1Issues d’un partenariat entre le conseil régional de Bretagne, l’université de Rennes II et la direction régionale des Affaires culturelles de Bretagne, les recherches menées sur le patrimoine industriel breton – plus précisément sur le département de l’Ille-et-Vilaine – proposent une autre manière d’aborder l’histoire en construction de l’industrialisation française puisque la traditionnelle approche historiographique est ici enrichie par une étude patrimoniale des témoignages subsistant sur le terrain. Elles se sont inscrites dans le cadre de l’opération thématique nationale amorcée en 1986 par le ministère de la Culture sur le patrimoine industriel et mise en œuvre en région au sein des différents services de l’Inventaire. Leur objectif est de dresser un panorama général de l’état du patrimoine industriel français par la réalisation d’un inventaire exhaustif des établissements industriels implantés avant 1950 ayant conservé tout ou partie de leur bâti, ainsi que des machines de production1. Riches d’une double approche méthodologique par le biais de l’Inventaire et scientifique par le biais de l’université, ces recherches ont mis à jour un corpus de 446 sites industriels in situ2 et de 32 machines de production, le tout basé sur un premier recensement plus substantiel de quelques 3 500 sites artisano-industriels effectué à partir des archives. Grâce à cette étude, la Bretagne a pris place aux côtés des dix-sept régions déjà engagées dans ce programme national.

2La collecte de ces données et leur mise en forme ont profité d’une technologie adaptée développée à titre expérimental à partir de 1997 par le Service régional de l’Inventaire de Bretagne. Baptisé « Renabl » (inventaire, en breton), ce support informatique avancé offre des possibilités nouvelles en matière de communication et d’exploitation des données ; ces dernières sont exportées au format HTML où texte, cartographie et iconographie peuvent être exploités au maximum de leur interactivité. Pleinement évolutif, ce prototype comprend deux types d’environnement correspondant respectivement à l’outil de saisie et au produit fini. Le premier est une base de données qui permet une saisie « multitables » des informations collectées au cours des recherches menées en amont. Le second est un environnement HTML dans lequel les données exportées sont ventilées et accessibles via des liens hypertextes définis auparavant ; trois systèmes d’interrogation sont alors proposés : cartographique, topographique et par mots-clés.

3Au plan méthodologique, la recherche a consisté en un travail de collecte et d’interprétation des données architecturales, archéologiques, sociales ou encore productives. Ce fut également un travail de mémoire visant à garder la trace d’une architecture fragile soumise aux aléas de la conjoncture économique. La démarche était aussi proche de l’ethnologie où paroles ouvrières et paroles patronales ont entretenu des rapports parfois conflictuels. C’était encore un travail d’historien permettant, par son caractère exhaustif, de mieux appréhender l’histoire locale en confrontant sources écrites3 et étude de terrain. Enfin, il s’agissait d’embrasser les savoir-faire et les techniques dans des domaines aussi divers que la métallurgie, la meunerie, la chaufournerie ou encore les industries minières et extractives.

4Au-delà du recensement du patrimoine industriel de l’Ille-et-Vilaine, l’objectif était de dresser un portrait de pays afin d’apporter des éléments de réponse par l’étude de son histoire, de son paysage et de son architecture industrielle, mais aussi de sa technologie.

I. Une histoire industrielle d’un département rural

1. La nature au service de l’homme

5Comme l’ensemble du territoire breton, l’Ille-et-Vilaine bénéficie d’une densité hydrographique remarquable, de forêts, de bois et d’une grande diversité minéralogique. Ces richesses naturelles ont généré jusqu’à la fin du XIXème siècle un paysage industriel dicté par un déterminisme géographique où le site se trouve en parfaite adéquation avec son milieu environnant dont il profite largement.

