1Il y a de moins en moins de fumeurs de pipe et la pipe est un objet qui est en train, insensiblement, de sortir de notre univers quotidien. La disparition, en septembre 1991, de la société anonyme des pipes Ropp, victime à la fois du recul de la consommation et de la concurrence des pipiers de Saint-Claude, s’inscrit dans cette évolution de longue durée.

2Aujourd’hui abandonnée, mais ouverte à la visite, l’usine Ropp apparaît comme un conservatoire unique des techniques de la fabrication des pipes. Devenue propriété de la ville de Baume-les-Dames, elle fait partie du patrimoine non protégé mais a fait l’objet d’un inventaire photographique systématique de la part des services de l’Inventaire lors d’une opération ponctuelle menée en 2002. La très belle collection de clichés photographiques qui en a résulté nous donne à voir les bâtiments de l’usine, les machines et les maisons du personnel, mais comme toujours, et c’est bien sûr inévitable dans une usine fermée depuis longtemps, repose sur l’élision du travail et des hommes.

3Je dois à un de mes étudiants de maîtrise, Vincent Palmero qui y a consacré son mémoire de recherche, d’avoir découvert le site en 19971. Le dossier que je présente aujourd’hui lui doit beaucoup. Mon objectif, après avoir évoqué à grands traits l’histoire de l’entreprise, est triple : décrire la genèse et la consistance des bâtiments de l’usine, montrer comment la politique du logement menée par Ropp a favorisé la formation d’une communauté ouvrière spécifique, et enfin, étudier les techniques et les savoir-faire ouvriers.

I. L’histoire séculaire d’une manufacture de pipes

4La manufacture Ropp à Baume-les-Dames est une exception dans une industrie pipière franc-comtoise tout entière concentrée à Saint-Claude, dans le Jura2. Autour de Saint-Claude s’est en effet formée vers 1850 une petite région industrielle, unique dans le massif jurassien par la densité et la variété des activités de transformation du bois. Tournerie et tabletterie y étaient des activités traditionnelles et, grâce à la simplicité de l’outillage, elles se sont développées à domicile ou dans de petits ateliers de dix à vingt personnes. Chaque village ou bourg avait sa spécialité : boîtes et tabatières à Neyrolles, meubles et lustres à Nantua, jeux d’échecs à Nortan, manches d’outils à Arbent. Quant à la pipe, elle était le fait exclusif de Saint-Claude. D’abord fabriquée en buis ou en merisier, elle l’a été à partir de 1855 en racine de bruyère originaire d’Afrique du Nord. En même temps que le travail se mécanisait grâce à l’énergie hydraulique, le nombre d’établissements fabriquant des pipes a beaucoup augmenté : alors qu’il n’y avait que trois petits ateliers en 1841, on comptait 66 établissements faisant travailler ensemble 1 600 ouvriers en 1852 et, vers 1890, cette industrie qui travaillait beaucoup pour l’exportation employait 2 000 ouvriers environ.

5C’est dire qu’en s’installant près de Baume-les-Dames, Eugène-Léon Ropp était éloigné du domaine traditionnel de l’industrie pipière. Né en Alsace en 1830, Eugène-Léon Ropp avait fondé à la fin des années 1860 une manufacture de pipes en merisier et de tabletterie à Bussang, dans les Vosges, où il aurait déposé son premier brevet en 18693. C’est en 1893 qu’il a transfèré son entreprise sur le site du moulin Sicard, dans la petite commune de Cour à 3 km de Baume, où, d’après le plus ancien livre de paie conservé, l’exploitation aurait débuté en avril avec 90 ouvriers. Le moulin a été converti en logements ouvriers lorsque l’activité a été transférée dans une nouvelle usine que Ropp a fait construire en 1896 ou 1897 sur les bords du Cusancin.

