1De part et d’autre de la frontière franco-suisse se sont développées des activités industrielles qui, outre une réputation d’excellence, partagent des caractéristiques communes. C’est pour éclairer ce développement que le Colloque a exploré deux hypothèses complémenaires. En premier lieu, la force, malgré les effets induits par la frontière, d’une commune culture technique née de l’horlogerie qui, par le jeu de filiations, ruptures et renouvellements, a permis l’essor d’activités aussi différentes que la fabrication de bicyclettes et d’automobiles, la production de machines-outils et les micro-techniques. En second lieu, l’existence à une échelle infrarégionale de territoires productifs ayant une forte spécificité façonnés par l’histoire, les stratégies des entreprises et l’action des institutions publiques et/ ou privées (Etat, collectivités territoriales, associations professionnelles, syndicats, écoles, universités…).

2Croisant questions, approches et concepts, historiens, géographes, économistes et praticiens ont joué le jeu de la confrontation interdisciplinaire et accepté d’organiser leur réflexion autour de quelques questions communes : quels ont été les rôles respectifs des élites économiques et de l’Etat dans la cristallisation et le fonctionnement des systèmes productifs locaux ? Comment s’y organisent les relations interentreprises ? Quelle est la place de la grande entreprise leader au sein d’un réseau local (ou régional) de PME sous-traitantes ? Comment se combinent la concurrence et la coopération ? Quel rôle jouent la confiance et l’environnement socio-culturel ? Quelles sont les forces qui font évoluer l’organisation et les limites d’un système localisé de production ? L’action des institutions est-elle indispensable à sa cohérence et à son dynamisme ? La politique d’innovation y présente-t-elle des caractéristiques communes ? Comment s’y transmettent les savoir-faire et comment évoluent-ils ?

3C’est en multipliant les études sur les différents acteurs – entreprises, laboratoires, pouvoirs publics, syndicats professionnels, associations… – dont la trajectoire dans le temps ou l’action dans le présent ont été reconstituées, que les communicants ont essayé d’apporter des réponses à ces questions. Même si la démarche a été essentiellement monographique, les débats ont fait une large place à la comparaison.

4Naturellement, comme toujours, les participants ont répondu au cahier des charges à partir de leurs préoccupations propres, si bien que les périodes, les secteurs et les thèmes ont été très inégalement traités. Aussi y a-t-il des lacunes et des déséquilibres. Néanmoins, ne boudons pas notre plaisir, car tous ont eu à cœur de présenter, à partir de recherches en cours, des communications entièrement inédites. Cela nous a valu de belles découvertes et des discussions fructueuses.

I. Acteurs, pratiques et territoires : des études de cas significatifs

5Nous devons d’abord à deux jeunes chercherurs suisses une analyse du rôle des acteurs dans le processus d’industrialisation. Leurs communications éclairent, chacune sous un angle différent, le développement de l’industrie horlogère suisse en prêtant attention au rôle des élites économiques, l’une en décortiquant l’évolution de leurs rapports avec l’Etat et l’autre en étudiant le processus de formation du patronat loclois.

6Christophe Koller (Université de Berne) analyse, à partir du cas du Jura bernois et de la région de Bienne, le rôle respectif des élites industrielles régionales et de l’Etat fédéral dans le développement du système productif de l’industrie horlogère suisse (De l’industrialisme à l’étatisme : évolution du système productif dans l’industrie horlogère suisse, 1846-1951. Les étapes dans l’institutionnalisation des relations entre l’industrie horlogère et l’Etat central). Dans l’histoire de cette industrie qui a été créée au début du XIX^e siècle par des émigrés politiques, Christophe Koller distingue trois grandes étapes. De 1846 à 1875, alors que l’horlogerie évolue lentement du système de l’établissage vers celui des fabriques, c’est le règne de fabricants et de fonctionnaires radicaux et industrialistes qui, dans une ambiance d’individualisme, ont pour objectif l’essor de l’industrie régionale. De 1876 à 1918, on évolue des fabriques localisées vers la constitution du système horloger suisse alors que le style des élites économiques se caractérise par un mélange de paternalisme et d’américanisme. Enfin, de 1919 à 1951, le système horloger suisse se transforme en Etat horloger sous l’impulsion de l’Etat central qui réorganise, réglemente et cartellise le secteur : c’est le triomphe de l’étatisme. Simultanément, Bienne devient la métropole de l’horlogerie et de la machine-outil suisses.

7Pierre-Yves Donzé (Université de Neuchâtel) nous a proposé un portrait de groupe du patronat horloger du Locle (Les industriels horlogers du Locle (1850-1920), un cas représentatif de la diversité du patronat de l’Arc jurassien). Contre la légende locale de l’homogénéité du patronat loclois, l’auteur montre que l’industrialisation est l’œuvre d’hommes nouveaux qui émergent à la fin du XIX^e siècle et qu’il n’y a pas de continuité avec les élites horlogères qui se sont cristallisées à la fin du XVIIIème siècle dans le cadre artisanal de l’établissage. Aussi l’histoire de l’industrie locloise fait-elle se succéder deux patronats bien différents : d’abord un patronat issu du négoce, traditionaliste et politiquement réactionnaire, très attaché à l’organisation proto-industrielle de l’horlogerie qui a fait sa fortune, et un nouveau patronat, aux origines modestes, qui se distingue par son esprit novateur et son adhésion au radicalisme, et est à l’origine de l’industrialisation de l’horlogerie et de la conquête de nouveaux marchés dans les années 1880.

8Un second ensemble de communications s’interesse aux entreprises en étudiant leurs structures, leurs relations et leurs stratégies.

9La communication d’Alain Cortat (Université de Neuchâtel) éclaire un aspect mal connu (mais également abordé par Christophe Koller) de l’histoire de l’industrie suisse – l’extension du processus de cartellisation qui touche les branches les plus diverses (horlogerie, fabrication de cycles ou industrie du chocolat) – qu’il étudie à partir du cas de la câblerie (Les fabricants de câbles helvétiques et les cartels suisses et internationaux : du contrôle des marchés à la gestion de l’innovation). L’absence d’interdiction légale des cartels par l’Etat fédéral explique leur force et leur diffusion. Dans le secteur de la câblerie, trois usines contrôlent les deux tiers de la production de câbles et de la première transformation des métaux non ferreux. Dans ce secteur, le processus de cartellisation se développe progressivement à partir de 1908 pour atteindre sa maturité dans les années vingt : le cartel embrasse successivement la fixation des prix, la répartition des marchés, l’organisation de la recherche-développement et l’exportation, pour aboutir à la fusion de deux usines, le cartel se transformant alors en monopole. L’efficacité du cartel suisse qui a été actif jusque dans les années 1980, est renforcée par l’adhésion en 1928 au cartel international du câble. Si le contingentement des marchés a permis des prix élevés et une bonne rentabilité et réussi à empêcher le développement de nouveaux producteurs, en revanche, il n’a pas gêné l’innovation et l’expansion des entreprises puisque celles-ci ont développé de nouveaux produits et se sont diversifiées tant en amont qu’en aval.

10Deux communications étroitement complémentaires analysent l’évolution de l’horlogerie qui a tenu une place si importante dans la vie économique de la Franche-Comté où elle était organisée en SPL (système productif local). La première s’efforce de mettre en évidence les facteurs structurels susceptibles de rendre compte de son déclin au cours des trente dernières années, quand la seconde s’interroge sur les limites de la transition vers les microtechniques et la cohérence du système productif mis en place sur les ruines de l’horlogerie.

