1La sortie du système collectiviste s’est accompagnée d’une mutation des rapports sociaux comparable par son ampleur et sa radicalité au bouleversement vécu lors de la collectivisation* et dans les années qui ont suivi. La reconnaissance de la propriété privée a constitué un premier pas décisif vers la reconstruction d’une institution qui avait été vidée de sens par les régimes communistes. En un temps relativement bref, les gouvernements post-communistes ont mis fin à l’appropriation sociale de la terre et des moyens de production, fondement et pilier du système collectiviste, et transféré les droits de propriété* à des personnes privées. Dans le cadre du changement de système agraire, la formation des règles de propriété est un processus dynamique qui met en scène des groupes d’acteurs aux capacités et aux conduites bien différenciées. Le rétablissement des droits de propriété* et la désignation des propriétaires ne peuvent suffire à fonder la manière dont les relations de propriété prennent forme et signification. D’autres déterminants, d’ordre économique et social, pèsent sur les mécanismes d’appropriation concrète (ou de réappropriation) de la terre et des moyens de production par les acteurs sociaux.

2La première séquence de la privatisation* marquée par la reconnaissance de pleins droits de propriété* aux ayants droit, pouvait-elle être suivie d’une appropriation économique de la part des attributaires1 ? Dans quelles conditions et selon quels mécanismes ? D’ampleur et de durée variables selon les contextes nationaux et régionaux, la séquence d’appropriation/réappropriation de la terre est un moment clé de la transformation en tant que prélude à la formation de nouvelles relations de propriété et par suite à l’émergence de nouvelles formes sociales de production.

Un processus d’appropriation multifacette

L’enjeu de relations de propriété concrètes

3En tant que rapport social et juridique, la propriété définit un droit sur les choses, la terre ou les biens non fonciers, qu’une société reconnaît, garantit et protège. La propriété est un ensemble de règles normatives régissant la manière de disposer des biens et qui en déterminent l’accès, le contrôle, l’usage, le transfert et la transmission. Les règles de propriété se présentent sous forme de systèmes de droits combinés qui établissent la qualification des détenteurs de ces droits et précisent lesquels. La propriété n’existe réellement qu’à partir du moment où les personnes utilisent ces règles pour fonder de nouvelles relations de propriété et organiser leurs conduites d’appropriation concrète.

4Institution multidimensionnelle, la propriété doit être examinée à divers niveaux de l’organisation sociale, qui sont interreliés (Benda-Beckmann et al., 2006)2. Au niveau juridico-institutionnel, les relations de propriété en tant que catégories explicitent les règles et les procédures qui réglementent et encadrent les droits de propriété*, ainsi que les droits d’usage et d’exploitation économique des biens. Au niveau des rapports de propriété réels, les relations se nouent concrètement entre les détenteurs des droits de propriété* sur les biens. Elles concernent les modalités d’usage, de transfert, de transmission des biens, et relèvent des dispositions (arrangements) qui organisent la dévolution du contrôle légal de ces droits. La question de l’accès aux objets de propriété se pose en termes de relations de pouvoir qui prennent corps et se déploient dans le champ des réseaux de relations dont bénéficient ou non les acteurs et qui leur permettent d’établir, d’exercer et de renforcer un droit de contrôle sur l’accès aux biens (Ribot, Peluso, 2003). Au-delà de la reconnaissance du droit de propriété* (sous la forme d’un titre ou d’un acte de propriété), une série de mécanismes affectent, de manière directe et/ou indirecte, les possibilités réelles d’appropriation ou de réappropriation d’un bien. Celles-ci reposent, en partie, sur les conditions d’accès à d’autres ressources, telles que le capital (sous ses diverses formes), les compétences techniques, la connaissance des marchés et des circuits amont et aval, etc. Cet inégal accès aux ressources qui autorisent et facilitent ou non l’exploitation économique des biens est au fondement des arrangements auxquels recourent les acteurs pour organiser le transfert des droits d’usage sur la terre.

