1L’industrie papetière a une histoire fort ancienne qui influe largement sur sa géographie de la fin du XVIIIème siècle jusqu’à nos jours. Depuis l’époque protohistorique, lorsque le papier était fabriqué à la main, jusqu’aux machines les plus modernes actuellement construites, les besoins considérables en eau ont toujours été une constante. Depuis l’invention des pâtes à base de bois, vers 1860, l’approvisionnement en matières premières est devenu une seconde contrainte. L’essor formidable de la production comme de la consommation à partir de cette période fait de l’accès aux marchés un nouvel élément capital dans le choix d’implantation de machines à papier. Enfin, et c’est une autre particularité de cette activité, l’unité de production n’est pas l’usine, l’établissement industriel, mais la machine à papier, comme l’a très bien montré Louis André.

2Il est dès lors possible d’envisager plusieurs âges de construction et de localisation des usines à papier. De l’invention de la machine à papier en 1789 à la mise au point de la pâte industrielle, la modernisation de la branche modifie peu la géographie d’ensemble. Les futurs pôles papetiers français se dessinent cependant.

3Faute de travaux sur le sujet, il est aventureux de vouloir étudier l’évolution de l’implantation géographique de l’industrie papetière en France au XXème siècle. C’est pourquoi cette communication sera davantage une première approche proposant sur quelques pistes de recherche1.

4Il semble cependant qu’on puisse envisager une évolution en deux temps. Avant la seconde guerre mondiale, la géographie papetière est héritée des siècles précédents avec quelques ajustements. Après la seconde guerre mondiale, une réelle recomposition modifie la géographie papetière, tant pour des raisons commerciales que techniques.

5Nous terminerons cette communication par une étude de cas, à partir d’une usine du Pas-de-Calais.

I. Jusqu’en 1940 : un héritage pesant

1) Des constantes

6La carte de l’industrie papetière telle qu’elle est dressée pour 1860 par Louis André à la fin de sa thèse ne paraît pas connaître de grandes modifications jusqu’à la première guerre mondiale2. Sans doute de nombreux moulins traditionnels continuent-ils de disparaître. Sans doute aussi, le passage à l’échelle réellement industrielle du fait d’un approvisionnement en pâte de bois en lieu et place du chiffon se traduit par une montée en puissance forte de certaines usines.

7Néanmoins, les grands noms de l’activité papetière et les grandes régions papetières sont toujours hérités du XVIIIème siècle et du début du XIXème siècle.

8Citons pour mémoire les Vosges et les très anciennes Papeteries d’Arches, le Massif Central et Annonay avec Canson et Montgolfier, le Nord de la France et en particulier la vallée de l’Aa et sa succession d’usines et de moulins. Mais c’est aussi le Limousin, l’Angoumois et bien entendu le Bassin parisien avec, en particulier, la manufacture historique d’Essonnes3.

9Pourquoi y a-t-il eu si peu de transformations ? Très largement, nous semble-t-il, parce que pour l’industrie du papier du début du XXème siècle comme pour les moulins à papier du XVIIIème siècle, l’eau représente à la fois une source d’énergie et une matière première de premier ordre. Cette importance est renforcée depuis l’invention de la machine à papier et des pâtes à bois. En effet, l’eau continue d’être la force motrice principale des papeteries, mais elle est aussi utilisée sous forme de vapeur pour faire sécher les feuilles de papier. Le passage à la pâte de bois avait même dans un premier temps augmenté les besoins en puissance. Il fallait en particulier pouvoir actionner les défibreurs. La construction par Aristide Bergès d’une papeterie à Lancey utilisant comme source d’énergie la houille blanche grâce à une chute d’une hauteur de 200 m n’est pas qu’une étape dans le développement des Alpes comme grande région papetière. Elle est aussi très significative des nouvelles contraintes techniques de cette industrie qui se retrouve, pour le même territoire, chez Blanchet-Kleber à Rives4.

10Cependant, il semble que durant les vingt dernières années du XIXème siècle la situation évolue en particulier par des importations de plus en plus massives de pâtes nordiques, mais aussi de papier.