11Evelyne Ternant (Thema-UMR 6049, Université de Franche-Comté) procède à une réévaluation d’ensemble de l’histoire récente de l’horlogerie franc-comtoise (L’affaiblissement du SPL horloger franc-comtois depuis le milieu des années 70 : mythes et réalités historiques). S’appuyant sur l’analyse de l’évolution du SPL horloger au cours des trente dernières années, elle rétablit la réalité d’une histoire souvent mythifiée sur toute une série de questions importantes (la disparition de Lip, l’ampleur du financement public reçu par la profession, l’individualisme des horlogers, l’impact de l’effondrement de Matra-Horlogerie) et, surtout, explique l’affaiblissement du SPL horloger par son incapacité à faire face aux deux chocs qui ont bouleversé son environnement : l’introduction de la montre à quartz et l’entrée de nouveaux producteurs. Ces difficultés d’adaptation renvoient à trois facteurs qui se sont constitués dans la longue durée : les défauts de coordination d’activité entre fournisseurs et clients qui sont générateurs de coûts de transaction élevés, des compétences des firmes peu adaptables aux changements de produits et de marchés, et la domination de quelques firmes leaders qui a accéléré la désagrégation du SPL au lieu de favoriser sa cohésion. L’influence négative de ces facteurs a été amplifiée par la pénétration du capital suisse qui a fait échouer les projets de restructuration du secteur autour de Lip d’abord, puis de France Ebauches. Au total, l’auteur montre bien qu’une analyse des interactions entre les comportements des acteurs et les structures éclairent mieux le déclin du SPL horloger qu’une dénonciation des “fautes” du patronat horloger.

12Sophie Bergeon-Carel (Thema-UMR 6049, Université de Franche-Comté) et André Larceneux (Thema-UMR 6049, Université de Bourgogne) analysent pour leur part la transition de l’horlogerie aux microtechniques en Franche-Comté (De l’horlogerie aux microtechniques. La trajectoire d’un SPL franc-comtoise) et surtout s’interrogent sur la consistance du système productif microtechnique. Né dans le système scolaire, le projet de développement des microtechniques a été relayé par les institutions régionales et professinnelles mais les répercussions sur la base industrielle sont restées limitées. De surcroît, ce secteur de production n’a localement aucune cohérence en raison de la diversité des produits, de la dépendance des entreprises vis-à-vis de l’extérieur et de l’absence d’institutions capables d’assurer la promotion de leurs intérêts collectifs. Bien plus, à partir de l’information statistique disponible, il est difficile d’identifier avec précision la réalité que recouvre le terme de “microtechniques”. Aussi pour “révéler” un secteur “invisible”, les auteurs utilisent la méthode inductive : l’analyse de la fréquentation du salon Micronora permet en effet de mettre en évidence que la Franche-Comté est spécialisée dans la micromécanique (elle a ratée la diversification dans la microélectronique) et est intégrée dans un réseau multipolaire qui comprend l’Ile de France, Rhône-Alpes et la Suisse. Alors que le système productif horloger avait une base locale, le système microtechnique serait donc beaucoup plus complexe puisqu’il associe plusieurs territoires bien distincts dont il faudra bien sûr à analyser les spécialisations respectives et les relations qu’ils entretiennent.

13De son côté, après avoir brossé un tableau de la situation de la lunetterie de Morez dans le Jura et fait un rapide historique des relations entre le syndicat de la lunetterie et les pouvoirs publics, Jean-Claude Brocard (DRIRE de Franche-Comté) étudie la politique de soutien sectoriel mise en œuvre depuis 1989 par la DRIRE de Franche-Comté sous le nom de “contrat de progrès professionnel” (Les relations entre les pouvoirs publics et les SPL : l’exemple des relations entre le secteur de la lunetterie et la DRIRE dans sa mission de développement industriel de 1980 à 2002). Cette politique a permis de développer des relations de partenariat entre les entreprises et de les doter d’outils collectifs opérationnels qu’aucune n’aurait pu posséder individuellement, et a facilité une réflexion stratégique commune. Elle a contribué incontestablement au renforcement du SPL lunetterie, même si paradoxalement cette profession n’a pas répondu à l’appel d’offre lancé par la DATAR en 1998 en direction des systèmes productifs locaux existants ou émergents.

14Béatrice Veyrassat, Héléne Pasquier et Thomas Perret qui participent (avec Alain Cortat) à un programme de recherche sur l’innovation dans les entreprises jurassiennes au XX^e siècle, nous proposent un troisième ensemble de communications sur les formes et l’ampleur des activités de R&D et les stratégies d’innovation mises en œuvre par les entreprises, qui sont guidées par la question – à vrai dire essentielle – de savoir s’il existe, dans l’Arc jurassien suisse, un modèle régional d’innovation.

15Béatrice Veyrassat (Université de Genève) nous offre une analyse de la politique de brevetage dans les industries horlogère et mécanique pendant l’entre-deux-guerres (Crises et cartellisation dans les industries horlogère et mécanique de l’Arc jurassien dans l’entre-deux-guerres. Quel impact sur l’innovation ?). L’étude des politiques de dépôt de brevets d’une cohorte de firmes horlogères et mécaniques fait apparaître une rupture nette au début des années 1920 : les entreprises ont alors pris conscience de la nécessité d’une approche plus formalisée de la recherche industrielle. Ce processus s’affirme davantage encore à la faveur de la crise de 1929 avec l’intensification de la recherche dans deux domaines clés : l’outillage pour l’horlogerie et la montre bracelet. Cette politique suivie de recherche a pour origine la rivalité autour d’un produit stratégique et est justifiée par l’existence d’un marché potentiel important. De plus, et contrairement à ce que prévoit la théorie économique, la cartellisation ne semble pas avoir ralenti l’activité innovatrice des firmes qui, à l’exception de Zenith et de Tavannes Watch Co, se sont en revanche de plus en plus spécialisées dans le domaine étroit de la technologie horlogère.

16Thomas Perret (Université de Neuchâtel) nous livre les premiers résultats d’une recherche sur les “trajectoires innovatives” de deux sociétés de mécanique de taille relativement importante, Paillard et Portescap (Eléments pour une histoire de la R&D dans l’industrie mécanique de l’Arc jurassien suisse : étude comparée des entreprises Paillard SA et Portescap SA, 1920-1973). Si les deux sociétés ont fait des choix technologiques différents – spécialisation pour la première, et diversification pour la seconde –, en revanche leurs politiques de recherche sont similaires : toutes deux ont structuré la recherche dés les années 1930 et y ont consacré des moyens financiers et humains croissants, encore qu’inégaux, ce qui s’est traduit par une forte augmentation du nombre de brevets déposés. Ce qui ne les empêche pas, l’une et l’autre, de faire appel à la recherche externe qui leur fournit les principales inventions exploitées pendant la période, alors que la recherche interne permet surtout des améliorations incrémentales. Malgré de grandes similitudes dans l’organisation du processus de recherche, les stratégies d’innovation des deux firmes différent profondément : selon une logique technicienne, Paillard a surtout développé la recherche dans les domaines où elle avait déjà un important savoir-faire, quand Portescap, selon une logique plus commerciale, a développé une stratégie de niche sur des marchés où la concurrence était faible.

