôt mettre à mal, tantôt préserver les traditions d’une agriculture paysanne, sans jamais lui épargner les dégâts sociaux d’une histoire tumultueuse. Les trajectoires agraires procèdent de ce jeu complexe des logiques d’héritage, de transfert et d’innovation, au croisement de formes sociales inspirées de modèles connus et de formes inédites de nature hybride. Les recompositions structurelles engagées ont tenté de redonner de la cohérence aux transformations prescrites par le changement de système.

Les critères de différenciation des profils

4Les modalités de distribution des droits de propriété* sur la terre ont de manière générale conduit à un processus de fragmentation de la propriété foncière* d’intensité variable selon les approches retenues et les modalités d’application. Le terme de fragmentation, employé pour qualifier les situations foncières des agricultures post-collectivistes, mérite d’être explicité parce qu’il recouvre des cas de figure distincts, issus de la variété des procédures de privatisation* ainsi que des formes prises par la recomposition des formes d’usage de la terre. Dans un article publié en 2003, Terry van Dijk a proposé de distinguer quatre formes de fragmentation foncière (van Dijk, 2003) :

• La fragmentation de la propriété foncière* procède directement des politiques de restitution et de redistribution des droits de propriété* qui ont conduit à la reconnaissance de très nombreux petits propriétaires de parcelles de taille souvent fort réduite. Cette fragmentation de la trame foncière, consignée dans les registres et visible sur les documents cadastraux, peut rester masquée lorsque les parcelles sont prises en location par les exploitations-successeurs. Celles-ci cherchent à préserver de grands blocs de culture qui regroupent un ensemble contigu de parcelles appartenant à divers propriétaires.
• La fragmentation structurelle de l’usage de la terre est une deuxième forme qui s’applique à la dimension des exploitations agricoles. Cette situation se définit par une proportion élevée d’exploitations de très petite taille généralement inférieure à cinq hectares. Leur importance en nombre et en part relative de SAU est variable selon les pays et les régions.
• Un troisième type de fragmentation, qualifiée d’interne à l’exploitation, affecte la configuration du parcellaire, la dispersion spatiale et l’éloignement des parcelles par rapport au siège de l’exploitation. Cette forme de fragmentation affecte l’organisation du procès de production à l’échelle de l’exploitation agricole.
• Les situations de dissociation entre la propriété et l’usage du sol représentent un dernier type. Les cas de non-recouvrement entre la propriété du foncier et son usage sont largement présents dans la plupart de ces agricultures, soit qu’ils concernent les grandes structures de type coopératif, associatif ou encore sociétaire qui opèrent une concentration1 foncière par la prise à bail de parcelles détenues par un grand nombre de petits propriétaires, soit qu’ils procèdent d’un mode de faire-valoir mixte, associant terres en propriété et en location, que pratiquent diverses catégories d’exploitations. Les situations de non-recouvrement s’accompagnent de nouveaux modes d’articulation de la propriété et de l’usage du foncier. Propriété et exploitation ont été remodelées par une double série de processus de fragmentation et de concentration/déconcentration. Les uns et les autres révèlent des évolutions et des caractéristiques distinctes d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, d’un lieu à l’autre.

5Si l’on suit l’analyse avancée par Morten Hartvigsen, les agricultures post-collectivistes peuvent être caractérisées en fonction du degré de fragmentation de la propriété et du niveau de déconcentration de l’usage de la terre (Hartvigsen, 2014)2 :

Figure 8. Fragmentation de la propriété et déconcentration de l’usage agricole du sol

6Le morcellement de la propriété foncière ne s’est pas traduit par un processus de déconcentration de l’usage du sol de même ampleur. Là où les propriétaires n’étaient pas intéressés par l’exploitation de leurs terres et ont préféré les louer aux exploitations-successeurs, l’émiettement n’a eu qu’un impact limité sur l’usage du sol. Les grandes exploitations ont opéré une concentration du foncier par la prise à bail de parcelles détenues par un grand nombre de petits propriétaires. En revanche, lorsque les petits propriétaires ont décidé de mettre en valeur leur bien, la fragmentation s’est étendue aux structures d’exploitation.

