1« Île Seguin : je renonce ». Lundi 10 mai 2005, la nouvelle fait la première page du Monde : le « capitaine d’industrie » François Pinault, fondateur désormais président d’honneur de la holding Pinault-Printemps-Redoute et grand collectionneur d’art contemporain, abandonne son projet de bâtir sur les terrains des usines Renault la fondation d’art contemporain devant abriter sa collection. Il renonce, écrit-il, à « faire revivre le site des anciennes usines Renault […], cette cinquantaine d’hectares en déshérence depuis 1989 »1.

221 novembre 1989 : le Président-directeur général de ce qui est encore la Régie Nationale des Usines Renault, Raymond Lévy, annonce la fermeture de l’usine mère de la firme : Billancourt. Le 27 mars 1992, la dernière voiture sort des chaînes de l’île Seguin. Les portes se referment définitivement sur ce « paquebot » âgé de quelque 60 ans. Une page se tourne dans l’histoire de l’entreprise, et avec elle dans l’histoire de l’industrie automobile française dont Renault a été l’un des principaux fleurons ; dans l’histoire de Boulogne-Billancourt également – tant l’usine et la ville sont intrinsèquement mêlées (l’une étant désignée par le nom même de l’autre), dans une attraction-répulsion réciproques – ; plus largement dans l’histoire des usines en milieu urbain, dont Billancourt représentait un exemple paroxystique ; dans l’histoire ouvrière aussi, dont « Billancourt » a été considérée comme une forteresse ; dans l’histoire de la nation française enfin, dont Renault Régie nationale a porté les couleurs depuis 1945 et qui entend le lui rendre : dès le 6 décembre 1989, Michel Rocard, alors à la tête du gouvernement, déclare « d’intérêt national » les terrains de l’île Seguin.

3Une nouvelle page d’histoire commence alors à s’écrire : celle du patrimoine Renault, patrimoine industriel, urbain et culturel, que l’on aurait cependant tort de réduire à la seule île Seguin – ces 12 hectares sur les 65 que compte l’entreprise en 1989 (52 à Billancourt, plus 13 à Sèvres et Meudon)2. Une histoire dense, conflictuelle, où les acteurs restent, au moins pour un temps, en partie les mêmes qu’auparavant : l’entreprise, le gouvernement, la ville, les salariés, les propriétaires fonciers puis les promoteurs… Car dès la fondation des usines Renault, c’est dans le jeu complexe de ces acteurs que l’usine s’est constituée : avec mais aussi bien souvent contre la ville, l’usine de Billancourt est une « ville dans la ville » dont les édiles municipaux d’abord, puis les responsables gouvernementaux, ont tenté de provoquer le départ. Cette histoire urbaine de Renault s’inscrit sur une longue durée qui, seule, permet de comprendre les enjeux patrimoniaux actuels que représente l’aménagement des terrains laissés vacants par le départ (partiel) de l’entreprise.

4À l’autre extrémité de la chaîne temporelle, moins que la fermeture de l’île Seguin en 1992, c’est la décision de François Pinault d’y implanter sa fondation d’art contemporain en décembre 2000 qui fait rupture.

5Cette scansion en effet, si elle ouvre à la destruction des murs de l’île Seguin à compter de mars 2004, marque aussi – et surtout – le début d’une table rase patrimoniale dont « l’affaire Pinault » vient, à rebours, de révéler toute l’ampleur : de patrimoine industriel et urbain, l’enjeu devient, progressivement, celui d’un patrimoine culturel derrière lequel tout s’efface – jusqu’aux moindres traces de presque dix ans de débats qui, entre l’annonce de la fermeture en novembre 1989 et le « Boulogne assassine Billancourt » de Jean Nouvel en mars 19993, ont montré combien l’île Seguin, même vide, déchaînait les passions.

6C’est l’histoire de ce rapport, passionnel et passionné, entre l’usine et la ville que cet article entend retracer en deux temps : de l’ouverture à l’annonce de la fermeture d’abord (1898-1989)4, de la fermeture aux choix patrimoniaux ensuite et à ce que ces derniers révèlent (1989/1992-2005)5.

I. L’usine, le bureau, le siège : de l’ouverture à la fermeture

7Dès leurs origines, les usines Renault de Billancourt ont été urbaines. L’établissement s’est développé sur un territoire qu’il a dû partager avec une ville de banlieue. Tout agrandissement a été problématique : le maintien des activités régulièrement questionné. Dans ce domaine, l’arrêt de la production de l’île Seguin en 1992 marque une étape et un tournant décisif – mais non une rupture radicale.

8L’histoire éclaire la question de la place occupée par l’usine dans la ville, ainsi que celle du rôle de l’établissement (Renault-Billancourt) au sein de l’entreprise automobile. Qu’est-ce que Renault pour Billancourt et Billancourt pour Renault ? La réponse change avec le temps. Les composantes de l’usine dans la ville sont mouvantes.

1. Le temps de la conquête incertaine (1898-1944)

9L’idée d’un essor plus subi que prévu est profondément ancrée dans la littérature et dans l’historiographie de l’entreprise6. Nous soutenons au contraire que l’entreprise est restée à Billancourt parce qu’elle y a trouvé son intérêt et que ce maintien n’a pas empêché la délocalisation d’une partie des productions.