17Héléne Pasquier (Université de Neuchâtel) a étudié le processus d’innovation dans deux entreprises horlogères jurassiennes (La recherche dans les entreprises horlogères Longines et Omega : du bureau technique à l’unité de R&D). Cette étude comparée révèle que l’organisation de la recherche y a suivi la même évolution, passant par les mêmes étapes : d’abord le laboratoire de contrôle qui mobilise exclusivement des savoir-faire acquis dans la pratique, puis le laboratoire de recherche qui fait appel à des connaissances théoriques diffusées dans les écoles d’horlogerie, et enfin l’unité de recherche-développement qui exige des connaissances scientifiques enseignées dans les universités et les écoles d’ingénieurs. Dans les deux cas, c’est un choc sur le marché, l’apparition de la montre électrique aux Etats-Unis où elle rencontre un grand succès dans la seconde moitié du siècle, qui a conduit à innover. Cependant, l’organisation et les savoirs qui étaient bien adaptés à la montre mécanique se montrent inefficaces pour la montre électrique. Aussi les deux entreprises renforcent-elles l’institutionnalisation de la recherche en planifiant les études, en augmentant les budgets, en réorganisant les laboratoires et en recrutant de nouveaux collaborateurs. Il reste que les politiques de recherche des deux entreprises se différencient profondément, Longines privilégiant la recherche extérieure à la firme pour rattraper plus rapidement son retard, quand Omega préfère développer la recherche en interne en embauchant des ingénieurs pour s’approprier les savoirs relatifs à l’électronique. Mais les résultats sont comparables puisque toutes deux parviennent à commercialiser de nouvelles montres à la fin des années soixante.

18Si ces trois communications mettent en évidence de réelles similitudes dans les formes de structuration du processus d’innovation dans les entreprises de l’Arc jurassien suisse qui présenteraient donc comme un a i r de famille, en revanche les comparaisons auxquelles se livrent Héléne Pasquier et Thomas Perret font apparaître de sensibles différences dans les stratégies mises en œuvre par les entreprises. Aussi Thomas Perret, tout en reconnaissant que son étude doit être poursuivie et élargie, affirme qu’elle ne permet guère, pour l’heure, de parler de modèle régional d’innovation.

19Enfin, un dernier groupe de communications est organisé autour de l’étude de l’industrie automobile dans le Nord-Est de la Franche-Comté.

20Deux communications, l’une d’un géographe et l’autre de deux économistes, cherchent à éclairer, mais dans des cadres analytiques différents, la nature de la configuration productive et spatiale mise en place autour de Peugeot. Raymond Woessner (IUFM d’Alsace) étudie les différents scénarios de recomposition du territoire autour de Peugeot suscités par la rencontre entre la grande entreprise automobile, ses sous-traitants et les acteurs du développement local (La recomposition du territoire industriel autour des usines PSA de Sochaux et de Mulhouse). Après avoir souligné que l’industrie automobile contemporaine est caractérisée par deux faits essentiels, l’instabilité croissante des localisations des usines et la remise en cause de la nature des systèmes productifs qui modifie profondément les fonctions des sous-traitants et leurs rapports avec le donneur d’ordre, l’auteur montre que les mutations en cours dans l’espace dominé par PSA permet d’envisager trois scénarios contradictoires : une dynamique néofordiste caractérisée par la désintégration verticale de la production et la mobilisation de travailleurs sous-qualifiés, une dynamique de type SPL reposant sur des relations de confiance entre les acteurs et pouvant déboucher sur un réseau de PME fédérées autour de PSA, et une dynamique technopolitaine faisant appel à des compétences rares, notamment en matière de recherche-développement, et supposant des aménités urbaines. Au terme de l’analyse des trois scénarios, Raymond Woessner conclut que l’évolution vers une organisation de type SPL est, à terme, non seulement la plus vraisemblable mais également la seule viable car elle est la seule à répondre à la fois aux nécessités économiques et aux initiatives des acteurs régionaux.

21La communication de Fabienne Picard et Nathalie Rodet-Kroichvili (Laboratoire RECITS, UTBM) montre comment le développement de relations partenariales entre PSA et ses fournisseurs entraîne la reconfiguration du territoire (Evolution des relations interentreprises et dynamique territoriale : le cas de l’industrie automobile de la région Alsace Franche-Comté). Après avoir décrit les transformations du contexte (mondialisation et exacerbation de la concurrence, pouvoir croissant des actionnaires, développement des NTIC) et de l’organisation de la filière automobile (délocalisations, concentration des entreprises, recentrage sur le cœur du métier qui entraîne externalisations et réduction du nombre des fournisseurs, réorganisation de la production, mise en place de la démarche qualité, place accrue de l’innovation), les auteurs analysent leur impact sur les relations interentreprises en mettant en évidence le développement d’une “sous-traitance à plusieurs vitesses”, la coordination de la production faisant une place croissante à la coopération et au facteur relationnel. Une troisième partie, plus théorique, organisée autour de l’idée que le territoire ne détermine pas le processus productif mais que ce sont les relations entre les acteurs qui le construisent, introduit la notion de proximité avec ses trois dimensions : géographique, organisationnelle et institutionnelle, et souligne que c’est dans leur conjonction que se situe l’ancrage territorial des acteurs industriels. Enfin, les auteurs montrent que le “territoire automobile” est emporté par une double dynamique : d’une part, le renforcement de la concentration autour de PSA mais avec élargissement du territoire du Nord Franche-Comté à un ensemble Alsace/Franche-Comté ; de l’autre, le dépassement du territoire comme agglomération d’entités plus ou moins disparates en raison de l’intensification de la proximité organisationnelle grâce au développement de relations plus coopératives entre les entreprises et institutionnelle avec l’émergence d’entités réticulaires comme PerfoEst et le Pôle Automobile Alsace Franche-Comté.

22Pierre Lamard (Laboratoire RÉCITS, UTBM) prolonge cette réflexion sur l’histoire du Nord Franche-Comté en se penchant sur le rôle des institutions dans le fonctionnement et le développement du territoire. Son étude se concentre sur les activités du syndicat patronal de la région (Approche d’une dynamique collégiale : la Chambre syndicale de l’industrie du Haut-Rhin et des régions limitrophes, 1918-1968). Créée en 1918, la Chambre syndicale a vu le jour dans le prolongement des actions collectives développées pendant la guerre pour organiser la production et faire face, la paix revenue, à la montée des revendications syndicales. Dominée par une poignée de très grosses entreprises de la métallurgie, elle cherche cependant constamment à réaliser un large consensus parmi les entreprises adhérentes. Son action s’est développée dans trois directions : la mise en place d’une sorte de paternalisme collectif à l’échelle de tout le territoire, la défense des intérêts généraux de l’industrie locale et surtout le développement d’une politique de formation professionnelle de grande ampleur qui englobe également des formations de type universitaire. C’est sans doute le volet le plus original de son action. En tout cas, en un demi siècle, la Chambre syndicale a fait la preuve de sa vitalité et contribué par son action, notamment dans le domaine de la formation, à donner une plus grande cohérence à un territoire pourtant réparti sur trois départements.

II. Les logiques territoriales des entreprises

23Tout en sachant que d’autres parcours auraient été possibles, je souhaite organiser mes réflexions sur les résultats du Colloque autour d’une des questions qui ont dominé nos travaux : les relations entre entreprises et territoire.