6L’histoire industrielle du département de l’Ille-et-Vilaine est d’abord une histoire d’eau, douce mais aussi salée. Les rivières ont été le lieu d’implantation d’activités ancestrales qui y ont trouvé, en plus d’une composante de leur procès de fabrication comme l’illustre le travail des tanneries, une force motrice sans cesse renouvelée pour un prix modique ; cette énergie hydraulique servait à actionner les mécanismes des moulins à céréales, à papier, à tan, à foulon ou encore ceux mettant en mouvement les soufflets et les marteaux des forges traditionnelles. Jusqu’à la période de l’entre-deux guerres, les cours d’eaux étaient aussi largement utilisés comme moyen de transport ; les voies fluviales assuraient la diffusion des marchandises et des matières premières. La Rance maritime fournissait quant à elle une énergie marémotrice utilisée dès le XIIème siècle par les moulins à marée situés entre terre et mer, nichés au fond d’une ria. Jusqu’à l’extrême fin du XIXème siècle, les cours d’eau fournissent ainsi un potentiel énergétique important à l’ensemble des usines hydrauliques. En 1863, le département compte 771 établissements4 dont plus de 90 % sont destinés à la mouture du grain. Leur puissance totale inférieure à 10 000 ch (force brute) est le signe d’une exploitation énergétique morcelée, divisée entre des petites installations dotées de puissances unitaires moyennes faibles. Pourtant, de réels efforts sont entrepris à partir du second Empire ; ils se traduisent à la fois par une croissance extensive remarquée au cours de la décennie 1860-1870, mais aussi par une croissance intensive, c’est-à-dire un accroissement de la puissance nette du moteur conditionnée par les progrès technologiques. Ces améliorations apportées par les hydrauliciens (Poncelet, Sagebien ou Fourneyron) se sont aussi doublées d’une multiplication des récepteurs hydrauliques pour un même établissement. Ce choix n’est pas rare et augmente la production d’énergie proportionnellement à leur nombre.

7De son côté, la vapeur fait une apparition relativement tardive dans le département qui s’explique en raison des contraintes habituellement invoquées au plan national, à savoir un acheminement difficile et surtout coûteux du combustible avant l’essor ferroviaire. En 1860, la puissance thermique ne représente que 1/6ème de celle fournie par les équipements hydrauliques. Ce n’est qu’à l’extrême fin du XIXème siècle que la force hydromécanique traditionnelle est finalement rattrapée par la vapeur, simplement employée comme source énergétique complémentaire. Les deux courbes ascendantes des forces thermique et hydraulique se croisent entre 1895 et 1899 pour se développer ensuite différemment voire à contre-courant par rapport au niveau national.

8En terme de puissance hydraulique, l’Ille-et-Vilaine se caractérise après 1900 par un ralentissement de la croissance extensive qui résulte de l’abandon et de la disparition de nombreux moulins artisanaux que ne compense pas la croissance intensive amorcée vers 1870 par les minoteries ayant adopté un système industriel de production de masse ; de plus, le département conserve une exploitation classique d’énergie mécanique directe, tandis que l’hexagone destine sa force hydraulique à la production d’électricité. Même si au plan national, l’hydroélectricité marque le retour en force de cette énergie ancestrale, elle reste très ponctuelle dans le département. En revanche, en raison de son caractère maritime, de nombreuses études sont menées dès le XIXème siècle afin d’employer au mieux la houille bleue. Héritière de l’expérience des moulins à marée (fig.9), l’usine marémotrice de la Rance, inaugurée en 1966, constitue le point d’aboutissement d’un phénomène de longue durée, sans césure. Elle se caractérise par sa technologie innovante et reste l’un des fleurons de la production d’énergie dans le monde.

9En terme de puissance thermique, l’usage de la vapeur en Ille-et-Vilaine, timide à ses débuts, augmente dans de fortes proportions jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale même si son développement reste bien inférieur à celui de la France5. L’utilisation des moteurs auxiliaires semble avoir été privilégiée en Ille-et-Vilaine, avant le développement de l’électricité. À l’inverse de la vapeur mais aussi de la turbine hydraulique dont l’adoption est demeurée difficile, ces moteurs auxiliaires ne nécessitaient pas d’importants travaux d’installation et ont permis la création de minoteries exnihilo dans le premier quart du XXème siècle.

