1L’extraordinaire, à DMC, est que cet empire industriel nous livre un site hors-pair pour illustrer la dualité archéologie industrielle – patrimoine industriel1. Le site comporte en effet deux pôles, ou deux môles. Du pôle occidental, le DMC de Dornach dévolu au blanchiment et à l’impression, rien ne subsiste (ou presque, faisons abstraction de la villa Engel-Dollfus, au 17, rue de Thann) : cette incroyable accumulation d’usines, de maisons, de bâtis ruraux et de jardins a depuis longtemps et à jamais quitté la scène, gommée de l’horizon du paysage mulhousien. La cause n’est cependant pas perdue pour autant, pour le chercheur avide de voir se dérouler sous son regard le roman de cent ans de paysage industriel. Car le site a su générer une iconographie d’exception, et l’exploration méthodique des documents d’archives (plans et écrits) en autorise la reconstitution palier par palier, à la manière dont un détective conduit son enquête. Restituer un paysage et des architectures passées, cela porte un nom : pratiquer l’archéologie.

2Un cordon ombilical, le canal usinier du Steinbächlein, relie le pôle occidental au pôle oriental, le DMC de Mulhouse, que composent la filature et le tissage. Là, l’enquête revêt les mêmes formes, mais elle se double d’un reportage, d’une vérification possible sur le terrain, car l’essentiel du bâti subsiste : l’archéologie se double ici de l’étude patrimoniale.

3Car le patrimoine, c’est avant tout ce qui demeure aujourd’hui, c’est le dernier état d’un site, c’est un monument, un bien, un objet. L’archéologie, c’est toute la dimension de l’évolution des sites à travers l’épaisseur de l’histoire, c’est l’exploration systématique du passé (à travers le terrain et/ou la lecture des archives), c’est, au-delà d’une méthode, une science.

I. Un enjeu réel

4Dans cette courte communication, nous nous sommes arrêtés à la seule partie XIXème siècle du pôle oriental de DMC (et même aux seuls éléments qui se localisent au sud de l’allée des Platanes), en adoptant cette logique de l’enquête archéologique doublée d’un diagnostic patrimonial. Nous présentons le résultat partiel d’une recherche scientifique qui se veut résolument appliquée : le chercheur est en effet l’interlocuteur incontournable des décideurs. Car la connaissance étendue à l’échelle régionale et plus encore extra-régionale permet seule de jauger de la valeur réelle d’un objet, à l’aune du regard que nous portons aujourd’hui sur le patrimoine en général. Des lésions graves et irréversibles ont été commises à l’égard des patrimoines de l’Alsace, du fait de la négligence souvent voulue de cette règle de base qui veut que seule l’enquête scientifique soit à même d’éclairer le décideur. On se projette de fait au-delà des compétences de l’architecte, de l’urbaniste, de l’aménageur : car évaluer un site exige aussi de balayer le spectre analytique de l’ensemble des sites d’une région (et des régions limitrophes), et de comprendre leur implication dans l’histoire. L’archéologie industrielle en tant que science s’est construite elle-même (et se construit toujours) sur le paradigme empirique d’un emboîtement de données, d’une accrétion permanente.

5L’enjeu est réel, puisqu’il ne s’agit de rien de moins que d’engager une réflexion intelligente sur le devenir d’un des tous premiers sites de l’histoire textile mondiale. Pour Mulhouse, un frein à la modernité (il faut être naïf pour le croire), ou plutôt un atout – n’a-t-on pas évoqué l’éventualité d’un dossier de patrimoine mondial pour les grandes usines, l’habitat patronal, le quartier des affaires et la Cité – ? Le réalisme exige que soit conduite une analyse lucide et le bon sens invite au dialogue entre le chercheur, l’aménageur et l’élu autour du devenir de cette gigantesque « ville-usine » que représente DMC. Nous nous apprêtons, dans ce qui suit, à extraire de ce site quelques merveilles, qui en procureront un éclairage tout à fait partiel2.