5La séquence d’appropriation/réappropriation se décompose en plusieurs phases. La désignation des ayants droit a constitué le premier moment de l’appropriation, la procédure juridique proprement dite. Les ayants droit ont dû faire preuve de détermination pour réunir les justificatifs et déposer une demande de restitution d’un bien auprès des services ad hoc dans les délais relativement brefs impartis par les diverses lois. Selon la législation adoptée par chaque pays, les ayants droit ont dû faire connaître leur intention, en déposant une demande auprès des exploitations détenant le bien foncier concerné (en République tchèque et en Slovaquie), en s’adressant aux offices spécialisés mis en place pour gérer les démarches en vue d’une compensation (en Hongrie), en se faisant connaître auprès des commissions communales en charge de la redistribution (en Roumanie). Le dépôt en bonne et due forme d’une demande de restitution ou d’attribution d’un bien foncier, n’était pas la seule épreuve à surmonter. Toute une série d’obstacles pouvaient limiter, voire contrecarrer, les possibilités de réappropriation concrète. Certains, d’ordre matériel, tenaient au fait que les données cadastrales pré-collectivistes étaient égarées ou détruites. Lorsque les archives étaient conservées, les données de propriété devaient être mises en regard d’un parcellaire largement remodelé par quatre décennies de collectivisme. Dans le cas des demandes de restitution foncière in situ, la procédure était généralement longue, délicate et coûteuse, parce qu’elle nécessitait la délimitation des parcelles et s’accompagnait de frais d’arpentage3. De telles interventions nécessitaient des opérations d’aménagement foncier conduites à l’échelle locale. Parce qu’elles mettaient en jeu les intérêts de nombreux attributaires, les arbitrages des institutions responsables n’ont pas manqué d’entraîner une kyrielle de contestations susceptibles de retarder le règlement des restitutions. Dans le cas de la Bulgarie, les atermoiements mis à organiser le processus de restitution ont contribué à enrayer le mécanisme de réappropriation.

La diversité des profils des ayants droit

6Le rétablissement des droits de propriété* a concerné une multitude d’ayants droit qui n’éprouvaient pas tous le même intérêt pour la terre et dont les liens avec l’activité agricole étaient d’une inégale intensité. Ils n’étaient pas prêts à faire valoir leurs droits dans les mêmes termes. Par une espèce de caprice de l’histoire, un grand nombre d’ayants droit sont devenus propriétaires en lieu et place de leurs ascendants disparus. Pour la majorité des bénéficiaires, l’attribution d’un droit sur la terre ne répondait à aucun projet formalisé et les responsabilités inhérentes à la figure du propriétaire s’annonçaient comme une aventure pleine de risques. Diverses catégories d’acteurs étaient identifiables à partir de quelques critères : les anciens propriétaires et leurs héritiers, les membres des coopératives, et parmi ceux-ci, les actifs et les retraités, et enfin les travailleurs salariés des fermes d’État. Leur volonté de se réapproprier une terre, le plus souvent une parcelle, pouvait se heurter à des contraintes spécifiques. Pour les anciens propriétaires et leurs héritiers résidant en ville, les obstacles procédaient de la perte du lien avec l’agriculture, de l’éloignement et de la méconnaissance des savoir-faire indispensables. Parmi les propriétaires vivant à la campagne et ayant gardé un rapport à la terre, beaucoup étaient trop âgés pour relancer une activité d’agriculteur indépendant. Le plus grand nombre des membres actifs des coopératives ne pouvait prétendre qu’au retour d’une parcelle de taille limitée à peine en mesure d’accroître le lopin familial dont le régime socialiste leur avait accordé la jouissance. Du fait de la stricte division du travail caractérisant l’agriculture collectivisée, les exécutants peu qualifiés et les travailleurs manuels ne possédaient qu’une fraction des compétences professionnelles nécessaires. Seuls les « spécialistes », un terme générique désignant les agronomes, les vétérinaires, les ingénieurs, détenaient les connaissances et les capacités techniques requises par le procès de production. Parmi ces personnels qualifiés, un tout petit nombre de cadres dirigeants disposait des aptitudes managériales pour conduire et gérer une grande exploitation agricole au profil complexe. La plupart de ceux qui exerçaient une activité dans l’agriculture partageaient un système de valeurs formé durant l’expérience collectiviste. Leur rapport à la propriété sociale ainsi que leur attitude à l’égard du travail collectif en portaient la marque plus ou moins accentuée. Leur attachement à l’ordre social collectiviste était de nature à freiner, voire à entraver, l’apprentissage des logiques inhérentes à l’économie de marché.