10En marge des activités liées à l’énergie hydraulique marquées par l’hégémonie du secteur de la meunerie, la richesse minérale du sous-sol armoricain a par ailleurs conditionné l’implantation de nombreuses activités mettant à profit les ressources telles que l’argile pour les briqueteries, le sable pour les verreries, le calcaire pour les usines de chaux, le granite et le schiste (ardoisier ou non) pour la construction, le minerai de fer pour la métallurgie, ou encore les minerais de plomb, d’argent, de wolfram, d’or et d’antimoine pour diverses fins industrielles. Activité phare de l’époque moderne jusqu’au début du XIXème siècle, l’industrie textile a su, quant à elle, tirer parti des produits de l’agriculture du département que sont le lin et surtout le chanvre en grande partie utilisé dans la confection de toiles à voiles pour le ministère de la Marine, soutien essentiel dans l’histoire de cette fabrication rurale. En plus du combustible, les forêts ont fourni la matière première pour l’industrie du bois représentée par les scieries, les usines de menuiserie, de meubles et les chantiers de construction navale.

2. L’autre voie d’industrialisation…

11Au XIXème siècle, l’industrialisation de la France se caractérise par deux évolutions distinctes. D’une part, à la fin de ce siècle, la France vraiment industrialisée est géographiquement limitée. D’autre part, l’ensemble territorial agricole, où la population rurale vit de l’exercice d’activités artisano-industrielles est plus étendu. Cette partie importante de l’hexagone à laquelle appartient le département d’Ille-et-Vilaine ne peut être ignorée. Elle fait partie intégrante d’un système économique national dont la production a engendré une industrialisation progressive et modérée, sans révolution. Le département est en effet porteur d’un modèle économique et social qui lui est propre, caractérisé par la pluriactivité de ces acteurs dans des branches telles que le textile, la chaufournerie, les industries minières ou encore extractives. Même si elle peut apparaître comme un facteur d’équilibre, cette pluriactivité pose aussi le problème du manque de qualification, source d’échec, comme l’ont illustré les ardoisières qui se sont pratiquement toutes éteintes avant le XXème siècle car exploitées par des paysans. Cette organisation professionnelle est nuancée et relève tant de la répartition des tâches au sein de la cellule familiale (textile), que du travail individuel alterné suivant les saisons. Les chômages qui sévissent l’hiver dans l’agriculture, motivent en effet le chef de famille à exercer une activité salariée complémentaire. Aussi, mis à part un attachement viscéral à sa terre et le loisir du libre emploi de son temps, se pose la question de savoir s’il s’agit, pour le cultivateur, d’un système d’organisation choisi ou subi car seul moyen de survivre sur la terre de ces ancêtres ? Quoiqu’il en soit, ce système productif préserve la campagne de la désertification et apparaît comme un frein à l’exode rural qui est particulièrement tardif en Bretagne. Si, sur le long terme, la pluriactivité n’a pas su empêcher le déclin des industries rurales, elle explique en partie leur survie. Outre l’activité proto-industrielle textile, dans le département on observe une multitude de métiers artisano-industriels qui relèvent tant de la coutellerie, de la clouterie, de la taillanderie, de la serrurerie, que de la corroierie, de la passementerie ou encore de la chapellerie, mais rien de comparable cependant avec des régions à forte spécialisation comme la petite métallurgie jurassienne dont le principal représentant est l’horlogerie qui emploie plus de 30 000 ouvriers à la fin du second Empire. Toutefois, à l’instar du Jura où l’horlogerie, une fois déclinante, a été relayée par la lunetterie, tout comme l’industrie du peigne a remplacé la corne par du Celluloïd, à Fougères, l’industrie de la chaussure, après avoir substitué le cuir à la laine, a su s’adapter à l’évolution de la demande et diversifier sa production. Fougères constitue, avec la fabrication de la chaussure, la cité industrielle du département fondée sur des assises rurales qui se sont progressivement intégrées à une économie industrielle moderne et spécialisée.

