I. Problématique critique

1Il faut dire d’où l’on parle et noter le sens que l’on prête aux termes principaux qui sont à l’ordre du jour : qu’entend-on par les deux mots constituant l’expression de patrimoine industriel ? Le point originaire de ce modeste discours est ce qu’on nomme la « philosophie » qui, fût-elle connotée par une référence théorique et universitaire de « sciences et techniques », n’a jamais suscité d’enthousiasme dans un cadre muséologique. Car, si l’on a bien compris les attendus de ce colloque, c’est cette rubrique qui se définit ici comme déterminante… Elle transparaît d’ailleurs clairement dans le terme : « patrimoine » qui suppose une mémoire, un espace de conservation d’un certain nombre de documents ergonomiques ou sociaux, parfois de machines proprement dites, elle relie ainsi le temps et l’espace, c’est sa définition proprement philosophique, en l’une de ces « rationalités locales » dont Bachelard nous dit qu’elles constituent le corps de toute recherche active – en laquelle la vérité n’est et ne peut être qu’une série d’erreurs rectifiées. Mais le muséologue fait-il des erreurs, n’est-il pas ou ne doit-il pas être convaincu de « sa » vérité si la matérialité de ses pièces parle pour lui et avant lui ? Il s’agit davantage d’un travail de reconnaissance que de connaissance. L’expression des « objets », F. Dagognet l’a indiqué, est cependant le gage de leur rationalité ; il va juqu’à penser, pour résumer sa vision du monde, que ces objets donnent par leur peau, leur enveloppe un ensemble de repères permettant de sonder l’intériorité de leur être, donc d’appliquer cette méthode au déchiffrement de la nature et de l’homme qui s’en réclame. Cette perspective, même aménagée, peut-elle être utilisée ici ? Un patrimoine est à la fois matériel et intellectuel et ce nouveau « doublet » peut se réclamer d’une telle lecture si les deux notions se trouvent associées : même les plus humbles ouvriers ou servants ne sont pas que des mécanismes et, pour forcer le trait, les machines devenues pièces rares, doivent exprimer une qualité esthétique qui n’est pas loin d’associer leur sens à quelque identité d’importation qui leur confère certain « esprit » singulier dans leur existence mémorisée. C’est d’ailleurs cette raison qui veut qu’on retienne une machine plutôt que sa voisine, à moins de se fier totalement au hasard ou de cultiver la série pour elle-même. Un suivi de ces objets, comme le sont les objets muséaux bien choisis, veut conserver et retrouver cet « esprit ». Il ne s’agit que l’un des dilemmes classiques de toute taxinomie ou muséologie.

2Le second terme, « industriel », lui donne pourtant un nouveau « style ». On se rapporte à une espèce particulière du genre « machine », qui prend racine dans les dernières décennies du XVIIIème siècle, avec les métiers à tisser de Jacquard, les machines à vapeur de Watt et d’autres multiples machines qu’il est d’ailleurs plus aisé de définir en disant ce qu’elles ne sont pas ou ne sont plus : des outils, évidemment qu’on nomme des « machines simples » que les Grecs connaissaient déjà, des instruments manufacturiers comme ceux qui ornent l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert : ce siècle hésite encore, à quelques exceptions près (voir les forges de Buffon à Montbard) pour se définir techniquement par manque de maîtrise de ce qui sera la base de l’industrie : l’énergie, puis l’électricité et l’atome, en ajoutant évidemment le recours nécessaire à une science appliquée à la nature et au vivant. Ces banalités volontaires n’ont qu’un enjeu, selon la nécessité étymologique qui anime toute analyse philosophique : situer le concept, donc marquer la modernité de ces machines et des situations de travail qu’elles impliquent ; se demander si elles sont révolues, avalées en quelque sorte par la Grande Machine ergonomique et sociale qui a redéfini non seulement les contours mais, pour suivre encore Dagognet, l’« intériorité même » du Système, comme en une utopie sujette à de nouvelles règles, de nouveaux conditionnements ou éclatements des anciennes usines, des grandes et petites entreprises qui étaient leur « lieu naturel ». On n’oublie pas à ce propos que l’homme est concerné, de manière mnémonique mais aussi juridique, symbolique, politique, comme en un fait social total au sens de Marcel Mauss, ni que cette démarche prend des aspects conservatifs mais surtout prospectifs. Il n’est pas question de contemplation d’un souvenir mais d’évaluation d’un sens – une attitude très différente.