Les modèles idéels entre représentation et virtualité

7Aux difficultés de nature économique et sociale susceptibles de contrecarrer l’acte de réappropriation, s’ajoutaient des barrières d’ordre idéel. Elles prenaient leur origine dans les représentations des acteurs concernés, ainsi que dans la diversité de leur positionnement social et de leur expérience vécue. Au sein des mondes agricoles, les représentations concernant la propriété et le travail portaient l’empreinte d’une idéologie collectiviste prégnante à tous les niveaux de l’organisation sociale, y compris à l’échelle de l’exploitation agricole4. Au lendemain du changement de régime, les personnels des exploitations collectives ont été brutalement confrontés à l’échéance imminente de la privatisation* des exploitations collectives. C’est dans ce contexte, qu’au plus près des collectifs de travail5, nous avons entrepris de recueillir les réactions suscitées par cette perspective. Les réponses obtenues révélaient que la plupart des membres et des employés n’avaient qu’une capacité d’anticipation limitée de leur devenir. Seule, une minorité d’entre eux approuvait la transformation annoncée. Les données d’enquête ont permis de constater la faible connaissance qu’ils avaient de la situation juridique des biens collectifs, et d’appréhender les représentations qu’ils avaient des transformations possibles (Lamarche, Maurel, 1995). L’adhésion des travailleurs agricoles au modèle de l’exploitation collective reposait sur l’image du contrat social implicite – peu de travail, beaucoup de sécurité – et sur le paradigme égalitaire. L’attachement aux formes étatique ou coopérative de la propriété sociale était patent, notamment parmi les travailleurs manuels. Certains actifs envisageaient une version amendée de la grande exploitation collective qui ferait place à une plus grande participation des travailleurs au capital d’exploitation, sous une forme renouvelée de coopérative ou de société agricole. Cette attitude favorable à une transformation des rapports sociaux dans une vision réformiste était plutôt le fait des techniciens et des personnels qualifiés. Une troisième représentation renvoyait à l’exploitation paysanne fondée sur la propriété privée de la terre. Les tenants d’une telle représentation désiraient la restitution de leurs droits de propriété* pour installer une exploitation familiale. Cette aspiration caractérisait les personnes issues de familles autrefois dépossédées de leurs biens. Le modèle de la petite exploitation indépendante était aussi présent chez les ménages les plus attachés à la mise en valeur de leur lopin de type vivrier et/ou marchand. Enfin, bien que très minoritaire, la représentation d’une exploitation de type entrepreneurial était évoquée par quelques personnes disposées à s’établir en récupérant ou en louant des terres, dans une visée de projet professionnel. Ils appartenaient le plus souvent au groupe des spécialistes et des techniciens qualifiés.