7Une tendance marquée à la déconcentration des structures d’exploitation a suivi le processus de conversion des anciennes exploitations collectives3. Elle a affecté en premier lieu les exploitations-successeurs (coopératives ou sociétaires) dont les superficies, bien qu’inférieures à celles des anciennes exploitations collectives, ont conservé des dimensions de l’ordre de quelques centaines à quelques milliers d’hectares. Les petites exploitations dont le nombre s’était considérablement accru, ont étendu les effets de la fragmentation de la propriété foncière* à une part relativement importante des surfaces exploitées. Devenue un trait commun des profils structurels, la coexistence des très petites et des très grandes exploitations était loin de revêtir des modalités uniformes.

8Au tournant du siècle, un premier bilan des transformations structurelles pouvait être établi. Une opposition nette se dessinait entre des agricultures à dominante de petites et moyennes exploitations familiales (Pologne, Lituanie) et des agricultures à prépondérance d’entreprises sociétaires (République tchèque et Slovaquie), et des agricultures qui portaient la marque d’un dualisme structurel4 (en Hongrie, en Roumanie). La plupart des agricultures post-collectivistes se caractérisaient par un faible développement des exploitations moyennes. La catégorie des exploitations d’une superficie de 5 à 50 hectares était quasiment absente en Slovaquie (2,5 % de la SAU) ainsi qu’en République tchèque (5,8 %), peu présente en Hongrie (22,4 %), et ne jouait un rôle important qu’en Lituanie (46,4 % de la SAU) et en Pologne (59,7 %). En revanche, la catégorie des grandes exploitations dominait largement en Slovaquie et en République tchèque où elle détenait plus des neuf dixièmes de la SAU, elle était bien développée en Hongrie (plus des deux tiers) tandis qu’elle ne représentait qu’un tiers de la SAU en Lituanie et moins du quart en Pologne.

Une dominante de grandes exploitations en Tchéquie

9L’agriculture tchèque a connu une reconstitution limitée de l’exploitation de type familial. Au début de la décennie 1990, les restitutions des terres aux anciens propriétaires auraient pu favoriser l’installation d’exploitants indépendants. Au départ, celle-ci a été encouragée par une politique de soutien à l’investissement, mais après 1994, le processus s’est ralenti. Plusieurs facteurs expliquent que l’exploitation familiale marchande ne soit pas devenue le modèle dominant. La couche sociale, susceptible de porter un tel projet, était relativement étroite comme les enquêtes réalisées en 1991 l’ont révélé (Maurel, 1994). Les travailleurs des exploitations collectives, discriminés par les critères d’attribution des parts de capital lorsqu’ils n’avaient pas apporté de terres et n’avaient qu’une faible ancienneté dans l’exploitation collective, n’étaient guère intéressés par l’installation d’une exploitation indépendante. Beaucoup ont quitté le secteur agricole dans les années qui ont suivi, au fur et à mesure du délestage opéré par les directions d’entreprise. Les nouveaux exploitants étaient issus pour une faible part de descendants d’anciens propriétaires et pour une proportion plus significative du groupe des « spécialistes » (ingénieurs, agronomes, etc.). Dans la deuxième moitié des années 1990, les « néo-coopératives » ont traversé ce que l’on a appelé une « deuxième vague de transformation » consistant à changer de statut afin de procéder à une recomposition du capital. Cette opération consistant à transférer une partie du capital productif au profit d’une société permettait de résoudre les graves problèmes d’endettement liés au remboursement des parts de transformation des propriétaires dits « extérieurs », que la loi avait prévu après une durée minimale de sept ans. Le changement de statut juridique a renforcé le pouvoir des gestionnaires de l’entreprise. Les cadres dirigeants ont mis à profit la conversion en société pour concentrer le capital dans les mains d’une poignée d’actionnaires, ainsi dotés du contrôle décisionnaire. Le nombre des coopératives n’a cessé de diminuer au profit des formes sociétaires. De type hybride, la coopérative de propriétaires* comportait trop de germes de conflits internes pour s’avérer durable.