12Au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, l’économie de l’Ille-et-Vilaine connaît une désindustrialisation favorisée par une conjoncture politique morose et par une conjugaison de facteurs concomitants comme l’endogamie des entreprises, l’isolement géographique, l’absence de mécanisation et une concurrence importante. La déficience financière endémique a par ailleurs touché presque tous les secteurs d’activité dont la majorité ne reposait souvent que sur des capitaux familiaux : la verrerie et les industries minérale et sidérurgique ; ces dernières ont été de surcroît confrontées à la pauvreté des gîtes et à leur absence de régularité. Le textile, principal représentant de l’industrie dispersée, illustre aussi cet échec ; de même que l’industrie chaufournière qui subit la concurrence des usines de chaux mayennaises dont les expéditions en Bretagne prirent une importance croissante dès 1865. Face à cette concurrence, on remarque toutefois une volonté réelle de résistance chez certaines petites entreprises qui, tout en maintenant un savoir-faire traditionnel, tentent de se moderniser, engendrant des procédés mixtes dans le secteur textile, en métallurgie ou en meunerie. Au sein d’un même établissement, il n’est pas rare de voir coexister fonte au bois et affinage à la houille ; filage mécanique et tissage à la main ; moteurs hydrauliques et thermiques. Cette mixité technologique se trouve à l’origine d’un paysage industriel où coexistent deux systèmes économiques différents soumis à des phénomènes entrelacés d’essor et de déclin. Cependant cette survivance est temporaire et la disparition des branches anciennes semble inéluctable. La reconversion devient alors la seule alternative comme en témoignent les fonderies et les usines de construction mécanique qui ont succédé aux forges et se sont adaptées à une société agraire en produisant des instruments aratoires.

II. Paysage, architecture et patrimoine industriel

1. Existe-il un modèle d’architecture industrielle ?

13En parfaite osmose avec son territoire, l’activité industrielle a profondément marqué le paysage breton ; en témoignent les restes archéologiques de hauts fourneaux, de fours à chaux implantés au cœur de la végétation, de galeries de mines, des excavations creusées pour tirer quelques matériaux de construction, ou encore des terrils de schiste ardoisier. Jusqu’au Second Empire, l’architecture industrielle est fortement influencée par un art de bâtir régional caractérisé par l’utilisation des matériaux locaux : schiste, granite et ardoise. Au-delà de cette dimension vernaculaire, l’ensemble de ces unités de production témoigne de l’existence de plusieurs modèles d’architecture industrielle, chaque secteur d’activité ayant généré un type de construction qui répond à une organisation de travail spécifique. Au regard des modèles architecturaux génériques que chacun d’entre eux a adopté, il apparaît que les contraintes techniques ont entraîné une certaine uniformité dans la construction industrielle par branche. Cette constance est perceptible, non seulement dans les grandes lignes architecturales, mais aussi dans leur implantation géographique raisonnée. L’aspect formel et la structure fonctionnelle des bâtiments, ainsi que l’organisation spatiale rationnelle des sites trahissent leur vocation productive que seul, parfois, un œil averti peut percevoir. Ainsi, les tanneries comme les moulins à papier se signalent par leurs séchoirs fermés de persiennes à lames mobiles et leur disposition le long d’un cours d’eau ; jouxtant cette même ressource hydraulique, les minoteries au caractère pleinement vernaculaire se distinguent des autres bâtisses par leur hauteur qu’amplifient les travées régulières, leur procès de fabrication reposant sur la gravité ; les sites chaufourniers sont le lieu où l’on modèle le terrain en intervenant par exemple directement sur l’excavation pour y créer des rampes d’accès de façon à accéder à moindre effort à hauteur des gueulards dont les massifs dominent la carrière de calcaire, souvent inondée ; la rationalité des sites métallurgiques, placés en contrebas et en aval d’une chaussée qui les sépare d’une retenue d’eau, répond à un choix stratégique visant à limiter tout effort de manutention et à optimiser le potentiel énergétique ; les lanterneaux ou encore les hautes cheminées d’usine en briques sont autant d’éléments distinctifs d’une activité industrielle passée. Avant tout fonctionnelle, l’architecture industrielle se caractérise ainsi par des éléments structurels inhérents à sa production qui la distingue de l’architecture civile.