11Nées le plus souvent avec la révolution de la machine à papier, les manufactures établies près des centres de consommation, c’est le cas des usines installées en Normandie et dans le Bassin parisien, possèdent désormais un double avantage géographique.

12Pas de changement dans la géographie générale de l’industrie papetière ne veut pas dire cependant aucune modification dans la liste des installations. Bien que la France, dans ce secteur industriel, ne soit pas en tête de la course à la modernisation et à la taille, de nombreux moulins et même certaines usines disparaissent au cours du XIXème siècle5. Ils sont aussi victimes de leur retard par rapport aux entreprises étrangères, anglo-saxonnes, allemandes et nordiques.

2) Des nouveautés cependant

13Cette description n’implique cependant pas un paysage papetier français totalement figé et rétif à toute adaptation. L’entre-deux-guerres marque en effet le début d’un mouvement qui annonce la grande vague de modernisation de la seconde moitié du XXème siècle.

14Dans deux régions, des créations d’entreprises très différentes se révèlent significatives des mutations en cours.

15Tout d’abord, dans le sud-est de la France, dans les Landes qui n’avaient jamais connu de production papetière, on assiste presque simultanément à la naissance de deux entreprises et de leurs établissements, appelées toutes deux à un fort développement. Il s’agit de la Cellulose du Pin et des Papeteries de Gascogne avec les usines de Facture et de Tatras. Même s’il faudra un quart de siècle avant qu’une production commerciale ne sorte des machines, la nouveauté est importante6. La logique qui préside à ces créations n’est pas tout à fait la même. La Cellulose du Pin devait produire de la pâte pour l’industrie des textiles artificiels. En revanche, dès leur fondation, les Papeteries de Gascogne appartiennent bien au secteur des papiers cartons, comme leur nom l’indique.

16Pourquoi cette double création est-elle importante ? Tout d’abord, elle montre que la géographie papetière évolue au XXème siècle. En effet, cette implantation répond à la volonté d’installer des machines à papier à proximité de la matière première, selon le modèle nordique qui fait tant rêver les industriels français. C’est, semble-t-il, le premier exemple d’une implantation sur la matière première végétale pour la France. Aux mêmes causes correspondent les mêmes conséquences. Les deux entreprises connaissent d’immenses difficultés de mise en route. Elles se traduisent par la quasi-impossibilité de produire du papier ou du carton avant la fin de la seconde guerre mondiale, car le pin des Landes appartient à une espèce très différente des pins nordiques. Il n’est dès lors pas possible de simplement transférer les procédés, il faut en mettre de nouveaux au point. Un quart de siècle n’est pas de trop pour y arriver. Dans le cas de la Cellulose du Pin, les actionnaires seront même contraints de renoncer à l’objectif premier. L’usine une fois au point ne produit pas de la pâte utilisable pour l’industrie textile, mais approvisionne une papeterie.

17Par ailleurs, si les Papeteries de Gascogne du fait d’un actionnariat exclusivement régional, ne sont pas destinées à devenir un producteur de très grande importance, la Cellulose du Pin aura un autre destin. Ses actionnaires, le groupe Gillet et la Compagnie de Saint-Gobain lui assurent une position qui permet à l’entreprise de jouer un rôle de premier plan dans les transformations de l’industrie papetière française de la seconde moitié du XXème siècle.

18Deuxième création tout aussi importante pour l’entre-deux-guerres, au nord du pays cette fois, l’usine de Corbehem, près de Douai par les frères Béghin7. La démarche est cette fois différente, il s’agit d’une installation sur le marché et au départ il est presque interne. Le papier comme le carton, produits par cette usine sont utilisés en priorité par les sucreries du groupe. De même, le choix de fabriquer du papier journal s’appuie sur la certitude d’une demande, celle des journaux du groupe de presse Béghin-Prouvost. En outre, dès sa construction, cette usine est une des plus modernes et une des plus puissantes de France. Il s’agit également d’un établissement intégré, qui fabrique en partie sa propre pâte à papier.

