1En Franche-Comté, l’activité papetière a toujours été modeste mais elle y est très ancienne et toujours active. Province frontière pénétrée d’influences venues de Bourgogne, de Lyon, de Lorraine et de Champagne, de Suisse et d’Alsace, la Comté est aussi à la croisée des chemins du papier. L’expansion de cette innovation technique est rapide dès la fin du Moyen Age, les besoins en papier s’élevant avec les progrès de l’écrit, de l’imprimerie et des administrations. La fabrication débute à Troyes et Ville-sur-Saulx, vers 1348, Essones 1355, Carpentras, Saint-Cloud, Beaujeu enfin Besançon vers 13901. Les moulins faisant du papier apparaissent donc en Franche-Comté à la fin du Moyen Age, l’expansion de la production se poursuit jusqu’au XVIIIème siècle où l’on compte jusqu’à trente-deux papeteries dans la province. La mutation de l’artisanat papetier à l’âge industriel se fait lentement entre 1830 et 1880. Cette industrie du papier et du carton est encore active dans la région mais que reste-t-il des anciennes installations largement oubliées dans la mémoire locale ?

I. Les premières papeteries comtoises

1. La fabrication du papier de chiffon

2Jusqu’au XIXème siècle, faire du papier, c’est utiliser la force motrice des cours d’eau grâce à des roues hydrauliques, mais aussi l’eau comme élément primordial de la fabrication ; la qualité du papier dépend d’abord de celle des chiffons ensuite, de la limpidité de l’eau. Ruisseaux et rivières sont partout présents en Franche-Comté, les innombrables moulins à grains, foule, battoirs, ribes... ont pu être temporairement ou durablement convertis en moulins à papier. Les cours d’eau appartenant aux autorités seigneuriales laïques ou ecclésiastiques, celles-ci sont à l’origine des premières créations d’autant que leurs besoins propres sont importants et qu’elles peuvent fournir une partie des capitaux nécessaires aux installations.

3Un moulin à papier comprend alors une, deux voire trois roues qui font mouvoir des maillets lesquels réduisent en bouillie les chiffons à l’intérieur de piles. La pâte ainsi obtenue est entreposée dans des auges où elle attend d’être utilisée. Quand on veut fabriquer du papier, la pâte est mise dans une grande cuve remplie d’eau chaude, l’ouvrier « ouvreur » ou « puiseur » brasse cette pâte puis y plonge une forme, cadre de bois muni d’un treillis de fils de laiton. Il secoue légèrement la forme pour mieux répartir la pâte qui se coagule. L’ouvrier « coucheur » reçoit la forme des mains du « puiseur » et met la feuille sur des feutres ou « flotres », pièces d’étoffes en laine. Les feuilles passent ensuite sous une première presse qui égoutte l’eau. Un troisième ouvrier, le « leveur », les détache des feutres et les passe sous une autre presse, puis les feuilles sont encollées pour éviter l’hydrogation (colles à base de gélatine et de résine) ; enfin elles achèvent de sécher sur des étendoirs situés dans les étages supérieurs de la papeterie. Les feuilles sont lissées puis commercialisées par paquets de 500 formant une rame2.

4Toutes ces opérations manuelles requièrent un personnel qualifié souvent venu des régions voisines, main-d’œuvre fière de son savoir, indépendante voire frondeuse, mobile également car maîtres et ouvriers se déplacent volontiers d’un moulin à l’autre.

2. Tarragnoz à Besançon

5La première papeterie de Franche-Comté a été fondée, avant 1390, à Besançon dans le faubourg de Tarragnoz, à l’initiative des chanoines du chapitre cathédral3. L’historien suisse, Charles Moïse Briquet a apporté la preuve de l’existence d’une papeterie du chapitre cathédral de Besançon à la fin du XIVème siècle, grâce à l’étude des filigranes aux archives de la Côte d’Or et dans des villes suisses ou allemandes4. Le filigrane de cette papeterie porte une main droite bénissant accompagnée de son avant-bras, il s’agit du reliquaire de Saint Étienne, emblème officiel du chapitre cathédral de Besançon, possesseur des moulins de Tarragnoz ; ce filigrane est utilisé jusqu’au XVIIème siècle. Deux « papeliers » sont également mentionnés dans le dénombrement de la ville de Besançon en 14195 et les comptes de la ville de Fribourg en Suisse mentionnent dès 1447 l’achat de papier de Besançon. À la fin du Moyen Age, cette papeterie écoule ses productions sur un vaste marché international : en Bourgogne, Alsace, Suisse, Pays-Bas, Allemagne et même Russie ; la fabrication s’y poursuivra jusqu’en 1797.

