1S’il y a un thème qui est le fait des dernières décennies du XXème siècle, c’est celui de la patrimonialisation de l’industrie et de sa transmission sous forme de musée. Cependant, l’industrie au musée est aussi un thème qui peut se décliner durant les deux siècles derniers avec plusieurs composantes. Les musées d’art et d’industrie créés au XIXème siècle le sont dans des contextes régionaux bien particuliers où innovation, développement industriel et solidarité sont liés tout en s’intégrant dans un environnement national où la visée encyclopédique est prédominante et où les « arts utiles » sont montrés dans les grandes expositions qui ponctuent régulièrement cette période. Cette vision « moderne » de l’industrie est portée par l’idée que le progrès technique est synonyme de paix sociale. À la fin du XXème siècle, les créations de musées industriels reposent alors sur l’importance accordée à la mémoire des sites industriels délaissés par l’activité.

I. Des musées porteurs du progrès industriel

2Les nombreux musées qualifiés de « musée industriel », « musée d’art et d’industrie », « musée industriel et commercial » naissent au début du XIXème siècle, quelquefois à l’état de projet, pour se concrétiser après 18481. C’est ainsi que le projet du « musée commercial, maritime et industriel » de Nantes est établi en 1834, celui du « musée industriel » à Épinal en 1836 tout comme le musée de la dentelle à Calais en 1841, le « musée d’art et d’industrie » de Saint-Étienne et celui de la bonneterie de Troyes commencent à exister en 1853, le musée industriel et agricole de Lille en 1854, le musée historique des tissus de Lyon en 1856, celui du dessin industriel au sein de la puissante Société industrielle de Mulhouse en 1857. Ainsi la plupart des grandes villes manufacturières se dotent de cet équipement afin de jouer le rôle de vitrine exemplaire de l’industrie française2. Mais est-ce bien uniquement de cela qu’il s’agit ?

3Il semble que la création de certains de ces musées soit à rattacher à l’existence de ce que Rémy Cazals appelle la place industrielle et de la conscience de cette place3. Comment la caractériser ? « En général, plusieurs entreprises se livrent à l’activité caractéristique de la place qui est à la fois un terrain de concurrence et de solidarités favorisées par des liens familiaux, éventuellement religieux, par "l’encastrement" dans des réseaux sociaux »4. L’auteur définit ainsi les caractéristiques essentielles de la place industrielle. Une production identifiable qui s’inscrit dans la durée, quelquefois sur un mythe fondateur, une proximité géographique entraînant la création de structures collectives, un paysage architectural (voire même coloré et odorant) particulier aboutissent à une fierté et à un souci de réputation de la place de la part des acteurs tels sont les éléments constitutifs de la place qui peut ainsi se situer par rapport aux autres places.

4La conscience de la place industrielle a été essentielle dans l’émergence de nombreux musées « industriels » au XIXème siècle. Les exemples les plus pertinents semblent être ceux du musée d’impression sur étoffe de Mulhouse, d’art et d’industrie de Saint-Étienne voire celui industriel de Besançon (dans son ébauche), sans oublier bien d’autres musées qui sont aujourd’hui tombés dans l’oubli.

5Le cas de Mulhouse permet d’appliquer rigoureusement la théorie de Rémy Cazals. Le mythe fondateur de la naissance de l’industrie mulhousienne est toujours répété dans les diverses publications, il est évoqué à partir de l’association de trois jeunes personnages, Jean-Jacques Schmaltzer (25 ans), Samuel Koechlin (27 ans), Jean-Henry Dollfus (artiste peintre, 22 ans) qui fondent la première manufacture d’indienne dans la ville en 17465. La réussite des jeunes pionniers entraîna d’autres créations de fabriques de toiles peintes qui se trouvèrent au nombre de 21 en 1786. Une formidable expansion industrielle s’en suivit au XIXème siècle qui développa, outre l’impression, la filature et le tissage du coton, l’industrie lainière, l’industrie chimique, la construction mécanique. Les facteurs économiques de cette expansion sont très importants mais également les facteurs humains et en particulier les caractéristiques des industriels mulhousiens :

« Une religion commune, le protestantisme réformé très strictement pratiqué, une morale rigoureuse, une origine praticienne identique aboutissant à un esprit de caste très exclusif, de solides traditions libérales et familiales et, enfin, last but not least, une conception puritaine du travail productif considéré comme une fin en soi »6.

