1Le passage du « socialisme au capitalisme » se fonde sur une transformation radicale de la propriété en tant qu’institution. La réhabilitation de la propriété privée, condition nécessaire à la liberté d’entreprendre, est intrinsèquement liée à l’instauration des mécanismes du marché comme coordinateur des activités économiques1. Il faut souligner le caractère inédit de la séquence de privatisation* initiale afin d’en dégager la portée et les implications sur les conditions d’exploitation de la ressource foncière.

De la négation de la propriété privée à sa reconnaissance

2L’analyse du processus de restauration de la propriété privée requiert de préciser le cadre heuristique dans laquelle il s’inscrit. Si l’on confronte la notion de propriété sociale, formulée par la vulgate marxiste, à celle de propriété privée individuelle, dans sa version libérale, c’est la relation à la personne et aux biens qui se trouve posée en termes radicalement différents, une relation déniée dans le premier cas de figure, affirmée et légitimée dans le second. Selon l’idéologie communiste, la « propriété sociale » est une forme de propriété indivise appliquée à une entité aux contours indéfinis, qualifiée de « peuple tout entier ». De fait, elle est dépersonnalisée. À ce propos, l’économiste hongrois Janós Kornaï a pu justement observer :

« La faiblesse cruciale de la propriété socialiste étatique réside dans son caractère impersonnel : la propriété de l’État appartient à tous et à personne » (Kornaï, 1990, p. 49).

3À l’opposé, le concept de propriété privée se définit par rapport à la personne, c’est la chose (ou le bien) qui est en sa possession. Si l’on se réfère à la justification qu’en donnait le philosophe John Locke, c’est par le travail que la propriété est l’extension de la personne aux biens. La propriété privée est considérée comme un droit inaliénable de la personne, un droit naturel avec lequel chaque individu naît et que l’État se doit de protéger au même titre que la personne2. C’est pour cette raison que de nombreux systèmes juridiques font de la propriété un droit constitutionnellement reconnu. Celui-ci n’est ni absolu ni inconditionnel et ne peut aller à l’encontre d’autres intérêts reconnus. Il est soumis à des limites, telles que les conditions qui s’appliquent au binôme propriété/usage de la terre. Pour cette raison, il convient d’aller au-delà d’une définition par la seule relation entre une personne et une chose (ou un bien) et avancer que l’idée de la propriété privée englobe aussi des rapports entre des personnes, propriétaires et non propriétaires, des rapports qui doivent être encadrés par des règles assurant le respect des droits de propriété. En conséquence, l’analyse devra aborder l’ensemble des questions ayant trait au rôle et aux limites de la propriété en tant que système autonome de règles régissant des relations de propriété. Lors de la transition de système* économique, deux courants de pensée concurrents ont inspiré les analyses consacrées à ces questions.

4Une première conception, essentiellement portée par des économistes libéraux, s’inscrit dans le paradigme de la transition qui induit un alignement des normes juridiques et des institutions sur les standards occidentaux, dans la perspective du rétablissement de l’économie de marché et de la propriété privée. Cette vision présuppose que les valeurs du libéralisme et de la démocratie aient été antérieurement présentes3 et soient demeurées latentes, pour en déduire qu’il suffirait de presser sur une touche pour les relancer. La référence à un héritage institutionnel libéral a sous-tendu un discours rhétorique justifiant un ordre nouveau, largement diffusé à l’initiative des institutions internationales (Banque mondiale, Food and Agriculture Organisation) et européennes4. Le nouvel ordre économique et juridique, au fondement d’une société de propriétaires privés et de citoyens actifs, autonomes et responsables, se réfère explicitement à une conception « libérale-individualiste » de la propriété, entendue comme un faisceau de droits* pleins, absolus et exclusifs détenus par une personne, quelles que soient les appartenances de celle-ci. Dans cette acception d’une propriété pleine et absolue, l’institution aurait pour rôle d’établir et de garantir les droits d’accès, de contrôle, d’usage, de disposition, de cession, en assignant sans ambiguïté un faisceau complet de droits de propriété* à une personne. Cette approche libérale, professée par les experts internationaux appelés en renfort, a orienté la grande vague des privatisations* en Europe centrale et orientale, au début de la décennie 1990. Elle a pu prendre appui sur la défense des intérêts matériels et moraux des anciens propriétaires fonciers pour légitimer des politiques privilégiant sous une forme ou sous une autre une reprivatisation* des biens autrefois confisqués.

5Une deuxième approche, inspirée de la théorie du changement institutionnel, mettait en garde les partisans d’une transition conçue dans une version néo-libérale. Face aux experts internationaux, l’économiste hongrois Janós Kornaï prévenait :

« On peut mettre fin à la propriété privée par décret, mais il est impossible de la développer par le même moyen (…) On a fait oublier à des générations entières les valeurs et les principes civiques si étroitement associés à la sécurité* des biens privés, de la propriété privée et des marchés » (Kornaï, 1990, p. 50).

6La démarche de type institutionnaliste se veut attentive aux contraintes des héritages, ainsi qu’aux temps propres d’évolution des institutions. Elle invite à prendre en compte les significations et les fonctions attribuées aux formes de propriété, c’est-à-dire à l’ensemble des règles définissant les droits et les intérêts des acteurs sociaux. Priorité doit être donnée à une approche conceptuelle et analytique, soucieuse de définir le contenu des notions juridiques, d’en éclairer la transcription institutionnelle et de démêler leurs interactions avec les pratiques sociales et les mentalités culturelles, dans une démarche visant à historiciser, contextualiser et comparer les trajectoires des régimes de propriété foncière dans les États d’Europe centrale. En effet, les caractéristiques et les modes d’énonciation des droits ont beaucoup varié au cours du temps et cela à tous les niveaux, du national au régional. Cette variabilité spatio-temporelle des formes et des régimes de propriété est en soi constitutive d’États nationaux tardivement constitués et aux assises territoriales mouvantes. La mutation des formes de propriété ne suit pas une voie univoque, elle dépend des rapports sociaux qui les spécifient et des valeurs que les sociétés confèrent à la terre. Une telle approche met l’accent sur la singularité des trajectoires propres à chaque société et la dépendance à l’égard du chemin suivi, en s’appliquant à identifier les moments de bifurcation.

7À la suite d’un hiatus de quatre décennies, le changement de système a imposé de rétablir le principe de la propriété privée et en conséquence de restaurer les propriétaires dans la plénitude de leurs droits sur la terre comme sur les moyens de production.