1Le siècle des Lumières fut un siècle de profonds changements et d’utopies extraordinaires – avec en arrière-plan une révolution des modes de production destinée à changer le monde et en son centre les spéculations sur l’idée de progrès. Dans l’opposition dialectique entre raison et foi, arts mécaniques et arts libéraux, l’esprit du temps s’est exprimé dans le conflit entre Ancien régime d’un côté et modernisation et réorganisation de l’autre, qui dans les guerres de l’indépendance italienne a été aussi celui du conflit idéologique entre culture méridionale et culture nationale. Nous ignorons si les utopies les plus radicales ont été expérimentées également ailleurs au cours du siècle mais elles le furent certainement dans le Royaume de Naples et nous sommes fondés aujourd’hui à affirmer que les protagonistes de cette extraordinaire phase culturelle étaient concentrés à l’intérieur des institutions et n’étaient pas opposés aux traditions locales.

I. La ville neuve de Filadelfia

2Lancée par Giovanni Andrea Serrao – représentant de la primauté du pouvoir royal et du jansénisme napolitain, promu évêque de Potenza par Ferdinand IV de Bourbon, révolutionnaire et donc martyr de la réaction sanfédiste en 1799 – immédiatement après le séisme de 1783 qui avait détruit la Calabre méridionale et sa ville de Castelmonardo, la construction de la nouvelle Filadelfia (la cité du « plaisir fraternel »), partage avec la Manufacture Royale de San Leucio l’utopie de J-J Rousseau sur l’état de nature, avec pour objectif une refondation éthique et esthétique de la société sur la base de la fraternité et du contrat social. Serrao était, à Naples, un proche confident et ami de l’abbé Antonio Planelli, à qui est attribuée la paternité du fameux Statut composé et publié par Ferdinand pour la colonie leucienne1. Mais si l’amitié et la fraternité maçonnique entre Serrao et Planelli ont certainement joué un rôle important pour associer idéalement les deux initiatives, tous deux agirent pour défendre une tradition locale fondée sur la centralité de l’homme et de la religion et s’opposer au tournant rationnel et laïc initié par la bourgeoisie libérale. Il convient d’ajouter que la rupture entre tradition et innovation, rendue inguérissable par l’expansion du capitalisme industriel, conduira le Midi italien à la révolution politique.

3J’ai eu à m’occuper de Filadelfia pour la première fois en 19782 et de la colonie de San Leucio à partir de 19813, mais c’est seulement au cours des dernières années que, en approfondissant l’analyse de la culture scientifique napolitaine, j’ai eu l’occasion de déchiffrer les relations entre les deux utopies et la possibilité de les restituer dans le contexte institutionnel dans lequel elles ont été conçues et réalisées.

4Après le séisme de Lisbonne en 1755 – qui provoque la dérision de Voltaire contre l’optimisme de Leibnitz4 –, celui qui ravagea la Calabre et la Sicile en 1783 fut certainement la plus grande catastrophe européenne qui s’offrit aux spéculations de la culture des Lumières, avec la possibilité d’expérimenter sur le terrain quelques unes des théories philosophiques controversées. Dans la seule Calabre où plus de 200 villes et villages ont été détruits, la géographie des lieux a changé et les victimes se comptaient par dizaines de milliers5. Parmi les survivants, ramenés physiquement et moralement à « l’état de nature » imaginé par Rousseau, on enregistra de curieux phénomènes de psychologie de masse et un sentiment diffus d’égalité sociale6. Le retour aux origines, prémisse indispensable de toutes les théories des Lumières, fut jugé providentiel par les intellectuels réformateurs qui dressèrent la liste de toute une série de réformes structurelles possibles, mais politiquement déstabilisatrices pour les élites au pouvoir, qui au contraire, précipitèrent la reconsruction avec l’objectif de rétablir sur le territoire la hiérarchie traditionnelle des valeurs morales et institutionnelles7. Une seule ville, pour autant que ce fût possible, s’est soustraite à la logique de la reconstruction officielle, se développant rapidement par ses propres forces : la nouvelle Filadelfia, dont le nom renvoyait aux sentiments retrouvés de fraternité chrétienne entre les habitants et à la volonté des classes sociales de mettre fin aux conflits qui les opposaient, mais qui en fait se référait à la Philadelphie américaine et à la déclaration républicaine des droits de l’homme8.