8Ces attitudes à l’égard de l’exploitation collective et de l’exploitation indépendante (ou individuelle) portaient la marque d’un clivage socio-culturel. Au sein du monde agricole, les représentations se référaient à un ordre social historiquement daté. D’une part, le modèle d’une agriculture paysanne consolidé par les réformes agraires* successives, d’autre part, le modèle collectiviste qui avait permis au plus grand nombre de vivre de leur travail en leur garantissant un emploi et un revenu. Confrontés à deux modèles identitaires antinomiques, les acteurs sociaux se positionnaient en fonction de leur propre histoire de vie, de leur système de valeurs et de leur parcours professionnel. Les positions étaient généralement tranchées : pour certains, la fin du système collectiviste impliquait le retour de formes sociales paysannes, pour d’autres, la disparition de l’exploitation collective n’était tout simplement pas acceptable. Si une grande majorité des travailleurs de l’agriculture collectivisée mettaient en valeur un lopin individuel qui couvrait en partie leurs besoins alimentaires, beaucoup jugeaient périmée la petite exploitation paysanne du passé cependant que d’autres l’envisageaient comme une solution de repli n’exigeant ni compétence particulière ni investissement en capital. D’autres modèles possibles, inspirés de formes capitalistes, telles que l’agriculture d’entreprise ou encore la grande exploitation sociétaire, étaient peu connus de l’immense majorité des personnes enquêtées. Ces modèles étaient virtuellement possibles (Rey, 1996)6, mais certains d’entre eux ne correspondaient pas aux schémas mentaux et aux pratiques sociales de la plupart des actifs agricoles. Dans un contexte fortement marqué par l’incertitude, la voie de l’expérimentation de nouveaux modèles compatibles avec l’économie de marché (l’exploitation familiale, l’entreprise agricole, etc.) était donc difficilement envisageable. Au même titre que les formes matérielles inhérentes au mode de production collectiviste, ces modèles mentaux formaient une partie intégrante de l’héritage, renvoyant à des passés plus ou moins lointains. L’abandon du système collectiviste n’ouvrait pas la voie d’un unique modèle de substitution. Ni la petite exploitation paysanne promue par l’idéal agrarien, ni le lopin de subsistance ne pouvaient servir de support à l’émergence d’une agriculture familiale modernisée. L’inadéquation de ces représentations idéelles constituait une donnée fondamentale caractérisant l’état initial de la transformation de système. Dans le contexte du libéralisme économique présidant à la transition de système, d’autres modèles allaient prendre le relais de la grande exploitation collective.

De l’appropriation légale à l’appropriation économique

9À partir du moment où les fondements légaux de la redistribution des droits de propriété* ont été définis et adoptés par les parlements respectifs, la première étape du processus d’appropriation foncière pouvait s’engager. Elle a été précédée par une phase indispensable de désignation des ayants droit, c’est-à-dire des personnes appelées à devenir les propriétaires légitimes des biens à privatiser, la terre d’une part, les moyens de production entrant dans le capital d’exploitation des exploitations collectives, d’autre part. Les modalités de partage des équipements productifs impliquaient la détermination au préalable de procédures de transformation, d’évaluation puis de répartition de la valeur de ces biens non fonciers sous forme de parts sociales ou d’actions. L’ensemble de ces opérations à caractère juridique devaient prendre place dans le cadre d’un agenda relativement contraint, au cours de l’année 1992, ce qui impliquait que la transformation puisse être menée tambour battant par les directions des exploitations collectives. En Roumanie, les requérants disposaient à peine de trente jours pour déposer leurs demandes. La déclaration d’une demande de restitution ou de compensation procédait d’une démarche volontaire. En Tchécoslovaquie comme en Hongrie, les procédures de privatisation* de la terre et du capital d’exploitation avaient d’une certaine manière partie liée, en dépit de la distinction établie entre les deux catégories de biens. C’est ainsi que la superficie de terre possédée et l’inventaire (c’est-à-dire la liste des machines et du cheptel, apportés aux coopératives par le passé) figuraient parmi les critères de répartition de la valeur du capital entre les ayants droit. L’application de ces modes d’allocation des droits de propriété* a entraîné la constitution d’une masse de petits propriétaires fonciers et de porteurs de parts de capital, de structure hétérogène et spatialement dispersée. En outre, une grande partie d’entre eux étaient relativement passifs, soit du fait de leur âge, soit en raison de leur situation d’extériorité par rapport à l’agriculture et au monde rural. Ce phénomène de double scission entre la propriété et le travail, d’une part, entre la terre et les moyens de production d’autre part, a conditionné la deuxième phase, l’appropriation économique, c’est-à-dire la pleine et concrète appropriation.

Les déterminants des logiques d’appropriation

10L’orientation des stratégies d’appropriation ou de réappropriation concrète a été en partie fonction du positionnement socio-économique des individus et de leur inégale dotation en facteurs de production : terre, travail, équipement, financement, capacité de gestion technique et économique, ressources relationnelles mobilisables, etc. L’analyse des principales logiques sociales permet de saisir l’impact des déterminants (figure 5).