6Pourquoi cette installation à Baume, en dehors du domaine traditionnel de la pipe ? Sans être exceptionnels, les avantages du site étaient cependant incontestables : Baume était desservie par la ligne de chemin de fer Dijon-Baume-Belfort, la ville traversée par le Doubs ne manquait pas de ressources hydrauliques, et la municipalité menait une active politique de soutien à l’industrie en accordant des subventions généreuses aux entreprises nouvelles. Affluent du Doubs, le Cusancin est une petite rivière de 12 km de long dont le débit est régulier puisqu’elle ne gèle pas l’hiver. De plus, il y existait déjà un établissement hydraulique aux origines remontant au XVème siècle, que Ropp a acheté pour 25 000 F le 14 janvier 1893, installant sa piperie dans le bâtiment de l’ancienne tannerie qui, selon un inventaire de 1871, renfermait trois roues hydrauliques4. Par ailleurs, le large méandre que décrit le Doubs, tout proche du moulin, offrait des terrains étendus qui permettaient d’envisager sans crainte la construction de nouveaux bâtiments et l’extension de l’activité.

7Le développement de l’entreprise a surtout reposé sur la croissance des ventes à l’étranger pour lesquelles les négociants britanniques ont été dés le début des auxiliaires indispensables. D’abord spécialisée dans la fabrication de pipes en merisier, la société a ajouté à son activité dans les années 1900 les pipes en racine de bruyère dont la tête était ébauchée à Saint-Claude où la société a d’ailleurs un moment possédé des ateliers. Comme toute l’industrie pipière française, Ropp a connu de belles périodes de prospérité – les années vingt (en 1923, Ropp fabriquait 530 000 pipes), la seconde guerre mondiale et les années soixante – avant d’être entraînée par un déclin irrésistible. Des 70 entreprises en activité en 1926, il n’en reste plus qu’une poignée aujourd’hui, les autres ayant été victimes de l’expansion de la consommation de la cigarette et de l’image un peu vieillotte de la pipe. Quant à Ropp, dont la famille avait perdu dès 1934 le contrôle de l’affaire au profit du groupe anglais Oppenheimer qui était entré dans le capital en 1930, elle occupait une place plus qu’honorable dans la branche : en 1964, elle employait 5,7 % des effectifs de l’industrie pipière et contribuait pour 9 % à son chiffre d’affaires. Au cours des années 1970, elle a connu de terribles difficultés dues à la concurrence des pipes Butz-Choquin. La reprise en 1989 par la société Daniel Diffusion n’a pas suffi cependant à éviter la cessation d’activité en septembre 1991 et le licenciement des derniers salariés (24 en 1991 contre 53 en 1967 et 118 en 1926). La fin a sans doute été précipitée par des difficultés de trésorerie qui empêchent de payer les salariés et la grève unanime en février 1991 d’ouvriers qui se défient de plus en plus d’un patron qui, de son côté, croit que les grévistes sont manipulés par le maire de Baume. Depuis lors, les ateliers sont restés peu ou prou dans l’état où ils étaient au moment de l’arrêt d’activité.

II. La banalité de l’usine

8Entourée de quelques dépendances et de grosses bâtisses transformées en logements ouvriers, la manufacture Ropp n’est pas de celles qui font rêver ou surprennent tant son architecture, par ailleurs dépourvue de toute ornementation, est d’une absolue banalité (fig.13).

9Faute d’une documentation suffisamment précise, il est difficile d’en reconstituer l’évolution complexe car, en un siècle, elle a vu se succéder destructions, agrandissements et transformations. Aujourd’hui, ces remaniements successifs ne sont guère perceptibles en raison à la fois de l’unité apparente d’une usine qui forme un ensemble d’un seul tenant et surtout de l’homogénéité des matériaux et du style de construction. En effet, l’usine est tout entière édifiée en moellons de calcaire enduit. C’est le cas également de la conciergerie, des hangars à bois, du bâtiment de la turbine et des maisons ouvrières. À l’exception de l’atelier principal, couvert de sheds, les autres bâtiments ont des toits en tuile mécanique. La cheminée, haute de 28 m, est construite en brique qui ne fait ailleurs que de discrètes apparitions.