1) La construction de confettis d’usines

10Louis Renault n’a pas été l’unique fondateur de l’entreprise dont il est rapidement devenu le « patron absolu »7. Dans un premier temps (1898-1910), c’est la société familiale en nom collectif – Renault Frères – qui s’agrandit de manière concentrique autour d’un noyau initial. Déjà l’usine est formée de parcelles discontinues, traversée de rues publiques ouvertes à la circulation. C’est tout de même à partir de 1911, sous la direction du seul Louis Renault, que l’entreprise commence à s’étendre de manière spectaculaire. D’abord par une politique d’acquisition minutieuse des espaces à vendre aux alentours. Ensuite par quelques opérations d’absorption systématique d’îlots. Surtout, Renault profite de son engagement dans l’effort de guerre pour poursuivre son expansion, occuper la zone militaire de l’Usine O au nord-est et barrer les rues de la « Grande usine ».

11Ce noyau initial n’a rien d’un bloc. Il est traversé par la rue du Cours – devenue l’avenue Émile Zola. De plus la guerre de voisinages reprend au lendemain de l’armistice8. Face à ce chapelet de recours politiques et juridiques, le Service du contentieux de Renault n’était pas assuré de sortir gagnant. De même, la « conquête » de l’île Seguin et de la rive gauche à Meudon a été mouvementée9.

12C’est Louis Renault qui gagne à la fin des années 1920. La municipalité lui vend les rues au moment où il inaugure les premiers bâtiments de l’île Seguin. Dans ce processus, la constitution de confettis d’îlots n’était donc pas un obstacle au développement de l’usine. C’était au contraire la base d’une stratégie de conquête urbaine qui consistait à s’implanter d’abord, puis à faire pression pour rassembler les morceaux. La grandeur résulte d’un travail obstiné (fig.20).

2) Les perspectives et menaces de délocalisation

13Si Renault reste massivement sur Billancourt, c’est surtout parce que – dans le courant des années 1920 – les pressions de l’entreprise l’ont emporté dans le bras de fer avec ses voisins. Gilbert Hatry indique que « Louis Renault n’a cure » des servitudes qui pèsent sur les terrains qu’il acquiert10. Mais si ses coups de force ont pu faire croire qu’il se considérait « au-dessus des lois », les archives montrent qu’il ne laissait pas pour autant pourrir la situation11. Il n’obéissait pas aux injonctions qui n’avaient pas les moyens de le contraindre. Mais il avait le souci d’être en règle sur le plan foncier et immobilier comme dans le domaine de la sécurité et de la fiscalité. Tous domaines où ni la loi ni l’administration ne font de cadeaux. L’industriel se place dans un rapport de force politique dans lequel il dispose d’atouts considérables. En tant que contribuable et employeur, il était un acteur essentiel de la vie économique locale. La perspective d’une éventuelle délocalisation a servi à faire pression sur les autorités locales pour accélérer les demandes et trouver des solutions. En lésant certains (les habitants) elle a pu en satisfaire d’autres (les contribuables).

3) Une déconcentration sans décentralisation

14L’essor de Renault à Billancourt était le résultat d’une stratégie industrielle d’intégration qui pouvait parfaitement s’accommoder d’un éparpillement des bâtiments. Renault-Billancourt était une usine généraliste, particulièrement diversifiée. Les multiples éléments qui participent à la production d’une voiture relèvent de métiers distincts.

15Depuis longtemps une bonne part des éléments Renault est produite hors de Billancourt (Hagondange, Saint-Michel-de-Maurienne, etc.). Tout ne peut pas être fabriqué à Billancourt. Les premières délocalisations étaient liées à des impératifs stratégiques et militaires (le Mans, aciéries à Grand-Couronne)12. L’assemblage des voitures est lui aussi déconcentré à l’étranger : Haren-Vilvorde en Belgique en 1926 et Acton en Angleterre en 1927. Renault-Billancourt n’est plus l’unique établissement, mais reste l’usine « capitale » gardant le contrôle sur les fabrications délocalisées. Avant la Seconde Guerre mondiale, la déconcentration des productions ne s’accompagne jamais d’une décentralisation de la direction.

16En 1940, Renault-Billancourt est un complexe industriel multipolaire : d’un côté, la « Grande usine » est les confettis qui l’entourent ; de l’autre, l’usine moderne sur l’île Seguin avec ses extensions sur la rive gauche ; plus loin à l’est, « l’Usine O » continue de produire pour l’entreprise. À l’ouest, Boulogne – la bourgeoise – se démarque du Billancourt industriel.

17Si Billancourt n’a plus l’exclusivité sur les productions de Renault, il en garde le contrôle. Le rapport entre Renault-Billancourt et le reste des établissements de l’entreprise est de type organique et métropolitain. C’est toujours le cerveau qui dirige les organes – le centre qui commande aux périphéries – que ce soit à Billancourt, en province ou à l’étranger.

2. Le temps du maintien relatif (1940-1975)

18Pendant la Seconde Guerre mondiale, les usines Renault ont été mises au service de la machine de guerre allemande. Les quatre bombardements ont été destructeurs, mais l’entreprise reconstruit et continue de travailler bien qu’avec de moins en moins d’entrain. À la Libération, la Régie nationale hérite d’un complexe industriel prêt à relever les défis de la Reconstruction. Encore faut-il remotiver le personnel.

1) Pierre Lefaucheux et la confirmation (1945-1955) : ni bagne ni forteresse

19En septembre 1944, Pierre Lefaucheux découvre le dossier de la « Décentralisation des usines Renault »13. Dès les premiers bombardements, le gouvernement de Vichy s’interroge sur la possibilité de faire « table rase des usines Renault », mais Louis Renault préfère reconstruire, ne serait-ce que pour rassurer les concessionnaires et les clients.