6C’est ainsi que l’on peut qualifier Mulhouse de place industrielle dont la conscience est très forte. La création de la Société industrielle de Mulhouse le 25 décembre 1825 et le bureau constitué le 3 février 1826 incarnent « l’unité matérielle et morale de l’industrie mulhousienne », elle fait partie du réseau de « solidarité » défini par Rémy Cazals. D’après ses statuts et dans l’esprit de ses créateurs, elle est « un centre d’étude et un foyer d’activité sociale », ce qui va permettre la création d’autres institutions communes qui vont renforcer la croissance. Le rôle pionnier dans le domaine du logement social est bien connu, c’est une préoccupation de la SIM dès 1851 par la voix de Jean Zuber, la Société mulhousienne des cités ouvrières est constituée en 1853. Les actions se multiplient et, en particulier, celles concernant la formation tant au niveau des écoles primaires que de l’enseignement technique et supérieur. L’École supérieure de chimie est fondée en 1822 sous le patronage de la SIM, l’École de dessin en 1829 et est installée dans les nouveaux locaux de la SIM en 1909, l’École supérieure de filature et de tissage est créée en 1861. La fondation de ces établissements démontre la solidarité et la cohésion des industriels dans leur volonté de pallier à certaines carences de l’État dans la formation des cadres et des ouvriers de l’industrie. La place industrielle prend toute sa signification dans l’analyse de Bernard Thierry-Mieg7 : « Ce que la Société industrielle a compris, aux temps dont nous parlons, c’est qu’au-delà des devoirs individuels, attachés à la fonction patronale, il doit exister des instances collectives, non pour bloquer les initiatives, mais pour étudier, décider et agir en commun ». Voilà dans quel contexte est créé le musée de l’impression sur étoffe. « Soyons les premiers à donner l’exemple de la création d’un musée industriel. Cherchons à recueillir les débris épars du passé et surtout à réunir les produits de l’époque actuelle »8. En 1832, ces mots sont prononcés par Daniel Dollfus-Ausset lors d’une assemblée générale de la SIM, ce qui se traduit, l’année suivante, par une circulaire envoyée aux quarante-deux manufactures d’impression du Haut-Rhin afin de recueillir des échantillons de fabrication. Ceci constitua l’ébauche des collections du musée actuel. D’autre part, en 1858 est créé le musée de dessin industriel destiné à renseigner les dessinateurs et les industriels du pays sur les nouveautés qui paraissent chaque année dans le domaine de l’impression sur tissu.

7L’ensemble de ces collections constitue l’histoire de l’impression en général et plus spécialement de l’évolution de cette industrie dans la région. Il concourt par-là au progrès de tout ce qui se rattache au dessin industriel, à la gravure et à la fabrication des toiles peintes9. En 1872, le musée est placé sous le patronage de la Société industrielle de Mulhouse. Auguste Klenck, dans un rapport annuel présenté, au nom du comité des Beaux-Arts, sur les collections du musée de dessin industriel s’exprime ainsi :

« Nous n’avons plus à insister sur l’immense intérêt que présentait la création d’un musée destiné à rappeler l’origine et les progrès de notre cité et de notre centre industriel ; ses collections, qui ne peuvent manquer de s’enrichir de plus en plus, resteront et seront transmises à nos descendants comme le Livre d’or et les archives vivantes de la gloire industrielle de notre province »10.

8À la suite de la guerre de 1939-1945, une réorganisation est rendue nécessaire. Une association de droit local « musée de l’impression sur étoffes » est constituée en 1955 et la SIM dépose ses collections y compris celles provenant de son musée des arts décoratifs, de son musée technologique et ethnographique. Le Conseil d’administration est bien le reflet de cette longue histoire, il comprend six membres représentant la ville, six la SIM, et deux la chambre de commerce. Les collections concernent à la fois le domaine de la technique et celui des arts décoratifs. Des outils et des machines permettent de présenter l’évolution des techniques d’impression depuis le XVIIIème siècle. D’autre part, les collections textiles sont de la plus grande importance, elles se composent de deux entités11. Le service d’utilisation des documents poursuit la politique mise en place par la SIM au début du XIXème siècle ; centre de documentation ouvert à l’origine aux dessinateurs locaux, il permet aux industriels du textile du monde entier, créateurs, éditeurs, stylistes, responsables de collections, de consulter cette base constituée d’échantillons. Mille huit cents livres renfermant trois millions d’échantillons et mille dessins de grande taille permettent de suivre l’impression en Alsace des années 1760/1770 jusqu’aujourd’hui ainsi que pour d’autres centres français (Nantes, Jouy-en-Josas, Rouen) et étrangers. En 2001, l’acquisition du fonds Texunion regroupant les archives de plusieurs entreprises mulhousiennes du groupe DMC et couvrant les années 1850 à 1990, a accru considérablement le potentiel du centre de documentation. La deuxième partie des collections concerne les textiles qui ne se trouvent pas sous forme d’échantillons mais qui peuvent se présenter sous forme d’étoffes en panneaux ou confectionnées pour l’ameublement ou l’habillement ou bien d’accessoires comme les châles et les mouchoirs imprimés. Depuis la collection du mulhousien Engel-Dollfus donnée en 1826, les dons se sont succédé, enrichissant et stimulant la création contemporaine textile. Enfin, il est nécessaire de mentionner la bibliothèque, outil de travail indispensable, constituée à l’origine pour le musée du dessin industriel afin de former et stimuler la créativité des dessinateurs locaux. Avec l’exemple de Mulhouse, il est possible de percevoir comment la conscience de place industrielle a été principalement à l’origine de la création d’un musée d’art et d’industrie.