10La privatisation* des anciennes fermes d’État a donné majoritairement naissance à des entreprises en société, plus rarement à des exploitations en responsabilité personnelle. Au départ, les terres et les biens ont été loués auprès du Fonds foncier d’État. À partir de 1999 (en application de la loi n° 95/1999), l’État a décidé de privatiser la plus grande partie des terres détenues par le Fonds foncier. La procédure de mise en vente s’est effectuée par un système d’offre publique organisée à l’échelle de chaque cadastre villageois. Elle a exigé de longues vérifications, notamment concernant les demandes de restitution déposées dans le cadre de la loi sur la terre de 1991. Certaines catégories d’acquéreurs étaient prioritaires, les résidents et les agriculteurs qui avaient loué des terres depuis plus de trois ans et cultivaient plus de 10 hectares5. Du 25 mai 1999 au 31 décembre 2004, 196 000 hectares ont été vendus, soit 39 % du montant initialement prévu. Ces ventes de terres détenues par le Fonds foncier d’État étaient importantes dans les régions où dominaient autrefois les anciennes fermes d’État, établies sur les biens confisqués lors des expulsions des populations d’origine allemande, en 1945.

11La structure par taille des exploitations agricoles présentait un caractère dual. De nombreuses petites entreprises disposaient de faibles superficies (70 % du nombre cultivaient 2,3 % de la superficie), tandis que les plus grandes entreprises (2 % du nombre total), concentraient 60 % de la SAU. Selon les données de l’enquête sur la structure des exploitations effectuée en 20056, on comptait 39 419 entités détenues par des « personnes physiques » (93,3 % du nombre) et 2 833 entités du type « personne légale » dont les trois quarts étaient des sociétés de divers types juridiques (70,7 % de la SAU). Dans la première catégorie figuraient des exploitations en responsabilité personnelle qui étaient officiellement enregistrées et d’autres, les plus nombreuses, qui ne l’étaient pas. Prises ensemble, elles cultivaient un million d’hectares soit 29,3 % de la SAU, (avec une taille moyenne de l’ordre de 26 hectares). Plus de la moitié avaient des superficies inférieures à la dizaine d’hectares mais cultivaient moins de 2 % de la SAU. Les plus grandes de ces exploitations en responsabilité personnelle louaient leurs terres (63,6 % de la SAU cultivée était en location). La deuxième catégorie était formée d’entreprises agricoles de statuts divers. Les entreprises de type sociétaire, au nombre de 2 154, cultivaient 45,9 % de la superficie tandis que les coopératives, au nombre de 584 unités, exploitaient moins du quart de la SAU. Dans les deux cas, il s’agissait de grandes exploitations de plusieurs centaines d’hectares dont l’essentiel de la superficie était en location (96 % de la SAU). Parmi elles, 136 entreprises (62 sociétés et 52 coopératives) avaient une taille supérieure à 3 000 hectares.

Une trajectoire néo-collectiviste en Slovaquie

12Comme en République tchèque, au départ la transformation structurelle s’est effectuée par le biais de la restitution des biens confisqués après février 1948, par la restructuration des coopératives et la privatisation* des fermes d’État. Au lendemain de l’indépendance (1993), la Slovaquie a emprunté une voie sensiblement différente, en optant pour une politique à la fois plus conservatrice et plus interventionniste. Le gouvernement de Vladimir Mečiar a mis en œuvre une politique de soutien du secteur agricole au bénéfice des exploitations-successeurs. Accompagnée de mesures discriminatoires à l’égard des petits exploitants, elle a infléchi la trajectoire slovaque en faveur du maintien d’une concentration structurelle des terres et du capital d’exploitation dans les mains de groupes d’intérêt issus de l’ancienne élite dirigeante. Afin de préserver le niveau d’organisation du secteur agricole, une nouvelle loi de transformation des coopératives, adoptée en 1995, a eu pour objectif de permettre la stabilisation du capital au sein des coopératives (Lompech, 2003)7. Un temps différé, la privatisation* des fermes d’État a été lancée en 1996-1997 et la mise en vente des biens s’est opérée au profit de leurs anciens cadres dirigeants. L’arrivée d’une coalition de centre-droit en 1998 n’a pas remis fondamentalement en cause ces orientations.