20La question reste d’actualité à la Libération. Lefaucheux l’évoque publiquement dans le grand hall de l’île Seguin – l’esplanade – où se tient le meeting historique du 10 novembre 1944 au cours duquel, entouré des dirigeants syndicaux, il galvanise les ouvriers – pour la Victoire et la Reconstruction.

« Nous aurons à moderniser, d’abord sur place, puis à franchir les limites de ce Billancourt où nous risquerions d’étouffer. Cette évasion, nous ne la réaliserons pas en acquérant encore de nouveaux terrains sur une zone où les Services de l’Urbanisme ne veulent plus nous voir, mais au contraire, en désencombrant cette usine, en déplaçant certains ateliers trop à l’étroit vers les libres espaces où nous pourrons, ensemble faire du neuf et du beau, en construisant tout à la fois des installations industrielles où vous pourrez travailler dans la lumière, et des cités où vous pourrez vivre et élever des enfants dans l’air pur, le soleil et la santé »14.

21La nouvelle Régie nationale a choisi la continuité sur le site originel tout en délocalisant les productions nouvelles dans les établissements de province. Le nouveau PDG reconnaît que certes « Billancourt, c’est le bagne », mais qu’il « est aujourd’hui trop tard puisque Billancourt constitue l’un des plus grands patrimoines industriels de la France »15.

22Les projets de déménagement s’avèrent irréalistes. Les capitaux manquent et aucune région ne paraît capable d’accueillir une telle masse ouvrière. Lefaucheux insiste néanmoins sur les faiblesses de l’usine dont il hérite16. Il reprend l’idée d’une inadaptation du site aux besoins d’une usine moderne pour se décharger de ses handicaps. Lefaucheux négocie le maintien à Billancourt contre l’acceptation d’une extension ailleurs. À l’exception du petit terrain Galice sur l’île Seguin, l’agrandissement ne se fait plus sur place. Mais ce n’est qu’après l’aménagement de Laprade que l’île prend – depuis le pont de Sèvres – l’aspect d’un paquebot et d’une forteresse (fig.21).

2) Pierre Dreyfus et la banalisation (1956-1975) : les chaînes décentrées

23L’essor de la production de masse et l’introduction de nouveaux modèles dans la gamme poussent la Régie à ouvrir de nouvelles usines dans une dizaine de sites essaimés dans la vallée de la Seine (Flins, Cléon, Sandouville, etc.). En 1969, pour la première fois, Billancourt cesse d’être la première usine Renault de France.

24En même temps, de plus en plus d’activités sont transférées de Billancourt vers des sites nouveaux. En 1952, la Régie achète des locaux à Rueil pour y installer un Centre d’études. La plupart des nouveaux modèles et des productions novatrices sont confiés aux établissements décentralisés. Déjà Renault-Billancourt ne contrôle pas tout Renault.

25Progressivement l’usine-mère perd sa spécificité institutionnelle. Jusqu’en 1959, tous les départements de l’usine sont placés sous l’autorité directe de la Direction générale. Après cette date, l’établissement industriel est considéré comme formé de deux établissements distincts. D’un côté, l’usine de carrosserie montage de Billancourt (UCMB) correspond à l’île Seguin. De l’autre côté, l’usine de fabrication mécanique de Billancourt (UFMB). L’île Seguin fait face au « Trapèze ». Billancourt est alors le seul site Renault à être constitué de deux usines distinctes. Néanmoins, la confusion entre les sites de production et le siège de l’entreprise subsiste. La direction générale continue de s’occuper directement de toutes les affaires extérieures propres aux usines de Billancourt alors qu’elle n’intervient pas pour les usines décentralisées en région.

26Billancourt ne réduit pas ses activités, bien au contraire. Le site garde une grande partie des fonctions stratégiques et techniques17. Surtout, la force de la croissance de la production sollicite toujours davantage les ateliers, et les effectifs de Billancourt restent supérieurs à 30 000 salariés.

27Aucun site ne peut se comparer à Billancourt. Aucune usine-fille n’a la prétention de menacer l’activité de l’usine-mère. Ainsi, lors des événements de mai-juin 1968, Renault-Billancourt apparaît toujours comme l’emblème de la classe ouvrière. La « forteresse » se referme. L’avenue Émile Zola est fermée en 1972 suite à la mort de Pierre Overney, un militant gauchiste abattu par un vigile de Renault. Avec la « porte Overney », le Trapèze s’apparente finalement à un bloc séparé de la ville.

28Toutefois, la même année l’atelier des forges entame le mouvement de fermeture résultant du transfert des fabrications les plus polluantes vers d’autres sites. Dès 1974, Pierre Dreyfus indique qu’il est « probable que le poids relatif de Billancourt dans l’ensemble Renault continuera à diminuer dans les années à venir »18. L’embauche ouvrière est fermée. Seuls les carters des anciens moteurs « 3 paliers » continuent à être produits en série dans le Trapèze. Billancourt est alors la seule usine à produire la 4L, modèle déjà mythique encore plébiscité par une clientèle fidèle.

291975 est l’apogée du mythe de la « forteresse ouvrière »19. L’esplanade de l’île Seguin en est le haut lieu – rassemblant les cortèges venus du Trapèze par le pont Daydé. La masse ouvrière – celle des OS – fascine, avec le flux de travailleurs et de travailleuses qui entrent et sortent, entre autres, par la Place Nationale, même s’ils ne sont plus les seuls ouvriers Renault. L’entreprise a entrepris un recentrage de son établissement originel sur les fonctions de commandement : Direction, bureaux et ateliers d’outillage. Le rapport entre Renault-Billancourt et le reste des unités de l’entreprise est de type filial. L’usine-mère croit encore être la source dont les ramifications ne seraient que les ruisseaux.