6On notera le bonheur qui est le lot du chercheur : celui-ci se voit confronté à une iconographie exceptionnelle, cela, nous l’avons déjà évoqué. Mais le plus remarquable (et le plus rare !), c’est une série de cinq vues aériennes, réalisées du même point du ciel à partir de photographies prises de ballons, restituées sous forme de lithographies géantes ou de gravures sur bois : la première de 1854, la seconde de 1874, la troisième de la tranche 1884-1886, la quatrième de la fourchette 1896-1898, et la cinquième de 19093. Ces vues panoramiques autorisent une analyse par le menu des accroissements successifs de l’empire DMC. Une véritable « BD » architecturale, peut-être même un fait unique dans l’iconographie consacrée à l’industrie (fig.18) !

7Nous présentons dans ce qui suit le produit (à peu près) fini de la recherche, épargnant au lecteur les étapes successives de l’enquête, sa méthode, le croisement entre les démarches, et surtout – contrairement à notre habitude – les références aux sources.

II. La filature géante

8Monument sans rival de l’architecture manufacturière en Alsace (fig.19), cette filature (n° 23 sur le plan de 1855) nous interpelle déjà par sa masse sur la lithographie « Mulhausen Anno 1810 » de Engelmann, flanquée de la première cheminée textile à s’élever dans le ciel d’Alsace. Cette dernière vient évidemment trahir la première implantation d’une machine à vapeur, une Peel & Williams de 1812 (le fabricant de Manchester) à basse pression et condenseur. Sur les deux lithographies de la série des Manufactures du Haut-Rhin de Mieg4 (« Fabrique d’indiennes et filature de coton de Mrs Dollfus Mieg & Cie » et « Vue de Mulhouse du côté du couchant »), elle apparaît au second plan et à l’extrême gauche des deux images, presque en « second rôle » : c’est un bloc à toiture en demie-croupe.

9Ce qui est étonnant, c’est la qualité documentaire de cette iconographie ; toutes les fois que nous avons pu organiser la confrontation des images de Mieg avec des plans détaillés, ou avec le réel, nous avons pu vérifier leur fiabilité jusque dans les plus infimes détails : parler de « photographie » n’est sans doute pas exagéré. Or donc, cette façade frappe par le grand nombre de ses ouvertures : 29 croisées de fenêtres, sur quatre niveaux. Le bloc se prolonge de deux ailes symétriques moins élevées de deux étages. Et surtout, une seconde cheminée est venue se rajouter à l’ouest, attestant de l’installation d’une seconde machine à vapeur (avant 1822). Une remarquable lithographie de Mieg, beaucoup plus rare et qui n’a pas été intégrée à la série des Manufactures du Haut-Rhin5 met en scène la filature en gros plan cette fois-ci, et vue du sud. Les deux cheminées pyramidales, ou en obélisques, trônent à leur place, à l’image de deux sentinelles, ajoutant par leur symétrie à la monumentalité de l’ensemble, au côté des deux locaux des chaudières que signalent leurs baies en plein cintre pour partie géminées.

10Le premier plan précis de l’ensemble est de 1844 : il nous montre la fabrique prolongée par ses deux ailes (déjà rehaussées à cette époque), que viennent encore rallonger deux autres modules à l’est. Le corps central s’allonge sur 72,50 m, la longueur avec les premiers rajouts est de 107,50 m, elle est enfin portée à 138,50 mètres.

11Le bonheur, et la surprise, c’est que la filature géante existe encore, comme une miraculée qu’on avait oubliée, surgie d’un autre temps. Elle se compose d’un corps central de… 29 croisées de fenêtres sur quatre niveaux, que prolonge (en retrait de seulement 20 centimètres !) une aile occidentale de 6 croisées, et une aile orientale de 12 croisées. Ce qui nous procure une façade long-pan d’un seul tenant de 47 croisées pour une longueur de 138 mètres ! Et un total de 188 fenêtres : la troisième plus grande filature d’Alsace de tous les temps si l’on se réfère à ce critère, après celle des Hartmann à Munster (225 baies) et celle de Huttenheim (221), au coude à coude pour la première place. Mais surtout la seule conservée, dans l’Est de la France, au registre des filatures géantes : réalisons que la seconde, la filature Schoen à Kayserberg, n’affiche en façade « que » 85 baies, le tissage de Wesserling – qui fait l’objet d’une âpre bataille pour sa conservation – 80. Ailleurs en France, la filature dite « la Foudre » à Petit Quevilly, longue de 147 mètres et offrant en façade 176 fenêtres, est quant à elle plus tardive de près de trente-cinq ans.