9Il en est de même de l’activité soyeuse de Lyon. En effet, le rapport de 1859 fait à la chambre de commerce de Lyon par M. Natalis Rondot sur le musée d’art et d’industrie de la ville porte également l’empreinte de l’idée d’un musée participant à la réputation de la place.

« Lyon peut soutenir victorieusement la lutte pour la fabrication courante avec l’industrie étrangère. La Mode, cette impérieuse maîtresse, n’a jamais trouvé Lyon soumis servilement à ses caprices ; elle reçoit, dans ce milieu artiste, pour les étoffes de soie, comme à Paris, pour les objets de toilette, de fantaisie et de luxe, ces corrections habiles qui tempèrent les extravagances et donnent un cachet d’élégance, même à des bizarreries fugitives. À tant d’heureux dons, à des traditions et des conquêtes éprouvées par le succès, il faut ajouter un moyen nouveau : le Musée d’Art et d’Industrie dont nous avons parlé est de ces moyens. Mais le système de la grande industrie, l’enseignement élevé et varié de l’art et de la science, l’étude des beautés éternelles de la Création, le constant effort vers un goût plus pur et plus idéal, voilà les meilleures armes pour fortifier et défendre une position que trois siècles de suprématie ont rendue glorieuse12 ».

10C’est ainsi que l’on s’appuie sur le passé pour mieux préparer le futur.

11L’autre exemple retenu est celui de Saint-Étienne. Il est lui aussi fondamentalement centré sur la fierté d’une industrie florissante mais ici bipolaire : l’arme et le ruban. Le développement de la ville de Saint-Étienne est directement lié à la rubanerie qui atteint son apogée au début du XIXème siècle. L’organisation particulière de la Fabrique, vers le milieu du XVIIIème siècle va permettre à l’industrie stéphanoise du ruban de sortir de la tutelle lyonnaise. La production tournée vers la mode, très diversifiée, s’appuie à la fois sur des techniques innovantes, le métier « à la Zurichoise » puis les perfectionnements des métiers Jacquard, ainsi que sur la Fabrique qui permet une organisation rigoureuse du travail à domicile dans l’atelier. Dans les années 1850-1870, jusqu’à 70 000 ouvriers se trouvent dans la sphère d’influence de la Fabrique13. De plus, industrie « propre », la rubanerie va susciter un développement important de la ville avec une architecture particulière. Les immeubles des fabricants, construits à partir de 1840, sont les lieux où les passementiers viennent chercher et remettre leur travail. Ces immeubles ne se trouvent pas au centre ville mais sur les collines environnantes, à l’abri des fumées polluantes de l’industrie minière et métallurgique, leur façade sur rue correspondant aux logements et celle sur cour aux ateliers. C’est une architecture du travail masquée, ce qui la rend « convenable », tout en étant identifiable. C’est ainsi toute la ville qui est marquée par l’industrie, la Fabrique investit le centre ville où elle affirme sa puissance et les immeubles des ateliers sont en périphérie. L’architecture est ici une des composantes de la place industrielle. Le musée de la Fabrique est créé en 1833, ses collections, enrichies et développées, vont rejoindre le Palais des Arts en 1861 avec une prestigieuse collection d’armes acquise auprès du Maréchal Oudinot de Reggio. À partir de cette date, les collections d’armes (elles aussi liées à l’industrie stéphanoise) et de rubanerie sont intimement liées. « Les tenants de la prospérité industrielle étaient très fortement présents dans toutes les instances administratives, juridiques et financières de la ville. C’est leur propre consécration qu’ils déclaraient avec le musée, mais c’est aussi un moyen qu’ils se donnaient, car dès cette époque, le musée fut conçu non seulement comme une "vitrine" des produits des industries locales, mais aussi comme une bibliothèque réunissant les éléments nécessaires à l’étude et au perfectionnement des élèves des écoles d’art et des apprentis »14. En 1889, un rapport est présenté par Alfred Colombet pour la création d’un musée municipal d’art et d’industrie et d’une école de tissage au nom de la commission d’étude, avec, en annexe, un mémoire de Marius Vachon15 du 3 août 1889. Le rapporteur indique : « Il faut qu’un musée rende des services sérieux, essentiels pour le développement intellectuel de la population et pour la prospérité de l’industrie et du commerce ». Marius Vachon propose l’organisation de la Société d’art et d’industrie de la Loire dont il définit ainsi l’objectif :

« accroître le commerce et l’industrie du département de la Loire et de fournir aux ouvriers les moyens de développer leur instruction professionnelle (...) Elle fondera à Saint-Étienne un Musée-Bibliothèque, composé d’œuvres d’art industriel, de modèles en originaux ou reproductions, de dessins, estampes, photographies et livres se rapportant exclusivement aux industries de la région ».