13Au recensement de 2001, on dénombrait 1 522 exploitations enregistrées sous le statut de « personnes morales » mettant en culture 89,8 % de la superficie. Parmi elles, on comptait 715 coopératives8. Après avoir augmenté jusqu’en 1996 (sous l’effet de scissions internes), leur nombre a commencé à décroître sous l’effet des mises en liquidation et surtout de leur conversion en diverses formes sociétaires. Alors qu’en 1994, les coopératives concentraient 70 % des superficies cultivées, elles en exploitaient un peu moins de la moitié en 2003. Avec une taille moyenne de plus de 1 500 hectares, elles figuraient dans la catégorie des très grandes exploitations. La recomposition de leur capital dans les mains des managers et l’introduction d’un mode de gestion comparable à celui des sociétés agricoles privées ont de fait contribué à rapprocher les coopératives en activité des autres structures sociétaires. Le nombre et la part relative des entreprises de type sociétaire (société à responsabilité limitée et société anonyme) n’ont cessé de se renforcer. Bien que l’on ait noté une tendance à la réduction de leur taille moyenne, plus des deux cinquièmes de ces entreprises du type sociétaire cultivaient des superficies excédant le millier d’hectares. Les grandes exploitations de type coopératif et sociétaire conservaient un rôle dominant dans l’agriculture slovaque.

14En dépit de l’option prise au départ par le gouvernement Čarnogursky (avec l’adoption de lois en faveur de la restitution et du rétablissement des droits de propriété* privée sur la terre, en 1991), l’agriculture individuelle a peu progressé. La politique du gouvernement Mečiar a privé de soutien cette catégorie de petits exploitants indépendants. L’extrême morcellement de la propriété foncière, le retard pris pour identifier les titres de propriété foncière et mettre à jour les cadastres, le manque de savoir-faire et l’insuffisance du capital de départ ont freiné l’implantation de ce type d’agriculture. Certains experts ont fait remarquer que l’exploitation paysanne moyenne n’avait jamais existé en Slovaquie et que de ce fait elle ne pouvait servir de modèle de référence (Blaas, 2001). On a toutefois observé la progression d’une nouvelle catégorie de petites exploitations individuelles. La part des superficies agricoles en usage individuel a quadruplé depuis 1990. Les données du recensement agricole de 2001 ont mis en lumière l’émergence d’exploitations enregistrées et non enregistrées qui mettaient en culture un peu plus de 10 % des terres9. Toutefois, la très grande exploitation est restée la marque spécifique des agricultures slovaque et tchèque.

La permanence d’un dualisme agraire en Hongrie

15La trajectoire hongroise se différencie des deux précédentes par un dualisme plus marqué et un déclin accéléré de la forme coopérative au profit des formes d’exploitation de type sociétaire. La réaffectation des droits de propriété* s’est soldée par un ample processus de fragmentation foncière entre un grand nombre de propriétaires et par la dissociation de la propriété du sol de son usage. Un demi-million de personnes ont reçu plus de deux millions d’hectares en un peu moins de cinq ans. Transformées en coopératives de propriétaires, les anciennes exploitations collectives ont entrepris de s’ajuster aux nouvelles règles de l’économie de marché et l’application de la loi sur les faillites a fait disparaître les moins compétitives. D’un peu plus de 1 300 unités au début des années 1990, leur nombre est passé à un millier à la fin de la décennie, tandis que leur taille moyenne se réduisait fortement. Au recensement agricole de 2000, 959 coopératives exploitaient 17,9 % de la SAU, deux ans plus tard seulement 9,9 %, en raison d’un rapide mouvement de conversion en sociétés de divers types juridiques. De taille diverse, les 8 382 exploitations sociétaires occupaient 59,5 % de la superficie. Les exploitations individuelles au nombre de 958 534 (en 2000), mettaient en culture 40,5 % de la SAU. Les neuf dixièmes avaient moins de 5 hectares et détenaient un peu plus du cinquième des superficies en exploitation individuelle. Un processus rapide de disparition a affecté ces micro-exploitations, tout particulièrement celles ayant moins d’un hectare. Pour la plupart, ces exploitations n’étaient pas officiellement enregistrées, une moitié d’entre elles appartenaient à des retraités. Sur l’ensemble des producteurs privés, 60 % produisaient pour leurs propres besoins, 30 % ne vendaient qu’une fraction de leur production. Formant moins du dixième des exploitants individuels, les producteurs marchands se recrutaient dans la catégorie des exploitations de plus de dix hectares détenant les deux tiers de la superficie des exploitations individuelles. Ces exploitations marchandes, établies grâce à diverses procédures de réaffectation des terres, formaient le noyau d’une agriculture familiale de type professionnel, engagée dans un processus de concentration foncière* via la location et l’achat de terres.