19D’autres créations sont importantes, mais nous semblent moins significatives. On peut citer la fondation des Papeteries de La Chapelle à Saint-Étienne-du-Rouvray ou le démarrage des Papeteries de Condat à Condat/Lavardin.

II. Le second vingtième siècle : une sélection naturelle

20À partir des années cinquante, passées les étapes de la reconstruction qui semble avoir été laborieuse dans l’industrie papetière, l’industrie des pâtes, papiers et cartons évolue fortement sous une triple pression :

• une concurrence internationale qui pousse à la concentration,

• l’apparition de nouveaux produits papetiers qui impliquent la création de nouvelles usines,

• une révolution technique et une course à la puissance qui éliminent peu à peu les anciennes machines.

21Les conséquences sur la géographie papetière de la France sont considérables. Quelques régions deviennent les grandes zones de production papetière, sans avoir besoin nécessairement d’ancienneté, tandis que d’autre disparaissent de la géographie papetière. Ainsi, les Landes, la Vallée de la Seine ou les Alpes conservent et accroissent fortement leurs capacités.

22La région de Rouen fournit un bon exemple avec l’essor des Papeteries de la Chapelle qui s’appuient désormais sur deux puissantes installations à Saint-Étienne-du-Rouvray et Grand-Couronne pour devenir un des premiers producteurs français de papier-journal. Cette région est aussi choisie par Darblay pour y installer la toute nouvelle usine Sopalin. Ceci est lié aux facilités qu’offre cette zone aux importations de pâtes à papier à bas prix ainsi qu’à la proximité du marché parisien.

23Le Nord-Pas-de-Calais connaît une évolution équivalente, profitant de l’essor industriel de la région, relayé ensuite par le développement des entreprises de VPC (La Redoute, Les Trois Suisses, etc.) ou de la grande distribution (Auchan et ses annexes, Castorama, etc.). L’usine de Corbehem change ainsi de qualité de papier au début des années 1960, passant du papier journal pour le Figaro ou Marie-Claire au papier couché pour les catalogues de la VPC.

24D’autres exemples peuvent être pris dans d’autres régions. Ainsi les Papeteries de La Rochette, à partir de leur base alpine font de même, construisant des établissements dans la vallée du Rhône, à proximité de l’eau, de l’énergie et des matières premières importées, ou dans l’Aisne, l’usine de Venizel, au contact du marché du nord de la France.

25De même, Béghin choisit de s’implanter en Alsace pour créer la première manufacture française de papiers sanitaires et domestiques car Ferdinand Béghin espère ainsi s’ouvrir le marché allemand. Même si le pari est perdu, il contribua à faire de l’Alsace une grande province papetière, ce qu’elle n’était pas historiquement.

26En revanche, certaines régions entament un déclin marqué, la Bretagne, l’Angoumois ou le Massif Central. C’est pour l’essentiel le fait de fermetures progressives d’usines équipées le plus souvent de machines à papier anciennes. Elles sont alors étroites et lentes et possèdent donc une faible productivité, sauf les cas très particuliers de machines spécialisées dans des sortes bien spécifiques. Si l’on y ajoute leur relatif isolement géographique, ces usines se révèlent donc non compétitives. Dans l’environnement économique hérité de l’entre-deux-guerres, elles ont souvent survécu jusqu’aux années 1970 ou 1980. Mais l’ouverture des frontières qui accompagne la construction européenne et implique une progressive concentration, les condamne inexorablement.

27Une région française connaît durant ce demi-siècle une transformation contrastée : les Vosges. Pays de vieille tradition papetière avec les manufactures d’Arches ou de Lana à Docelles, la région vosgienne pouvait faire figure de zone d’activité menacée. Les usines et les machines sont anciennes, la région est isolée et mal reliée aux grands axes de circulation. Le résultat est une progressive baisse de la production avec des fermetures de plus en plus fréquentes. De très nombreuses annonces ont été faites dans ce sens depuis une dizaine d’années, une des plus symboliques étant sans doute la papeterie Lana à Docelles8. Et cependant, les Vosges ne disparaissent pas de la géographie papetière de la France, bien au contraire, elles occupent un des premiers rangs au début du XXème siècle.