12Marius Vachon définit ensuite les collections qui feront partie du musée. Pour la rubanerie-passementerie il s’agit d’échantillons stéphanois et étrangers mais aussi de métiers et dispositifs techniques. D’autre part, il souhaite la création d’une seconde section consacrée à l’armurerie, organisée de la même façon ainsi qu’une troisième section pour les industries du fer. C’est ainsi qu’est réorganisé ce qui est devenu le musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne. Celui-ci a bénéficié d’un remarquable réaménagement en 2001. À Saint-Étienne, le musée de Fabrique est un des éléments de la mise en place de structures collectives caractéristiques de la place industrielle dont la prégnance est cependant moins grande qu’à Mulhouse. On peut peut-être y déceler les conséquences d’une production industrielle multiple, textile et métallurgique, donc moins identifiable qu’en Alsace où la cohésion se fait sur l’impression sur étoffe, y compris la chimie.

13Quel est le rôle joué par les industriels dans une ville comme Troyes16 marquée par l’industrie bonnetière ? Il faut attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour qu’un groupe d’industriels troyens constitue une importante collection de bas, chaussettes, gants, mitaines, sous-vêtements... Cependant, un « conservatoire industriel » avait été créé dès 1864 avec des collections mécaniques qui ont été entreposées dans de mauvaises conditions. Le matériel est restauré par l’École française de bonneterie lorsqu’enfin, en 1936, la Société académique de l’Aube, la chambre de commerce et d’industrie et la ville s’entendent pour installer les collections se rapportant à la bonneterie dans l’Hôtel de Vauluisant. C’est le 5 juillet 1948 que le musée de la bonneterie est inauguré officiellement.

14La conscience de la place industrielle était-elle assez forte à Calais pour permettre la création d’un musée industriel, même tardivement ? En effet, c’est seulement en 1926, à l’initiative de la chambre syndicale des dessinateurs et esquisseurs de Calais que le musée de la dentelle voit le jour17. Cependant, dès 1862, l’idée d’un musée de la dentelle est envisagée, dans le sillage de l’exposition universelle de 1861, puisqu’il est proposé « d’écrire aux principaux fabricants des deux localités de Saint-Pierre et de Calais qui ont exposé à Londres, à l’effet de leur demander des spécimens de leur exposition »18. La fin du XIXème siècle voit l’installation d’une vitrine, à la demande de la chambre syndicale, pour « y installer une exposition rétrospective des produits de notre industrie »19. Enfin, en 1924, la ville de Calais, la chambre syndicale et la chambre de commerce s’allient pour financer le musée de la dentelle qui est installé dans des salles de l’École des Arts décoratifs. Une partie des collections est constituée par les modèles déposés depuis 1838 au conseil des prud’hommes. Le cas de Calais nous laisse entrevoir que la solidarité entre les industriels pour affirmer le rôle de Calais comme ville de la dentelle n’était pas assez forte pour aboutir à la création d’un musée au cours du XIXème siècle. Est-ce dû à la mécanisation tardive de cette industrie qui importe ses métiers de l’Angleterre ?

15Ainsi, les exemples précédents démontrent que le musée peut être considéré comme une structure collective participant à la réputation de la place industrielle, surtout au XIXème siècle. Il faut également remarquer que ceux-ci se rapportent à l’industrie textile. C’est certainement l’activité qui se prête le mieux à la constitution de collections, en particulier d’échantillons, par ailleurs utiles aux dessinateurs pour la création de nouveaux produits.

16Il serait intéressant d’étudier la création du « musée d’art industriel » de Besançon dont les collections sont à l’origine du musée du Temps. Comme à Mulhouse, comme à Mazamet, l’industrie qui fit la renommée de Besançon repose sur un mythe fondateur. Laurent Mégevand crée en 1793 une manufacture dont les ouvriers sont des immigrés suisses de religion protestante. Le projet de création du musée d’art industriel en 1862 fait suite à l’exposition internationale de Besançon en 1860. Cette exposition est aussi due au fait que les horlogers bisontins investissent la Société d’émulation du Doubs ; ainsi elle participe à la reconnaissance de la ville comme capitale de la montre en se fondant sur la tradition et le savoir-faire. « Le désir d’histoire naît de deux réussites concomitantes : la prospérité de l’horlogerie sous le Second Empire, lorsque la fabrique de Besançon fait enfin ses preuves, et l’acculturation de la « colonie » suisse à la société bisontine, à la troisième génération de l’immigration »20. Des structures collectives sont mises en place : l’École d’horlogerie en 1862 et l’Observatoire « astronomique, météorologique et chronométrique » de Besançon en 1878.