3Or l’homme, à tous les sens que l’on veut, est malgré tout l’objet premier de la philosophie, et surtout le sujet de la recherche. Dans le cadre « techno-conservatif » qui le considère comme étranger s’il se veut philosophe, il doit prendre quelque recul d’abord avec lui-même : c’est pourquoi il faut éviter des auteurs qui, comme Heidegger, règlent en quelques pages le sort de l’industrie accusée de « provocation » et de diabolisation. Mieux vaut assumer, en tâchant d’éviter toute mauvaise conscience, des constatations justes et concrètes concernant par exemple le statut péjoratif accordé en France à l’enseignement technique, les relier à l’assimilation de la machine et du corps ancrée dans l’Histoire et la Culture selon les principes imposés par une civilisation idéaliste, le corps suspect de n’être pas ce que l’esprit voudrait qu’il soit. Cette évaluation rend quelques services exploratoires et la philosophie cherche à s’interroger sur les préjugés mis en jeu. On peut parfois percevoir quelques attitudes optimistes, celle de Diderot qui affirme que les artisans ont été dévalués : « Apprenons-leur à mieux penser d’eux-mêmes ». Formule ambiguë d’ailleurs, car l’Encyclopédie et ses « planches » constituent déjà un beau musée des techniques pré-industrielles, le plus fondamental peut-être.

4La philosophie, au sens large du terme, est donc sans doute mal placée pour parler des machines et de ceux qui, pieusement, les conservent en leur jardin – et de cette hérésie, l’universitaire est sans doute le pire. Contre toute bienséance, il a, on le sait mauvais esprit et ne peut s’empêcher, à propos de ce « patrimoine industriel » de poser non la question du « comment » de cette activité muséale, (il n’a pas la compétence pour le faire) mais celle du « pourquoi » d’une telle entreprise. L’évaluation débouche sur quelque remise en cause. Cette tentative muséologique est-elle nécessaire, urgente ? N’est-elle pas vouée à certain « exotisme » ou désir esthétique louable mais quelque peu suspect ? Elle suppose en fait, comme toute volonté muséale d’ailleurs mais d’autant plus douloureusement que son objet est moderne et concerne des générations qui ne remontent pas à la préhistoire mais dont le souvenir est encore présent en nous une sorte d’« impudeur » si l’on ose, quant à notre propre évaluation d’un passé récent projeté sur une reconstitution récurrente de l’Histoire et un modèle économique et culturel géographiquement limité mais qui se veut œcuménique et qui s’impose par sa puissance bien plus que par son langage. Évaluer les rapports du singulier à l’ensemble, de l’exemple au général, du même à l’autre, tel est alors l’enjeu critique de ce qu’on nomme une « philosophie » affrontée à ces « obstacles technologiques », pour paraphraser Bachelard, qui justifient sa volonté d’analyse.