3. Le temps d’hésiter (1976-1989)

30La crise mondiale n’a fait qu’accentuer une tendance déjà engagée. Avec son vieux moteur, son vieux modèle et des ouvriers vieillissants, Renault-Billancourt fait de plus en plus figure de « boulet ».

1) Substitution et décroissance (1976-1980)

31Sous la direction de Roger Vacher20, la situation particulière de Billancourt se transforme encore. En 1980, toutes les activités de production sont placées sous une direction unique : l’usine de Billancourt (UB). Dans le même temps, l’usine est dissociée de la Direction. La production de l’UB (22 000 personnes en 1980) est séparée des activités tertiaires du siège social (6 000 personnes) auxquelles les services centraux de l’UB sont rattachés au sein d’un établissement autonome, le Centre industriel de Billancourt (CIB). Derrière le plan de restructuration il y a une volonté de porter un coup à l’hégémonie de la CGT puisque le CIB échappe alors à la domination cégétiste.

32En apparence, le « Grand Billancourt » garde son image d’usine pilote. Sa prééminence reste intacte, mais sa suprématie est ébranlée. Le site perd l’exclusivité comme fournisseur des innovations techniques. Sa décroissance est largement engagée et l’emprise de la CGT est remise en cause. En termes de production comme en termes administratifs, Billancourt apparaît de plus en plus comme une « forteresse en trompe l’œil »21.

2) Billancourt 2000 : des ateliers aux études (1980-1984)

33Si tout le monde est d’accord sur la nécessité d’une modernisation, les avis divergent sur la façon de la réaliser. La plupart des critères économiques de la direction condamnent Billancourt. Mais la victoire politique de la gauche en mai 1981 remet à l’honneur la forteresse ouvrière. Le gouvernement de Pierre Mauroy veut sauver Billancourt. Rocher Vacher peut lui proposer un plan d’urbanisme grandiose : « Billancourt 2000 ».

34L’idée est de remplacer progressivement les anciens ateliers de fabrication par un centre technique ultramoderne chargé de concevoir les équipements de l’ensemble des usines de Renault. La conception est confiée à l’architecte Claude Vasconi. Sa maquette d’ensemble ne conserve que quelques bâtiments significatifs de l’histoire du site : le cabanon de Louis Renault, le bâtiment X (siège de la direction générale de 1928 à 1975), l’Artillerie (ainsi nommé en mémoire des fabrications de la Première Guerre mondiale) et la centrale thermique (dont la façade est caractéristique de la construction industrielle de la fin du XIXème siècle). Surtout, il veut rassembler les différents services d’études fonctionnelles jusque-là dispersés dans la région parisienne. Le bâtiment « 57 Métal » ne devait être que la première étape du projet global. Mais la Régie n’avait plus les moyens financiers ni de développer ce nouveau pôle de recherche sur le Trapèze ni d’ouvrir d’autres sites industriels susceptibles d’accueillir les transferts.

35La Régie est au bord de l’abîme. Avec l’annonce, fin 1984, du déficit record – 12,5 milliards de francs –, Bernard Hamon est remercié. Le nouveau PDG, Georges Besse, change radicalement d’approche et de méthode. Il ne refuse rien, mais enterre définitivement le projet. « Billancourt 2000 » n’ira pas plus loin que le bâtiment « 57 Métal ».

3) L’île aux trésors : le silence des chaînes (1981-1985)

36« Billancourt 2000 » ne touchait pas à l’île Seguin. Il n’était pas question de remettre en cause sa présence à Billancourt. Au contraire, l’usine est profondément modernisée. Cette restructuration est présentée comme une adaptation de l’île aux nouvelles exigences de la production flexible (à la japonaise). En 1984, un film est produit par le Service des moyens de communication audiovisuels (MCAV) pour présenter cette « renaissance ». L’île au trésor est un diaporama qui vante la qualité des nouveaux équipements et célèbre la compétitivité retrouvée de l’ancienne usine. Sur les photographies des différents aménagements effectués, des voix d’ouvriers et de cadres expliquent leur intérêt technique et l’amélioration attendue sur les conditions de travail. Il y a alors une concordance – au moins apparente – entre l’action de rationalisation engagée par la direction et l’attente de modernisation des organisations syndicales.

37Le résultat n’est pas tout à fait à la hauteur de ce que suggère le film. Le mercredi 21 novembre 1984, Roger Vacher réunit les cadres de l’île Seguin et leur annonce que le déficit de l’entreprise remet en cause la situation de l’usine de Billancourt. C’est le rappel des contraintes économiques. Le 27 février 1985, Georges Besse visite l’île Seguin sur le point de démarrer la production de l’Express. Aucun modèle n’a été lancé à Billancourt depuis la R6 en 1968. C’est la voiture de la dernière chance. Plusieurs films sont tournés dans l’île Seguin à l’occasion de cette nouvelle modernisation22. Ils montrent qu’une fois encore l’usine a rajeuni. La Super Cinq vient compléter les chaînes de la R4, mais c’est surtout ce lancement de l’Express qui porte les espoirs de l’île Seguin. L’accent est mis sur la modernité des installations robotisées de l’île et sur l’excellence de la fabrication. Pas sur le rôle des hommes qui continuent de réaliser l’essentiel du travail.

4) La préparation de la fermeture (1986-1992)

38Sur le terrain, la direction n’a pas la maîtrise des ateliers. Une guérilla permanente est menée par des délégués CGT qui se croient intouchables. Rompant avec l’Union de la gauche, ils ne soutiennent plus ni la direction de Renault ni le gouvernement socialiste de Laurent Fabius (1984). La politique d’affrontement prend le pas sur la volonté de traiter les problèmes concrets de l’entreprise.