16L’agriculture hongroise demeurait relativement diversifiée dans ses structures tant du point de vue des formes sociales que des dimensions. Toutes catégories d’exploitations confondues, les unités de production de taille supérieure à 50 hectares concentraient 71,3 % de la SAU, celles supérieures à 100 hectares en occupaient 61,9 %. Le maintien de la grande exploitation n’a pas fait obstacle à l’émergence de structures de taille moyenne sous forme d’exploitations familiales et/ou d’entreprises sociétaires spécialisées (par exemple dans les élevages de type industriel ou l’horticulture).

La conversion structurelle de l’agriculture lituanienne

17En Lituanie, les changements intervenus dans l’agriculture ont revêtu la dimension d’une véritable conversion structurelle qui s’est traduite par un ample mouvement de déconcentration de la propriété foncière et de transfert des moyens de production dans les mains des opérateurs privés (Maurel, 2002). Le processus de restitution foncière a concerné 3,5 millions d’hectares et porté sur 730 319 demandes. En 2002, 555 692 propriétaires fonciers avaient récupéré leurs titres de propriété portant sur 2,7 millions d’hectares environ. La privatisation* a donné naissance à une pluralité de formes sociales de production. Trois types d’exploitations agricoles ont pris la succession du modèle collectiviste : les associations agricoles formées après la transformation des kolkhoz* et des sovkhoz*, les exploitations familiales en majorité issues de la restitution des terres et les lopins de l’économie auxiliaire, hérités de l’époque soviétique et agrandis dans la limite de trois hectares10. Le nombre, les caractéristiques et la répartition spatiale ont constamment évolué au cours de la décennie 1990-2000.

18En 1992, 1 269 kolkhoz* et sovkhoz* ont été transformés en 4 279 associations agricoles qui occupaient 65 % de la SAU. Dix ans plus tard, 610 entreprises agricoles fonctionnaient sous divers statuts juridiques dont 285 associations agricoles. En conservant leur statut juridique pour des raisons d’avantages fiscaux, la plupart des associations ont traversé une « deuxième vague de privatisation* » au profit de leurs managers qui les ont rachetées ou d’entrepreneurs désireux d’investir en prévision de l’entrée dans l’UE et de l’application de la PAC*. Toutes ces entreprises agricoles fonctionnaient sur la base du salariat dans une logique marchande en s’orientant vers les grandes cultures, les productions maraîchères et horticoles. Les terres cultivées étaient louées auprès d’un grand nombre de petits propriétaires fonciers. En 2003, les entreprises en société ont été autorisées à accéder à la propriété foncière11. La possibilité de consolider leur assise foncière les a renforcées tout en soutenant la formation du marché foncier. À l’échelle locale, l’accumulation du capital foncier par une ou plusieurs grandes entreprises agricoles présentait le risque de bloquer, à terme, le développement des exploitations familiales dont les ressources financières demeuraient trop faibles pour répondre à l’offre foncière.

19En une décennie, la Lituanie a pu renouer avec le modèle de l’agriculture familiale qui s’était développé pendant l’entre-deux-guerres. Le recensement agricole de 2003 dénombrait 271 501 exploitations familiales de plus d’un hectare et 362 657 micro-exploitations cultivant moins d’un hectare. Prises ensemble, les exploitations familiales de plus d’un hectare, cultivaient 88 % des terres agricoles. Ces exploitations familiales se différenciaient par leur taille, leur système de production, leur niveau d’équipement et leur degré d’intégration au marché (Mačiulytè, 2004). Les exploitations de moins de 10 hectares représentaient les quatre cinquièmes du nombre des exploitations familiales et leur superficie moyenne atteignait 9,3 hectares. Seulement 54 000 exploitations étaient officiellement enregistrées, avec une taille moyenne de 25 hectares (contre 4,6 hectares pour celles qui ne l’étaient pas). Les exploitations familiales lituaniennes se caractérisaient par un mode de faire-valoir direct dominant (53 %). Pour élargir leur superficie, les exploitants ont recouru au marché de la location. La restitution des terres aux anciens propriétaires a donc permis un vaste mouvement de reconstitution d’une agriculture familiale. Environ les deux tiers des terres restituées étaient cultivées en faire-valoir direct par des exploitations de type familial. Les exploitations familiales se distinguaient également par leur dimension économique et par le degré d’orientation de la production vers le marché. La majorité des exploitations familiales (89 % du nombre) se situait dans la catégorie des petites exploitations (avec une marge brute standard inférieure à 2 UDE* (unité de dimension économique). Les exploitations officiellement enregistrées se distinguaient par une dimension économique plus importante mais seulement 1 % des exploitations enregistrées appartenaient à la catégorie des grandes exploitations (avec une marge brute standard supérieure à 40 UDE*). En fonction de leur logique de production, il était possible de distinguer des exploitations de type marchand, des exploitations de type paysan et des exploitations vivrières.