12Revenons à notre filature géante, car nous saisissons dès à présent l’extrême rareté de l’objet. C’est à la fois la plus monstrueuse et la plus ancienne filature encore existante en France, un site unique et emblématique. Mais notons bien que le spectacle n’est pas dans l’esthétique : cette façade aujourd’hui sans toiture n’a à nous présenter que sa très grande austérité, tout à fait dans la logique de la révolution industrielle en Angleterre ! Les murs sont de moellons (ils sont épais au niveau du rez-de-chaussée de 1,10 m), les encadrements des ouvertures en grès, comme c’est le cas dans toutes ces usines-blocs du premier XIXème siècle. Le niveau 4 cependant de l’aile ouest est fait de briques, comme le dévoile l’état décrépi de la façade à cet endroit, qui permet aussi d’apercevoir les chevrons de décharge en briques qui surmontent les linteaux. Les quelques portes sont petites mais à encadrements de grès moulurés, modeste touche de raffinement. Les portes en bois paraissent d’origine.

13Deux machines à vapeur, la Peel & Williams précitée et une Rissler & Dixon (l’éphémère fabricant de Cernay) de 1825 conjuguaient leurs énergies (respectivement 36 et 24 chevaux) pour actionner 26 000 broches et 20 machines à parer. C’est dire qu’outre la filature, les opérations préparatoires du tissage – dans lesquelles vient s’inscrire le parage – étaient effectuées dans cette fabrique.

III. Un objet étrange

14Tout juste au nord de la filature géante, et séparé de celle-ci par un passage-cour large de treize mètres, bordant directement l’allée des Platanes, vient se planter un bâtiment allongé haut de trois étages (n° 25 sur le plan de 1955). Il n’attire pas spécialement l’attention du promeneur, si ce n’est que les ouvertures du rez-de-chaussée et du premier étage sont en plein cintre. L’édifice paraît du reste occuper la place du « nouveau » bâtiment des chaudières et de la machine à vapeur de la filature, celui de 1842. Cette bâtisse toute entière surgit en avant-plan, devant la façade démesurée de la filature, sur une chromolithographie de Huber. Nous la retrouverons très semblable à elle-même sur celle de Pedraglio de 1853, ainsi que sur une étiquette de filature et sur une des lithographies de l’Album de Dornach de 1872. C’est que la physionomie de la chose sort du commun : imaginez une sorte de gros parallélépipède aux arêtes saillantes, qui sépare deux ailes symétriques (un peu à la manière d’un gros dictionnaire pris entre deux serre-livres !). Quelle est donc cette étrange construction ? Rien moins que l’écrin de la plus formidable machine à vapeur qui ait tourné dans les deux départements du Rhin, plus exactement un couple de machines verticales jumelles sans balancier, à roue suspendue, fabriquées chez Meyer à Mulhouse et qui développaient pas moins de 150 chevaux ! D’ailleurs, l’écrin en question se singularise par l’épaisseur de ses murs : 1,32 mètre de pierre de taille sépare le local de la double machine de celui des chaudières situé dans l’aile droite (si l’on se tourne vers le sud, depuis la rue, face à la filature). En façade, notre parallélépipède, haut de 16 mètres, pour 7,50 mètres en largeur, apparaît percé de ce qui représente la plus grande baie industrielle d’Alsace : une ouverture en plein cintre de pas moins de 10 mètres de hauteur ! Son toit plat est en terrasse, que borde un parapet. Pilastres d’angle, bandeaux et corniches donnent du relief à l’architecture de ce pavillon central en pierres de taille, qui reproduit jusque dans ses moindres détails l’une des deux travées jumelles de la somptueuse usine « palladienne » du fabricant de machines à vapeur Jean-Jacques Meyer. Du même architecte, de toute évidence. Et ce n’est pas un hasard si en cette année 1842 la machine, et les trois premières chaudières, sont livrées avec leur écrin…