1. Districts industriels : un examen critique

24C’est aux économistes, géographes régionaux et sociologues italiens que l’on doit l’attention nouvelle au territoire qui est liée à la découverte dans les années 1970 des succès inattendus et spectaculaires de la “Troisième Italie” qui a été décrite comme une mosaïque de micro-systèmes productifs. Sous l’influence de la relecture d’Alfred Marshall1, ces systèmes productifs territorialisés ont bientôt reçu le nom de “districts industriels” et leur croissance a essentiellement été expliquée par des dynamiques endogènes. Dans les travaux qui ont suivi, ils ont été décrits comme des agglomérations de petites et moyennes entreprises fortement spécialisées, caractérisées par une division du travail très poussée, une “atmosphère industrielle” (Alfred Marshall) favorable à l’apprentissage et à l’innovation, l’importance des économies externes permises par la proximité géographique et l’existence de valeurs partagées qui favorisent l’entrepreneurship, le consensus social et la coopération2. C’est à Giacomo Becattini que l’ont doit la définition, désormais classique, du district industriel comme “entité socio-territoriale caractérisée par l’association active, dans une aire territoriale circonscrite et historiquement déterminée, d’une communauté de personnes et d’une population d’entreprises industrielles. Dans le district, à la différence de ce qui se produit dans d’autres milieux, par exemple la ville manufacturière, la communauté et les entreprises tendent, pour ainsi dire, à s’interpénétrer”3.

25Dans le sillage des recherches sur les districts industriels italiens de nombreux chercheurs se sont intéressés, tant en Europe qu’aux Etats-Unis, aux dynamiques de construction des systèmes productifs localisés4. Cependant, et même si ces recherches ont heureusement conduit à une véritable réhabilitation du territoire comme instrument d’analyse, force est de constater que la fascination pour le modèle italien des districts a abouti à une sorte de routinisation de la recherche. Aussi a-t-on vu se multiplier les concepts alternatifs ou concurrents (les systèmes productifs localisés5, les milieux innovateurs6, les districts technologiques, les aires-systèmes, les districts de réseaux, les clusters, les systèmes industriels locaux, sans parler des nouveaux espaces industriels et des régions intelligentes7…) et les études de cas où la répétition des hypothèses tient lieu d’analyse empirique. Si bien que, aujourd’hui, et alors que les travaux suscités par les systèmes de production locaux sont très nombreux (un ouvrage paru sur la question en 2001 proposait une liste de plus d’un millier de travaux8^, et encore aurait-on pu l’allonger sans peine), la situation est caractérisée à la fois par les faiblesses évidentes des travaux sur les districts italiens, la tendance – plus ou moins consciente – à retrouver dans tout système de production territorialisé qui réussit les recettes du district à l’italienne et le désintérêt marqué pour les autres formes d’organisation spatiale de l’industrie.

26D’une part, et même en ce qui concerne l’Italie, les analyses disponibles sur les districts ne sont pas entièrement satisfaisantes : quelques cas (les districts toscans) ont été valorisés et même idéalisés (Becattini a cru pouvoir y reconnaître une forme de développement économique qui serait à la fois politiquement, socialement et écologiquement acceptable et, en tout cas, bien supérieure à ce que permet le capitalisme “classique”9) ; la volonté d’identifier un modèle standard d’organisation du district bute sur la constatation d’une grande diversité de configurations singulières liées au degré de spécialisation sectorielle, à la différenciation institutionnelle interne, à l’existence ou non d’entreprises dominantes, aux modalités de diffusion de la connaissance et de l’information…10; la théorie ne parvient pas à rendre compte de la genèse des districts et des relations de ceux-ci avec les configurations productives antérireures11 comme de phénomènes qui en accompagnent pourtant le développement (concentration des entreprises, pénétration de multinationales étrangères, délocalisations, appauvrissement du capital social, difficultés de succession dans les entreprises, extension de l’économie souterraine, entropie croissante que signalent l’urbanisation anarchique, la pollution et la spéculation immobilière… )12 ; enfin, nombre d’hypothèses sur le fonctionnement des districts (existence de valeurs partagées et d’un consensus social, vigueur de l’entrepreneurship, intensité de la coopération entre les entreprises, rôle des pouvoirs publics…) demandent à être vérifiées sur la base de travaux empiriques nombreux et détaillés13.

27D’autre part, le district industriel à l’italienne a été érigé de facto en une sorte de modèle universel de l’organisation spatiale de l’industrie, au risque bien sûr de dissoudre le concept et de lui enlever toute portée analytique mais aussi, et c’est bien sûr l’inévitable contrepartie de cette réduction, de rendre inintelligibles les logiques de fonctionnement et de développement des autres formes d’organisation productive du territoire qui, dans la longue durée de l’industrialisation, sont d’une extrême diversité par les dimensions, la configuration et l’histoire.

28Les travaux du Colloque de Besançon témoignent à leur façon de cette situation. Leur éclectisme théorique est l’indice d’une certaine insatisfaction à l’égard de la théorie dominante. C’est que, comme Jonathan Zeitlin l’a justement souligné, le modèle canonique du district industriel apparaît “trop rigide, trop exclusif et trop étroitement lié (à l’expérience italienne)" pour pouvoir rendre compte de manière convaincante de la diversité des formes d’organisation territoriale de l’industrie que l’on découvre partout, et pas seulement en Italie. Il est donc indispensable d’élaborer “un modèle plus large et plus ouvert”14^. Pour J. Zeitlin, la solution passe par un retour à la définition marshallienne originelle qui combine localisation du système productif, forte spécialisation des activités autour d’un produit ou de produits complémentaires, agglomération d’un grand nombre de PME et division du travail développée. C’est par rapport à cet idéal-type que pourraient être définies toutes les formes historiquement existantes, le district industriel à l’italienne apparaissant dés lors comme un cas particulier. De son côté, refusant également le mythe d’une définition homogène des districts, Martin Perry propose une approche typologique qui distingue quatre types de districts sur la base d’une analyse des relations entre les acteurs : le district marshallien ; le district industriel à l’italienne dont Prato représente sans doute l’archétype ; des districts qui, à l’instar de la Silicon Valley, associent réseau d’entreprises marshallien et réseau d’investisseurs qui apportent le capital-risque ; et enfin, des districts organisés autour d’une ou plusieurs grandes entreprises pour qui travaillent fournisseurs et sous-traitants15 Même si cette typologie ne fait pas l’unanimité (voir plus loin celle proposée par C. Courlet), il y a là une voie féconde pour la recherche qui, cependant, ne peut aboutir qu’à la condition de procéder à des études comparatives systématiques sur la base d’un large éventail de cas. De surcroît, se pose la question de savoir quel critère sert de base à la construction des typologies : les rapports entre les entreprises ou l’articulation entre le système des entreprises et la communauté locale ? Qu’on retienne la solution proposée par Zeitlin ou celle préconisée par Perry ou d’autres encore16, la nécessité s’impose en tout cas d’une analyse concrète fine qui ne présuppose pas qu’on retrouve partout les traits du modèle italien car un district (ou un SPL) est toujours le résultat d’une alchimie particulière entre facteurs économiques, sociaux, culturels, institutionnels et politiques liés à un territoire spécifique.

29C’est dans cette perspective que s’est résolument situé le Colloque de Besançon dont les travaux fournissent l’occasion de réfléchir sur deux aspects complémentaires des dynamiques territoriales de l’industrialisation : d’une part, les nouvelles logiques de territorialisation des entreprises et, de l’autre, les relations inter-entreprises à l’intérieur d’un système productif localisé.