La singularité de l’agriculture polonaise

20Par rapport aux pays voisins, l’agriculture polonaise, en majorité constituée d’exploitations familiales, a pu faire l’économie d’une décollectivisation* de grande ampleur (Maurel et al., 2003). À la veille du changement de système, la part relative du secteur étatique (18,5 % de la superficie agricole utile) et celle du secteur coopératif (3,7 % de la superficie agricole utile) étaient minoritaires par rapport à un secteur privé, composé de petites exploitations individuelles détenant 76,2 % de la superficie agricole. À partir des années 1992-1995, les fermes d’État ont été liquidées et leurs terres ainsi que celles administrées par le Fonds d’État ont été transférées à l’Agence de la propriété agricole du Trésor public, en charge de la gestion de ce patrimoine foncier. L’Agence a repris les biens des anciennes fermes d’État pour les placer soit sous son administration provisoire, soit en location, soit encore pour les mettre en vente. Héritières des anciennes fermes d’État, les entreprises directement administrées par l’Agence de la propriété agricole du Trésor public n’exploitaient plus que 2 % de la SAU en 2000. L’Agence a cherché en priorité à former des unités de production viables en consolidant de grandes exploitations familiales de 20 à 50 hectares ou en constituant des exploitations de type entrepreneurial de plus d’une centaine d’hectares. L’effet de restructuration s’est principalement exercé à l’ouest et au nord du pays, là où les fermes d’État étaient auparavant dominantes.

21Après une longue période d’interventionnisme étatique qui, de manière paradoxale, a protégé les exploitants individuels en les soustrayant aux contraintes de la compétitivité, l’agriculture polonaise s’est trouvée confrontée au choc du passage au marché et la question de sa modernisation s’est trouvée posée. En dépit d’une orientation libérale des réformes économiques, des mesures interventionnistes et protectionnistes ont été mises en œuvre : régulation des marchés agricoles, protection du marché intérieur des produits agricoles et alimentaires, aide à la modernisation. Pourtant, une décennie après le changement de régime, les structures foncières de l’agriculture familiale avaient peu évolué, la charge en main-d’œuvre vivant sur les exploitations demeurant trop nombreuse et la rentabilité de l’activité productive insuffisante.

22En dix ans, de 1990 à 2000, le nombre des exploitations individuelles est passé de 2 137 500 à 1 880 900, soit une diminution de 12 %, tandis que la superficie agricole utile restait pratiquement stable (13 510 300 hectares). Si la taille moyenne de l’exploitation a enregistré une légère progression, passant de 6,3 hectares à 7,2 hectares, le processus de concentration n’a concerné que la tranche supérieure des exploitations de plus de 15 hectares dont le nombre a augmenté, passant de 130 100 à 185 700 unités (soit 9,9 % des exploitations), et dont la superficie agricole utile a doublé pour atteindre dix ans plus tard 40,3 % de la SAU. Dans le même temps, une progression de la catégorie des très petites exploitations, de 1 à 2 hectares, représentant 23,8 % du nombre des exploitations et 4,8 % de la SAU, a été enregistrée. Cette évolution s’est accomplie aux dépens des exploitations de 5 à 10 hectares, dont le nombre a diminué de presque un tiers et qui ont perdu 10 % de la SAU. Plus de la moitié des exploitations agricoles individuelles avaient toujours moins de cinq hectares (56,4 %) et elles cultivaient moins du cinquième de la SAU. L’affirmation d’une telle différenciation structurelle de l’agriculture familiale procédait de mécanismes complexes de nature économique et sociale qui ont été longuement décrits (Maurel et al., 2003).