Réappropriation patrimoniale et logique rentière

11En République tchèque et en Slovaquie, des milliers d’ayants droit se sont fait connaître auprès des coopératives pour faire valoir leurs droits à la restitution d’un bien foncier. En fonction de l’importance de celui-ci, cette démarche leur permettait de se voir attribuer des parts du capital de l’exploitation collective et de participer au processus de transformation juridique de cette dernière. Quelles raisons ont motivé le dépôt d’aussi nombreuses demandes de restitution foncière ? Les enquêtes réalisées lors du moment initial de la réappropriation, permettent d’avancer l’idée que la démarche des anciens propriétaires ou de leurs héritiers participait d’un désir de réappropriation d’un patrimoine dont eux-mêmes ou leur famille avaient été autrefois dépossédés. En revanche, leur intérêt pour exploiter ce bien et reconstituer une exploitation individuelle était généralement faible. En République tchèque comme en Slovaquie, les propriétaires fonciers, le plus souvent parcellaires, se sont résolus à signer des contrats de location de leur terre aux coopératives pour une période minimale de sept ans, soit la durée impartie par le dispositif de la loi de transformation des coopératives.

12En Hongrie, les anciens propriétaires victimes du régime communiste relevaient de la procédure de compensation qui permettait de recevoir des bons (ou coupons) attribués en dédommagement des biens autrefois confisqués et de les utiliser pour acquérir des terres ou d’autres biens dans le cadre des privatisations*. Si plus de 800 000 demandes portant sur trois millions de parcelles ont été déposées, seulement le tiers des demandeurs a exprimé son intention d’utiliser les bons de compensation pour se porter acquéreurs de terres dans le cadre de leur mise en vente aux enchères. Une majorité de membres des coopératives était en grande partie constituée de retraités trop âgés pour demander le retrait de leurs terres et les mettre en valeur. Beaucoup ont préféré les louer aux exploitations successeurs* des coopératives afin de percevoir une rente foncière. Ce même type de logique rentière a caractérisé également les « propriétaires extérieurs », c’est-à-dire les héritiers des anciens propriétaires ayant rompu les liens avec l’agriculture. Au lendemain de la transformation juridique des coopératives, les terres exploitées ont été prises en location auprès de petits propriétaires devenus membres des exploitations-successeurs*. Environ 40 % des superficies concernées étaient détenues par des membres retraités et 39 % par des personnes extérieures aux coopératives7.

13Pour une grande majorité de propriétaires fonciers restaurés dans leurs droits, la valeur d’usage de la terre revêtait un intérêt limité et, dans un premier temps au moins, ils ont préféré louer leur bien aux exploitations-successeurs* des anciennes structures collectives. Le petit propriétaire-bailleur est devenu une figure inédite des structures agraires dans ces trois pays d’Europe centrale.

Les logiques de retrait concerté des biens fonciers et non fonciers

14Les dispositions prises par les lois encadrant les privatisations* prévoyaient la possibilité pour les ayants droit de retirer leurs parts de capital lors de la transformation ou, le cas échéant, de la liquidation des anciennes coopératives. Ils avaient la possibilité de le faire sous forme de biens matériels, c’est-à-dire de machines, de cheptel, de bâtiments. Par manque d’information et en raison de délais souvent très courts, les ayants droit n’y ont eu que modérément recours. Dans de nombreux cas, les directions des anciennes exploitations collectives ont tenté de bloquer les procédures de retrait en multipliant les gestes d’intimidation de manière à conserver l’intégrité du patrimoine coopératif, principal argument à l’appui de cette conduite.