15Le premier réflexe est de faire le deuil de ce monument disparu de l’histoire des techniques. À y regarder de plus près cependant, on relèvera que les écarts qui séparent les ouvertures en plein cintre de l’actuel bâtiment 25 sont inégaux : par exemple, 1,70 m entre la huitième (une porte) et la neuvième croisée, de même entre les suivantes, puis 3,50 m entre la onzième et la douzième (une autre porte) : ces mensurations coïncident très exactement avec celles relevées sur le plan de 1858 du local des chaudières (qui, rappelons-le, flanquait à droite la salle des machines). Et là, nous réalisons brusquement que nous sommes en présence de ce prestigieux édifice du passé, transformé, maquillé, rehaussé d’un étage et prolongé de trois travées du côté ouest ! Plus simple, la confrontation de l’iconographie (exceptionnelle) et du bâtiment achève de nous convaincre d’un simple coup d’œil !

16Très vite dans l’histoire, le couple de jumelles géantes est tombé dans l’obsolescence : en 1853, nous retrouvons le local transformé en atelier de mécanique, ce qui indispose d’ailleurs l’administration (les services de surveillance des appareils à vapeur) qui en exige le déménagement, car l’atelier en question se retrouve coincé entre celui des chaudières (sur la droite) et celui de la « nouvelle machine ». Et en 1860, le majestueux local ne sert plus que de… magasin d’huile, curieuse destination pour le lieu emblématique du prestige de DMC ! Sur la vue aérienne de la lithographie géante de 1874 et sur la gravure de Barclay (vers 1885), le bloc est resté inchangé avec son pavillon central. La gravure de 1896 montre la physionomie actuelle du site. C’est donc entre ces deux dates que la mutation s’est produite, c’est-à-dire l’arase des saillies du bloc central et la rehausse des ailes.

IV. Un livre d’histoire architecturale

17Notre exposé change à présent de cap, car c’est très pragmatiquement à une visite guidée sur le site que nous convions le lecteur, précisément sur le lieu de trois bâtiments qui sont autant de jalons dans la genèse architecturale de l’usine moderne. Les trois « objets » se localisent au sud de l’allée des Platanes, entre la rue de Pfastatt et la filature géante.

18Le premier qui se présente, le plus proche du prolongement de la filature, est une sorte de halle aux dimensions modestes (38 m sur 17), aux maçonneries toutes enduites de crépi rouge. Dix baies en plein-cintre en percent chacun des murs gouttereaux, leurs appuis sont en grès. Les pignons sont percés de trois ouvertures de même facture, la centrale étant la porte. Mais ce qui interpelle le visiteur, c’est l’importance de la brique : elle remplit (même si elle est habillée de crépi à motifs… fausses briques) les rouleaux autour des cintres des baies, la corniche décorative de la toiture et une série de pilastres qui séparent les baies.

19Nous venons de décrire le magasin de réception des cotons de 1852 (N° 21 sur le plan de 1955) : dans l’état actuel de la recherche, il s’agit de la première utilisation massive de la brique architecturale dans la construction industrielle, pour l’Alsace, après une apparition discrète à la forge des locomotives d’André Koechlin (détruite en 2002). La mutation est d’envergure : auparavant, le rôle de la brique se restreignait aux chevrons de décharge coiffant les linteaux de fenêtres, ou bien aux hourdis des édifices à pan de bois. Et si, dans les années 1840-1850, une nouvelle génération d’usines-blocs voit le jour dans la région – dans laquelle s’inscrit d’ailleurs la nouvelle filature DMC de 1852, un édifice disparu –, qui usent volontiers de la brique comme élément de construction, celle-ci reste cependant cachée. Au contraire dans le magasin des cotons de 1852, nous assistons au premier usage de la brique ostentatoire, celle qui s’affiche !