23Une trajectoire de « repli paysan » a conduit à la marginalisation économique d’un très grand nombre de petites exploitations. Retirées des circuits marchands, souvent aux mains de personnes âgées, elles mettaient en valeur de petites surfaces avec des moyens de production techniquement peu efficaces. Ces ménages survivaient grâce à des revenus non agricoles (en grande partie issus de transferts sociaux). Forme résiduelle du système paysan traditionnel, ce type d’exploitation remplissant avant tout une fonction sociale fonctionnait dans une logique de « reproduction sociale assistée ».

24Un deuxième groupe d’exploitations de dimensions moyennes et qui produisaient de faibles volumes pour le marché, se trouvait dans un état transitoire. Deux voies s’offraient à elles : soit le passage vers le groupe des exploitants professionnels et marchands, soit un abandon de la production marchande ouvrant sur une trajectoire d’exclusion sociale pour les ménages ne disposant pas d’autres sources de revenus et dont les perspectives d’emploi sur place sont faibles.

25Un troisième groupe d’exploitants familiaux pratiquait une agriculture marchande intensive, dont la consolidation reposait sur la maîtrise du processus d’accumulation foncière permettant l’ajustement à des objectifs de compétitivité en fonction des orientations productives. L’impératif d’une concentration de la production marchande n’a cessé de se renforcer et d’encourager l’élargissement foncier12.

26Le dualisme structurel entre une agriculture paysanne et une agriculture familiale moderne revêtait une expression régionalement différenciée, produit des héritages agraires de longue durée. Ces deux types d’agriculture familiale tendaient de plus en plus à être spatialement disjoints. Dans les régions du sud et de l’est de la Pologne, le maintien d’une forte charge humaine dans les campagnes, la persistance de petites exploitations de subsistance qui tiraient l’essentiel de leurs revenus, soit d’activités extérieures, soit de transferts sociaux, privait les exploitations souhaitant s’agrandir de la possibilité d’accéder au foncier. Dans les régions où une agriculture professionnelle et marchande émergeait, son développement était contraint par la difficulté d’élargissement de l’assise foncière. C’est donc une voie de développement relativement étroite qui s’ouvrait à l’agriculture familiale intensive et moderne.

La trajectoire roumaine de « retour paysan »13

27La réforme foncière a attribué 9 millions d’hectares (soit les deux tiers de la superficie cultivée) à plus de 5 millions de petits propriétaires fonciers c’est-à-dire à un nombre plus élevé que ceux qui travaillaient dans le secteur agricole. Seulement 30 % de ceux qui ont reçu de la terre étaient auparavant des membres des coopératives et d’anciens propriétaires d’exploitation. Un cinquième des attributaires étaient des membres des coopératives dont les familles n’avaient pas apporté de terres. La moitié des nouveaux propriétaires fonciers étaient des citadins n’ayant généralement aucune expérience dans l’agriculture. Ils étaient proportionnellement plus nombreux dans les départements urbanisés que dans les régions de montagne où la petite exploitation paysanne avait survécu.

28La gestion de la réforme foncière a été remise à des commissions communales qui étaient en charge de la liquidation des coopératives et de redistribution foncière. C’est à ce niveau local qu’ont été appliquées les modalités de répartition ou de vente des bâtiments agricoles, du cheptel, du matériel et que l’on a procédé à la découpe du foncier (Hirschhausen-Leclerc, 1994). C’est donc à cette échelle que se sont esquissées les bases des nouvelles formes d’organisation.

29La « loi sur les sociétés agricoles et autres formes d’association en agriculture » (loi 36/1991) a organisé la restructuration de l’appareil productif autour de sociétés agricoles et d’associations agricoles inspirées de principes coopératifs. Ces deux modes de partenariat reposent sur l’adhésion volontaire des adhérents, de petits exploitants individuels restés propriétaires de leurs terres14. Les sociétés agricoles sont dotées d’un statut et de la personnalité juridique. Elles ont pu prendre le relais des anciennes coopératives et sont souvent dirigées par les anciens cadres dirigeants ? Par leur statut, les sociétés sont plus stables que les associations agricoles. De plus petite taille, celles-ci sont constituées par des voisins ou les membres d’une même famille, leur statut plus flou est un facteur de moindre stabilité. Par ailleurs, le souci de ne pas démembrer les anciennes fermes d’État bénéficiant d’un meilleur niveau d’équipement technique, a conduit à les restructurer juridiquement sous la forme de sociétés commerciales à participation publique, donnant ainsi naissance à un noyau de grandes structures occupant 15 % de la SAU et dont la privatisation* effective n’a pas été engagée avant l’an 2000.