10Les débuts de l’usine sont entourés de beaucoup d’incertitudes tant les données disponibles ne livrent que des informations fragmentaires. Le moulin Sicard où s’installe Ropp à son arrivée en 1893 a fait l’objet de travaux importants à la fin du XVIIIème et vers 1880. Il comprend deux étages surmontés de combles. Situé sur un canal de dérivation du Cusancin, il fournit l’énergie nécessaire à l’activité industrielle – une papeterie d’abord, puis une tannerie et, enfin, la manufacture de pipes. En 1897, Ropp l’abandonne pour s’installer dans de nouveaux ateliers édifiés plus à l’ouest. On ne sait pas cependant à quelle date remontent exactement les travaux de construction. La mairie de Baume ayant décidé en 1892 d’attirer des industriels d’Alsace en leur offrant des subventions, Eugène Ropp demande en novembre 1895 une subvention que le conseil municipal lui refuse car, à cette date, la petite commune de Cour où il est installé n’a pas encore été annexée. En mai 1897, il renouvelle sa demande en précisant que, faute d’avoir reçu l’aide demandée, il a dû construire son usine avec ses seules ressources. Par ailleurs, un plan de 1896, joint à une demande de construction d’une passerelle pour l’accès du personnel, signale que l’usine est en construction. C’est donc entre 1895 et 1897 qu’elle a été édifiée. Bâti au sud-est de l’usine, sur le canal de dérivation, un bâtiment des eaux abrite la turbine, grâce à laquelle les machines peuvent fonctionner, et qui sera d’ailleurs remplacée en 1937.

11Beaucoup d’incertitudes et de questions subsistent également sur l’évolution complexe de la consistance de l’usine. Plusieurs plans, des gravures et des clichés photographiques fournissent néanmoins des indications précieuses.

12Un plan de 1906 et une gravure, noir et blanc, pour une plaquette publicitaire montrent une usine composée d’un atelier central construit en rez-de-chaussée comportant six rangées et demi de sheds et flanqué à l’ouest d’une remise à bois, à l’est de magasins et de l’atelier de menuiserie, au nord d’un séchoir à vapeur et d’un magasin, et au sud d’un bâtiment à un étage avec cinq baies en façade qui abrite les bureaux. L’ensemble, dominé par deux cheminées, faisait 66 m de long ! Les ateliers sont couverts de sheds à charpente de bois et métal qui apportaient un éclairage zénithal constant grâce à un comble asymétrique dont le versant nord est vitré. À la suite de deux incendies, en 1913 et 1916, des travaux importants sont réalisés. L’étage du bâtiment des bureaux est supprimé et, à l’ouest, à l’emplacement de la remise à bois, est édifié un bâtiment d’un étage, long de 39 m et large de 10 m, avec cinq fenêtres en façade, à usage de magasin d’expédition, de logements, de salle de spectacle et de bureaux. C’est à la même époque que le séchoir à merisier a été reconstruit, dans une position isolée, au sud de l’usine : ouvert sur les côtés, cet entrepôt possède une charpente en bois, un mur de refend en moellons calcaires et une couverture à longs pans en tuile mécanique. Peu de temps après, une conciergerie est élevée au sud-est, la raison sociale y étant inscrite en carreaux de faïence sur un des murs.

13Sur les clichés photographiques réalisés au milieu du siècle, il n’y a plus qu’une seule cheminée, celle située au sud ayant été détruite à une date inconnue, mais en tout cas postérieure à 1913. Les agrandissements réalisés pendant cette période ont donné une ampleur considérable à l’usine puisqu’elle mesure 90 m de long.

14Des années 1920 aux années 1960, des travaux dont il est impossible de connaître la nature ont été réalisés à différents moments, mais l’organisation d’ensemble de l’usine ne semble plus avoir été modifiée. Ce n’est qu’en 1970 que, pour tenir compte de la réduction de l’activité et des effectifs, l’atelier principal est divisé en deux, la fabrication se poursuivant dans la partie ouest, alors que les produits chimiques et les emballages sont entreposés dans la partie est qu’un incendie détruit en 1975.

