1L’industrie française du papier peint a dominé économiquement le monde occidental de la fin du XVIIIème siècle aux années 1880 par sa créativité esthétique mais aussi technique. Pourtant, lorsque paraît en 1935 la première histoire du papier peint en France1, ses auteurs constatent que cette histoire, en dépit de l’omniprésence de cette forme de décor en Occident, n’a suscité pratiquement aucun ouvrage, ne serait-ce que d’érudition, dans ce pays. Soixante-dix ans plus tard, alors que le papier peint connaît un déclin peut-être irréversible sur le plan industriel, son histoire commence à être mieux connue depuis une vingtaine d’années grâce à des expositions, des travaux scientifiques de haut niveau, un musée spécialisé depuis 1983… Tout ceci est le résultat d’une politique patrimoniale initiée dans les années 1960 mais loin d’être achevée. Le propos de cette communication est d’en faire le bilan pour la France.

2Un mot d’histoire tout d’abord. Le papier peint a pris un rapide essor en France dans les années 1770, à la suite du succès des Britanniques dans ce domaine depuis au moins le début du XVIIIème siècle. L’intérêt pour l’histoire du papier peint, de son côté, commence dans la seconde moitié du XIXème siècle mais il faut attendre les années 1920-1930 pour qu’elle prenne un tour scientifique avec d’importantes publications aux États-Unis, en Grande-Bretagne et finalement en France2, alors que s’ouvre à Kassel en 1923 le Deutsches Tapetenmuseum qui rassemble, pour l’essentiel, des papiers peints français, des papiers peints panoramiques en particulier3. À cette époque, le papier peint est omniprésent dans le décor occidental et les entreprises sont aussi nombreuses que prospères : elles le deviennent plus encore au lendemain de la Seconde guerre mondiale, alors que s’ouvrent les gigantesques marchés liés à la reconstruction et à l’urbanisation massive. Dans les années 1960-70, l’activité se maintient à un niveau élevé, mais l’essor de nouvelles techniques (l’impression en hélio, l’emploi du vinyle, des encres gonflantes), la concurrence accrue de pays à main-d’œuvre moins coûteuse (à l’époque l’Italie et l’Espagne) entraînent le début d’une vague de restructurations qui se continue à l’heure actuelle : la consommation est passée de 80 à 50 millions de rouleaux annuellement de 1970 à nos jours, le nombre d’entreprises a fondu à vue d’œil, tombant d’une quarantaine dans les années 1960 à moins de cinq et plusieurs sont actuellement très menacées.

3Prévoyant cette situation, Jean-Pierre Seguin, alors conservateur au cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale, réussit, en 1967, à lancer dans le cadre du CNRS, un inventaire des collections de papier peint conservées dans des mains privées qui risquaient de disparaître ou d’être dispersées4. C’est ainsi que furent successivement inventoriés le fonds de la manufacture Hans & fils5, héritière de la mythique manufacture Balin6, celui de la manufacture Leroy qui, par suite d’opérations de concentration successives, possédait aussi le fonds Desfossé & Karth et des éléments du fonds Dufour, puis le fonds Zuber & C^ie de Rixheim qui s’est révélé finalement le plus riche et surtout le mieux documenté. Le fonds Follot, centré sur l’ample collection élaborée dans la seconde moitié du XIXème siècle par la famille Follot, manufacturiers en papier peint depuis 1859, ne put alors être inventorié.

4Il est fort heureux que ces fonds aient donné lieu à ce travail d’inventaire puisque trois de ces entreprises ont depuis lors disparu. Le fonds Leroy a rejoint le musée des Arts décoratifs à Paris en 1983, le fonds Hans & fils est toujours entre des mains privées et fait actuellement l’objet d’une étude ; quant au fonds Follot, il a été dispersé à partir de février 1982, soit par ventes publiques7, soit par ventes privées, ses pièces maîtresses rejoignant le Musée des arts décoratifs de Paris et le musée du papier peint de Rixheim.