6Si le chapitre cathédral de Besançon est le précurseur de ce mouvement, il est suivi par les Dames bénédictines de Baume-les-Nonnes.

3. Les papeteries du Cusancin

7L’existence d’une activité papetière dans la vallée du Cusancin est mentionnée en 1448 : le premier document connu6 évoque la location des droits de pêche sur la rivière à « Henry dit de Gondreville, papelier, demeurant à La Lavenne sur le territoire de Cour-les-Baume ». Ce site sera occupé par une papeterie durant quatre siècles ; originaire du village de Gondreville au bord de la Moselle, près de Toul en Lorraine, Henry était déjà installé avant 1448. La fondation de cette papeterie sur une partie du cours d’eau appartenant à l’abbesse de Baume-les-Dames, est donc légèrement antérieure à cette date. Une transaction du 20 août 1450, entre l’abbesse de Baume et les habitants de Cour, évoque avec précision les papetiers et la papeterie ainsi que le barrage de la papeterie situé en aval du pont sur le Cusancin. Une autre papeterie est établie peu après, en amont de la précédente, en 1464 au lieu-dit « La Vie Foule » par Jean Patissier, originaire d’Orléans. Henry de Gondreville reprend sans doute le moulin de Patissier car, en 1470, il est dit qu’il exploite deux moulins à papier, en association avec son gendre Jean Guyard et avec Simon Menestrier, venu de Troyes en Champagne. Les créateurs de ces papeteries sont donc tous des étrangers à la province, venus de France. Jean Guyard, le premier papetier local, accède au métier par son mariage avec une fille du maître. La papeterie de la « La Vie Foule » sera éphémère alors que celle de la Lavenne se pérennise : une partie des bâtiments, encore visible de nos jours, est reconstruite en 1785 ainsi que l’atteste l’inscription sur le linteau d’une porte avec les initiales N S. qui désignent Nicolas Sicard. Cette famille de papetiers venue de Bourgogne abandonne le papier vers 1825, à la fin du XIXème siècle, les bâtiments seront une annexe de la fabrique de pipes Ropp. Transformés en maison d’habitation, ils existent encore non loin du confluent du Doubs et du Cusancin, près du lieu où Jouffroy d’Abbans fit les premiers essais de navigation à vapeur.

8D’autres papeteries sont installées en amont sur le Cusancin au XVème siècle dans le domaine comtal à Pont-les-moulins : l’une est attestée par un acte notarié du 7 octobre 1486, fabrique qui n’eut sans doute qu’une existence éphémère7 ; une autre a été fondée à Cusance sur les domaines du sire de Belvoir avant 1486.

9Le cardinal Jouffroy, seigneur-abbé de Luxeuil, installe en 1466 à Froideconche sur le Breuchin deux papetiers piémontais Michel Vauquier et Martin Coustes8 ; avant 1500 une seconde fabrique de papier est établie en aval de la première9. Les chanoines réguliers de Saint Augustin de l’abbaye Saint Paul à Besançon y fondent en 1472 la deuxième papeterie bisontine, tandis que l’abbaye de Lure crée un moulin à papier à Magny-Vernois avant 1560.

4. L’expansion des moulins à papier jusqu’au XVIII^ème siècle

10À partir de la fin du XVIème siècle, ce sont parfois les villes comme Dole (1591) et des particuliers, marchands ou maîtres papetiers, qui fondent des papeteries. À Besançon, la ville se préoccupe aussi de la qualité du papier : vers 1529 une ordonnance de police du noble hôtel consistorial réglemente la production « de façon que ce soit le meilleur papier des pays d’alentour »10.