30Un profil bimodal des structures d’exploitation s’est mis en place : d’une part, 4,1 millions d’exploitations familiales, d’une superficie moyenne de 2,4 hectares, et occupant 68 % de la SAU (majoritairement en faire valoir direct), d’autre part, des associations regroupant des exploitants individuels sur 6 % de la SAU et d’une taille moyenne de 140 hectares, et des sociétés agricoles cultivant 10 % de la SAU et d’une superficie moyenne d’environ 450 hectares.

31Cette distribution des structures d’exploitation présente de vigoureux contrastes géographiques (Hirschhausen, Guest, 2008). D’un côté, les régions où de petites exploitations en propriété privée avaient perduré (régions de montagne comme le Maramures, les Carpates méridionales) et où le modèle de l’exploitation paysanne était suffisamment bien implanté, ce qui explique le faible succès des formes associatives. De l’autre, les régions de plaine (Banat, Munténie, Bas-Danube) où les structures associatives et sociétaires dominent le mode d’usage des terres.

En Bulgarie, une « une réforme agraire sans paysans »15

32Rendue chaotique par les amendements successifs de la loi sur la réforme agraire*, la restructuration de l’agriculture bulgare a été freinée par la lenteur des restitutions. Au milieu de la décennie 1990, la situation restait trop fluctuante pour pouvoir dénombrer les diverses formes sociales de production apparues à la suite de la liquidation des anciennes coopératives. L’attachement des paysans bulgares aux coopératives de travail agricole (TKZC) rendait compte de la persistance, à la fois par tradition et par nécessité, des formes associatives à l’échelle villageoise. Celles-ci prennent principalement la forme de coopératives d’un type nouveau rassemblant les terres des membres actifs et des petits propriétaires absentéistes. Un peu plus de 2 000 coopératives regroupaient un demi-million d’adhérents et mettaient en culture 40 % des terres agricoles. En Bulgarie comme ailleurs, l’appellation « exploitation agricole privée » recouvrait des catégories et des réalités bien distinctes : des micro-exploitations d’une taille inférieure à un hectare, des exploitations de plus grande taille dont les terres étaient en partie louées, d’où le terme de Fermer ou Arendator16 désignant leurs chefs d’exploitation. Dès ce premier moment de la transition agraire, une bipolarité structurelle s’est mise en place.

Conclusion

33Dans la longue histoire du rapport des sociétés agraires à la terre, la rupture avec le collectivisme a ouvert un temps de bifurcation. Au niveau national, auquel est édifié le cadre institutionnel, les politiques de privatisation* ont défini les modalités du processus et les changements de majorité gouvernementale ont pu infléchir le rythme des opérations de redistribution des droits de propriété. Le processus de déconcentration du mode d’exploitation des terres a revêtu une ampleur inégale selon les pays et les régions. L’hétérogénéité structurelle des agricultures post-collectivistes est devenue plus forte qu’elle ne l’était auparavant entre les variantes nationales du système collectiviste.

34C’est le rapport entre deux catégories d’exploitation antagoniques qui signe la particularité des profils structurels. Sous des formes et des statuts sensiblement renouvelés, la grande exploitation agricole a perduré dans une grande majorité de cas. Si la petite exploitation a fait un retour inattendu, marqué par l’explosion du nombre d’unités de production, elle a très vite enregistré un mouvement de repli dans la plupart des pays, en ne parvenant à maintenir son importance qu’en Roumanie.

35Qu’il s’agisse de la très grande exploitation ou de la petite exploitation de subsistance, les formes sociales issues de la séquence de privatisation* n’étaient pas stabilisées et les restructurations étaient appelées à se poursuivre, voire à s’accentuer. Apparues sur les décombres du collectivisme, ces formes sociales qui n’avaient pas leur équivalent dans le reste de l’Europe étaient-elles appelées à rester éphémères ou à s’inscrire dans la durée ?