39Or Georges Besse n’a ni le caractère ni la mission de son prédécesseur. Il souhaite faire appliquer la loi et les règlements. La « modernisation » est menée au pas de charge par la direction, mais le mot n’a plus le même sens qu’avant23. Elle se fait maintenant au rythme de licenciements secs et de fermetures d’ateliers. En 1986, la RNUR vend 13,5 hectares de ses usines de Billancourt.

40Éclate alors l’affaire des « dix de Billancourt ». Le 1^er août 1986, le bâtiment X de l’administration est investi par un groupe d’ouvriers qui « volent » des documents et « humilient » deux cadres. L’action est jugée suffisamment grave pour déboucher sur une mise à pied de neuf puis dix militants. D’un côté, la CGT se lance pendant trois ans dans une série de luttes et de procédures à rebondissements visant à faire réintégrer ce groupe de syndicalistes. De l’autre, la direction reconquiert le terrain sur le plan disciplinaire. C’est le retour à une production « normale » et « acceptable » pour la Direction.

41Mais Billancourt reste le symbole d’une culture d’entreprise dont la direction veut se débarrasser. C’est le bastion du syndicalisme, le berceau de la révolte des OS et le symbole de la crise de l’usine taylorienne. Le 2 mars 1987, la Direction annonce la fin de la fabrication de la R4 à Billancourt sans envisager une nouvelle modernisation pour préparer la succession de l’Express. Le 21 novembre 1989 tombe l’annonce de la fermeture de l’île Seguin en 1992. Au même moment, la direction annonce le projet du technocentre de Guyancourt. La chaîne et les bureaux quittent Billancourt. Le siège de l’entreprise reste.

42Qui de Renault ou de Boulogne « assassine Billancourt » ? On peut identifier des phases, mais difficilement établir une date et un auteur. En fait, la place de l’usine a été doublement questionnée tout au long de son histoire. D’abord relativement à l’évolution des autres établissements du groupe industriel. Ensuite en fonction des mutations de son emprise sur la banlieue. Les rapports de force changent. Quelles traces vont-ils laisser ?

II. De l’usine au(x) patrimoine(s)

43Vendredi 27 mars 1992 : la fin de l’île Seguin ? Celles et ceux qui, autour des chaînes « [guettaient] l’apparition de l’ultime voiture rouge sur la chaîne puisque, derrière elle, se trouvait une R5 blanche, la toute dernière voiture de Billancourt », témoignent de « l’atmosphère […] grave, tendue, dans une usine pratiquement déserte où, depuis des mois, d’immenses ateliers étaient réduits au silence »24. Mais l’arrêt de la production, plongeant dans le silence « cet insatiable monstre »25 que fut l’usine, ne mettait pas seulement fin à près d’un siècle d’histoire des hommes et des produits de l’automobile ; il transformait aussi radicalement, notamment par ce silence qui débordait l’enceinte même de l’usine, le territoire urbain qui l’entourait et l’englobait.

44L’arrêt de l’activité industrielle du site constitue en effet une scansion visible dans l’histoire de la ville : c’en était fini de cette foule allant chaque matin du métro Billancourt à la porte Zola, de ces cars convergeant de toute la banlieue ouest vers l’entrée de l’usine desservant la gare routière Renault, quai de Stalingrad ; c’en était fini de ces va-et-vient quotidiens entre Meudon et Boulogne, par les deux ponts – Daydé et Seibert – reliant l’île Seguin à la terre ferme26, de ces rassemblements quotidiens place Nationale, dans les cafés ou en meetings sur le terre-plein central27 ; c’en était fini du bruit et des fumées, rue du Vieux Pont de Sèvres ou sur les quais de Seine28.

45Mais l’usine de l’île Seguin, même rapidement vidée de ses machines, demeurait de l’extérieur en l’état. Qui pouvait en effet voir le vide derrière les murs d’enceinte – hormis ceux par exemple, nombreux, qui s’y aventurèrent pour la décorer de graffitis ? Pour le passant comme pour l’historienne, empruntant régulièrement, de 1992 à 1999, le trajet de centaines de milliers d’ouvriers avant elle, du métro Billancourt à la place Nationale, puis poussant jusqu’à la rue Nationale pour gagner les voies privées du « Trapèze » par l’entrée visiteur et, plusieurs années durant, ironie de l’histoire, consulter les archives de l’usine une fois celle-ci fermée, Renault, ses bureaux, ses murs d’enceinte, son paquebot, semblaient, par leur pérennité même, être classés au patrimoine de la ville (fig.22).

46Jusqu’en mars 2004 et l’amorce de la destruction de l’île Seguin29, les transformations annoncées du site furent comme feutrées, limitées aux cercles d’experts et marquant peu l’actualité si l’on excepte le « coup de gueule » de Jean Nouvel en mars 199930, encore que peu nombreux furent ceux capables d’en mesurer le caractère ô combien prémonitoire31 — comme si, au contraire, la pérennité des murs garantissaient à l’usine de faire partie des meubles d’une ville associée par son patronyme même à l’histoire industrielle et ouvrière de la France.