5Quant au fonds Zuber & C^ie, il fut apporté au Musée de l’Impression sur étoffes de Mulhouse en 1982 avant d’être finalement donné par celui-ci à la ville de Rixheim en 1996. Cette ville en a confié la gestion au musée du Papier peint qui avait ouvert ses portes en 1983. L’originalité de ce fonds, en dehors de son ampleur et de sa qualité, c’est la présence, en plus des papiers peints, d’un fonds incomplet mais fort riche d’archives de l’entreprise permettant de restituer partiellement sa vie de 1790 à nos jours : à notre connaissance, il s’agit du seul fonds de ce type dans le domaine du papier peint et les informations qu’il donne dépassent de loin le cadre de la seule manufacture Zuber8.

6Ce qui ajoute à l’intérêt de ce fonds tient à l’histoire exceptionnelle de cette manufacture9. Fondée en 1790 à Mulhouse sous la raison sociale Nicolas Dollfus & C^ie, elle se caractérise d’emblée par une politique fondée sur la qualité, grâce à son directeur artistique, Joseph-Laurent Malaine (1745-1809), qui dessine des fleurs aux Gobelins de 1786 à 1792 et des papiers peints chez Arthur & Robert, une des principales manufactures de la capitale. Durant la Révolution, elle a pour principal marché le monde germanique où les papiers peints français commencent à rencontrer un grand succès. En 1797, profitant de la disponibilité d’une ancienne commanderie de l’Ordre teutonique à Rixheim, aux portes de la ville encore indépendante, l’entreprise y installe ses 48 tables d’impression. À partir de 1802, Jean Zuber (1773-1852), un membre du patriciat mulhousien engagé en 1791 comme voyageur, reprend l’affaire et la transforme en une des principales firmes de la branche. On lui doit les principales innovations de la profession qui font l’objet de brevets : papier en continu, impression en taille-douce. En même temps, la manufacture continue à privilégier la qualité en lançant en particulier les papiers peints panoramiques appelés à un large succès dans le monde occidental, jusque dans les années 1860. Après le départ à la retraite de Jean Zuber en 1834, ses deux fils maintiennent l’entreprise à un haut niveau jusqu’en 1853 et mettent en place la mécanisation de l’impression. Ivan Zuber, représentant de la troisième génération, dirige ensuite l’affaire jusqu’en 1907 : il profite des bas salaires locaux et de la tradition de qualité pour maintenir l’entreprise au plus haut niveau en privilégiant le haut-de-gamme, mais sans investissement majeur ; la mécanisation n’est pas poussée puisque l’on préfère l’impression à la main, artistiquement plus satisfaisante. Après la première guerre mondiale, l’entreprise continue difficilement sa production courante sur un marché déprimé mais profite surtout du renouveau de l’engouement américain pour les papiers peints panoramiques qui continuent à être imprimés, sans nécessiter d’investissement. Après 1945, l’entreprise se maintient grâce à la forte demande mais ne se renouvelle pas : vendue au groupe textile Schaeffer en 1968, puis à Chalaye SA en 1983, elle se spécialise alors exclusivement dans les papiers peints panoramiques qui continuent à être imprimés.

7Son fonds patrimonial est apporté au musée en 1982. Il ne comporte pas seulement les archives artistiques et commerciales de l’entreprise, mais aussi du matériel de fabrication qui permet de suivre les étapes de la production, du XVIIIème siècle au début du XXème siècle, en particulier une table d’impression, une fonceuse, deux machines d’impression (1878 et 1889), un drapoir à tontisse10. Les choix muséographiques juxtaposent une salle technique et une salle consacrée aux papiers panoramiques, difficilement déplaçables, à des salles d’expositions temporaires, régulièrement renouvelées11. Cette option permet de faire tourner largement les collections (plus de 130 000 papiers peints) tout en explorant des thèmes divers. Au cours des années, cela a permis de monter une cinquantaine d’expositions avec des démarches stylistiques, d’inspiration traditionnelle, comme par exemple l’étude des papiers peints en arabesques de la fin du XVIIIème siècle12, mais aussi des approches plus techniques, comme Technique et papier peint13 ou encore interdisciplinaires avec Comme un jardin14. Des colloques, des programmes de recherche internationaux ont fréquemment complété ces expositions, permettant de faire avancer la connaissance du papier peint comme matériau de façon plus large parce que plus scientifique qu’auparavant.