5Ainsi, se rapportant aux multiples références concernant les fonderies du Creusot érigées en paradigme de cette technologie appliquée, on risque d’oublier au nom de leur insertion dans certain contexte plus général de cette « culture industrielle », le « milieu » fonctionnel et moral mis en œuvre, les machines de guerre qui le finalisent, les situations de travail et leurs misères traduites en termes d’urbanisme, ou encore, avec toutes les précautions nécessaires, quelques conséquences adjacentes relatives à l’importation de ces objets dans ce qu’on nomme le tiers-monde. Chacun pense ce qu’il veut de ces hypothèses. Il demeure quelques évidences qui pourraient ne pas être toutes confiées à la télévision – mais qui concernent ces rationalités locales et les enseignements qu’on en peut tirer quant au danger de certaines machines pour le milieu ou l’homme qui en dépendent (pétroliers en déroute, Tchernobyl passé et futur…), sans que cela remette en cause bien sûr l’utilité des techniques ; mais leur « surveillance » relève d’impératifs très catégoriques sur lesquels le « cas creusotin » considéré peut apporter quelques informations même singulières. Les problèmes culturels et muséaux ne sont, c’est une évidence, jamais premiers non plus que stabilisés. On peut les penser dans leur histoire refaite de manière fidèle, ce qui élargit sans doute le champ de réflexion et propose des « synthèses » encyclopédiques (celle du Conservatoire des Arts et Métiers en témoigne) capables d’établir des liens entre un réseau de mémoires souvent très dispersées et jalouses de leur autonomie. Ce regard implique, à travers l’histoire, un paysage et une utopie (au sens d’une quête de la rationalité exemplaire d’un ensemble mécanique, usinier, humain, symbolique – en fait d’un réseau de rapports analysables chacun pour lui-même mais toujours reliés par un modèle précis), ce qui détermine l’évaluation de la qualité critique et projective de l’exemple et non sa stricte conservation.

6On a la prétention ou la naïveté de penser que les nombreuses analyses dévolues au contexte usinier du Creusot risquent de céder à la tentation d’ériger la ville et l’usine en une sorte d’« objet industriel fini », cernable dans son histoire et son fonctionnement, un modèle exemplaire de ce qu’était, pouvait et devait être un beau patrimoine industriel, régi de l’intérieur par une dynastie royale et patriarcale toujours-là pour bien régler les choses : collusion fort utile sur ce plan de l’objet et de la méthode, patrimoine interne et regard externe coïncidant dans un passé exemplaire et un présent statufié. Ainsi ce complexe industriel, nanti de son double sens de patrimoine, et panoptique est-il devenu un objet d’art intemporel, naturellement muséal. On considère que cette « sublimation » justifie à nos yeux le glissement du comment au pourquoi.

7Pour rappeler un brin d’histoire récente, tout risque de se passer alors comme si pendant sept ans (1982-89), il ne s’était rien passé. Objet d’art abandonné, sa vocation muséale (écomuséale) était perdue, comme en quelque île déserte. Étrange oubli et qui peut s’avérer symptomatique. Car quelques inconscients (une « équipe mais reliée à de nombreux contacts ») ont pendant ces années tenté de regarder de l’intérieur une population aux abois devant la perte de son travail et de ses repères, essayé de comprendre ce qu’était son statut en se rapportant au contexte historique et à un élargissement « pédagogique » de la chose, fondé des groupes de reflexion, créé une revue nommée volontairement Milieux (au pluriel et au mi-lieu) qui connut 40 numéros trimestriels, initié une collection d’ouvrages encore active pour témoigner de l’histoire et de la philosophie des techniques de manière concrète, en un temps où ce type de questions n’était guère prisé. Il serait absurde ici de se livrer à la paranoïa ou à quelque justification récurrente mais seulement de rappeler à qui veut l’entendre cette expérience menée selon les données recueillies, toujours dans le souci de la projeter sur quelques évaluations historiques, sociales, épistémologiques et philosophiques où ces documents gagnaient ce qu’on a la vanité d’appeler une « vie nouvelle ». Ici repose la raison de ces quelques lignes. C’est une « opinion » qu’on livre, rien de plus, peu muséale sans doute, plus historique et philosophique que conservatrice – encore que ce souci, en particulier celui de la nécessité de la sauvegarde de témoignages, d’ouvrages et d’archives soit évidemment demeuré primordial pour approcher dans un « milieu » constitué les normes de ce « monstre » que fut et que reste la « civilisation industrielle ».