15Au total, il n’y a aucune correspondance entre l’enveloppe architecturale et les exigences techniques de la fabrication. Pour reprendre l’heureuse typologie proposée par Claudine Cartier, on a affaire à une « enveloppe neutre »5. En effet, pour l’essentiel, l’usine Ropp consiste en une grande halle comportant plusieurs nefs couvertes de sheds (fig.14), qui abrite les machines les plus diverses – dispersées entre l’atelier principal où se réalise la fabrication de la pipe et les ateliers annexes où s’effectuent les opérations de finition – et où existent côte à côte de nombreux postes de travail différents, sans que la nature de la production exerce une quelconque influence sur un bâtiment dont on retrouve les caractéristiques dans beaucoup de branches d’industrie – de la verrerie au textile en passant par la mécanique.

III. Paternalisme, logement et communauté ouvrière

16Eugène Ropp a dès le début, ou presque, logé ses ouvriers. En effet, lorsqu’il abandonne le moulin Sicard où il s’était installé en 1893, pour transférer son activité dans le nouvel établissement qu’il a fait construire, en 1896-1897, le moulin est converti en logements pour les ouvriers de l’usine et découpé en onze appartements. C’est le point de départ d’une politique systématique de logement qui se déroule en deux phases. En effet, les logements où Ropp loge ses ouvriers, forment deux ensembles distincts, mais peu éloignés l’un de l’autre, et construits à vingt ou trente ans d’écart.

17Le premier hameau s’appelle « Les Pipes » ou « Aux Pipes ». Construit autour du logis patronal et proche de l’usine, il est formé de sept bâtiments, dont l’ancien moulin Sicard. Il s’agit, pour la plupart, de grosses bâtisses datant des années 1890, édifiées le long du chemin d’accès à l’usine, avec une entrée collective et divisées en appartements. L’autre hameau est situé à la sortie de la ville. Il est composé d’une part de quatre maisons identiques, alignées les unes à côté des autres, appelées « Les Cités » et bâties vers 1900 par l’usine textile Wild à qui Ropp les a rachetées en 1920 pour 60 000 F, et de l’autre, de la maison Laillet, ancien café-restaurant acheté par Ropp en 1923 pour 44 000 F et divisée en six logements. Malgré sa dispersion et son hétérogénéité apparente, l’ensemble a une relative unité sur le plan architectural : quelle que soit leur date de construction, il s’agit de constructions comprenant un étage de soubassement, un rez-de-chaussée, un étage et des combles aménagées ; les murs sont en moellon calcaire, parfois enduit, et les toitures en tuile mécanique.

18Notons d’abord que si Ropp a bien logé ses ouvriers, il a cherché à le faire au moindre coût : en effet, il a, dans la plupart des cas, préféré une politique de réemploi à une politique de construction. D’autre part, le mot « cités » employé pour désigner un des groupes de logements ne doit pas nous abuser : nous ne sommes pas en présence d’une véritable cité ouvrière car d’une part, les effectifs concernés sont très limités et, de l’autre, il n’y a pas d’équipements culturels et sociaux collectifs, à l’exception d’une école construite derrière l’usine qui a fonctionné de 1919 au début des années 1960 et qui a accueilli dans une classe unique une trentaine d’enfants que l’institutrice recrutée par Ropp essayait de conduire jusqu’au certificat d’études. On peut penser, mais ce ne sont que des hypothèses vraisemblables car nous ne possédons aucun texte où Eugène Ropp expliciterait les objectifs de sa politique, que celui-ci a cherché, d’une part, à supprimer la distance entre le lieu de travail et le foyer familial en regroupant la main-d’œuvre près de l’usine, et de l’autre, à amener les ouvriers à s’identifier à l’entreprise et donc à être plus productifs en leur procurant des logements vastes, sains et agréables, munis d’un jardin.