47Certes, à compter de 1992, les abords de l’usine se transformaient peu à peu et ce qui caractérisait jusqu’alors le paysage urbain du Boulogne bourgeois gagnait du terrain au-delà de l’avenue du général Leclerc, dont le caractère de frontière symbolique avec Billancourt allait en s’amenuisant : toute trace de l’école d’apprentissage Renault disparaissait de la rue de la Ferme ; des immeubles de standing enserraient une place Paul Verlaine réaménagée en jardin, contrastant avec la place Nationale voisine, inchangée jusqu’au début des années 2000 ; la rue du Point du Jour, quartier d’habitat populaire peuplé par des générations successives d’immigrés – Russes célébrés par Nina Berberova,32 puis Algériens vivant en hôtels meublés33 –, devenait à son tour objet de la spéculation immobilière. Mais ces transformations, si elles marquaient indéniablement le recul voire la disparition d’un Billancourt populaire, masquaient celles, bien plus profondes et radicales, de l’idée même de patrimoine Renault.

48Plus encore que la destruction des bâtiments Renault, sur le Trapèze (à compter de septembre 1998) puis l’île Seguin (à compter de 2004) (fig.23), « l’affaire Pinault », en mai 2005, en a été le révélateur : en moins de 15 ans, les enjeux de patrimoine en sont venus, à Billancourt, à substituer le culturel à l’industriel – et à se focaliser sur la seule île Seguin qui pourtant ne représente qu’un quart des terrains Renault que le Syndicat mixte du Val-de-Seine, à compter de décembre 199134, puis la SAEM (Société d’Aménagement et d’Économie Mixte) Val-de-Seine Aménagement, créée en juillet 200335, ont eu en charge de réaménager.

1. « L’affaire Pinault » ou la deuxième mort de l’île Seguin ?

49La revue des articles que la presse quotidienne a consacrés à l’abandon par François Pinault du projet d’implanter, sur l’île Seguin, la fondation destinée à accueillir sa collection d’art contemporain, frappe par son volume. Du 10 au 26 mai 2005, soit en deux semaines à peine, pas moins de 20 articles ont pour objet cette décision de retrait dans les trois grands quotidiens nationaux (Le Monde, Le Figaro et Libération) et un quotidien régional (Le Parisien). Les trois quarts des articles paraissent entre le 10 et le 13 mai. Une telle couverture médiatique, rarement égalée en matière de patrimoine, n’est pas sans rappeler la place que Billancourt a occupée sur la scène politique et sociale nationale entre 1936 et 1992. Mais l’angle même de la majorité des articles – centrés sur la décision de François Pinault et l’impact de celle-ci sur le patrimoine culturel français –, et le champ lexical qui les structurent – « un fiasco culturel » pour Le Monde36, « un terrible gâchis » pour Le Figaro reprenant les propos du député UDF de Boulogne-Billancourt, Pierre-Christophe Baguet, commentant le « départ définitif de la collection de François Pinault à l’étranger »37 – lèvent toute ambiguïté : cette focalisation médiatique doit davantage au projet Pinault qu’au symbole Billancourt, lequel apparaît révolu, voire effacé — révélant à rebours la nature des enjeux de patrimoine concernant les terrains laissés vacants par Renault à Billancourt.

50Un article peut apparaître particulièrement symptomatique de l’acception exclusivement culturelle à laquelle semble renvoyer la notion de patrimoine en la matière pour la grande majorité des journalistes, architectes, urbanistes et politiques réagissant au départ de François Pinault. Sous le titre « Fondation Pinault : pari perdu, Paris perdant ! », Albert Lévy, architecte, chercheur au laboratoire Théorie des mutations urbaines du CNRS, déplore en effet, dans Le Monde du 13 mai 2005, la perte d’un patrimoine culturel dans un Billancourt qu’il semble, par le titre même de son article, concevoir comme le 21^e arrondissement de Paris. Certes, il dénonce dans un premier temps « l’indifférence, coutumière, des architectes à l’histoire du lieu », en faisant un parallèle entre le réaménagement des terrains Renault à Billancourt et le dernier concours de requalification des Halles de Paris pour mieux déplorer la « pratique de la table rase » – laquelle, dans le cas des Halles, a effacé ce qui fut, « huit siècles durant, le ventre de Paris, imprégnant le quartier et la ville de son imaginaire et de sa poésie »38. Mais ce parallèle révèle ce qui, selon lui, aurait dû être préservé en terme de « capital » patrimonial à Billancourt : « après les Halles, capital historique détruit et perdu, voici le centre d’art contemporain, capital culturel non exploité, qui s’enfuit. Attention, Paris : ton patrimoine fout le camp ! »39. À Billancourt donc semble dénié tout capital historique, voire tout capital tout court dès lors que le patrimoine, devenu culturel, s’évapore en même temps que le choix de Pinault se porte sur le palazzo Grassi à Venise.

51Si cette anhistoricité de Billancourt contraste avec l’histoire de l’usine et avec l’idée qu’elle constituait, dès 1945 selon son PDG d’alors, Pierre Lefaucheux, « l’un des plus grands patrimoines industriels de France »40, elle étonne somme toute assez peu lorsque l’on mesure à quel point la table rase a pu effacer l’histoire industrielle et ouvrière du lieu, masquée par la focalisation sur le seul projet Pinault dès lors que celui-ci eut annoncé sa décision, en décembre 2000, de créer une fondation d’art contemporain à Boulogne-Billancourt, précisément sur l’île Seguin.

2. Le projet de fondation Pinault : le nouveau « paquebot »

52Progressivement en effet, le « paquebot Pinault » s’est substitué au « paquebot Seguin », jusqu’à en incarner, pour beaucoup, la seule ligne d’horizon. Emmanuel de Roux n’écrivait-il pas, en première page du Monde le 12 mai 2005 :

« La fondation et son bâtiment signé par un architecte prestigieux, le Japonais Tadao Ando, étaient une « locomotive » essentielle pour l’aménagement des anciens terrains Renault. Le désistement va sans doute compliquer et retarder le programme de la municipalité de Boulogne. Persuader des établissements comme l’Inserm ou l’Institut du cancer de s’installer sur l’île Seguin était déjà une tâche difficile avec la fondation. Sans le paquebot Pinault, l’éventualité de voir s’installer des galeries d’art contemporain s’éloigne davantage »41.