2. Les nouvelles logiques de territorialisation des entreprises

30Dans la France d’aujourd’hui, on peut, en schématisant quelque peu, distinguer parmi les 98 systèmes productifs localisés identifiés par la DATAR, quatre types de configurations qui se distinguent par la place qu’elles font à l’ambiance sociale et aux relations informelles, la spécialisation industrielle, la structure des entreprises, le mode de coordination du processus de production et la densité de l’encadrement institutionnel17. D’abord, des systèmes spécialisés dans des activités traditionnelles (flaconnage verrier dans la vallée de la Bresle, lunetterie à Morez, coutellerie à Thiers, décolletage dans la vallée de l’Arve…) dont l’origine remonte souvent au XIX^e siècle et qui – sous réserve d’inventaire – se rapprochent du modèle italien18^. En second lieu, des districts technologiques organisés en réseaux à l’échelle métropolitaine, dont le développement repose sur l’adoption de technologies en rupture avec les savoir-faire accumulés localement, qui bénéficient de l’appui d’un puissant appareil d’enseignement et de recherche et où les cadres des grandes firmes liés par des formations techniques communes sont à l’origine de la sociabilité locale (Toulouse, Grenoble)19^. En troisième lieu, des “grappes de PME” qui sont en train d’émerger mais où les relations de coopération ne sont pas encore consolidées (le SPL “net économie” formé dans le Sentier après le départ des activités de confection). Enfin, dernier type, les systèmes de PME organisés autour d’une firme dominante dont l’exemple emblématique est celui constitué autour de PSA en Franche-Comté.

31La dernière configuration est sans doute la plus caractéristique des mutations contemporaines de l’organisation de l’industrie française. Plusieurs communications (F. Picard et N. Rodet-Kroichvili, P. Lamard, R. Woessner) ont cherché à en comprendre l’organisation, le fonctionnement et la trajectoire car, à l’évidence, on n’y retrouve pas les caractéristiques classiques du district industriel tel que Becattini l’a défini pour l’Italie.

32Elles constituent donc une base de départ pour appréhender sans angélisme les relations entre PSA et ses sous-traitants et en clarifier la nature en posant toute une série de questions complémentaires : que recouvre la notion de partenariat ? De quoi parle-t-on quand on évoque une sous-taitance à plusieurs vitesse ? Quelle est la place des institutions privées et/ ou publiques dans l’organisation et le développement des relations interentreprises ? Quelle est la dynamique de développement de ces dernières ?

33Même si, au XIX^e siècle, le Pays de Montbéliard semble avoir été assez proche d’un district industriel, l’histoire en a progressivement remis les bases en cause, si bien qu’aujourd’hui il présente une configuration toute différente20. Sans doute, la région est-elle toujours marquée par sa tradition industrielle et l’influence du protestantisme, mais il n’y a pas de symbiose entre le système des entreprises et la communauté locale ni combinaison de concurrence et de réciprocité. Il n’existe pas non plus d’aire territoriale historiquement circonscrite car le territoire s’est dilaté à deux reprises, d’abord avec l’association de Belfort et de Montbéliard consacrée par la création de la chambre syndicale patronale en 1918 alors même que tout opposait ces deux villes, la première militaire et catholique et la seconde luthérienne et industrielle, puis avec la création à la charnière du siècle de toute une série d’institutions dont le rayon d’action loin de se limiter au seul Nord de la Franche-Comté s’étend à l’Alsace et aux Vosges. Marqué par l’absence de fonctions stratégiques – le siège social comme le centre de recherche de PSA sont implantés en Ile de France – , ce système n’est pas autonome et autocentré. De surcroît, PSA est une entreprise multinationale pour qui les usines régionales ne sont qu’un élément d’une stratégie de développement qui se situe à une autre échelle que locale. Enfin, on n’a pas affaire à une agglomération de PME mais à un réseau de sous-traitants, de toute taille, qui gravitent autour d’une firme dominante, PSA.

34Qu’y a-t-il, au cours de la période récente, de réellement nouveau dans l’organisation, le fonctionnement et le développement du système automobile régional ? Pour le comprendre, il faut sortir du local pour s’intéresser au mouvement de désintégration verticale des grandes entreprises françaises qui a débuté dans les années 198021, l’industrie automobile jouant un rôle pilote dans l’élaboration d’un nouveau modèle de relations entre la grande firme donneuse d’ordre et ses sous-traitants22, modèle qui s’est ensuite diffusé à d’autres branches d’activité. Réalisée à l’initiative et sous la pression des grandes entreprises, cette réorganisation radicale des rapports avec les sous-traitants leur a largement profité23.

35C’est au début de la décennie 80 que les constructeurs automobiles ont compris que, pour s’adapter à des marchés devenus plus difficiles et plus volatils où la diversité des produits est devenue le maître-mot, il leur fallait réduire le cycle de production, comprimer leurs coûts et améliorer la qualité24^. En conséquence, les relations avec les fournisseurs ont été profondément transformées en référence aux pratiques japonaises25 : se recentrant sur le cœur de leur métier, c’est-à-dire les compétences fondamentales pour la production automobile (conception, ingénierie, fabrication des composants les plus nobles, carrosserie-montage, vente), Renault et PSA ont développé la sous-traitance alors qu’ils étaient auparavant très intégrés26^. Cela les a conduits à externaliser la fabrication d’un plus grand nombre de pièces et de composants mais aussi d’opérations d’assemblage et de finition, désormais réparties entre les grands équipementiers qui conçoivent et fabriquent les fonctions essentielles des véhicules, des sous-traitants de premier rang qui produisent et livrent des équi-pements ou pièces de série directement aux constructeurs mais aussi à d’autres fournisseurs, et des sous-traitants de rang deux et suivants qui founissent des pièces de série aux constructeurs mais n’entretiennent pas de relations directes avec eux27. En effet, dans un souci de compétitivité, les constructeurs ont fait évoluer les relations avec leurs fournisseurs qui sont désormais strictement hiérarchisées : ils ont constitué un réseau cohérent de fournisseurs directs (dits de premier rang), rigoureusement sélectionnés, chargés de répercuter leurs exigences vers les fournisseurs de rang inférieur et de diffuser parmi eux des principes et des outils de gestion communs. La sélection et la réduction du nombre des fournisseurs (la concentration est la conséquence de l’exigence de compétences accrues en matière de productivité et de qualité28) se sont accompagnées de leur hiérarchisation : les constructeurs délèguent aux sous-traitants de premier rang (deux à cinq par famille de produits, avec un fournisseur pilote qui peut se voir attribuer jusqu’à 60 % du marché) des responsabilités particulières en matière de conception et d’innovation, de qualité des produits, de réduction des délais et des stocks. En contrepartie, ils bénéficient de marchés à plus long terme (le plus souvent pour toute la durée de vie du véhicule, ou au moins jusqu’au premier “restyling”) et une implication dés la conception du nouveau véhicule. C’est seulement pour ce groupe de sous-traitants (ainsi que pour les équipementiers) que le mot partenariat a un sens. Encore ne faut-il pas avoir une vision angélique des rapports entre les constructeurs et leurs fournisseurs privilégiés : des normes très rigoureuses leur sont imposées à travers la procédure d’homologation, le cahier des charges fonctionnel, les audits réalisés par le constructeur en matière d’innovation, de logistique, de production ; ils sont incités à adopter les outils de gestion de la qualité et les logiciels de conception et de gestion utilisés par le constructeur ; en échange d’un volume de production garanti pour trois ans, ils s’engagent à accroître leur productivité ; ils n’ont qu’une liberté restreinte dans le choix de leurs propres fournisseurs ; certains sont encouragés à se regrouper pour atteindre une taille suffisante pour leur permettre de fournir des sous-ensembles fonctionnels complets (exemple : les sièges). En somme, dans les relations entre constructeurs et fournisseurs, la coopération n’exclut pas l’autorité, le contrôle et la subordination29, et la tutelle est très pesante sur les plus petits des sous-traitants. Seuls échappent à ce système les grands équipementiers internationaux qui sont en position de monopole et vendent sur catalogue à l’ensemble des constructeurs européens des composants standards (boîtes de vitesse, suspensions, ABS…).