19Il faut d’abord remarquer que c’est la quasi totalité du personnel qui est logée par Ropp puisque, à l’exception des années de guerre, la part des ouvriers locataires de leur patron n’a jamais été inférieure à 75 % (1950). Du reste, on ne pouvait obtenir un logement qu’en travaillant chez Ropp et le locataire devait l’abandonner s’il quittait l’usine. En contrepartie, les locataires devaient un loyer qui, n’ayant jamais été réévalué n’a cessé de voir sa valeur réelle baisser en raison de l’inflation. De 20 % du salaire mensuel moyen, il n’en représentait plus que 10 % en 1920, avant de tomber à 0,03 % en 1962, date à laquelle les ménages ouvriers français devaient, en moyenne, y consacrer 8 % de leur budget.

20C’est donc pour un loyer de plus en plus insignifiant que Ropp mettait à la disposition de son personnel des logements qui, selon les normes des logements ouvriers, paraissent réellement spacieux. Sans doute les appartements découpés dans l’ancien moulin Sicard ne font-ils pas plus de 41 m² – ce qui n’est déjà pas si mal si on veut bien se souvenir que vers 1900 la grande majorité des ouvriers étaient logés à l’étroit, dans une ou deux petites pièces – mais les autres logements sont beaucoup plus spacieux, plusieurs ayant une superficie de 100 m² environ. De plus, ces logements sont convenablement éclairés par de larges baies. L’eau et l’électricité étaient fournies gratuitement par l’usine. L’électricité des maisons du hameau « Les Pipes » était produite par une turbine alimentée par le Cusancin. De plus, les logements possédaient des sanitaires individuels placés sur les paliers à la maison Laillet ou au fond du jardin dans « Les Cités ». Enfin, tous les logements avaient un jardin auquel les ouvriers consacraient beaucoup de temps : c’est que c’était à la fois un loisir et un indispensable complément à l’alimentation de leur famille6.

21Le logement est l’élément central d’une politique paternaliste qui comprend également un supplément familial institué en 1921, une prime de vie chère versée au moment de la crise des années trente, des retraites créées en 1943 (de 1943 à 1961, 15 ouvriers en ont bénéficié), des loisirs organisés (fête de Noël, voyage en Suisse) et la vente à un prix avantageux des produits agricoles procurés par la ferme de l’usine de 1909 à 1964. Elle a bien sûr contribué à fixer les ouvriers et à créer comme une sorte d’esprit maison qui soudait le personnel autour de la famille Ropp. Il faut d’ailleurs souligner que lorsque, au début des années 1980, les logements ouvriers ont été mis en vente par la société qui avait besoin d’argent frais, ce sont le plus souvent les ouvriers de Ropp qui s’en sont portés acquéreurs.

22Ce programme patronal est sans grande originalité mais il a incontestablement donné naissance à un véritable isolat : en effet, la politique de logement a fait naître une petite communauté ouvrière, définitivement séparée de la ville pourtant très proche, où on vivait entre soi, dans des conditions matérielles sans doute meilleures que celles des ouvriers de la ville, mais dans un univers culturel et social d’une grande pauvreté où, en raison de son isolement et de son étroitesse, l’emportait une routine étouffante.

23Non seulement les logements des ouvriers de Ropp étaient éloignés de leur commune de rattachement – Baume-les-Dames – et situés en pleine nature, mais ils constituaient aux yeux des habitants de Baume une sorte d’enclave ou d’isolat. Les témoignages enregistrés en 1997-1998 soulignent d’ailleurs tous la singularité du genre de vie de la population qui y vivait. Un témoin ne déclare-t-il pas « on ne pouvait pas vivre aux Pipes comme dans un autre village », alors qu’un autre surenchérit : « c’était une vie à part ».