II. Quelques éléments de technologie générale

8Dans le Nouvel État industriel, J.K Galbraith définit la technologie comme l’ensemble des actions et des divisions de ces actions, permettant, à partir d’une matière brute, d’obtenir un produit fini1. Cette définition, qui revient à plusieurs reprises, contient quelques notions qui méritent notre attention : action, division, matière, produit. On peut les appliquer sans mal à un milieu industriel classique, donc métallurgique. Depuis la « machine à feu » de Savery, améliorée par le balancier de Newcomen et généralisée par la machine autonome de Watt, sans parler d’autres inventions concernant les engrenages, lorsqu’advient le haut fourneau, les actes de travail ont inscrit les fonctions techniques industrielles dans une logique résumée ainsi : mis en fusion, le fer ou la fonte sont puddlés pour les débarrasser du charbon de chauffe, travaillés au martinet ou au laminoir, soumis à un marteau-pilon à vapeur puis à un étau-limeur jusqu’à obtention d’une pièce terminale dont on prévoit la conversion en produit fini pris en charge par un « acheteur ». Tel est le schéma très simplifié des actions techniques qui interviennent au Creusot, à l’époque la plus « puissante ». Cette image formelle s’applique à diverses fonctions ergonomiques intégrées à une structure usinière maîtresse de ses machines-outils, contrôlant les actions et liée à certain milieu socio-culturel spécifique. Elle désigne un milieu de travail mais aussi de symboles. On parle ici de « culture industrielle » pour éviter les définitions trop idéologiques qui oublient un peu vite que, même soumis à une aliénation féroce, l’ouvrier peut avoir et a généralement un rapport positif à son travail qui finalement lui donne sa raison de vivre, et que l’usine n’est pas qu’une vaste structure de fer ou de béton mais un milieu qui possède ses formes, sa sensibilité, ses ombres et ses couleurs qui font qu’elle n’est jamais totalement neutre, comme le serait une simple « machine à produire », qu’elle est reliée enfin à des structures sociales exigeantes mais pas obligatoirement infâmantes, même si les transplantés des campagnes ou d’ailleurs n’y vivent plus selon leurs propres normes.

9Gilbert Simondon, un maître sur le sujet, pense que la civilisation occidentale s’est toujours « défendue » contre les techniques et il propose une réhabilitation qui ait valeur d’exemple-princeps2. À partir de l’analyse du moteur, objet technique premier, il formule un schéma synthétique ternaire : élément-individu-ensemble. L’individu est associé à son milieu intrinsèque de fonctionnement de sorte que l’ensemble, qui s’exprime par des relations externes autorise, par l’accord avec l’individu, l’invention – à laquelle il tient fort – d’éléments nouveaux qui vont améliorer la machine ou en faire concevoir de nouvelles. Quelque peu abstraite au premier abord, cette structure constitue un excellent guide de lecture de la machine industrielle.

10Pour lui, le temps technique ne se réduit pas au temps historique du « progrès » même si celui-ci reste en horizon, mais il conserve certaine « relaxation » qui rapproche sans l’y réduire la machine du vivant au prix de lignées circonstanciées où la technicité prend son sens. Il tient enfin à confirmer par principe que la technique est un fait de culture, que sa structure ternaire induit un langage cohérent adapté à un milieu humain. Le schème de la machine-outil industrielle semble bien rendu par cette trilogie qui peut par exemple s’appliquer au rapport « conception-organisation-travail ». Cette analyse est devenue classique, mais on veut ici tenter, à l’intérieur de cette logique, de penser autrement son principe premier, et de manière provocatrice de se poser la question : ce refus si souvent noté des valeurs de la technique ne provient-il pas d’une sorte de « mauvaise conscience » qui ne serait pas totalement réductible à quelque diabolisation idéologique certes incontestable mais impliquerait aussi certain renoncement, en tout cas certaine difficulté à faire coïncider de manière intrinsèque ses fonctions à ses identités ? Il faut alors la considérer comme un « être » porteur de son autonomie et de son milieu d’exercice – ce qui permet de lui conférer une nouvelle qualité, plus heuristique que purement muséale. C’est à cette condition qu’on peut envisager ce qu’on appelle, en un jargon philosophique mais revendiqué comme tel, sa « perte en elle-même », cette « attraction » du vide de sens, sinon de réalité qui affecte sa cohérence, à travers les images surdéterminées qui sont censées l’exprimer et renvoient à cette négativité mystérieuse. Ainsi un système industriel exemplaire comme celui qui fut centré sur l’usine métallurgique du Creusot peut-il suggérer par extension et comme en miroir quelques rapides allusions à la « technostructure » de Mumford et à l’« âge cybernétique », selon le mot de Simondon, deux structures normatives mais où la culture technique souhaitée par cet auteur a connu quelques difficultés pour s’exprimer, d’où l’évaluation paradoxale mais que l’on désire poser : cette machinerie, au sens large, n’a-t-elle pas implicitement souffert de son propre exercice ? Indépendamment de toute considération morale, cette « technologie » ne fut-elle pas porteuse d’un silence obligé par le fait d’un langage trop « conventionnel », on pense parfois à celui de sourds-muets, ce qui ne concerne pas seulement l’homme mais la fonctionnalité propre de toute mécanicité engagée dans ce processus ?