11Au total, en sus des sites médiévaux subsistants, quatorze nouvelles papeteries sont fondées en Comté entre 1543 et 162211. Cette première expansion de la papeterie comtoise est brisée par le désastre de la terrible Guerre de Dix Ans, épisode local de la trop fameuse guerre de Trente Ans. Peu de papeteries échappent à la destruction ; c’est le cas de celle de Tarragnoz abritée par les fortifications de Besançon. La guerre et l’occupation franco-suédoise terminées, certaines papeteries, comme celle des Graviers à Montbéliard, ont disparu à jamais mais de nouveaux sites hydrauliques sont convertis à la papeterie12.

12Le dépeuplement et la désorganisation de la province, les deux conquêtes de Louis XIV retardent l’essor économique qui ne prend une réelle ampleur qu’après 1720. Les besoins de l’administration française, la multiplication des actes écrits, les progrès de l’alphabétisation et la diffusion accrue des livres, la reprise du commerce suscitent une demande toujours plus importante. Les sites papetiers comtois se multiplient jusqu’à dépasser la trentaine.

13En 1700, il n’y a encore que onze établissements, douze en 1710, les moulins d’Ardon et Sirod viennent d’être construits et exportent déjà une partie de leur production en Suisse mais la principale papeterie est celle d’Arcier, en amont de Besançon, qui fabrique annuellement 4 000 rames sur un total de 17 900 pour la province. En 1724, vingt-trois papeteries sont en activité ; le marché des fabricants comtois s’étend à Lyon et à l’Alsace13.

14En 1753, la Comté comporte trente et un sites papetiers répartis dans toute la province ; il s’agit surtout de petits établissements plutôt archaïques14. À la fin du XVIIème siècle, les Hollandais ont conçu les cylindres métalliques ou piles hollandaises qui remplacent les piles à maillets, permettant un meilleur et plus rapide découpage des chiffons, évitant l’étape du pourrissage et ses inconvénients. Cette technique n’est adoptée que très lentement en Franche-Comté. Meslières est en 1738 la première papeterie de Franche-Comté équipée de cylindres hollandais, grâce aux plans apportés de Bâle par le maître papetier Jacques Hefelfinguer, le matériel est cependant fabriqué sur place par un serrurier de Montbéliard et un charpentier suisse. Après la mort du propriétaire, la papeterie est rachetée en 1741 par deux imprimeurs et marchands papetiers bâlois, Frédéric Blum et Jacques Hodel. Les nouveaux propriétaires s’installent à Meslières avec six ouvriers, tous Suisses alémaniques. Sous l’impulsion de Blum surtout, la papeterie prend un bel essor devenant la plus productive de Franche-Comté, fournissant le marché local mais aussi l’Alsace et surtout Bâle et la Suisse, le filigrane de Blum et Hodel porte d’ailleurs parfois la crosse de Bâle. En 1778, par exemple, Meslières fabrique plus de la moitié du papier du tome XV de l’édition neuchâteloise de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert15.

15En 1776, la Franche-Comté possède vingt-sept papeteries comptant cinquante roues hydrauliques et trente-deux cuves ; la modernisation a commencé notamment dans certains établissements les plus productifs et les plus spécialisés comme Tarragnoz qui a un cylindre, Saint-Bresson, Nancuise, Salins ou Sirod. Cette dernière possède deux cuves, quatre roues hydrauliques et vingt piles. Meslières, encore première papeterie de la province, fabrique entre autres spécialités du papier à musique et du papier de couleur en partie vendus à Paris. La production globale s’élève alors à environ 38 000 rames par an16.