36La réorganisation des rapports avec les sous-traitants passe également par la création par les fournisseurs d’établissements à proximité des usines de montage. Cette évolution est liée à l’organisation complexe de la livraison en juste-à-temps que les constructeurs ont mise en place et dont les exigences varient selon les produits. Aussi l’approvisionnement du constructeur repose-t-il sur plusieurs modes de livraison : quotidienne, multiquotidienne, kan-kan et synchrone. Plus le flux est tendu, plus l’établissement du fournisseur doit être proche de l’usine de montage, les fournisseurs ne livrant qu’une fois par jour pouvant être plus éloignés (pas plus de 100 km cependant). Les contraintes du juste-à-temps, notamment de la livraison en synchrone, ont entraîné la création de nombreux établissements à proximité de l’usine du constructeur qui assurent la souplesse du système de production et lui permettent de répondre à l’exigence de diversité. La dépendance du sous-traitant livrant en synchrone est totale puisqu’il ne possède pas de stocks et que toute sa production est destinée à une seule usine cliente, toute son activité s’organisant en fonction des ordres qu’il en reçoit30 Ce phénomène de quasi-intégration a fait naître des systèmes industriels localisés autour de Citroën à Rennes31, Scania à Angers, Renault à Sandouville32 et PSA en Franche-Comté.

37Dans cette nouvelle organisation, les fournisseurs n’ont guère d’autonomie : la coopération et l’accès partagé à l’information technico-économique se font dans le cadre de standards et de contrats imposés par les constructeurs dont, par ailleurs, les exigences en matière de délais de livraison modèlent l’organisation spatiale de la production. C’est pourquoi on a pu définir ces systèmes industriels localisés comme “des réseaux régionaux autarciques et hiérarchiquement organisés autour de grandes entreprises”33. Ce type d’organisation est très éloigné du modèle du district industriel à l’italienne puisque, d’une part, les relations y sont foncièrement asymétriques, la dépendance l’emportant fortement sur la coopération, et de l’autre, la régulation du territoire obéit à des formes complexes où hiérarchie et marché jouent un rôle prépondérant. Il en est aussi bien différent par le type de production car les districts italiens sont spécialisés dans la production en petite ou moyenne série de biens de haute qualité (vêtements, chaussures, bijoux, lunettes, meubles, équipement de la maison, produits alimentaires…, et bien sûr les machines-outils qui servent à les fabriquer) qui relèvent de ce qu’on appelle habituellement le “made in Italy”34. En tout cas, ce système industriel localisé dont le réseau de firmes agglutinées autour de PSA constitue peut-être l’exemple le plus abouti, est en plein essor parce qu’il semble correspondre à une des tendances profondes de l’évolution du système productif, l’autre étant la formation de districts technologiques dans les aires métropolitaines dont Toulouse représente sans doute l’exemple le plus spectaculaire35.

38Le système industriel localisé qui s’est construit autour de l’automobile dans le Nord de la Franche-Comté ne se réduit pas au réseau de sous-traitants qui gravitent autour de PSA. Au contraire, les communications présentées au Colloque sur différents aspects de son histoire montrent clairement qu’il s’agit d’un emboîtage territorial et institutionnel car les acteurs – entreprises et institutions – ont des objectifs différents et agissent à des échelles différentes.

39Institution la plus ancienne, l’Association industrielle rassemble depuis sa fondation en 1918 des industriels du Territoire de Belfort, du Pays de Montbéliard et du département de la Haute-Saône. D’abord surtout composée d’entreprises des secteurs de la métallurgie et du textile, elle est essentiellement tournée aujourd’hui vers le travail des métaux, la construction mécanique et l’automobile. Forte en 2001 de plus de 300 entreprises, elle est évidemment dominée par les deux grandes firmes régionales, Alsthom et Peugeot. Son action s’est développée dans deux domaines principaux : la gestion collective de la main-d’œuvre (œuvres sociales, logement, importation d’ouvriers étrangers, grèves…) et la formation professionnelle. En somme, rien que de très traditionnel dans l’action de ce syndicat patronal. Sa seule originalité, mais elle est forte, est sa capacité à mobiliser toutes les forces du territoire pour obtenir, grâce à un lobbying intense, la création d’une école d’ingénieurs et jusqu’à des formations universitaires.

40De création beaucoup plus récente, toutes les autres institutions sont liées, dans leur composition comme dans leurs missions, à l’évolution de l’industrie automobile régionale. Venant après l’épisode du CIENEF (1988-1998) qui était une initiative commune des grandes entreprises régionales (PSA, Bull, Alsthom) et avait pour mission d’organiser la sous-traitance, Perfo-Est, créé en 1997 sous l’impulsion exclusive de Peugeot, a pour objectif l’amélioration de la compétitivité de ses fournisseurs, son action s’étendant à un espace élargi qui englobe la Franche-Comté, l’Alsace et les Vosges. Quant à Astrid (Agence de soutien des technologies, de la recherche industrielle et du développement), fondée en 1996 par le Réseau des Villes de Rhin-Sud, elle s’efforce de promouvoir le développement technologique de cet espace, en intervenant notamment auprès des PME pour les aider à s’approprier l’informatique, à développer la R&D et à suivre PSA dans ses implantations à l’étranger. Enfin, créé en 2001 à l’initiative des collectivités territoriales, le Pôle automobile qui regroupe tous les acteurs, privés et publics, intéressés par le développement de l’industrie automobile dans les deux régions d’Alsace et de Franche-Comté, a pour fonction de renforcer l’attractivité du territoire, alors que les CCI de Mulhouse et de Montbéliard qui coopèrent en son sein s’occupent de l’implantation de nouveaux établissements et de la diffusion des NTIC dans les entreprises.

41L’élargissement du territoire correspond à l’extension, autour de Sochaux, de la zone d’implantation de nouveaux établissements de sous-traitants, notamment en Alsace où se sont installés au cours des dernières années des grands équipementiers internationaux qui ont trouvé dans cette région une localisation qui leur permet d’approvisionner tous les constructeurs européens, et pas seulement PSA. Le rôle principal d’institutions comme PerfoEst et le Pôle automobile est d’améliorer l’efficacité des fournisseurs de PSA en diffusant auprès d’eux les bonnes pratiques et en favorisant l’introduction des nouvelles technologies de l’information qui sont indispensables aux nouvelles méthodes de travail et de gestion que la firme au lion veut leur voir adopter. Si le rôle de la firme dominante est particulièrement important dans l’organisation et le fonctionnement du système de production local et se combine avec les mécanismes du marché (contrats marchands ou quasi-marchands), il est complété par l’action des pouvoirs publics locaux ou régionaux qui fournissent des biens collectifs (infrastructures, formation…) et d’associations à la composition et à la compétence territoriale variables mais qui associent le plus souvent acteurs publics (collectivités territoriales, universités, centres de recherche…) et privés (CCI, entreprises, agences de développement économique…). On peut y voir, comme certains auteurs, un mode de “gouvernance” des économies locales original et propre à la France36. Enfin, l’expansion de PSA hors de son territoire historique, le Pays de Montbéliard, ne doit pas être interprétée comme une sorte de déterritorialisation de la firme. Au contraire, celle-ci se diffuse sur des territoires sans doute très divers sur les plans historique, culturel et économique, mais dont elle exploite à son profit toutes les ressources, notamment de main-d’oeuvre37. En définitive, le territoire de l’automobile, hétérogène et fragmenté, n’est que l’expression dans l’espace du réseau d’entreprises que Peugeot a construit autour d’elle depuis les années 1980.