28Deux explications à cet étonnant retournement de situation. Si les usines traditionnelles disparaissent peu à peu, les Papeteries Clairefontaine réussissent à traverser le siècle sans dommage. Longtemps petite entreprise spécialisée dans les fournitures scolaires de haut de gamme, elles ont su élargir leur marché en capitalisant sur leur nom. Depuis les années 1990, cette entreprise toujours familiale et toujours installée à Clairefontaine multiplie les acquisitions et devient une importante entreprise papetière française contribuant au développement de la production de sa région natale.

29Les Vosges ont également été choisies par la société norvégienne Norske Skog, pour installer une machine à papier journal en 1992. Comme pour Béghin, le choix de cette implantation repose sur des considérations commerciales, en priorité la proximité du marché allemand. L’usine a connu depuis un très grand développement, installation d’une machine supplémentaire en 1999, elle atteint désormais une production annuelle de presque 600 000 tonnes de papier journal, faisant des Vosges le premier département papetier de France.

Figure 1 : L’industrie papetière française en 20009 : nationalité du capital et chiffre d’affaires par usine dans l’industrie papetière française

30En près de 140 ans, l’industrie papetière française, tout en conservant les traces du passé, a engagé une profonde modification de sa géographie. Il en va en partie de même à une échelle plus micro, comme celle de l’usine.

III. Une étude de cas : l’usine de Corbehem

31Comme toute étude de cas celle-ci porte en elle de nombreuses limites et n’est représentative que d’une partie des usines papetières. L’usine de Corbehem présente tout d’abord le défaut d’être une usine relativement récente puisque fondée dans les années 1920. Elle est, de ce point de vue, plus récente que beaucoup d’usines françaises. Elle est aussi un des rares cas, si ce n’est le seul établissement produisant à la fois du papier et du carton. Enfin, dernière particularité, il s’agit d’une usine intégrée, c’est-à-dire que depuis ses débuts, elle fabrique une partie de sa pâte à papier. Tous ces éléments en font un établissement un peu hors normes pour la France, ou tout du moins la positionne parmi les établissements les plus modernes, des années 1920 à nos jours10.

1) 1928-1940

32À l’origine, l’usine exploite une machine à carton et deux machines à papier mises en route entre 1926 et 1929. L’espace occupé alors par les bâtiments est déjà typé : une construction pour la cartonnerie et une pour les machines à papier. Il s’agit de bâtiments longs, plus d’une centaine de mètres chacun, accueillant des machines de trois à quatre mètres de large. Elles ont besoin pour fonctionner d’un approvisionnement en pâtes, mécanique et chimique. La pâte mécanique est fabriquée sur place. Elle impose la construction d’un parc à bois où sont stockés les rondins et la mise en place d’un tambour écorcheur pour les préparer. Ces installations sont en plein air. En revanche, l’usine de pâte qui transforme les rondins en pâte mécanique et effectue les mélanges entre les pâtes, la cuisine dans le jargon papetier, est un bâtiment couvert. L’approvisionnement tant en rondins qu’en pâte est assuré par des péniches qui sont déchargées dans une gare d’eau d’une longueur de 100 mètres et d’une largeur de 50 mètres, construite tout exprès. Elle est également utilisée en partie pour l’expédition des bobines de papier et de carton.

33Pour faire fonctionner cet ensemble, il faut de l’énergie et de la vapeur. Une chaufferie de 40 bars est donc construite dans ce but, équipées de cinq chaudières au charbon. Dernier bâtiment rattaché à la papeterie, l’immeuble de bureau construit à l’entrée de l’usine. Cet ensemble possède également un réseau ferré intérieur relié à la voie Paris-Lille et un système de transport par eau des rondins depuis le parc à bois et le tambour écorcheur jusqu’aux défibreurs.