14Au fil du temps, les édifices tendent progressivement à se libérer du poids des traditions régionales. À la fin du XIXème siècle, l’expansion du machinisme conjuguée à l’utilisation de nouveaux matériaux et à l’apparition des nouvelles sources énergétiques qui affranchissent le site de la proximité d’une rivière, ont une incidence directe sur l’architecture industrielle. L’emprise parcellaire des usines progresse rapidement ; ces dernières se dotent d’embranchements ferroviaires et voient l’édification d’entrepôts et de magasins industriels. Ce changement d’échelle s’accompagne d’une rupture architecturale qui s’accentue au XXème siècle avec la généralisation du métal et du béton armé utilisés pour leurs qualités techniques, davantage comme matériaux de substitution que comme sources de nouvelles créations plastiques. La construction en moellons équarris est progressivement abandonnée pour une mise en œuvre qui se caractérise, d’une usine à l’autre, par une ossature en bois6, en métal7 ou en béton armé8. La technique de l’aggloméré qui substitue le parpaing à la pierre se développe. Le caractère industriel des nouvelles constructions est d’autant plus visible que la souplesse mécanique de ces matériaux est à l’origine d’une enveloppe qui s’adapte à la fonction de chacun des ateliers. La technologie interne, déjà lisible dans les constructions antérieures, est encore visible ici comme l’illustrent les bâtiments des colonnes de distillation. Mais le minimalisme architectural vers lequel tendent ces nouvelles usines va de plus en plus limiter cette lecture ; les zones industrielles constituent le point d’aboutissement d’une architecture entièrement déshumanisée qui consiste en un volume simpliste de béton recouvert ou non d’essentage de tôle. Face à ces volumes primaires où la fonctionnalité ne transparaît plus à l’extérieur, se distinguent quelques édifices ostentatoires empreints de néo-classicisme9 ou de modernité10, dus aux rares initiatives de patrons qui souhaitent affirmer leur prestige.

2. Où en est la conservation du patrimoine industriel ?

15Estimer l’état de conservation du patrimoine industriel de l’Ille-et-Vilaine implique forcément de s’interroger sur la représentativité de son tissu industriel originel. Or, en ayant abordé l’histoire industrielle du département d’une part, via les archives et les travaux historiques et d’autre part, à travers son architecture, il apparaît manifeste qu’il existe un important décalage entre le tissu ancien et ce qui subsiste aujourd’hui. Le meilleur exemple est la désindustrialisation remarquée au plan historique au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, alors que la cartographie réalisée à partir des témoignages in situ fait apparaître cette période comme la plus faste au niveau des implantations industrielles. Il semble donc important d’insister sur ce décalage paradoxal qui existe entre l’histoire et les témoignages architecturaux qui, malgré un échantillonnage complet, ne sont pas forcément représentatifs de l’ensemble de la réalité, comme l’atteste par ailleurs l’industrie textile ; malgré son rôle essentiel, celle-ci n’est quasiment pas représentée sur le terrain du fait de son organisation proto-industrielle dont l’exercice s’effectuait essentiellement à domicile. L’industrie dispersée serait-elle étrangère au patrimoine industriel ?

16En dehors du textile, la répartition géographique et quantitative du patrimoine suit à grands traits les principaux pôles dans lesquels l’industrie a été la plus marquante. Le patrimoine industriel de l’Ille-et-Vilaine prend corps dans une palette de sites allant de la friche à la réhabilitation en passant par les usines toujours actives. Les branches les mieux représentées sont les industries extractive (bassins granitiques) et agro-alimentaire (meunerie), ainsi que celle des peaux et du cuir puisque Fougères conserve encore une trentaine d’usines de chaussure pour la plupart transformées en logements ou réhabilitées par le secteur tertiaire.