42Les analyses disponibles sur le système automobile du Nord Franche-Comté ne nous éclairent pas complètement sur les modalités des rapports inter-entreprises et, au-delà, sur le fonctionnement du système productif car, paradoxalement, le territoire est abordé principalement dans sa dimension d’espace de diffusion de la firme, si bien que la relation entre le système de production et le territoire n’est pas reconstituée. En effet, d’une part, l’histoire du territoire n’est guère présente, sinon sous la forme d’un héritage résiduel, et de l’autre, le rôle dans le fonctionnement du système productif de la communauté locale, avec ses valeurs partagées et ses relations informelles, n’est pas davantage étudié. Cet oubli peut sans doute s’expliquer par la nature des instruments théoriques mobilisés. D’une part, on peut y voir une conséquence de l’utilisation du concept français de SPL qui, pour subsumer l’ensemble des formes territorialisées d’organisation de la production, oriente les recherches vers “le rôle des PME et de leur coopération dans un cadre territorial donné” et “les effets de proximité et du contexte territorial dans les processus d’innovation” plutôt que vers la prise en compte des “caractéristiques socioculturelles” qui fondent “l’homogénéité” d’un territoire productif38. D’autre part, dans la mesure où elle fait de la confiance moins un produit de l’histoire passée du territoire et des relations sociales qui le façonnent qu’une conséquence du fonctionnement du système et notamment des relations répétées entre les entreprises, l’économie de la proximité n’est pas non plus étrangère à cette orientation de la recherche. Quant aux études d’économistes, d’historiens ou de sociologues centrées sur les transformations de l’industrie automobile, elles abordent l’histoire de l’entreprise, les changements intervenus dans les relations inter-entreprises et l’organisation du travail, les bouleversements de la condition ouvrière, avec à l’arrière-plan une interrogation sur la remise en cause du fordisme, mais ne croisent qu’exceptionnellement les dynamiques sociales, culturelles et institutionnelles d’un territoire qui, en outre, ne se réduit pas à Montbéliard39.

3. Les relations inter-entreprises au sein d’un SPL

43Les analyses sur les districts italiens ont mis au cœur de leur fonctionnement les mécanismes de concurrence-coopération entre entreprises et fait valoir que c’est la présence de ces mécanismes complexes qui explique le passage de la simple agglomération d’entreprises au district industriel. Cette analyse a été étendue aux systèmes de production localisés où les travaux qui leur sont consacrés découvrent le jeu combiné du marché et de la réciprocité comme mode de régulation40. Cependant, dans l’ensemble, on a davantage affaire à des présentations paradigmatiques qu’à de véritables études empiriques. Giacomo Becattini en a d’ailleurs bien conscience, lui qui attend des historiens que, sur la base de recherches empiriques nombreuses et détaillées, ils vérifient les “hypothèses interprétatives” produites par les économistes sur le fonctionnement et le développement des districts41. Force est pourtant de constater que “la grande alliance” qu’il appelle de ses vœux n’a pas eu les résultats escomptés. Il est vrai que, pour ce qui le concerne, Becattini ne donne guère l’exemple : dans son histoire du district lainier de Prato, ne nous propose-t-il pas une étude de la division du travail dans l’industrie … du meuble comme substitut de celle des rapports inter-entreprises dans l’industrie de la laine qu’il n’a pas faite42 ?

44De leur côté, plutôt que d’étudier concrètement les rapports entre les entreprises, plusieurs économistes italiens ont cherché à mesurer “l’effet district”. Si les travaux de L.F. Signorini, et S. Fabiani43 ont montré que, dans un district, les entreprises ont une efficacité (c’est-à-dire une rentabilité opérationnelle) supérieure aux entreprises du même secteur productif mais extérieures au district, en revanche, l’Istat nuance ces analyses en soulignant que “l’effet district” ne semble pas particulièrement intense et que les résultats sont différents selon les secteurs d’activité et les dimensions des entreprises. Allant plus loin, A. Nova montre que “l’effet district” n’est pas uniforme mais varie avec l’organisation géographique du district (district associant plusieurs localisations ou, au contraire, localisation unique), la structure du système des entreprises (y a-t-il des entreprises dominantes à l’intérieur du district ?) et les choix stratégiques des entreprises44. Cependant, la question se pose de savoir ce que l’on mesure en réalité : les effets de la coopération entre entreprises ? Le fonctionnement du marché spécifique au district ? L’efficacité de la chaîne de distribution qui va des producteurs au marché final ? Le district comme réseau de confiance ? C’est dire à la fois l’intérêt de l’analyse quantitative qui établit que les mécanismes internes au district assurent – dans certaines conditions – une plus grande efficacité aux entreprises qu’il réunit, et l’insatisfaction qu’elle suscite puisque, précisément, elle ne nous éclaire pas sur leur nature et leurs modalités.

45D’où l’intérêt de l’analyse du fonctionnement du SPL horloger franc-comtois du milieu des années 1970 aux années 1990 faite par Evelyne Ternant en s’appuyant sur l’économie des coûts de transaction (ou ECT)45.

46L’ECT repose sur les travaux de R. Coase46 et O. Williamson47 qui cherchent à expliquer la coexistence de modes alternatifs de coordination des activités, le marché et l’organisation. Selon Coase, le recours à l’un ou à l’autre résulte d’un choix fondé sur la comparaison de leurs coûts respectifs, étant entendu que le marché a un coût de fonctionnement quand l’entreprise intégrée supporte des coûts d’organisation. Pour Williamson, le marché et l’organisation représentent deux formes opposées de gouvernance : dans le marché, la contractualisation est de courte durée et l’information transmise par le système de prix, tandis que dans l’organisation l’allocation des ressources est déterminée par l’autorité et la hiérarchie. Entre ces deux formes opposées, il existe un continuum de formes intermédiaires. Le marché a des coûts de fonctionnement qui sont des coûts de transaction qui prennent plusieurs formes : de recherche du produit au meilleur prix, de marchandage, de résolution des conflits, de contrat… L’ECT repose sur un postulat central : les agents sélectionnent les formes de coordination les plus efficaces, mais la rationalité des acteurs est limitée, l’information est asymétrique et coûteuse et les choix des acteurs sont influencés par l’environnement institutionnel.

47On peut reprocher à Williamson de développer une pensée ahistorique. En effet, les catégories d’efficacité, de marché et de hiérarchie telles qu’il les utilise sont atemporelles, sans ancrage dans les conditions économiques de l’époque. D’une part, il fait l’hypothèse que les critères d’efficacité sont les mêmes pour toutes les périodes ; d’autre part, il “raisonne en termes de choix entre des solutions (de coordination) supposées déjà existantes, sans essayer de rendre compte de la création progressive de ces solutions”, d’où les limites d’une analyse qui permet seulement de comprendre les formes déjà stabilisées de coordination des activités48^.