5Depuis peu installé dans la Diocèse de Potenza et quoique resté dans l’ombre, Giovanni Andrea Serrao dicta à ses concitoyens, providentiellement revenus à l’état de nature, les règles du nouveau « contrat social », qui furent ensuite approuvées par le conseil municipal du 9 avril 17839. La conséquence immédiate fut le plan de la nouvelle cité, destiné à refléter les principes de concorde retrouvée et à assigner à chaque signataire du pacte social son lieu de résidence « juste » dans le cadre de la communauté. Il en résulta une implantation, de plan carré - tracée avec la charrue et orientée selon les règles classiques – organisée autour d’une grande place centrale, parfaitement symétrique et introvertie, subdivisée en autant de modules carrés et sub-carrés qui, du centre à la périphérie, furent distribués aux familles sur la base d’une rigide division en classes. La nouvelle Filadelfia dépassait ainsi les conditionnements académiques pour s’inspirer de l’antique, sa forme n’ayant d’autre ambition que de matérialiser le cadre géométrique où inscrire un programme social de type idéal et expérimental, donc utopique. Si, dans les faits, la ville obéissait à l’esprit froid des canons de l’urbanisme néoclassique, dans le domaine philosophique – en fondant le schéma de la reproduction « éthique » de la communauté sur la base d’un libre contrat – elle ne faisait que réaliser le même idéal des Lumières dans sa formulation romantique théorisée par Rousseau. Dans la nouvelle ville, le symbolisme maçonnique fut largement diffusé, la famille Serrao fut anoblie, mais le climat de fraternité chrétienne et les règles du contrat, passés les premiers moments d’euphorie, ne furent qu’une chimère10.

II. La colonie textile de San Leucio

6L’initiative de Ferdinand IV de Bourbon de créer la colonie textile de San Leucio, près du palais royal de Caserta, fut différente dans ses présupposés, mais elle s’inspire des mêmes idéologies expérimentales et utopiques.

7Le développement du travail de la soie dans l’Italie méridionale fut historiquement une activité productive largement diffusée sur le territoire et, pendant des siècles, elle fut essentielle au maintien des équilibres socio-économiques, avant de décliner en raison du retard technologique et de la concurrence internationale. De là, au cours du XVIIIème siècle, la nécessité pour l’État de régénérer ce secteur sur la base de nouvelles stratégies de modernisation. Fondée en 1789 et organisée par un Code de lois spécial (o Statut), la Manufacture Royale de la soie de San Leucio - qui appartient aujourd’hui au patrimoine monumental de l’Unesco – fut la dernière des grandes manufactures créées pour répondre aux besoins de la Cour, sur le modèle des manufactures françaises et toscanes. Ferdinand mûrit l’idée de faire naître à partir de San Leucio une ville industrielle et commerciale : Ferdinandopoli, lançant les travaux en septembre 1798, avant d’abandonner le projet en raison des désordres politiques de la fin du siècle. Suivit la Décennie napoléonienne (1806 – 1815), qui vit le déclin définitif des expériences des Lumières, tandis que la Restauration des Bourbon se limitait à restaurer le Code et à confirmer le passage définitif de la manufacture à la gestion d’entrepreneurs privés. Avec l’unité de l’Italie, la colonie a été déclarée commune autonome, puis agrégée à la commune de Caserta, tandis que le travail artisan de la soie restait très actif jusqu’à la première moitié du XXème siècle, d’où aujourd’hui la présence à San Leucio d’un certain nombre de petites et moyennes entreprises de réputation internationale11.