24Quels sont les éléments qui expliquent cette singularité ? Logés par l’usine dont ils ne sont guère éloignés, les ouvriers sont également soumis à une pression indirecte mais sensible : le patron n’est-il pas logé sur place, dans une grande maison au hameau des Pipes, dont l’architecture ne se distingue guère de celle des maisons ouvrières ? D’autre part, il s’agit d’une population fortement homogène puisqu’elle est exclusivement composée des ouvriers de l’usine et de leurs familles dont beaucoup se connaissent depuis l’école primaire de l’usine où ils ont fait leurs études. De surcroît, sur les 49 logements à la disposition du personnel, 15 sont occupés en 1997 par des membres de ce que les salariés de Ropp appelaient « la grande famille », c’est-à-dire un ensemble de familles ouvrières apparentées entre elles (les Laurent et leurs descendants, auxquels il faut ajouter les Duchêne, Bernard et Gauliard), dont les membres travaillent depuis les origines dans l’entreprise, et où la plupart occupe des positions enviées. La « grande famille » a toujours représenté au moins 15 % du personnel mais, certaines années, sa part a été beaucoup plus importante. C’est ainsi qu’en 1935, elle dépassait les 29%7.

IV. Un conservatoire unique des techniques et savoir-faire pipiers

25Le fait que l’usine Ropp soit devenue propriété de la ville de Baume lui a assuré un minimum de protection, si bien que l’usine est, aujourd’hui, dans un état très proche de celui qui était le sien en 1991, au moment de la fermeture. Notamment, les machines y sont encore en place, si bien que le procès de production peut être reconstitué grâce à la très belle collection de clichés réalisée par l’Inventaire alors que les gestes du travail peuvent être retrouvés grâce aux interviews effectués en 1997-1998, notamment celui de Maurice Gauliard, entré dans l’usine en 1955 qui, après plus de 40 ans de maison, avait accepté en 1998 pour l’édification de Vincent Palméro de réaliser une pipe du début à la fin, et cela afin de lui faire comprendre le processus de fabrication, de mettre en évidence les difficultés techniques et l’importance de l’habileté de l’ouvrier.

26L’outillage, qui a été systématiquement inventorié et décrit par les services de l’Inventaire est très simple. Il s’agit pour l’essentiel de tours de différentes sortes : à fraiser, usiner, chanfreiner, meuler, percer, polir. Ils sont de deux types : soit c’est l’instrument servant à usiner le bois qui est mobile et tourne à grande vitesse, soit c’est la pièce de bois qui va à la rencontre de couteaux fixes. L’âge des machines, encore en état de marche, est difficile à préciser en raison de la destruction des livres du matériel : certaines machines sont postérieures à l’électrification complète des ateliers au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors que d’autres leur sont bien antérieures. En tout cas, ces machines sont restées longtemps en place, bien au-delà de la durée normale d’amortissement. Cela s’explique à la fois par leur rusticité et la présence dans l’usine, depuis sa construction, d’un atelier de mécanique chargé à la fois d’assurer l’entretien des machines et leur adaptation aux besoins de la fabrication. Cet atelier comporte une petite forge, un long établi et 19 machines-outils (essentiellement des tours et des fraiseuses) de provenance anglaise et américaine, qui datent des années 1900-1910.

27Ni les machines ni les gestes de l’ouvrier n’ont beaucoup évolué entre la construction de l’usine et sa fermeture un siècle plus tard. À cet égard, Ropp apparaît comme un conservatoire unique des techniques de fabrication de la pipe.

28Les pipes sont fabriquées tantôt en merisier, tantôt en racine de bruyère. Le bois de merisier, fourni par les forêts comtoises, doit supporter un séchage éprouvant, à l’air libre d’abord puis dans des cuves afin de le durcir pour qu’il résiste à la chaleur du tabac en combustion. La pipe en merisier comporte deux éléments : le foyer et le tuyau qui doivent être calibrés grâce à des rateliers qui permettent de déterminer leur diamètre. De son côté, la racine de bruyère est fournie par un arbuste méditerranéen que l’on trouve en abondance en Algérie. Pour la durcir, on lui fait subir trempage et séchage. Les pipes en racine de bruyère sont taillées dans un même bloc de matière, et à l’inverse de celles en merisier, il n’y a pas d’écorce.