53Bien que Jean-Pierre Fourcade, maire de Boulogne-Billancourt, s’en soit défendu par voie de presse42, force est de constater en effet que le projet de fondation est progressivement devenu un phare en matière de transformation des terrains Renault en patrimoine urbain – au moins sur l’île Seguin.

54Pour preuve, dans le « plan de référence d’aménagement des terrains Renault » voté par le conseil municipal le 6 juin 2002,

« la cohérence de l’aménagement des 52 hectares du sud de la ville et de l’île [a été définie] autour de quatre principes fondateurs : l’importance accordée aux espaces verts et publics – près de 50 % de la superficie totale – ; la mixité urbaine du quartier (logements, logements sociaux, activités, équipement publics et bureaux) ainsi que la requalification du quartier voisin du Pont de Sèvres ; la part importante accordée aux équipements culturels et scientifiques dans le programme de l’île Seguin ; enfin, l’ouverture de ce nouveau quartier aux circulations douces (piétons, vélos) et l’implantation du tramway »43.

55Cette cohérence générale faisait donc déjà un sort particulier à l’île. Assignée à une vocation culturelle, celle-ci apparaissait incarnée par la « Cité des Sciences et des Arts » en son centre (seul espace spécifié, avec la fondation Pinault, sur le « plan de répartition prévisionnelle des programmes » en 200444), une Cité qui semblait par là même étroitement liée au projet de fondation occupant la pointe aval. D’ailleurs, Jean-Louis Subileau, directeur général délégué de la SAEM Val de Seine-Aménagement, réagissant dès le 11 mai au retrait de François Pinault, finissait lui aussi par le reconnaître, en pointant la centralité de l’île dans les projets de réaménagement des terrains Renault. « Il s’agit », affirmait-il alors, « d’une vaste opération d’urbanisme (74 hectares) qui dépasse largement la seule île Seguin (12 hectares). De plus, la ZAC [Zone d’Aménagement Concertée « Seguin-Rives de Seine », créée le 10 juillet 2003 et incluant l’ensemble des terrains Renault et le quartier du Pont de Sèvres] est un tout, même si l’île est un élément essentiel de notre programme. Par ailleurs, l’île ne se réduit pas non plus à sa pointe aval, même si la Fondation en était la locomotive »45.

56Une « locomotive » que révèlent en creux plusieurs chronologies relatives aux projets d’aménagement des terrains Renault : qu’il s’agisse de celle que Libération retrace, en 7 dates, sous le titre « De Renault à Grassi »46, ou de celle que le site Internet de la ville de Boulogne-Billancourt décline sous le titre Urbanisme à Boulogne-Billancourt. Dates et étapes-clés de 2000 à avril 200547, le silence est total sur les années 1992-2000. Or ce furent là des années-clés en matière de projets d’aménagement des terrains Renault – des années sur lesquelles il est impératif de faire retour pour comprendre ce que patrimoine aujourd’hui désigne et signifie à l’île Seguin et, plus largement, à Boulogne-Billancourt.

3. Derrière Pinault… Retour sur les gestions du patrimoine Renault

57Ces constructions chronologiques rétrospectives selon lesquelles tout, en matière de « patrimonialisation » des terrains Renault, commencerait en 2000, contrastent avec l’importance et la densité des années 1992-2000 – années cruciales où progressivement, le lien qui existait entre patrimoine industriel et urbain s’est défait et où l’on a vu opérer, par vagues, l’effacement de cette part d’histoire industrielle et ouvrière de la ville.

58On peut isoler trois étapes de ce processus. Dans un premier temps, de 1989 à 1993, la valeur industrielle du patrimoine Renault n’est pas mise en cause. Dès le 6 décembre 1989, deux semaines après l’annonce par la direction de Renault de la décision de fermer l’usine de Billancourt en 1992, Michel Rocard déclare les terrains Renault d’intérêt national et confie à Jean-Eudes Roullier, « inspecteur des Finances, délégué à la Recherche et à l’Innovation au ministère de l’Équipement, une étude sur les enjeux de l’aménagement des terrains de Billancourt et de Meudon »48. Le rapport de cette « mission Roullier », remis au premier ministre en octobre 1990, préconise alors sur l’île l’édification d’une Cité scientifique qui tienne compte de la symbolique du lieu et la construction de logements qui permettent d’insérer ce patrimoine industriel dans une vie urbaine renouvelée. Le changement de gouvernement ne change pas la donne : Paul Quilès, ministre de l’Équipement du gouvernement Cresson, poursuit dans la même voie en confiant en septembre 1991 à Jean-Pierre Morelon la mission de poursuivre la réflexion amorcée par Jean-Eudes Roullier sur cette « cité scientifique, ouverte sur les villes riveraines ».