20Le second édifice est la carderie de 1875 (N° 73 sur le plan de 1955). Petite surprise, le bâtiment est millésimé : nous assistons “en direct” à l’inauguration d’une nouvelle tradition chez les constructeurs de l’empire DMC (car nous sommes à l’aube d’une véritable déferlante de construction), qui apparaît d’ailleurs en parallèle à la SACM. Le cardage représente après l’ouvrage et le battage l’opération préparatoire à la filature. Dans les filatures traditionnelles, les cardes sont installées dans le rez-de-chaussée de l’usine, les fibres étant ensuite élevées aux étages où se positionnent les métiers à filer. Ici, on a préféré un atelier distinct de la nouvelle filature de 1852 (disparue), qui en était séparée par un passage d’une douzaine de mètres. L’édifice est étonnamment mince (10 mètres) et très étiré (75 mètres !). Une machine à vapeur placée dans son pignon ouest actionnait les cardes. Vingt fenêtres en percent chacun des murs gouttereaux : leurs linteaux de briques sont cintrés (c’est une nouveauté pour le site), les appuis sont faits de grès, les corniches de briques. Les murs sont de même enduits de crépi rouge. La seconde nouveauté est dans les linteaux d’acier de type IPN qui surmontent les portes. Le toit est fait de tuiles mécaniques.

21Le troisième édifice ferme l’horizon du domaine DMC du côté de la rue de Pfastatt (N° 1 sur le plan de 1955). À l’heure où nous écrivons, il se trouve fort mal en point, ayant souffert d’un incendie et de l’effondrement de sa toiture, mais la formidable charpente a résisté au feu. C’est pourtant un beau vaisseau, une assez vaste halle de 39 m sur 21, en prolongement oriental du « vide » correspondant à la nouvelle filature détruite de 1852 : le nouveau magasin de réception des cotons de 1879. Ses pignons présentent chacun deux oculi en demi-cercle, que vient compléter sur le pignon oriental un grand demi-oculus central de 2,50 m de diamètre ; des corniches de briques décoratives surmontent les pignons sous les rampants du toit. Onze autres demi-oculi ornent les murs longs-pans. La maçonnerie est faite de briques enduites d’un crépi rouge, les pilastres et les chaînes d’angle sont en brique revêtue de crépi à ornement « fausses-briques » !

22Avons-nous pris conscience que ces trois bâtiments somme toute modestes se transforment pour nous en jalons architecturaux ? Car nous y voyons apparaître à leur heure quelques-uns des éléments de la grande mutation architecturale de la fin du XIXème siècle : l’usage de la brique, d’abord restreint aux décors puis comme matériau de base de la construction, l’apparition des baies cintrées (dites à « arcs segmentaires ») et le goût croissant pour les ouvertures en demi-cercle, enfin l’acier comme matériau architectural.

V. Les ateliers en sheds

23Notre voyage exploratoire en direction de l’« usine moderne » laisserait un goût d’inachevé si l’on n’y incluait la grande mutation génétique du bâti industriel au tournant du second XIXème siècle : les ateliers en rez-de-chaussée, coiffés de toits en sheds. Les premiers sheds du groupe « filature et tissage » viennent se positionner en 1870 dans le prolongement ouest de la centrale d’énergie que nous avons décrite, tout contre l’allée des Platanes (N° 27 sur le plan de 1955). Leur architecture est soignée, comme c’est généralement le cas pour les sheds anciens6 : leurs murs sont percés de petites fenêtres à linteaux de briques clavées, leurs appuis sont en grès. La seconde étendue de sheds est la « nouvelle filature » de 1891 (N° 4 sur le plan de 1955). À l’opposé de l’atelier précédent, celle-ci affecte initialement la forme d’un gigantesque carré de 90 mètres de côté tout en briques, composé de 13 travées dont les pans vitrés sont orientés à l’est (habituellement, ils le sont au nord). 264 piliers de fonte soutiennent la charpente (l’atelier fut prolongé à l’est de trois travées en 1903).