8Mais la manufacture royale ne fut pas seulement une fabrique moderne, équipée avec les technologies les plus avancées et en mesure d’être rapidement compétitive sur la marché, mais aussi, dans les premières années de sa vie (1789 – 1799), une extraordinaire utopie, comme cela apparaît avec évidence dans l’organisation de la colonie et les règles de son Statut, qui n’était rien d’autre qu’un code moral et de bonne conduite, dont l’observation rigoureuse aurait dû produire avec le temps une communauté de citoyens laborieux et fidèles, de façon à peupler d’abord une ville (Ferdinandopoli), puis une… nation !

9La nouveauté fut accueillie avec enthousiasme par les intellectuels réformateurs, qui virent dans San Leucio la volonté d’expérimenter sur une petite échelle un modèle socio-économique innovateur12, mais la critique historique n’a jamais voulu reconnaître à Ferdinand la paternité du Code, qu’une source de 1863 attribue en fait, de manière explicite, à l’abbé Antonio Planelli de Bitonto, courtisan et maçon13. Planelli, qui n’était pas un personnage de premier plan parmi les intellectuels napolitains adhérant à la philosophie des Lumières, eût toutefois une certaine influence dans l’entourage de Ferdinand. Dans la plus stricte logique platonicienne, il soutenait le primat d’une sorte de science de la nature et de l’homme, à la fois physique et métaphysique, intimement imprégnée de culture idéaliste et donc d’une vision « esthétique » et pas seulement mécaniste des phénomènes. Il eut également la capacité intellectuelle de donner corps à ses idées modernistes dans deux œuvres imprimées et d’aller jusqu’à l’expérimentation de l’utopie. La première – datée de 1772 et consacrée à la réforme de la musique – exaltait le rapport entre les arts figuratifs et les arts mécaniques14, et la seconde – de 1779 et destinée à l’éducation des Princes – proclamait la nécessité d’expérimenter sur le terrain la machine humaine, considérée à la fois comme esprit et comme matière15. L’éclectisme de l’auteur s’exprime dans le contenu du Code de San Leucio, qui bannissait de l’intérieur des murs de la colonie toutes les lois du Royaume. S’appuyant sur les théories de Rousseau, le Code avait pour objectif la réalisation d’un modèle alternatif d’organisation sociale dont la fin ultime n’était pas le profit, mais le bonheur de ses habitants. J’ai déjà eu l’occasion d’écrire sur cette question :

« La foi dans le progrès scientifique et le thème romantique du retour aux origines comme bases d’une refondation éthique et esthétique de la société, mélangés à la philanthropie laïque et maçonnique et au paternalisme catholique, sont les ingrédients de la culture du temps qui permettent de déchiffrer l’initiative de la création de la Manufacture Royale de soie de San Leucio. Les idées des Lumières sur la fraternité et le progrès que l’on trouve dans le mythe rousseauiste du bon sauvage en ont constitué les présupposés culturels : tous les hommes sont bons à l’origine, mais sont ensuite corrompus par la lutte quotidienne pour l’existence. Affirmation séduisante mais jamais démontrée. Pourquoi ne pas le faire avec les instruments de la science ? Et voilà qu’un certain nombre d’artisans et de familles sévèrement sélectionnés ont été choisis pour l’expérience et relégués entre les murs de San Leucio pour former une colonie autonome, régie par un Code de lois morales, comme dans la République de Platon. La lutte pour l’existence fut épargnée à ces privilégiés. Protégés par le souverain et exemptés du tribunal féodal, ils obtinrent, sans effort, maison, travail et assistance sociale. De plus, sous l’influence du sensualisme et du matérialisme anglais, on choisit pour eux un environnement naturel particulièrement agréable, avec une résidence commode et adaptée à un travail manuel qui ne nécessitait pas d’effort physique particulier. La seule condition pour bénéficier de tout ce bien-être était l’observation quotidienne des régles morales et de comportements définis par le Code. Guidée par la raison et assistée par la morale, la colonie aurait ainsi d’abord donné naissance à des générations successives d’hommes moralement sélectionnés, reconnaissants envers le Souverain et craignant Dieu et les lois, puis à una ville (Ferdinandopoli) et enfin à une Nation, démontrant ainsi l’excellence des théories et l’infaillibilité de la science. De là l’inconsistance et le caractère utopique de l’expérience qui s’acheva avec la République Parthenopéenne et la Décennie française, quand les habitants de l’ingrate colonie plantèrent, non sans raison, l’arbre de la liberté »16.