59Le changement est net en revanche avec celui de majorité. Bernard Bosson, ministre de l’Équipement du gouvernement Juppé, rompt avec la conception rocardienne qui faisait du réaménagement des terrains Renault une opération d’intérêt national, remettant aux élus locaux la charge de réaliser « un aménagement exemplaire ». Les maires de Boulogne-Billancourt, Paul Graziani d’abord, puis Jean-Pierre Fourcade à compter de 1995, sont donc désormais en première ligne dans ces opérations de réaménagement. Bien que le premier ait déclaré souhaiter, lors d’une rencontre avec Michel Rocard en décembre 1989, que « l’utilisation future de l’île Seguin tienne compte de la forte symbolique dont ce lieu est chargé, compte tenu de son histoire, et qu’elle puisse accueillir des éléments représentatifs des technologies de l’avenir »49, les options d’aménagement qui se dessinent à compter de 1996, en lien notamment avec le nouveau schéma directeur d’Ile-de-France, privilégient la construction de bureaux, commerces et habitats sur des terrains vierges puisque la décision est prise alors de raser les usines Renault à Meudon comme à Boulogne-Billancourt.

60L’option de la table rase, choisie au milieu des années 1990, marque une étape essentielle dans l’évolution de la conception du patrimoine à Boulogne-Billancourt. L’aménagement urbain prend le pas sur un patrimoine industriel auquel il semble tourner le dos – dans la droite ligne de ce qui a été fait jusque-là avec les usines aéronautiques Farman (dont rien ne subsiste hormis un square au nord de la rue Galliéni à Boulogne), comme a fortiori avec les grandes blanchisseries ou les studios de cinéma. C’est à rebours ce que révèle la tribune que Jean Nouvel fait paraître dans Le Monde, le 6 mars 1999 : sous le titre « Boulogne assassine Billancourt », l’architecte rappelle l’importance historique de ce « krak des ouvriers » et met en garde contre « l’assassinat urbain » dont celui-ci est menacé50. Si Jean-Pierre Fourcade a pu souligner l’impact de cette tribune auprès des décideurs, affirmant notamment : « Nouvel nous a fait comprendre que l’on devait traiter Seguin d’une manière particulière »51, celle-ci n’a pu, à elle seule, inverser le cours des choses et, en particulier, endiguer la lame de fond que constitue l’effacement de l’histoire industrielle de la ville dans l’aménagement urbain.

61Certes, dès les premières années 2000, l’île Seguin a fait l’objet d’un traitement particulier. Celui-ci transparaît tout d’abord dans le projet dit d’île des deux cultures : « Cité des arts, avec la fondation Pinault, un ensemble de galeries d’art ; cité scientifique, avec un pôle de recherche, des entreprises de haute technologie »52, lancé en octobre 2001 et formalisé en juillet 2002 par l’urbaniste Jean-Louis Subileau, futur directeur adjoint de la SAEM Val de Seine-Aménagement. Il transparaît ensuite dans la décision de la ville de Boulogne, en mai-juin 2003, de retirer l’île Seguin de l’ensemble des terrains Renault, pour en conduire et en garantir elle-même la transformation, dans le cadre du Projet Local d’Urbanisme (PLU). Pour autant, comme le souligne l’historien Jean-Louis Loubet, ni ce projet ni son recadrage, bâtis en écho à la perspective d’implantation de la fondation Pinault, n’ont eu pour vocation de résoudre la « difficile alchimie » consistant à « garder la trace sans devenir nostalgique et construire du neuf sans être amnésique »53.

62Pour preuve, le recours – gracieux d’abord, puis contentieux à compter de décembre 2004 – exercé à l’encontre du Plan Local d’Urbanisme par deux associations de défense de l’environnement (Action Environnement Boulogne-Billancourt et Environnement 92), mettait en cause « la densification de la population, les hauteurs d’immeubles, l’équilibre bureaux – logements et la préservation de la mémoire industrielle du site. »54 Si la municipalité et ces deux associations sont parvenues à un accord le 14 avril 2005, levant toute hypothèque sur l’aménagement des terrains Renault sur l’île Seguin au-delà même de la seule fondation Pinault, cet enjeu de mémoires est resté, quant à lui, toujours d’actualité.

Pour conclure : patrimoine industriel et enjeux de mémoire

63L’affaire Pinault, paradoxalement, a (re)mis à l’ordre du jour une confrontation directe entre un projet d’aménagement urbain et des mémoires qui se révèlent multiples parmi les différents acteurs et usagers du « lieu Renault ». Dans la revue de presse de « l’affaire Pinault », un article en témoigne, décalé par rapport au lamento général. Sous le titre « Ile Seguin : les anciens ne veulent pas être oubliés », Le Parisien rapporte la volonté des membres de l’ATRIS (Association des Travailleurs Renault de l’Île Seguin) de ne « pas rater le train de la reconversion de l’Île Seguin, même si la locomotive que devait être la Fondation Pinault n’est jamais entrée en gare », situant le « devoir de mémoire » dans l’impérative nécessité de « respecter la mémoire des femmes et des hommes qui ont travaillé sur le site industriel, de 1898 à 1992 » et de la voir « prendre toute sa place sur l’île Seguin »55.

64Dès lors, dans un horizon ébranlé mais aussi paradoxalement ouvert, l’enjeu n’est plus seulement de donner droit de cité à ce qui constitue, envers et contre tout, une part du patrimoine industriel de la ville et, au-delà, du pays tout entier. Il est aussi de faire une place aux représentations, diverses et irréductibles, des hommes et femmes qui, en faisant l’histoire de cette usine, ont aussi fait celle de cette ville. Plusieurs indices, tels l’intensité et la richesse des discussions lors des deux manifestations liées à la destruction des bâtiments de l’île Seguin56 ou, sur une plus longue durée, la mise en place d’un « Groupe de travail mémoire », espace de discussion entre la municipalité et les porteurs de mémoire du lieu57, laissent à penser que c’est dans cette confrontation des points de vue sur la « mémoire industrielle du site », que pourra se constituer cette « difficile alchimie » entre histoire et présent de la ville, patrimoine industriel et aménagement urbain.de ses artisans.