24Le dernier bâtiment du XIXème siècle, au sud de l’allée des Platanes, est le superbe édifice des bureaux de 1898 (prolongé à l’est en 1909), en briques bichromes sur socle de grès en moyen appareil surmonté d’un larmier mouluré (N° 115 sur le plan de 1955). Du grès blanc constitue les appuis et les consoles des fenêtres (leurs linteaux sont en IPN d’acier), ainsi que les corniches. La toiture quasi-plate se borde d’un parapet.

Conclusions et perspectives

25Nous venons de décrire les huit bâtiments XIXème siècle subsistants de la partie DMC située au sud de l’allée des Platanes. Des projets sont en gestation concernant la zone occidentale de ces édifices, la zone orientale ayant par ailleurs fait l’objet d’un mémoire d’architecte7. Nous y souscrivons pleinement, cependant des projets de réhabilitation quels qu’ils soient se doivent de répondre à un certain nombre de critères, au premier rang desquels figurent les suivants :

• la requalification traite des ensembles significatifs et non des monuments isolés. Sur le site DMC, on ne peut faire l’impasse sur la genèse de l’usine moderne, écrite dans la pierre et la brique des édifices que nous avons décrits.
• elle s’efforce de perpétuer la mémoire du lieu. Un projet immobilier de réoccupation d’une filature, par exemple, aura tout à gagner d’une évocation de la fonction passée du lieu, par le biais de divers artifices, comme par exemple la conservation des colonnes : l’usine peut être alors exaltée, pas cachée.
• elle associe la population. C’est tout l’objet des sensibilisations conduites par nos chercheurs (avec notamment l’association Dornach Patrimoine Avenir), ou par les actions sur le terrain du Conseil Consultatif du Patrimoine Mulhousien.

26Mais surtout, nous voyons apparaître au grand jour la nécessité d’une recherche qui vienne nourrir tout projet d’architecture ou d’urbanisme. De la filature géante et de l’écrin de la plus grande machine à vapeur d’Alsace (pour le premier XIXème siècle), l’architecte perçoit-il réellement toute l’épaisseur historique (au risque de paraître grandiloquent, nous dirions la grandeur) ? Ressent-il la magie du lieu, sa signification, sa portée ? Saura-t-il la transmettre ?

27Mulhouse peut devenir, à la condition que la volonté politique soit au rendez-vous, un laboratoire d’expérience pilote au plan international. Peu de villes ont en effet la chance de posséder encore un tel potentiel, et ce malgré les coupes rases opérées dans les années 1960 et 1970. Sept éléments en réalisent la composition :

• les manufactures du siècle des Lumières logées dans les maisons de ville,
• les mégalopoles usinières dans la ville que constituent DMC et la SACM,
• la première grande cité ouvrière d’Europe continentale,
• l’archipel des colonies ouvrières du second XIXème siècle,
• le quartier des affaires,
• la cohorte des villas patronales dans leurs parcs,
• les musées techniques.

28Pris globalement, ce potentiel constitue de toute évidence un patrimoine à valeur mondiale. Il faut le faire savoir et connaître, et les Mulhousiens eux-mêmes en seront sans doute les premiers étonnés. Mulhouse a pris en retard le train des premières étapes (label Ville d’Art et d’Histoire, ZPPAUP…). Cette ville ne peut pas ne pas s’engager dès à présent dans la voie d’une reconnaissance au titre du patrimoine mondial de l’UNESCO. Et même si la procédure est d’une longueur qui pourrait dissuader, ce qui importe pour l’efficacité, c’est somme toute la prise de conscience des enjeux. Car c’est par cette voie-là que Mulhouse trouvera cette identité qu’elle cherche, source de sa force, de son rayonnement. C’est par elle qu’elle attirera l’investisseur. C’est par elle enfin qu’elle rendra ses habitants fiers de leur appartenance.

29À la condition sine qua non de ne détruire à présent aucun élément de son patrimoine sans expertise scientifique préalable, au risque de compromettre très gravement la justification du projet. En associant aux aménageurs-promoteurs les chercheurs universitaires et, au travers des associations, les citoyens. C’est cela qui est primordial.