10De Planelli nous avons déjà rappelé l’étroite amitié avec Giovanni Andrea Serrao, dont témoigne la correspondance que tous deux ont entretenue avec Isidoro Bianchi aujourd’hui à la bibliothèque ambrosienne à Milan17. Mais la question apparaît plus clairement dans sa totalité si nous considérons les raisons qui ont conduit à la fondation de l’Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres de Naples, où nos deux personnages s’inscrivent dans une logique plus générale et institutionnelle. Créée par le Souverain en 1777, l’Académie eut comme secrétaires Michele Sarconi (Sciences) et Giovanni Andrea Serrao (Belles Lettres), mais des réformateurs de premier plan (Ferdinando Galiani, Gaetano Filangieri, Mario Pagano, Carlo Pecchia...) en ont été exclus car leurs positions ont été jugées trop novatrices. Conçue comme un organe technique du pouvoir, l’Académie déclarait que le lien entre les « deux cultures », entre le monde physique et le monde humain, était indissoluble et se proposait de développer une nouvelle science de l’homme en partant de la nature pour arriver à la société, à ses lois, et à la chose publique de la politique. C’est ainsi que prit corps un projet ambitieux « che reagiva al fascino della nuova ragione scientifica dei Condorcet e dei Lavoisier, stemperandone gli aspetti più radicali nel solenne incedere della storia, delle humanitates ». En prenant ses distances « da scelta filosofiche con implicazioni radicali ed esprimendo la volontà di promuovere un modello di intellettuale saldamente legato ai valori religiosi », l’Adadémie s’inscrivait ainsi dans une tradition typique de la culture napolitaine18. Les idées de Serrao et Planelli, tous deux catholiques et maçons, mais également représentants de premier plan de l’Académie, fournirent une contribution essentielle au projet politique de forger un « peuple nouveau », avec l’aide d’un démiurge, selon la formule du despotisme éclairé. Mais ce projet fit rapidement naufrage dans le désordre administratif et les vicissitudes tragiques de la République Parthénopéenne. Serrao, qui avait adhéré à la révolution, fut victime de la réaction sanfédiste19.

11Chevauchant les mythes du siècle, les utopies de Filadelfia et de San Leucio mettaient en avant la nécessité de remodeler les structures sociales et culturelles de la nation. Il est désormais évident qu’elles ont toutes deux mûri dans les salons de l’Académie Royale, où on célébrait la culture de gouvernement. Au contraire de Rousseau, dont ils furent les critiques avertis, Planelli comme Serrao croyaient dans le progrès et dans la force éducative des arts et des sciences, mais ils s’inspiraient des théories du grand philosophe genevois pour expérimenter leurs modèles novateurs qui s’inscrivaient dans le sillon de la tradition locale. Au XIXème siècle, le positivisme, le libéralisme politique et les débuts de la révolution industrielle mirent fin à ces tentatives naïves.

12Resté longtemps à l’abandon, l’extraordinaire complexe architectural du « Belvédère » de San Leucio – authentique manifeste du XVIIIème siècle – a récemment été l’objet d’une restauration complète, réalisée grâce aux fonds européens pour le développement régional, qui aurait dû donner naissance à un centre culturel et à un grand musée de la soie. Pourtant, alors que les travaux de réhabilitation sont achevés depuis cinq ans, les traces des objectifs de ce projet ambitieux se sont perdues dans les sables. La nouvelle Filadelfia a été victime de l’incurie administrative, est ignorée de tous et n’est sous l’autorité d’aucune tutelle. Aussi, en conclusion, on ne peut que signaler la conservation et la valorisation du site à l’attention de la culture européenne.