Figure 2 : Plan de l’usine de Corbehem11

34Le site répond donc dès l’origine à des logiques fortes. Celle de son implantation d’une part, entre voie d’eau et voie ferrée, s’assurant ainsi des facilités évidentes de transport12. Celle de son marché ensuite, nous l’avons déjà évoqué : intégration dans un groupe sucrier gros consommateur de papier et de carton et celle d’un groupe de presse de premier plan. Logique spatiale enfin, par l’organisation des bâtiments. En effet, dès la construction de la première machine, l’usine est conçue en fonction des flux internes. C’est à l’époque une démarche d’avant-garde13. L’usine de pâte est donc installée à proximité de la gare d’eau dans un bâtiment contigu à celui qui abrite les machines. Cette très grande cohérence est accentuée en 1932 avec l’installation de la machine à papier n° 3. Comme le montre le croquis, celle-ci vient en parallèle des deux premières, profitant de leur approvisionnement en pâtes. Sa construction est l’occasion de terminer des installations de finition le long de la Scarpe qui travaillent pour les trois machines.

2) 1945-1989

35Les années 1950 correspondent à une première transformation importante de l’implantation géographique de l’usine de Corbehem opérée à l’occasion de la construction de la machine à papier n° 4 en 1958.

36La machine n° 4 est une très grosse machine – 7,36 m de large, 750 m à la minute en production – et elle occupe un espace au sol considérable. D’une capacité annuelle, lors de son lancement de 80 000 tonnes de papier journal, soit presque l’équivalent de ses trois consœurs, elle impose de repenser en partie l’usine. Outre le bâtiment de la machine proprement dit de 146 mètres de long, il faut lui adjoindre un hall d’expédition de 20 mètres sur 50 et un atelier de préparation de la pâte chimique de 40 mètres sur 30. Cet espace est pris sur le parc à bois et sur la chaufferie afin que la logique des flux soit respectée. Les quatre machines sont ainsi parallèles, avec toujours le même schéma d’approvisionnement et d’expédition.

37Il est donc nécessaire de créer un nouveau parc à bois et de construire une nouvelle chaufferie. Les choix effectués alors correspondent à une vision à long terme de développement de l’usine. Ils sont suffisamment judicieux pour ne pas avoir été remis en question depuis.

38Pour le parc à bois, l’usine franchit la rue et investit un vaste terrain desservi directement par la nationale et la voie ferrée. Elle améliore ainsi les conditions de livraison des rondins grâce à la voie ferrée et elle pourra progressivement remplacer, dans les années 1960, le transport par rail par celui par route. Cette nouvelle implantation du parc à bois lui donne aussi une capacité beaucoup plus grande puisque les 35 hectares aménagés ont une capacité de 550 000 stères de bois, soit la consommation annuelle de l’usine nouvelle. C’est aussi l’occasion de mécaniser entièrement l’installation et d’abandonner le travail manuel pour la manutention des rondins.

39La question de la production de vapeur se pose aussi. En effet, tant pour fabriquer la pâte à papier que pour alimenter les quatre machines, il faut des quantités considérables de vapeur. En outre l’usine devient très grosse consommatrice d’énergie. Décision est alors prise de construire une nouvelle centrale qui produira tant l’électricité que la vapeur. Il s’agit là aussi d’un équipement très moderne, deux chaudières pour la vapeur à une pression de 160 bars et à une température de 540° et deux turboalternateurs de 35 000 kW ainsi que deux grandes tours de refroidissement. Pour cette centrale, l’usine s’agrandit au sud, franchissant cette fois la Scarpe. Le terrain disponible permet également d’installer les premiers équipements de traitement des eaux.

40C’est sur ces bases que l’usine de Corbehem fonctionne jusqu’aux années 1980.

3) 1990-2000

41La fin du XXème siècle est l’occasion d’une vraie rupture dans l’occupation du site. La décision d’installer une nouvelle machine qui double la capacité de production de l’usine conduit à construire en réalité une nouvelle usine. En effet, la machine à papier n° 5 a une largeur de toile de 9,70 mètres pour une longueur totale, de la caisse de tête à l’enrouleuse, de 216 mètres. Pour accueillir tous ces équipements, il faut installer de nouveaux bâtiments vers l’ouest de l’usine, d’une longueur de 300 mètres, d’une surface au sol de 23 000 m². La machine n° 5 y occupe un hall de 32 mètres de large sur 30 mètres de haut. En bout de machine, un bâtiment abrite deux supercalandres et deux bobineuses pour la finition ainsi qu’une installation d’emballage automatique. Il a fallu aussi prévoir des zones de stockage à la dimension de la production, 700 tonnes/jour. Pour alimenter les 235 000 tonnes de papier de production annuelle prévues lors du lancement, une nouvelle usine de pâte thermo-mécanique s’est révélée nécessaire.