« Il répond ainsi à de nombreuses attentes. Prioritairement avec la chronométrie, à celle de la municipalité et des industriels horlogers francs-comtois qui, désireux de faire face à leurs concurrents suisses et américains, souhaitent conserver à la région sa place de premier producteur de montres et de chronomètres »21.

17Cependant, malgré cet environnement favorable, le musée de l’horlogerie tarde à s’installer. En 1896, c’est un musée d’art industriel qui prend forme à l’initiative de la chambre de commerce et de l’Union comtoise des Arts décoratifs. Celui-ci ouvre une salle consacrée à l’horlogerie en 1928. La guerre de 1914 avait ralenti le développement du musée d’art industriel, la seconde guerre mondiale est le deuxième coup de frein22. Un nouveau projet est élaboré en 1947 par Lucie Cornillot, conservatrice, et Pierre Ménage, professeur à l’Institut de chronométrie avec la bénédiction de Georges-Henri Rivière :

« Ce musée présentera un aspect artistique et historique illustré par des collections de pièces d’horlogerie ; un aspect technique permettant de donner des notions sur la structure et le fonctionnement des mécanismes et résumant l’histoire de la technique horlogère ; enfin un aspect humain et social retraçant la vie des corporations horlogères, notamment celles de notre région, ou mettant en relief la personnalité des grands horlogers et sa mission sera de faire pénétrer dans le grand public la connaissance et le goût de la belle horlogerie »23.

18Il faut attendre 2002 pour que le Palais Granvelle s’ouvre au musée du temps. Pourquoi, en dépit d’une véritable conscience de place, un musée de l’horlogerie n’a pas pu voir le jour et ainsi faire partie intégrante des solidarités ? Il faudrait peut-être en rechercher l’explication dans l’organisation même de l’industrie bisontine, dont le travail est très parcellisé. En 1860, il est indiqué qu’une montre peut subir 500 opérations et concerner une centaine d’ouvriers24. En conséquence, les industriels de l’horlogerie n’ont pas été suffisamment « solidaires » pour être les moteurs d’un musée de l’horlogerie.

19En définitive, longue tradition liée à un savoir-faire mobilisant la fierté des acteurs industriels, identification d’une production, mythe fondateur, contrôle de la place et création de structures collectives définissent la place industrielle dont la conscience est déterminante dans la création des musées d’art et d’industrie spécialement au cours du XIXème siècle pour se poursuivre au XXème siècle. Cette conscience de place industrielle va de paire avec la recherche de nouvelles techniques s’appuyant sur le passé. Enfin, il est à remarquer que cette analyse fait ressortir une autre caractéristique des collections présentées, celle d’une production « propre », « montrable », à la limite de ce qui est habituellement appelé « arts décoratifs ». Ce n’est évidemment pas le cas des mines et de la métallurgie ! Signalons que le musée de Mollay-Littry fut ouvert en 1902.

II. La vision encyclopédique des musées d’art et d’industrie

20Après s’être intéressé à l’environnement régional et industriel, il est maintenant nécessaire de s’interroger sur l’environnement national et muséal au XIXème siècle. Comment les musées de province se développent-ils ? Les musées d’art et d’industrie suivent-ils la même voie ?

21L’acte de naissance des musées de province repose sur le décret Chaptal qui, en 1802 puis 1805, répartit dans quinze villes des collections provenant du Louvre. Bien entendu, d’autres villes vont vouloir se donner cette institution.

« Un musée est devenu l’ornement nécessaire de toute ville qui se respecte, et les étrangers qui visitent pourraient se demander s’il existe un hôtel de ville sans musée. Cette pullulation rapide des collections d’art dans nos provinces est à coup sûr un des plus singuliers phénomènes de ces temps-ci »25.

22L’utilité sociale du musée est devenue une évidence. Que faut-il y montrer ? L’histoire, les grandes civilisations, l’art...

« La visée encyclopédique est un trait récurrent du discours sur le musée : parallèlement à ce que réalisent avec les mots les grandes entreprises éditoriales, le musée rassemble ces choses dont la collection, le classement et la présentation sont supposés rendre accessible le monde de la connaissance »26.

23En même temps que cette vision très large du musée, celui-ci est conçu comme un outil d’apprentissage et les musées des Beaux-arts sont considérés comme des lieux d’étude pour les artistes27. Les musées d’art et d’industrie vont avoir leur propre logique mais sont aussi influencés par leurs aînés… Une sorte d’encyclopédisme préside à leur établissement, et pour certains, on y retrouvera l’agriculture, l’industrie, le commerce et la science. Leur intitulé même en porte la trace. C’est ainsi qu’en 1834, à Nantes, la ville se propose de créer un musée commercial, maritime et industriel, alors qu’en 1854 à Lille, ce sera un musée industriel et agricole et, en 1913 à Tourcoing, un musée commercial d’art appliqué à l’industrie.