15Lorsqu’ils ont pu se réaliser, les retraits ont porté sur la terre et ils ont également concerné quelques têtes de bétail, des machines, ou plus rarement des bâtiments productifs, dont la valeur correspondait de manière approximative au montant de l’inventaire des biens autrefois apportés à la coopérative. Dans certains cas, les opérations de retrait ont donné lieu à des stratégies coordonnées dans le cadre de divers montages de type sociétaire, les nouvelles unités ont alors repris des activités de production assurées par les coopératives. En République tchèque, des cadres et techniciens agricoles ont pu regrouper les parts sociales qu’ils détenaient pour acquérir un bien à usage productif (atelier de transformation, bâtiment d’élevage, cave vinicole, etc.) dans la perspective de créer une exploitation ou une entreprise (sous forme de société à responsabilité limitée). Ces stratégies ont été le plus souvent le fait d’actifs qualifiés qui ont vu là des opportunités de conversion professionnelle et de réinvestissement de leur capital, plus porteuses d’avenir que le maintien dans des coopératives transformées, au devenir incertain.

16Dans d’autres contextes, suite à la faillite et à la mise en liquidation de l’exploitation collective, les cadres ont fait main basse sur la partie la plus intéressante du matériel ou des bâtiments productifs. Lors de l’élaboration du plan de transformation des coopératives ou de la privatisation* des fermes d’État, ou encore lors de la subdivision des exploitations collectives en « complexes techniques de production », ainsi en Lituanie, les cadres responsables ont su mettre à profit leur situation d’initiés pour se porter acquéreurs des composantes du patrimoine collectif qui les intéressaient le plus.

17Ces logiques d’appropriation économique étaient de nature bien différente des formes de démembrement spontané de l’appareil de production intervenues dans les coopératives en Roumanie.

Les logiques familiales de réappropriation patrimoniale

18Elles sont principalement le fait de familles paysannes dépossédées de leurs biens lors de la collectivisation* et marginalisées par le pouvoir communiste. En Lituanie comme dans les pays baltes, beaucoup de paysans, qualifiés de « koulaks » par le régime soviétique, ont été déportés en Sibérie, ceux qui sont revenus à la fin de la période stalinienne se sont réinstallés en ville. Ailleurs, en Europe centrale, des familles de paysans aisés ont pu être emprisonnées et/ou déplacées lors de la collectivisation*, leurs enfants empêchés de faire des études. Quelles qu’aient été leurs trajectoires de vie, les victimes de ces injustices entendaient réclamer le retour d’un bien au nom duquel eux-mêmes ou leurs parents avaient subi de telles violences. Groupés au sein de diverses associations, organisations de prisonniers politiques ou comités de défense des droits de l’homme, ces anciens propriétaires ont mené un combat déterminé pour faire reconnaître et respecter leurs droits. Souvent âgés, dépourvus de successeurs intéressés par l’activité agricole, les anciens propriétaires ont souhaité rentrer en possession de leur patrimoine. Pour une majorité d’entre eux, la valeur d’usage des terres restituées s’avérait sans intérêt et la valeur d’échange était mal établie sur un marché foncier embryonnaire. Leur démarche en vue d’une restitution exprimait une volonté de réappropriation symbolique du patrimoine dans une démarche de pleine réhabilitation sociale. Cependant, il est arrivé que quelques-unes de ces familles entreprennent par la suite de se réinstaller sur les terres ainsi récupérées. Un tel projet a pu alors être vécu comme une volonté de restauration d’un statut social de possédant. Pour être viable, un tel projet ne pouvait s’appuyer que sur la récupération d’une assise foncière suffisante pour installer une exploitation familiale de bonne taille.

Les logiques d’appropriation parcellaire

19Une majorité de ruraux qui travaillaient dans l’agriculture ont opté pour un retour à la petite exploitation de subsistance. Des dispositions particulières ont attribué à tous ceux qui étaient « sans terre » une parcelle de 0, 5 à 1 hectare en Hongrie et jusqu’à 3 hectares en Lituanie. Dans de telles conditions, la plupart des attributaires se sont repliés sur une logique productive comparable à celle de la petite économie auxiliaire que le système collectiviste avait plus ou moins tolérée. Ce groupe de petits producteurs tournés vers l’autoconsommation entrevoyait difficilement la possibilité d’élargir la micro-exploitation en vue de développer son activité.