1. La naissance d’un complexe industriel

11La technique ne naît pas évidemment avec l’industrie. Sans revenir à l’outil, il suffit de considérer, au XVIIIème siècle, la « manufacture ». Cependant, les industries nouvelles s’accordent le privilège d’être parties de rien, quelques historiens réputés pensent que le temps technique naît avec elles et que tout le reste ne peut être lu que par stricte récurrence. En cela, le patrimoine qu’elles vont constituer diffère très nettement du patrimoine agricole et terrien consacré par l’usage, défini par Montesquieu au livre XVIII de Esprit des lois. Les « révolutions industrielles », logiques avec leur principe, se veulent créatrices de leur existence, modélisant un espace radicalement nouveau, des individus techniques vite convertis en ensembles. Au Creusot, en 1770, on compte cinq « feux » alors qu’à Montceau, resté « lieu-dit », on extrait un charbon de terre. Lorsque des manufactures royales se répandent, l’ingénieur Toufaire, assisté par de Wendel, élabore le plan d’une « manufacture » où une des fonderies est associée à une cristallerie de la Reine antérieure. Construite en 1782, un bâtiment central contrôle des ateliers, des logements ouvriers et deux hauts fourneaux. Comme ce fut le cas pour plusieurs bâtiments de ce temps, dont l’hôpital de Rochefort dû au même Toufaire, on note une symétrie architecturale calculable sur plans3, d’où, très proche du projet de Claude-Nicolas Ledoux pour les salines de Chaux, la répartition de l’espace en deux grands ensembles : une moitié encadrée par des jardins ouvriers, tranformée en parc, la seconde dévolue aux logements ouvriers. Le pouvoir est au centre ou au bout. Rachetée en 1826 par Manby et Wilson, la manufacture végète jusqu’à son rachat par Adolphe et Eugène Schneider en 1836. La fonderie, dans sa première période, avait selon Devillers et Huet, historiens du site, « les caractéristiques d’un établissement colonial : les capitaux et l’encadrement viennent d’ailleurs, la main-d’oeuvre disqualifiée est pauvre »4. Dès 1840, pourtant, un nouvel esprit s’impose : la rationalisation du travail et de la production, l’implantation de machines efficaces, la concentration sur des produits adaptés à la demande ouvrent sur de grandes constructions mécaniques, dont la gare d’Austerlitz, l’armement, le rail, les pièces pour vaisseaux, et consacrent un essor technique et social très rapide.