24Cependant, ce qui est fondamental, c’est cette volonté de rapprocher l’art de l’industrie. Même la Société d’encouragement pour l’industrie nationale s’en préoccupe. Ainsi dans son rapport du 16 février 1859, présenté à la SEIN au nom du comité de commerce, sur la nécessité d’étendre l’enseignement de l’art et sur l’organisation des musées d’art et d’industrie, Gaulthier de Rumilly y souligne l’intérêt du musée projeté à Lyon :

« Le projet adopté par la chambre de commerce de Lyon n’est pas une servile imitation des musées nouveaux créés par le génie anglais et qui ont été placés sous la direction d’un département appelé le département de la science et de l’art ; c’est une création conforme à notre génie français, pleine d’unité, conçue avec intelligence, qui concilie, rapproche l’art et l’industrie sans sacrifier l’un à l’autre, et dont le résultat sera de relever aussi haut qu’il est possible le niveau de l’instruction technologique, de l’industrie, de l’art dans l’industrie ».

25Ce sont les expositions des produits de l’industrie qui servent de base à ce concept tout en favorisant l’émulation entre industriels. La première est due à l’initiative du ministre François de Neuf-château en 1798, d’autres ont lieu en 1801 et 1802 et sous l’Empire en 1806. Durant la première moitié du XIXème siècle, elles se succédent de 1819 à 1851, date de la première exposition universelle à Londres. C’est cette dernière qui est déterminante. En 1851, à Londres, le célèbre Crystal Palace, à Hyde Park, abrite ainsi la première exposition universelle. Elle est avant tout une opération de prestige, démontrant la puissance économique d’un pays, en l’occurrence l’Angleterre, et la suprématie de son industrie nationale. Le rapport du Comte de Laborde28 semble indiquer que la France n’est plus la seule à régner sur l’esthétique des produits d’art industriel ; d’autres pensent, au contraire, qu’elle la conserve et conservera à condition de proposer des modèles. Émile Galichon fait partie de ceux-là lorsqu’il souhaite la fondation d’un musée d’art industriel à Paris :

« L’exposition de 1851 qui, en faisant ressortir notre suprématie dans les productions où l’art s’allie à l’industrie, livra aussi le secret de notre force (...) et qu’un musée Napoléon III réunisse les monuments intéressants pour la science, révèle aux fabricants les procédés perdus depuis des siècles, et enseigne comment l’art peut rehausser et embellir l’industrie »29^..

26Certains citent le Conservatoire des arts et métiers pour mieux situer leur projet : entre le Louvre et le Conservatoire. Ainsi Ferdinand de Lasteyrie dans son projet de création, à Paris, d’un musée municipal des arts industriels s’exprime ainsi « la véritable spécialité du Conservatoire, c’est l’industrie scientifique si vous voulez, mais non point du tout l’industrie artistique »30. Il poursuit « un boulevard de moins et un musée en plus, voilà ce que nous demandons ». Il existe désormais un modèle, le musée de South-Kensington à Londres, présentant des collections d’art industriel à l’occasion de l’exposition universelle de 1861. Agrandi à la fin du XIXème siècle, il deviendra le Victoria and Albert Museum. Après plusieurs grandes capitales et quelques villes françaises, Paris verra bien tardivement, en 1905, l’installation d’un musée des arts décoratifs au pavillon Marsan du Louvre.

27Alliance de l’art et de l’industrie, certes, mais aussi outil pédagogique donc de progrès. « Cet instrument de travail, c’est précisément le musée d’art industriel dont nous appelons de tous nos vœux la création »31. C’est la formation à l’esthétique qui est visée, mais aussi la formation au métier. « Mais comme c’est surtout aux ouvriers qu’un musée d’art industriel peut être utile et profitable, l’essentiel serait de le tenir particulièrement accessible aux jours et heures qui constituent leurs rares loisirs ; non seulement le dimanche, mais encore le soir, à certains jours de la semaine »32.

28C’est ainsi que les premières expositions internationales vont encourager la création de ces musées. En 1867, à Paris, une sorte de musée, appelé galerie de l’histoire du travail, est présenté. Son objectif est ainsi défini par la commission impériale :

« Faciliter pour la pratique des arts et l’étude de leur histoire la comparaison des produits du travail de l’homme aux différentes époques et chez les différents peuples, fournir aux producteurs de toute sorte des modèles à imiter et signaler à l’attention publique les personnes qui conservent les œuvres du temps passé »33.