8Par ailleurs, la manufacture Zuber & C^ie ayant tenté d’exporter illégalement ses planches d’impression au printemps 1993, a vu ses planches et son matériel d’impression manuel classés d’office par décret du 18 juin 1993. Devenu propriété de la ville de Rixheim, ce matériel est sous le contrôle scientifique du musée de Rixheim.

9En matière de papier peint proprement dit, la France possède donc un exceptionnel ensemble de fonds, sans doute le plus important du monde tant en qualité qu’en quantité15 : le musée des Arts décoratifs possède des collections exceptionnelles données par les grandes manufactures à partir des années 1880 et complétées par le fonds Réveillon-Jacquemart & Bénard (fin du XVIIIème siècle), le fonds Leroy (1842-1982) y compris, comme on l’a vu, une importante partie du fonds Desfossé, le fonds Inaltera (après-guerre), auxquels s’ajoutent de nombreux documents isolés, presque exclusivement français. Le musée de Rixheim a amplement élargi son fonds d’origine locale par le fonds Claude frères, un ensemble international pour la période 1870-1900, initialement conservé au musée de l’Impression sur étoffes de Mulhouse16, de nombreuses acquisitions de collections comme celle de Louis Marc à Toulouse17, sans parler de pièces isolées qui couvrent désormais l’ensemble de l’histoire du papier peint des origines à nos jours sur le plan international et lui permettent d’organiser régulièrement des expositions. Récemment, il a acquis un fonds de la manufacture allemande Salubra, fermée début 200318. Enfin, il acquiert systématiquement la création contemporaine, en privilégiant la dimension manufacturière. De son côté, la Bibliothèque nationale conserve dans le cadre de son cabinet d’estampes le fruit du dépôt légal pour la période 1798-1802 : ces papiers peints ont fait récemment l’objet d’un inventaire de Christine Velut19.

10La bibliothèque Forney à Paris possède un ensemble varié d’échantillons et de dessins des grandes manufactures françaises comme Dufour ou Leroy couvrant la période 1800-1840 et 1890- 195020. Cette collection, cataloguée, a fait l’objet de l’exposition Le bon motif à l’automne 2004. Enfin, dernière collection publique française : la firme Grantil de Chalons-en-Champagne a déposé ses archives du XIXème siècle aux archives départementales de la Marne.

11Il existe par ailleurs des collections privées : Patrice Mauny, possède une belle collection qui a servi de modèle à la production de la firme du même nom, dont il est l’héritier21 ; elle comporte un beau choix de documents de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècle, catalogués par Véronique de la Hougue et présentés lors de diverses expositions22. La firme ESSEF possède toujours ses archives depuis ses débuts, en 1887. La famille Hans conserve jusqu’en 1980 la fabrication de la manufacture du même nom qui a pris le relais de la mythique fabrique Balin à la fin du XIXème siècle ; elle est l’objet d’un projet de publication. Le revendeur de papier peint Germain de Lyon avait monté de son côté une collection de pièces exceptionnelles du XIXème siècle, qui est aux mains de ses descendants23.