29Après le calibrage, vient l’ébauchage qui a pour but de faire apparaître le haut de la tête tout en creusant le foyer et en en rendant le dessous bien lisse. Les trois opérations étaient réalisées simultanément sur une machine à fraiser grâce à trois couteaux effilés qui rabotaient et ponçaient le bois. Le varlopage permet de dégager la tige de la pipe. La bruyère est placée dans une mâchoire et approchée d’un disque muni de couteaux tranchants tournant à grande vitesse qui attaquent la partie non encore usinée de l’ébauchon. La tige apparaît lorsque l’ouvrier a fait faire une rotation de 360° à l’ébauchon. Ensuite, une machine à usiner donne sa forme arrondie au fourneau. La forme de la pipe est désormais bien apparente. Une fraise le ponce pour faire disparaître les protubérances du bois qui subsistent à la rencontre du tuyau et du foyer : pour y parvenir, il faut quatre passes successives. C’est le rapage. Les tiges en merisier devaient être taillées aux deux extrémités et filetées pour permettre leur emboîtement dans le fourneau d’un côté et dans le tuyau en ébonite de l’autre. Le perçage est alors la dernière des opérations de fabrication. D’une part, un tour à la cuillère (fig.15) permet de percer le fourneau pour y insérer la tige. D’autre part, une autre machine à tourner à fine mèche la perce aux deux extrémités. Après le perçage, les pipes possèdent toutes les caractéristiques de la future pipe. Il faut alors les classer en cinq grandes catégories selon leurs qualités. C’est le choisissage. Mais ce n’est qu’avec le montage, qui consiste à faire coïncider la tige de la pipe et le tuyau en ébonite qui lui correspond que s’achève la série des opérations exclusivement réalisées par les hommes. Le finissage, qui comporte de nombreuses opérations successives qui exigent à la fois précision, minutie et rapidité, est au contraire l’œuvre des femmes

30Il faut d’abord faire disparaître les nombreux défauts que comporte encore la pipe : c’est l’objectif du masticage et du polissage. Celui-ci est réalisé par des machines à polir sur lesquelles la pipe est approchée successivement de bandes de toile émeri de grosseurs différentes. L’affleurissage consiste à enlever l’excédent de gutta sur le tuyau lorsqu’il est plus gros que la tige. La teinture est une opération très délicate qui consiste à donner une couleur à la pipe. Le tuyau est ensuite poncé de façon à enlever toutes les rayures du gutta. Le vernissage donne à la pipe son fini : les ouvrières appliquent un produit chargé de rendre la pipe brillante, alors que l’éclaircissage permet d’obtenir une couleur uniforme. Le marquage clôt la série des opérations réalisées par les femmes dans les ateliers annexes : il a pour objectif d’identifier la pipe en y portant le nom du fabricant et le numéro de série.

31Sans doute, toute la fabrication de la pipe est-elle mécanisée, mais cette mécanisation ne s’est pas traduite par une dépossession des travailleurs de leur savoir-faire, les réduisant ainsi à de simples servants de la machine. Au contraire, l’intervention de l’ouvrier est constante et dépend de son intelligence du travail à exécuter, de sa connaissance de la machine et de son sens du beau. Dans les entretiens qu’ils ont eus avec Vincent Palméro, les ouvriers ont tous insisté sur l’importance des savoir-faire ouvriers et la place essentielle qui revenait à l’habileté manuelle dans un travail qu’ils décrivent souvent dans des termes proches de l’artisanat. Tous ont en effet signalé que le métier de pipier, c’est d’abord la parfaite maîtrise des gestes qui réclament davantage de coup d’œil, de précision, d’agilité et de soin que de force physique. Le métier, et ces entretiens le révèlent bien, c’est aussi un langage partagé, compris par les seuls ouvriers de l’usine, qui désignent aussi bien les objets travaillés que les outils et les pratiques. C’est ainsi que le petit lexique des pipiers fait défiler l’ébauchon (morceau de racine de bruyère de forme cubique grossièrement taillé sur le lieu d’extraction), le gutta (tuyau de pipe en ébonite), le floc (téton du tuyau en ébonite), la grosse (unité de compte équivalent à douze douzaine de pipes), la pipe flammée (veines du bois de bruyère qui se rejoignent et forment des faisceaux parallèles), le tripoli (bloc de matière minéral servant à faire briller le bois), le rôle (travail effectué par les hommes en plus du tournage et qui consiste à transporter et ranger le merisier sur le site de l’usine), pour ne rien dire des « Anglaises », nom par lequel les ouvriers désignaient l’ensemble des opérations de finissage.