16À la veille de la Révolution, en 1788, une autre enquête montre que la production atteint environ 50 000 rames, progression remarquable, alors que le nombre de papeteries est resté stable17. L’ensemble utilise cinquante-six roues et trente-cinq cuves, mais seules cinq papeteries sur vingt-sept possèdent des cylindres hollandais. L’essentiel des progrès de la production est dû à la papeterie de Saint-Bresson fondée vers 1660 et passée à une riche famille du monde judiciaire bisontin, les Damey. Ceux-ci ont procédé à d’importants travaux de modernisation entre 1767 et 1782, les usines passent de deux à trois moulins, trois cylindres à raffiner la pâte sont installés. Des maîtres papetiers compétents, les frères Desgranges, sont recrutés et la production progresse de 750 rames en 1744 à 3 000 en 1776 et 12 000 en 1788, un papier de grande qualité surtout exporté en Suisse et en Allemagne et destiné à l’imprimerie et à la fabrication de papiers peints.

17Les principaux problèmes qui se posent alors à tous les papetiers comtois sont liés à l’approvisionnement en chiffons et au caractère frondeur des ouvriers. Il existe une véritable guerre du chiffon entre les papetiers comtois et leurs voisins de Lorraine, d’Alsace, de Suisse et surtout du Bugey où existent vingt-deux moulins à papier concurrents de ceux du sud de la Franche-Comté. Le débouché essentiel des papeteries du sud du massif du Jura est Lyon où les papiers de Bugey et de Comté sont utilisés par les imprimeurs mais aussi par les industriels de la soie pour l’emballage de leurs tissus. Pendant tout le siècle, les papetiers comtois obtiennent le soutien des intendants qui légifèrent pour interdire l’exportation de pattes et chiffes hors de la province ; à plusieurs reprises des chiffonniers sont arrêtés par les gabelous et condamnés pour contrebande de chiffons.

18L’époque révolutionnaire voit s’effondrer le nombre et la production des papeteries comtoises, le désordre et les pénuries expliquent ces difficultés : le chiffon et les ouvriers font défaut, les structures financières et commerciales sont perturbées. Certaines papeteries comme Saint Bresson ou Tarragnoz sont vendues comme biens nationaux, d’autres sont abandonnées ou reconverties. Les créations sont rares mais des expériences surprenantes et sans lendemain sont tentées, ainsi une partie du palais Granvelle à Besançon est transformée en cartonnerie en 1797 !

II. Du moulin à l’usine

1. Une lente mutation de l’artisanat à l’industrie

19Après l’expansion du XVIIIème siècle puis la récession de l’époque révolutionnaire, la situation se stabilise sous l’Empire : en 1812, la Franche-Comté compte vingt-trois papeteries occupant 317 ouvriers – neuf papeteries dans le Doubs (100 ouvriers), douze dans le Jura (97 ouvriers), deux en Haute-Saône (120 ouvriers) – et les papiers produits restent de médiocre qualité. La Restauration confirme la reprise avec vingt-trois papeteries en 1829, 51 cuves et 418 ouvriers (neuf dans le Doubs, 77 ouvriers, neuf dans le Jura, 198 ouvriers, cinq en Haute-Saône, 143 ouvriers). La production est de 112 627 rames (dont 47 707 pour le Jura, 36 920 pour la Haute-Saône et seulement 28 000 pour le Doubs).

20Cette époque voit s’amorcer le passage de l’artisanat papetier à l’âge industriel, une évolution lente et tardive en Franche-Comté à l’image de son l’évolution agricole. La machine à papier dont le prototype est inventé en 1799 par Nicolas Louis Robert et perfectionné par les Anglais, apparaît en Franche-Comté, à Arcier en 1832- 33, à Glay-Meslières en 1834, à Geneuille la même année, à Saint-Claude et Mesnay en 1835. Au milieu du XIXème siècle, les papeteries artisanales sont encore majoritaires en Comté. En 1846, sur les quatorze papeteries du Jura, huit travaillent à la main, trois par machines à système rotatif et deux seulement par grande machine à système prolongé. Les premières machines à vapeur pour sécher le papier sont introduites à la même époque à Glay en 1833, Geneuille en 1834 et Arcier en 1836.