12Indépendamment des collections, au cours des quinze dernières années, les services de l’Inventaire et ceux des Monuments historiques ont enfin attaché une importance accrue à la documentation, à l’inscription ou au classement des papiers peints : la base Palissy propose par exemple 96 fiches, hélas bien peu normalisées. L’exposition consacrée par le musée des Arts décoratifs aux papiers peints panoramiques24 en 1991 a entraîné une attention accrue de ces services à ce type de décor, tout comme, de son côté, celle des Papiers peints en arabesques25 du musée de Rixheim en 1995 dans ce domaine spécifique26 ; en dehors de ces cas exceptionnels, l’intérêt commence aussi à se porter sur des papiers peints plus communs qui font partie intégrante du décor de la maison et qui, à ce titre, méritent qu’on les documente, les protège et les conserve27. De son côté, le musée du Papier peint a entrepris de réaliser, à partir des informations qu’il centralise, une base de données d’intérieurs comportant des papiers peints, quel que soit leur type : cette base internationale, en cours d’informatisation, offre une documentation consultable, sans équivalent sur ce thème.

13La recherche universitaire, s’intéresse enfin au papier peint : deux thèses déjà soutenues renouvellent l’approche. Christine Velut a consacré un magnifique travail sur la consommation du papier peint à Paris à la fin du XVIIIème siècle et au du début XIXème siècle28. Pour ma part, mon travail sur l’histoire matérielle du papier peint de 1770 à 191429 s’efforce de dépasser la cadre stylistique habituel pour en proposer une histoire matérielle en suivant concrètement le papier peint de sa conception à sa pose sur les murs de la maison, l’étude se fondant pour l’essentiel sur les archives Zuber, la série O des Archives nationales jusqu’en 1792 et les fonds documentaires collectés par le musée de Rixheim. Enfin, Jérémie Cerman rédige actuellement une thèse sur les papiers peints Art nouveau30. L’ensemble de ces travaux donne enfin au domaine du papier peint des bases scientifiques31. Un petit centre de documentation et de recherche autour de Dufour vient même de se créer à Tramayes, sa ville natale, proche de Mâcon32.

14En revanche, il reste énormément à faire sur le plan technique : si on commence à mieux maîtriser cette dimension d’un point de vue historique33, le matériel conservé reste rare. Le musée de Rixheim conserve et présente, on l’a vu, un ensemble important dans ce secteur34, mais le matériel des entreprises disparues a été généralement détruit ; la gigantesque presse à gaufrer de Balin est enterrée dans le faubourg St Antoine parce que trop lourde à déplacer ; sur le site de l’usine Leroy à Ponthierry (Seine- &-Marne), cependant, il reste une machine à imprimer en 26 couleurs, il est vrai dans un état médiocre de conservation35 ; il était question de l’intégrer au décor d’un centre culturel. Des éléments de cette machine sont aussi stockés à La Villette. Lors de la transformation de la manufacture Dumas à Montreuil-sous-Bois en centre d’activités artisanales, une machine d’impression, réduite à son squelette, a été maintenue en place à des fins de mémoire dans les bâtiments. On peut également se poser la question de la conservation des savoir-faire au moment où l’impression manuelle ne semble plus tenir qu’à un fil36 et où les techniques mécaniques seront sans doute remises en cause par le numérique dans les années à venir.

15 Enfin, alors que, ces quinze dernières années, les commerces de papier peint ont fermé les uns après les autres, il est rare que les fonds de ces commerces aient rejoint un dépôt ; du moins, les collections anciennes de papier peint que certains possédaient ont-elles été collectées par les musées37.

16En conclusion, le bilan montre certes une réelle avancée, avec la sauvegarde et l’étude d’importantes collections. C’est la preuve que le papier peint est désormais considéré comme un art décoratif tout comme l’est, par exemple et depuis longtemps, le textile sous ces différentes formes. Mais force est de constater que la dimension technique et économique n’a pas autant retenu conservateurs et chercheurs. Aussi, dans l’avenir, notre connaissance risque de pâtir de cette situation qui fausse le regard sur ce produit dont l’approche ne saurait être uniquement esthétique.