32Certes, les phases de la fabrication où le tour est bien calibré et les cotes bien ajustées, ne réclament pas de grandes compétences techniques : c’est le cas par exemple de l’affleurissage. D’autres, au contraire, nécessitent expérience et habileté. C’est le cas, notamment, du polissage où le succès dépend encore exclusivement de la dextérité et de la minutie de l’ouvrière puisque la polisseuse fait disparaître les défauts en approchant la pipe de la toile émeri et en multipliant les passes jusqu’à ce qu’elle obtienne un aspect uniformément lisse. De plus, à la plupart des postes, les ouvriers devaient constamment changer d’outils sur leurs machines. Ce qui a rendu inefficace la tentative de la direction d’imposer le chronométrage dans les ateliers. Aussi celui-ci a-t-il été rapidement abandonné, les ouvriers continuant d’être payés aux pièces.

33Comme il n’existait pas d’école de pipiers en Franche-Comté, le personnel de Ropp était formé par apprentissage dans l’atelier. Au polissage, les ouvrières apprenaient le métier en travaillant sur des pipes mises au rebut, avant de polir les pipes de qualité inférieure. Ce n’est que lorsqu’elles étaient suffisamment habiles qu’on leur confiait des modèles de meilleure qualité. De plus, il existait une grande mobilité à l’intérieur de l’entreprise : il n’était pas rare en effet qu’un même ouvrier passe par trois ou quatre ateliers différents au cours de sa carrière, chaque nouvel emploi nécessitant à son tour d’être appris sur le tas, auprès des anciens de la maison. C’est dire que le personnel de Ropp avait acquis une grande expérience du métier de pipier qui était le fondement de la fierté des ouvriers de travailler chez Ropp et d’appartenir à un monde industriel spécifique, celui des pipiers, où l’on travaillait en famille et d’une génération à l’autre.

Conclusion

34Concluons rapidement en revenant sur les trois points qui viennent d’être abordés.

35Édifiée sur un site hydraulique, à l’écart de la ville, en pleine campagne, l’usine Ropp est d’une grande banalité architecturale. D’abord, bien sûr, parce que son style comme les matériaux utilisés pour la construction sont très traditionnels. Mais, surtout, parce que, en dehors des séchoirs à bois, la fabrication de la pipe ne réclame pas une adaptation fonctionnelle du bâti aux exigences de la production. Juxtaposition de machines individuelles peu encombrantes et indépendantes les unes des autres, elle n’a besoin que d’espace et de lumière. Ce que lui apporte – solution d’une terrible banalité – la grande halle couverte de sheds.

36Quant au logement, ici aussi, nulle recherche architecturale ni rien qui évoque les ambitieux programmes de bien des patrons paternalistes. L’essentiel est que le logement de la plus grande partie des ouvriers qui constitue la clé de voûte de la gestion du personnel de la société, ait fait naître une communauté ouvrière spécifique dont les liens sont tissés par l’appartenance à l’usine, l’isolement en pleine campagne, l’intensité des relations de famille et de voisinage, et l’hérédité du métier. On pourrait presque parler d’engourdissement atavique pour caractériser ce milieu ouvrier isolé et fermé.

37Enfin, dans ce monde de pipiers, la fierté des gestes maîtrisés et du travail bien fait est peut être le facteur essentiel. En effet, même si l’industrie de la pipe ne saurait être considérée comme un art industriel, elle constitue un domaine où la main de l’homme a encore une part décisive. C’est qu’on ne peut s’y passer des savoir-faire et de la dextérité de l’ouvrier. Mais le métier, ce n’est pas seulement un savoir-faire technique, c’est aussi la communauté où il s’apprend et se pratique. Aussi, avec la cessation de l’activité de Ropp en 1991, ce n’est pas seulement une usine qui a fermé, c’est un métier qui a disparu.