21La pâte à bois apparaît encore plus tardivement ; si Balzac l’évoque déjà dans les Illusions perdues, rédigées entre 1836 et 1843, il faut attendre 1869 pour l’introduction du procédé en Franche-Comté et le début du XXème siècle pour qu’ailleurs le bois remplace partout les chiffons comme matière première. Comme le souligne Denis Woronoff dans son Histoire de l’industrie en France : après des siècles d’activité artisanale « la fabrication du papier est un bon témoin du processus d’industrialisation »18. Une cuve artisanale produisait environ dix-huit tonnes de papier par an, la nouvelle machine deux cent tonnes. Un moulin à papier à une seule cuve fonctionnait avec une dizaine de personnes, dont trois à cinq compagnons qualifiés et une demi-douzaine de femmes occupées notamment aux tâches primaires du tri des chiffons. Les nouvelles usines emploient rapidement de cinquante à cent cinquante ouvriers presque tous non-qualifiés et en majorité femmes et filles. Par exemple, en 1846, la papeterie de Saint-Claude a cent vingt ouvriers dont trente-cinq hommes, soixante femmes et vingt-cinq filles de douze à seize ans19.

22Les grandes papeteries modernes mécanisées se développent à partir des années trente du XIXème siècle, les vieux moulins à papier s’étiolent mais ne disparaissent progressivement que dans la seconde moitié du siècle, remplacés par d’autres activités car les roues hydrauliques restent à la base de l’essor industriel du XIXème siècle. Meslières devient en 1847 une fabrique de broches pour filatures ; son site est aujourd’hui encore occupé par une usine de décolletage ; la papeterie de Glay se transforme en 1846 en tissage de coton, lin et laine et Saint Bresson en filature en 1862.

23Dès lors, une autre époque de l’histoire des papeteries comtoises débute, celle de l’industrialisation moderne20. De telles entreprises demandent aussi de lourds investissements, le premier groupe capitaliste du papier en Franche-Comté est créé à partir de 1834 par Joseph Outhenin-Chalandre, un imprimeur bisontin, qui transforme le vieux moulin céréalier de Geneuille, acheté par son père, en une papeterie qu’il équipe immédiatement d’une machine à papier bientôt suivie de deux autres. Dès 1842, il y emploie 135 ouvriers, acquiert ensuite en 1845 le moulin de Chevroz pour fabriquer la pâte puis, en 1855, Savoyeux enfin Deluz en 1875.

2. Les usines papetières actuelles

24Les trois usines papetières qui existent encore de nos jours sont des créations de la fin du XIXème siècle, toutes trois au bord du Doubs qui fournit une énergie bon marché et l’eau, élément de base de toute papeterie aujourd’hui comme autrefois.

25À Mandeure, près de Montbéliard, un moulin à céréales est transformé en 1868-1869 en une moderne râperie de bois pour pâte à papier par la société suisse Holzsoff21. Vers 1880, cette société confrontée aux difficultés du marché de la pâte à papier, décide de transformer sur place la matière première22. En 1894, l’usine emploie 180 ouvriers et livre chaque jour huit tonnes de papier, le matériel comprenant notamment trois machines à vapeur et deux machines à papier en continu. Peu après 1900, l’usine cesse la fabrication de la pâte à papier pour se spécialiser dans la transformation de pâte importée en papiers de différents poids et couleurs. Dans les années soixante, la concurrence accrue entraîne l’abandon des papiers minces au profit des forts, genre bristol, dossier, cartonnettes, et une nouvelle machine automatisée est mise en place. L’usine qui emploie 130 salariés est toujours spécialisée dans les supports de billetterie mécanique, tickets de métro et de PMU.

26En 1883, Jean-Baptiste Weibel fonde la papeterie de Novillars, en amont de Besançon, il introduit en France la fabrication de cellulose à partir du bisulfite de calcium. En 1890, Weibel crée la papeterie des Prés-de-Vaux à Besançon, la cité renoue ainsi avec sa tradition papetière jusqu’en 1954 lorsque ce site papetier est absorbé par l’usine textile voisine, la Rhodiaceta. De nos jours, la Papeterie du Doubs à Novillars, appartenant au groupe Otor, fabrique du carton ondulé en recyclant papiers et cartons et en innovant en matière de protection de l’environnement grâce à une collaboration avec un laboratoire de l’université de Franche-Comté et avec les associations écologistes.