17Traiter du patrimoine industriel en milieu urbain nous amène à nous interroger non seulement sur sa place mais aussi sur sa (re)- définition. En ville, la construction industrielle apparaît comme une architecture mimétique dans le sens où de nombreux ateliers se fondent dans la trame urbaine ; ils sont soit rejetés en fond de parcelle au-delà d’un porche (patrimoine retiré), soit dissimulés derrière une façade d’immeuble traditionnel (patrimoine absorbé). On se rend bien compte ici, dans ces contextes urbains, que le patrimoine industriel ne relève pas toujours du spectaculaire et peut tout aussi bien se nicher au fond d’une cave. Le fait que cette architecture ne se caractérise pas systématiquement par une esthétique industrielle n’enlève pourtant rien de sa valeur puisqu’il s’agit avant tout d’un lieu de travail, d’un atelier dont le seul équipement intérieur suffit à son fonctionnement. Dans certains cas, on a donc davantage à faire à un patrimoine de l’histoire du travail, plutôt qu’à un patrimoine de l’architecture, la fonctionnalité dominant, dans cette configuration, l’esthétique, puisqu’il existe une multiplicité des formes de production.

III. Patrimoine et culture techniques

18Un des intérêts de l’étude des machines de production ainsi que des objets issus de la civilisation industrielle est de les appréhender comme les témoignages d’une culture technique. Ces objets manufacturés sont riches d’informations et apportent des éléments de connaissance sur leur genèse, sur leur évolution dans le contexte sociétal, sur les innovations et leurs techniques de fabrication, sur la circulation des savoir-faire autant que sur les tendances commerciales qui ont cours à l’époque de leur diffusion. C’est à ce titre que j’ai mené une étude fouillée sur la fabrication de la chaussure à Fougères au XIXème siècle. Parce qu’elle a abandonné la laine pour le feutre vers 1850 avant d’adopter le cuir une dizaine d’années plus tard et parce qu’elle a sans cesse créé de nouveaux modèles essentiellement destinés à une clientèle féminine pour des raisons lucratives, cette industrie fougeraise a parfaitement su répondre aux besoins d’une société en perpétuel mouvement. Elle est aussi apparue comme une déclinaison du modèle industriel textile distinguant les travaux de préparation réalisés à domicile jusqu’au cours du XXème siècle, tandis que l’assemblage des différentes pièces n’était possible qu’en atelier avec des machines plus perfectionnées. Parmi elles, la machine Blake présente à Fougères à la fin du XIXème siècle a mis fin à la couture à la main entraînant une transformation radicale dans l’organisation du travail (démultiplication des tâches) ; l’augmentation de la productivité qui en a découlé s’est parallèlement accompagnée d’une baisse des salaires en raison de la déqualification du travail ramené à celui de simple opérateur. Ce processus initié par l’apparition d’une nouvelle machine dans la chaîne de production montre que l’invention technologique n’est pas seulement synonyme de perfectionnement ou d’accélération dans l’exécution des tâches ; elle remet aussi directement en cause l’organisation productive du travail et les conséquences sociales peuvent être irrémédiables pour une frange des ouvriers comme l’atteste le cas fougerais et les nombreuses grèves qui ont éclaté au début du XXème siècle dans la cité médiévale des Marches de Bretagne.

19Véritables marqueurs de l’histoire des techniques au cours des siècles, les machines de production sont pourtant très faiblement représentées sur le terrain. Comme les usines désaffectées, elles sont d’une grande fragilité et disparaissent rapidement ; bien souvent, elles sont ferraillées par manque de place. Ces machines font pourtant partie intégrante des usines et leur rôle ne cesse de grandir au fil du temps. À partir du XXème siècle, on assiste conjointement à une déshumanisation de la construction industrielle et à un développement croissant des chaînes de production qui prennent de plus en plus d’importance, tant au niveau spatial (construction automobile), qu’au niveau de la technicité. Les recherches menées sur l’Ille-et-Vilaine ont permis de sauvegarder la dernière chaudière à vapeur en activité dans le département. C’est en raison de sa rareté et de son parfait état de conservation que cette chaudière Babcock et Wilcox d’origine américaine, datée de 1937, a fait l’objet d’une procédure d’inscription à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques qui a abouti à son enregistrement en 2001. Cette inscription semblait nécessaire étant donné la disparition massive de ces engins qui étaient évalués, en 1910, à près de mille répartis sur l’ensemble du département. Après avoir cessé de fonctionner au cours de l’année 2000, elle a été démontée puis déménagée à Teillay (35), sur le site de l’ancienne mine de fer de la Brutz actuellement inscrite dans un vaste programme de réhabilitation en espace culturel et touristique consacré à l’histoire minière régionale (fig.10).