42Tout ceci induit une transformation profonde du site pour plusieurs raisons. Les plus anciennes machines sont virtuellement condamnées par l’arrivée de la machine n° 5, la plus puissante du monde lors de son inauguration. Toute une partie de l’usine est donc progressivement abandonnée avec le démontage des machines, le plus souvent revendues d’occasion à des pays émergents. Le centre de gravité de l’usine bascule vers l’ouest. Néanmoins, le parc à bois désormais majoritairement desservi par la route, les gares d’eau pour l’approvisionnement en pâte chimique et en charbon, la centrale et la station d’épuration conservent leurs fonctions. Les deux dernières après rénovation et agrandissement pour répondre aux besoins de la nouvelle machine.

43Le bâtiment de la machine n° 5 fonctionne pour le reste en autonomie des autres installations. Ceci repose sur le changement de taille non seulement des équipements mais aussi du produit. En effet, la machine produit des bobines de 8,80 mètres de large pesant en moyenne 33 tonnes, soit 60 kilomètres de papier en grammage 60 g/m². Les bobineuses les transforment en bobines de six tonnes alimentant l’emballeuse qui en traite 120 à l’heure14. Ces chiffres expliquent que dans cette nouvelle usine tout soit automatisé avec un système de circulation du papier entièrement mécanique. L’intervention humaine se limite désormais à surveiller des consoles d’ordinateur et des écrans de télévision pour contrôler le bon fonctionnement de l’ensemble.

44En ce début du XXIème siècle, le site de Corbehem ne correspond donc plus à la même usine. La vieille usine construite par les frères Béghin au cours des années 1920 est en train de disparaître et un nouvel établissement fonctionne pratiquement à côté.

45Ceci illustre ce que nous avons essayé de montrer, aussi bien pour l’industrie papetière en général, qu’à travers cette étude de cas. La particularité de cette industrie vient du processus de fabrication qui repose sur une machine unique réalisant les différentes étapes de production du papier. Dès lors, sur le long terme et malgré des modernisations fréquentes, les usines sont condamnées à se déplacer – pas uniquement pour des raisons d’approvisionnement ou de marché, mais plus simplement pour installer de nouvelles machines qui sont à chaque fois plus gigantesques. Il est d’ailleurs symptomatique de voir que ceci est intégré dans la culture papetière. Les machines sont toujours désignées par leur numéro d’ordre dans toutes les usines de papier. Et la numérotation ne revient jamais en arrière.

46Ainsi la future machine de l’usine de Corbehem sera la machine n° 6, même si les quatre premières ont été démontées depuis longtemps lorsque sa construction sera décidée15.

En guise de conclusion16

47Une double conclusion s’impose donc. L’industrie papetière française a conservé pendant plusieurs siècles des implantations identiques. Même les révolutions techniques de la machine à papier et de la pâte à papier à partir de bois n’ont pas fondamentalement transformé cet état de choses. En revanche, il apparaît que le facteur déterminant qui aboutit à une carte de la papeterie nouvelle est bien l’ouverture des frontières et de la concurrence avec son corollaire, la recherche toujours plus poussée de la compétitivité. Le résultat en est une diminution qui n’est pas finie du nombre des sites et au sein de ceux qui subsistent, une baisse très forte du nombre de machines et des effectifs. Cette évolution n’est pas achevée en ce début du XXIème siècle et une question d’importance reste pendante : quel sera le résultat ? Ou dit plus clairement, est-ce qu’une industrie papetière peut subsister en France dans le contexte de l’internationalisation des marchés et des entreprises ?