48Cependant, l’ECT, et c’est ce qui fait ici l’intérêt de son utilisation, conduit à pointer l’attention sur les modalités des transactions entre les entreprises. Dans le cas du SPL horloger, elle permet de mettre en évidence les défauts ou les déséquilibres des transactions, ainsi que l’inefficacité et l’insatisfaction qui en résultent, et de comprendre pourquoi la confiance et la coopération tiennent si peu de place dans son fonctionnement. En revanche, elle ne permet pas d’expliquer pourquoi les entreprises sont restées durablement prisonnières d’un mode de coordination si visiblement inefficace et coûteux. Pour y parvenir, il faut tenir compte de l’encastrement des transactions dans l’ensemble des compétences (en particulier de la main-d’œuvre) et des routines (en matière d’organisation notamment) des firmes de la filière et dans l’environnement institutionnel de celle-ci49.

49L’apport principal de cette analyse est de montrer que la proximité géographique et la familiarité des acteurs ne sont pas réductrices des coûts de transaction à l’intérieur du SPL horloger. En effet, on constate deux déséquilibres majeurs. D’une part, en raison d’une trop forte prégnance des mécanismes de marché pour des transactions appelant au contraire une étroite collaboration entre entreprises, les relations entre fabricants de boîtes et fabricants de montres ont été durablement désavantageuses (frictions au niveau de la conception du produit, instabilité des relations commerciales, prix trop peu différenciés…). D’autre part, le regroupement des fabricants d’ébauches dans un cartel qui leur donne une position monopolistique explique le caractère foncièrement déséquilibré de leurs rapports avec les fabricants de montres, les premiers maîtrisant l’innovation et accaparant l’essentiel du surplus quand la concurrence par les prix s’intensifie entre les seconds. De même, loin d’avoir les effets d’entraînement attendus, la constitution d’une entreprise leader (Matra-Horlogerie) a donné naissance à des effets de domination au sein du SPL et, en conséquence, contribué au positionnement de l’industrie française sur des produits bas de gamme et paralysé les efforts de coopération. Au total, ces déséquilibres durables génèrent frustrations et défiance, ce qui explique la faible propension des industriels horlogers à développer des formes efficaces de coopération, pourtant indispensables pour affronter les chocs technologique (l’introduction de la montre à quartz) et de marché (l’apparition de nouveaux concurrents et de nouvelles exigences de produits différenciés) qui ont successivement ébranlé toute la filière dans les années 1970 et 1980.

50Le grand mérite de cette analyse est d’imposer une relecture critique de la littérature “classique” sur les districts industriels et les SPL qui fait une place essentielle – sans d’ailleurs toujours s’appuyer sur des analyses empiriques convaincantes – aux régulations non marchandes. En montrant que son organisation n’est ni réductrice de coûts ni génératrice de confiance, l’étude du SPL horloger franc-comtois souligne que, dans certains cas au moins, les comportements de coopération fondés sur la confiance et la réciprocité ne sont pas le ressort fondamental du fonctionnement et du dynamisme d’un système productif local. Cette analyse soulève également la question de la nature de la confiance. Est-elle un produit du bon déroulement des relations entre entreprises – c’est l’hypothèse que suggère a contrario l’expérience du SPL horloger – ou bien est-elle fondée – c’est la thèse des districtologues italiens – sur la structure socio-culturelle du territoire ? Sans doute, dans le cas du district horloger, la défiance entre les acteurs semble bien résulter de transactions durablement déséquilibrées, mais l’analyse qui nous est proposée n’est pas entièrement convaincante car elle ne nous dit rien du système de relations sociales, de comportements et de valeurs qui est caractéristique de ce district. Certes, dans sa thèse, E. Ternant souligne que composé de deux bassins, Besançon et le Haut-Doubs, très différents par l’origine historique, la culture politique et religieuse, la conception du métier d’horloger et l’histoire, le SPL horloger ne forme pas une communauté socio-culturelle homogène, alors que c’est précisément le ciment du district industriel à l’italienne. Il faut bien noter cependant que, tributaire des travaux historiques existants, l’analyse s’applique davantage aux débuts de l’horlogerie franc-comtoise au XIX^e siècle qu’à la situation actuelle sur laquelle nous ne savons pas grand chose.

51Il est d’ailleurs frappant de constater que les recherches sur le SPL horloger se heurtent aux mêmes limites que celles sur le pôle automobile : dans les deux cas, en effet, on ignore à peu prés tout de l’environnement socio-culturel du territoire, si bien qu’on ne sait pas s’il n’y a pas d’encastrement du système des entreprises en raison de la faiblesse de l’ambiance sociale et des réseaux sociaux ou bien si ce n’est pas plutôt une illusion qui résulte d’une lacune de la recherche. Au demeurant, il s’agit là d’un trait général des travaux français sur les districts puisque, très vraisemblablement parce qu’ils sont le plus souvent l’œuvre d’économistes ou de géographes, les structures de la société locale ne sont pas étudiées concrètement alors que l’histoire est réduite à un simple héritage.50 A n’en pas douter, il y là un vaste champ de recherches pour les historiens car seuls de nombreux travaux empiriques permettront de dégager les formes variées qu’est susceptible de prendre l’articulation entre le système des entreprises et la communauté locale.

52N’empêche, l’expérience franc-comtoise amène à poser une question importante : un SPL peut-il fonctionner en mobilisant la seule confiance fondée sur le bon déroulement des transactions entre entreprises sans s’appuyer également sur la force des réseaux sociaux ? Ou, pour dire les choses autrement, y a-t-il dans la réalité historique des situations où ces deux formes de confiance existent l’une sans l’autre ? Ou bien rencontre-ton une sorte de continuum de situations qui les combinent sous des formes et des dosages variés ? Comment alors s’articulent-elles concrètement ? La confiance qui s’épanouit dans les relations inter-entreprises s’appuie-telle sur la confiance générée par l’environnement socio-culturel et la renforce-t-elle ? Ou bien l’absence ou la faiblesse de celle-ci a-t-elle un impact négatif sur le déroulement des transactions en favorisant les comportements opportunistes ? La confiance générée par l’environnement socio-culturel modèle-t-elle directement, sans médiation institutionnelle, les relations entre les entreprises ou bien s’incorpore-t-elle nécessairement dans des institutions collectives chargées de réguler les relations entre les acteurs en diffusant et en faisant accepter normes et conventions ? Autant de questions qui ne trouveront de réponse assurée que sur la base d’analyses empiriques rejetant résolument les stéréotypes sur la confiance et la coopération qui encombrent trop souvent la littérature sur les districts.

53Même si les analyses de cas qui ont été discutées au Colloque de Besançon ne permettent pas, loin s’en faut, de répondre à toutes les questions qu’elles soulèvent, leur importance réside dans le fait qu’elles constituent une incitation puissante à remettre en cause la représentation courante du district industriel au moins sur trois points essentiels : le rôle de la grande entreprise au sein d’un réseau local (ou régional) de sous-traitants, les rapports entre concurrence et coopération et, enfin, l’articulation entre le système des entreprises et la communauté sociale territoriale. C’est dire que la représentation courante du district industriel absolutise une forme historique particulière – le district à l’italienne – qui ne constitue pourtant qu’un cas parmi d’autres d’organisation territoriale de la production et que, en conséquence, la recherche sur ces questions a devant elle une longue carrière.