Conclusion

20Loin des traditionnelles approches monographiques ou sectorielles, l’objectif de ces recherches était de révéler un pan entier d’une société à travers l’ensemble de son tissu industriel et de ses composantes architecturales, patrimoniales et technologiques. Aborder le patrimoine industriel de l’Ille-et-Vilaine selon cette conception extensive a permis de mettre à jour un modèle original d’industrialisation rurale fondée sur la pluriactivité, déjà observé dans d’autres régions marquées par leurs propres spécificités, comme les toiliers du Cambrésis ou bien la petite métallurgie jurassienne étudiée par Jean-Marc Olivier11.

21L’histoire industrielle de la Bretagne s’illustre par sa communion avec son milieu naturel, par son processus linéaire, sa modération et son absence de rupture dans ses choix socio-économiques et techniques mais aussi dans son paysage, les ateliers empruntant d’abord un style vernaculaire. La persistance des savoir-faire semble ici moins synonyme de conservatisme que gage de qualité des produits et condition de maintien sur le devant du marché (au moins temporairement). Source d’équilibre social et régulant l’exode, cette industrialisation rurale douce a été menée à la fois par des hommes qui se sont inventés agro-chaufourniers, agro-ardoisiers ou encore agro-chaussonniers, mais aussi par de véritables petits entrepreneurs soucieux de maintenir leur activité à un bon niveau. L’effort d’adaptation a été démontré chez certains d’entre eux qui, soit se sont reconvertis en fonction de la demande, soit ont opté pour des procédés technologiques mixtes leur permettant de se mécaniser tout en conservant une certaine maîtrise de leur métier. Face à cette histoire industrielle progressive fondée sur l’énergie hydraulique qui domine le long XIXème siècle et sur une part importante de travail à domicile, la Bretagne a aussi été le théâtre d’avancées significatives et a su faire preuve d’un véritable dynamisme, de modernisme et d’innovations. Dotée d’une richesse minérale et ayant expérimenté les techniques les plus novatrices notamment en matière d’exhaure, elle est jusqu’en 1850 un passage obligé pour les jeunes élèves ingénieurs de l’École des mines. Par exemple, la mine de Pont Péan se distingue par ses aménagements hydrauliques de haute technicité mis en place par l’ingénieur hydraulicien P.-J. Laurent, lesquels illustrent L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1765) et servent de référence aux articles sur les pompes et le plomb. Dans les années 1890, elle est le premier site extracteur de plomb argentifère du territoire national. Au milieu du XXème siècle, l’usine marémotrice de la Rance apporte une contribution capitale à l’évolution des techniques du génie civil et à la mise au point des groupes bulbes désormais diffusés à l’échelle mondiale par les constructeurs français. À la même époque, le radôme de Plemeur-Bodou dans les Côtes d’Armor, le seul conservé parmi les cinq analogues conçus dans le monde, témoigne d’une autre innovation dans le secteur des télécommunications.

22Aussi, pour alimenter la connaissance et garder le souvenir d’une telle histoire industrielle caractérisée par l’interpénétration d’organisations socio-productives variées, la sauvegarde des outils de production et des sites les plus représentatifs est impérative. Porteur de sens, le patrimoine industriel est pourtant menacé par son extrême fragilité, d’où la nécessité d’entretenir sa mémoire et d’assurer son devenir, ne serait-ce que par respect envers les hommes qui l’ont façonné, fait vivre et porté jusqu’à nous.