29C’est à la fois parce qu’elles présentent les œuvres des arts industriels dans leur aboutissement le plus complet, parce qu’elles incitent aux mêmes réalisations en province, (exposition de Besançon en 1860) mais aussi parce que leur caractère éphémère, paradoxalement, entraîne une volonté de pérennisation que ces grandes manifestations internationales, durant un demi-siècle, participent à l’éclosion des musées d’art et d’industrie. Tout change en 1889 où est consacré le triomphe des ingénieurs et de l’industrialisation et où la galerie des machines est une gigantesque usine. À propos de l’exposition de 1900, on peut lire :

« Dans son organisation, dans les grandes lignes de sa constitution, (elle) doit refléter l’élan industriel général dans son ensemble. Sa galerie des machines doit être comme la synthèse, l’histoire vivante des victoires industrielles remportées, des découvertes faites, du labeur accompli. C’est pour cela qu’au lieu des 15 moteurs de 626 chevaux de puissance totale de l’exposition de 1867, nous trouverons à l’exposition universelle de 1900, vingt mille chevaux de puissance fournis par des moteurs dont plusieurs développeront une force variant entre mille à trois mille chevaux réunis, asservis, groupés dans la main du mécanicien »34.

30Il est ainsi possible, au cours du XIXème siècle, de positionner la place et le rôle que les industriels veulent faire jouer aux musées dans la mise en scène de l’industrie. Volontairement, un aspect y échappe, ce sont les conditions sociales. Dans les expositions internationales, seuls sont représentés les logements ouvriers conçus par les grands capitaines d’industrie (Schneider, Menier, Japy ainsi que les compagnies minières). Les ouvriers sont les oubliés de la monstration et leurs conditions de travail sont évoquées dans la littérature. À partir de 1850, les romans deviennent les miroirs du monde réel35 où la couleur noire devient un leitmotiv36. À la fin du XIXème siècle, les rôles sont ainsi distribués : aux musées, les produits propres glorifiant l’économie et le savoir-faire ; aux expositions, la grande industrie avec la trilogie fer, charbon, vapeur puis électricité ; aux romans, les problèmes sociaux et leur cortège de noirceur...

III. Lorsque l’industrie disparaît....

31Le XXème a également déroulé le fil des musées industriels mais dans sa deuxième partie, pour conserver des traces de l’industrie glorifiée dans ceux du XIXème siècle, au moment où la désindustrialisation bouleverse les conditions économiques, sociales et culturelles amenant son lot de souffrance, de perte d’identité et... de friches industrielles. Les usines délaissées par la production, mais que l’on sait chargées d’histoire, retrouvent, dans certains cas, une seconde vie artificielle par leur mise en scène muséale. « Malheureusement il faut un musée »37. La prise en compte du patrimoine industriel en général et sa muséification en particulier sont en partie liées à la grave crise économique de l’industrie qui a si fortement marqué le territoire. Cette dernière a été perceptible par le grand public atteint dans ses certitudes sociales. C’est le nouveau regard porté essentiellement par les associations patrimoniales qui permet, dans les vingt-cinq dernières années du XXème siècle, l’émergence des musées dans des sites industriels. Ce sont aussi les collectivités territoriales qui, relayant un mouvement associatif, développent un objectif de valorisation touristique et culturel du patrimoine industriel.

32Comment passer d’une activité économique à une activité culturelle ? C’est bien là l’enjeu qui est celui de la conservation de l’esprit du lieu mais aussi celui de la valorisation du travail des hommes.

33En 1983, un article du journal Le Monde relatait « la floraison des écomusées industriels : Les initiatives se multiplient pour préserver les outils, les machines, les témoignages des modes de vie et de travail. La France va-t-elle accepter sa culture technique et son passé industriel ? »38. Vingt années plus tard, il semble que la phase de croissance associée à de nombreux projets pas toujours réalistes soit remplacée par une phase de maturité. Certaines institutions sont devenues des musées de référence et c’est tout autant la conservation des sites et des machines que les témoignages du mode de vie des hommes et leur insertion dans le tissu social qui constitue l’enjeu essentiel de ces usines-musées39, ce qui les différencie très nettement des musées de l’industrie du XIXème siècle.

34La restitution muséale des espaces usiniers avec leurs ensembles architecturaux et les machines qu’ils abritent passe par les mêmes étapes que celles de la chaîne patrimoniale : connaissance, sélection, mise en valeur. En effet, sur un site industriel destiné à devenir un musée, un choix doit être fait. Ce choix est avant tout (ou devrait être) dicté par le projet scientifique et culturel choisi pour le lieu. Cependant, cela n’est guère aisé. Marie-Laure Griffaton, conservateur du musée portuaire de Dunkerque n’avait-elle pas intitulé un article « De la collecte de terrain à la présentation au musée ou les multiples obstacles à surmonter pour sauvegarder un objet industriel ? »40.