27Enfin, l’inventeur du papier peint au XVIIIème siècle, Zuber-Rieder, s’est implanté en aval de Besançon, à Torpes-Boussières, entre 1878 et 1882. Cette papeterie produit actuellement des papiers haut de gamme : papier de création, papier de conditionnement (pour la cosmétique), papier pour étiquettes et papier technique.

28Enfin, une ancienne spécialité des moulins à papier jurassiens, le papier de pliage et d’emballage, longtemps destiné aux industriels lyonnais, s’est transformée en cartonneries qui restent à Baume-les-Dames (SBCI) ou dans le Jura un secteur très dynamique de l’économie comtoise. La présidente des industries françaises du carton dirige à Baume-les-Dames la Société Baumoise de Cartonnage et d’Impression qui crée et fabrique des emballages et des présentoirs de comptoirs et vitrines ou des objets en carton.

III. Papeteries et patrimoine

1. La fabrication du papier, un patrimoine familial

29Une famille, les Pouillet, a fabriqué du papier en Franche-Comté pendant quatre siècles et a longtemps conservé une fidélité étonnante pour le papier. À la fin du XIXème siècle, un document particulièrement précieux avait été découvert aux archives départementales du Doubs par l’archiviste Jules Gauthier. Ce petit recueil, contenant le livre de raison du maître papetier Jean Pouillet, a actuellement disparu et nous n’en connaissons malheureusement plus que ce que Gauthier a bien voulu relever.

30Originaire de Fontenoy-en-Vosges, Jean Pouillet est un des fils de Nicolas Pouillet qui, vers 1588-1591, exploite la papeterie de Tarragnoz ; un autre fils de Nicolas, Jacques, est toujours maître papetier à Tarragnoz en 1602. À partir de 1593, Jean Pouillet travaille successivement dans les papeteries de Villersexel puis Magny-Vernois près de Lure, Froideconche, Arcier puis Lapoutroie en Alsace. Le livre de raison de Jean Pouillet porte de multiples indications sur le métier, les foires où il écoule sa production mais aussi, des recettes médicales, des données sur la vie familiale, les naissances et décès, les événements politiques et militaires, le climat.

31À la même époque, un neveu de Jean, Colomban Pouillet, s’installe à la papeterie de Cour-les-Baume puis acquiert en acensement perpétuel la papeterie des seigneurs de Cusance qui avait été détruite en 1588 et qu’il reconstruit en 160923. La papeterie est à nouveau ruinée pendant la guerre de Dix Ans et ne fonctionne plus pendant plus d’un demi-siècle24 ; inlassables, les Pouillet reconstruisent à partir de 1708 ainsi qu’en témoigne la date figurant encore sur le linteau de la porte d’entrée. En 1717, la nouvelle papeterie se situe au troisième rang des papeteries comtoises, la production se spécialisant entre autres dans les cartes à jouer.

32En 1753, le maître travaille avec quatre ouvriers dont trois de ses fils. La modernisation s’ébauche en 1779 avec l’adoption du cylindre à la hollandaise. La dernière génération à fabriquer du papier est incarnée par Jean-Baptiste (1789-1886), petit notable local qui développe la papeterie. En 1844, avec trente ouvriers, trois cuves et quatre cylindres, la papeterie est réputée pour sa production de papiers fins ; Pouillet mise sur une production haut de gamme, valorisant son savoir faire manuel ; il a aussi fait un essai de papier de paille qui aurait « complètement réussi » mais il ne tente pas de rivaliser avec les grandes papeteries industrielles. Cependant, les difficultés financières n’épargnent pas le papetier ; en 1858, il n’évite la faillite que grâce au secours financier apporté par quelques membres de la famille. Certains Pouillet qui ont fait carrière à Paris sont prêts à tous les sacrifices pour sauver l’honneur familial et la vieille papeterie des ancêtres. Après un arrêt momentané de la fabrication, Jean-Baptiste la relance en 1860, en tentant de développer la fabrication de cartons et de papiers pour filtres. Malgré une indéniable énergie, la papeterie s’étiole ; en 1865, la correspondance de Jean-Baptiste révèle que la pureté de la pâte à papier laisse à désirer ; à la fin de l’année 1867 les ventes se tarissent et Jean-Baptiste avoue qu’il est « dans une triste position » et « un cruel embarras ». La papeterie de Cusance, la dernière de la vallée doit bientôt cesser ses activités car elle brûle en 1868 et une partie des bâtiments est détruite. Depuis longtemps, les autres membres de cette famille Pouillet ont tourné leurs énergies vers d’autres activités, les sciences, la politique et le barreau25.