20En Lituanie, les ménages ruraux attributaires de lopins d’une superficie n’excédant pas 3 hectares ont formé un groupe de petits agriculteurs pratiquement exclus du marché. Ne disposant que de moyens techniques limités, élevant une ou deux têtes de gros bétail, cultivant quelques parcelles de pommes de terre et de légumes, ces lopins élargis ont rempli une fonction vivrière participant d’une conduite de survie pour des retraités ou de chômeurs privés d’indemnités, tous victimes d’une vague de paupérisation qui a submergé les campagnes, à la suite de l’effondrement des exploitations collectives.

21En Roumanie, la dissolution des coopératives a provoqué la fragmentation et la désarticulation de l’outil de production collectif en redonnant à chaque propriétaire le droit de disposer de son bien propre. Neuf millions d’hectares ont été redistribués auprès de cinq millions d’ayants droit. En limitant le droit de restitution à 10 hectares par famille et en accordant une parcelle de 0,5 hectare pour les coopérateurs sans terre, cette redistribution foncière d’inspiration égalitaire a été à l’origine d’une situation d’émiettement du parcellaire (les superficies redistribuées avaient moins de 2 hectares en moyenne) qui a accompagné un retour massif à la petite exploitation paysanne visant à assurer l’auto-approvisionnement. Cette large redistribution des terres collectivisées a renoué avec la structure foncière qui caractérisait l’agriculture paysanne avant la collectivisation*.

Appropriation foncière à des fins entrepreneuriales

22À la différence des logiques précédentes, les stratégies de réappropriation à des fins d’installation ont constitué un cas de figure minoritaire. Elles ont mis à profit diverses procédures juridiques : retrait de terres par les membres des coopératives, demande de restitution en tant qu’anciens propriétaires, acquisition au moyen de bons de compensation dans le cadre des ventes aux enchères (en Hongrie), prise en location de terres auprès de particuliers ou auprès des agences et des offices gérant les terres de l’ancien secteur d’État. Ceux qui sortaient du cadre protecteur des coopératives le faisaient en récupérant un outil de travail en lien direct avec leur champ de compétences professionnelles. Par exemple, des conducteurs de machines agricoles ont pu retirer du matériel agricole en vue d’établir une entreprise de travaux de culture. Ces stratégies entrepreneuriales ont été le fait d’individus ou de ménages entretenant une relation avec l’agriculture, disposant d’un capital social et culturel de bon niveau, et désireux de saisir l’opportunité de se réapproprier concrètement un capital économique (terres et/ou moyens de production). Les plus entreprenants sont parvenus par des prises en location de terre, plus rarement des achats, à se doter d’un outil foncier plus étendu que celui que possédait leur famille autrefois et à asseoir ainsi une exploitation de taille viable. De manière générale, ces stratégies réfléchies ont été le fait d’ingénieurs et de techniciens qui ont vu là une occasion de conversion professionnelle et d’investissement de leur capital plus porteuse d’avenir que le maintien au sein de coopératives converties.

Conclusion

23Pour orienter leur projet d’appropriation foncière, les acteurs sociaux se sont déterminés en fonction de leur dotation en compétences professionnelles, de leurs ressources en capital social et économique, de leur capacité d’engagement. Rétablis dans leurs droits, les propriétaires fonciers qui ne disposaient généralement pas des savoir-faire et des moyens indispensables pour exploiter leurs biens se sont résolus à les louer. Un grand nombre de ceux qui travaillaient dans le secteur agricole n’ont retiré que de maigres avantages de la redistribution du foncier et du partage des parts du capital d’exploitation. De manière prioritaire, ils ont cherché à préserver leur emploi au sein des exploitations qui ont pris la succession des coopératives. Seule, une poignée d’acteurs, mieux informés et dotés de ressources, s’est efforcée de prendre en charge leur devenir professionnel. Leurs logiques d’adaptation et/ou de conversion ont combiné l’invention d’une grande variété de solutions avec un sens de la débrouillardise. D’une certaine manière, ces acteurs plus entreprenants que les autres ont été à l’initiative de la recomposition des structures de production.