35C’est ainsi que les écomusées de Fourmies-Trélon, des Pays d’Oise ou du Roannais ont tous été créés dans les années 1970 et se sont installés sur des territoires industriels où les activités liées au textile, à la céramique du bâtiment, à la boutonnerie ou à la brosserie étaient en voie de disparition. Toutes ces structures ont étudié, promu et fait reconnaître un patrimoine méconnu du grand public et des hommes politiques et l’ont quelquefois sauvé de la destruction.

36Autre initiative, toujours dans les années 1970, le musée des Techniques et Cultures comtoises est un réseau de structures initié par les pouvoirs publics, avec les mêmes objectifs de recherche, de conservation et de valorisation du patrimoine industriel délaissé par l’activité mais aussi de sites encore en activité comme les forges de Syam ou la verrerie de Passavant-la-Rochère. Ce qui fait son originalité, ce sont de nouvelles formes de relations de partenariat établies avec les industriels où création, production et patrimoine sont valorisés conjointement.

37L’exemple des musées de la mine est très intéressant. Ils apparaissent au moment de la cessation d’exploitation du carreau, voire de l’ensemble du bassin minier. Le Centre historique minier de Lewarde en est le fleuron voulu et conçu comme tel par les Houillères du bassin du Nord-Pas-de-Calais pour accompagner le plan Jeanneney. Installée en 1971, sur les 9,5 hectares de l’ancienne fosse Delloye proche de Douai, dont le fonctionnement dura 40 ans de 1931 à 1971, cette structure accompagna la programmation de la cessation de l’extraction minière en conservant la mémoire de cette activité. Au moment du désengagement des HBNPC, le centre prit un statut associatif en 1981 et le musée fut ouvert en 1984. Il est aujourd’hui le musée français de référence dans son domaine et accueille plus de 130 000 visiteurs par an. Les musées de la mine, souvent de petite taille, sont relativement nombreux sur le territoire national. Ils sont le reflet de la forte identité du mineur et de l’extrême pénibilité de son travail. Le mythe du mineur passe par le musée et c’est souvent lui qui est à l’initiative de la patrimonialisation d’un site ou d’une partie de celui-ci comme dans le cas des « mines images » du Nord41 ou d’Alès. Outre le charbon, l’extraction est représentée par le musée des mines de fer de Neufchef en Lorraine, ouvert en 1990 dans d’anciennes galeries aménagées par des mineurs bénévoles ou le musée du sel de Marsal, dans le sud de la Moselle.

38Alors que les musées de la mine sont liés à l’industrie lourde, le musée de la nacre et de la tabletterie à Méru est au contraire représentatif de ces petites structures en relation avec l’industrie en milieu rural. Il est installé dans un bâtiment construit en 1872 qui a abrité une boutonnerie-tabletterie de 1892 à 1920. L’usine a changé plusieurs fois de propriétaires pour devenir « Industrie Méruvienne ». Les activités traditionnelles se sont poursuivies jusqu’en 1965. Ce musée aurait pu être créé au XIXème siècle sous la forme d’un musée d’art et d’industrie. Conçu en 2002, il est un « faux-vrai » musée de site mais un vrai musée de l’homme et de l’industrie qui présente les aspects techniques, sociaux et artistiques d’une activité artisanale et industrielle originale et caractéristique du plateau de Thelle, ayant occupé plus de 10 000 personnes dans les années 1910. Ainsi sont exposés les produits, des plus simples et modestes aux plus sophistiqués comme de prestigieux éventails, de même que les conditions de vie et de travail, en particulier le travail à domicile, et surtout les savoir-faire. C’est ce qui semble caractériser la nouvelle génération de ces usines-musées. Les démonstrations des techniques correspondant à l’ancienne activité industrielle du lieu réalisées par d’anciens ouvriers ou par de jeunes animateurs, apportent au public à la fois une compréhension des procédés de fabrication « en situation » mais aussi la « délectation » (terme utilisé dans le domaine des beaux-arts) éprouvée face à des machines en mouvement. Nostalgie d’un passé idéalisé ? Certainement pas, car ces musées sont aussi les seuls à présenter les conditions de travail et l’environnement social. On y retrouve plutôt l’esprit du Louvre des ouvriers42 avec les produits, les machines et les hommes.

39De la glorification des savoir-faire et du travail et de la croyance dans le progrès industriel à l’accompagnement dans son histoire, y compris dans sa phase la plus désastreuse, le musée escorte l’industrie tout au long des deux derniers siècles. Des palais sont construits pour y abriter les collections les plus précieuses des produits de l’art et de l’industrie et des usines sont préservées pour qu’on puisse comprendre le fonctionnement des machines et l’environnement social. Qu’en sera-t-il au XXIème siècle ?