2. Un patrimoine industriel longtemps négligé

33La Franche-Comté, à l’inverse d’autres régions papetières, ne comporte pas de véritable musée du papier, comparable au moulin Richard de Bas ou à la Fontaine de Vaucluse. Cela tient à la reconversion des anciens moulins à papier en sites industriels, en maison d’habitation ou en restaurant. Par ailleurs, les sites papetiers actuels sont des fondations récentes de la fin du XIXème siècle. Une seule exception, le récent écomusée du carton que nous évoquerons plus loin.

34Il faut toutefois mentionner, à proximité de la région, le remarquable musée du papier et de l’imprimerie qui existe depuis 1980 à Bâle, au moulin Gallician (St-Alban-Tal), grâce à la Fondation Christoph Merian et à la Basler Papiermühle. Il est installé dans un moulin à grains, attesté dès le XIIème siècle, mû par la Birse, un affluent du Rhin prenant sa source dans le Jura. Il présente un matériel papetier de la fin du XVIIIème siècle et fabrique encore du papier à la main. Les liens entre les papeteries de Bâle et la Comté ont été tels qu’il est un peu nôtre.

35Dans notre région subsistent quelques bâtiments des anciennes papeteries, s’ils n’ont pas été trop déformés par des remaniements ultérieurs ; toujours situés au bord d’un ruisseau ou d’une rivière dans des sites agrestes, ils se reconnaissent aisément par leur architecture de hautes bâtisses avec de vastes greniers où autrefois séchait le papier. C’est le cas pour la papeterie de Baume-les-Dames, site du XVème siècle avec des bâtiments du XVIIIème siècle. Le peintre Gustave Courbet a laissé un tableau des rouages de la papeterie de sa ville natale, Ornans, peint vers 1865 et qui se trouve au musée de cette ville.

36Enfin, depuis 1998, une association a créé un écomusée de la cartonnerie à Mesnay, près d’Arbois dans le Jura. Ce musée présente, dans des ateliers du XIXème siècle, les machines utilisées autrefois et jusqu’en 2001 pour la fabrication du carton mais aussi une exposition sur l’histoire du papier et des papeteries locales à travers la vie sociale et les techniques. Le site, sur la rivière Cuisance, a un intérêt historique, deux papeteries y ont été fondées entre 1705 et 1710, l’une par Louis et Jean Vermot (père et fils), l’autre par les frères Jean-François et Denis Mervans, transformées en papeterie mécanique en 1835 par Sette frères puis en fabrique de carton par Hétier. Le musée s’est associé aux Musées des Techniques et Cultures Comtoises et vient de bénéficier de l’aide de la Fondation du Patrimoine pour deux microcentrales électriques. Les bâtiments vont être rachetés par la Communauté de communes du Val de Cusance.

Conclusion

37L’intérêt du patrimoine papetier tient au fait qu’il s’agit d’une très ancienne activité qui a connu de multiples mutations touchant de nombreux domaines, techniques, sociaux et économiques. Si la plupart des papeteries comtoises devenues obsolètes ont disparu, d’autres ont su s’adapter en traversant parfois de graves crises économiques et sociales. Industrie toujours vivante, elle subsiste de nos jours souvent grâce à des spécialisations et dans le cadre de groupes industriels de dimension internationale. La sauvegarde de l’usine Hétier et sa transformation en musée du carton est une heureuse initiative et le seul témoignage sur site d’un passé industriel qui a marqué une province où soixante-dix sites ont connu cette activité papetière au cours des âges.