2. Structure de cet empire

12Une notation s’impose alors : la fonderie du Creusot n’est pas, comme c’est souvent le cas, celui de Michelin par exemple, le résultat de l’implantation d’une industrie qui modifie une ville déjà existante, mais c’est l’usine elle-même qui détermine totalement la ville selon ses plans architecturaux et sociaux. C’est ce qui la rend presque unique. Devillers et Huet affirment :

« C’est une réalisation exemplaire d’abord parce que Eugène Schneider est un grand personnage du monde politique et technique sous le Second Empire, ensuite parce que nous sommes au moment précis où l’on commence, en France, à proposer et réaliser des solutions urbaines répondant au problème de la grande industrialisation, ensuite parce que Le Creusot n’est pas un quartier, comme à Mulhouse d’une ville existante mais une ville entière, sans doute la plus grande ville entièrement développée par l’industrie en France »5.

13De gré ou de force, c’est un nouveau « patrimoine », avec ou sans jeu de mot, qui a pris sa substance. Yves Deforge affirme aussi :

« Les usines Schneider ont été pendant près d’un siècle, un remarquable exemple de micro-société industrielle « programmée ». L’éducation, la formation, les soins, la consommation, l’information, la religion, la vie et la mort (on naissait et on mourait Schneider) étaient intégrés dans un système total (ce qui ne veut pas dire qu’il ait été coercitif dans la mesure où l’« esprit Schneider » était acculturé dès le plus jeune âge) dont l’objectif était de produire en bon ordre des locomotives, des moteurs marins, des canons et de les vendre dans le monde entier »6.

14Il faut associer à cet Empire les volontés de la dynastie Chagot qui, à Monceau s’approprie la Société des Houllières et détient, en 1871, 22 puits en exploitation. Elle s’inspire du modèle mais la symbolique de la mine, de la terre et non du feu, où le corps est hanté par d’autres imaginaires n’y est peut-être pas pour rien7.

3. L’ordre imposé

15Comme tout empire, celui-ci a son centre, patronal évidemment situé au Château de la Verrerie d’où partent les ordres. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de ce temps sûr de son fait. Max Weber l’a montré, dans un autre contexte religieux mais où l’esprit industriel s’affirme : la courroie de transmission qui fait passer des ordres à l’ordre est l’ingénieur, pièce maîtresse de l’organisation et satellite du pouvoir – de même que contrôleur de tout contrepouvoir, en particulier celui des associations ouvrières. Il est l’archétype de la réussite sociale. Rarement sorti du rang, il est souvent valorisé comme représentant d’une catégorie « intermédiaire » (au Creusot, l’École des Arts de Cluny), il doit être disponible, dévoué mais aussi sévère et compétent. Il tient du professeur mais surtout du médecin des usines et des corons. Dans l’enquête du docteur Villermé, il est reproché « à la plupart des maîtres de manufactures de ne s’occuper ni des sentiments, ni des moeurs des ouvriers… De les employer dans des conditions qui favorisent la démoralisation et la corruption des mœurs »8. L’ingénieur doit ordonner et rassurer à la fois. C’est la condition de son eficacité qui redouble sa compétence technique et la concrétise. L’ambiguité morale et intellectuelle de cet homme engage aussi une part de « saturation » qui n’est pas exempte sans doute de ces malaises internes que peut vivre une entreprise. L’ingénieur s’est lui-même construit comme on construit une machine et sa fonction ressemble d’assez près au fonctionnement de celle-ci. Les fantasmes électroniques sur la ressemblance des deux images viennent peut-être de plus loin qu’on ne croit. La société ouvrière également doit être mécanisée et l’ingénieur Dietz affirme qu’« il faut recomposer l’organisme social selon une machination progressive de tous ses domaines »9. Le rapport ternaire patron-ingénieur-ouvrier n’est pas simple et l’ingénieur prend une place importante par son ambiguité-même, son artificialité où sa morale trouve son efficacité. Dans la préface à La condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt, Paul Ricoeur affirme qu’il « convient de condamner toutes les tentatives pour dissoudre la politique dans une fonction d’ingénieur »10.

16La carte de la ville est également concernée, puisqu’on veut contrôler un patrimoine urbain. Devillers et Huet présentent une de ces géographies industrielles : « Bien que située géographiquement au centre de la ville, l’usine est hors de l’espace urbain et sans relations directes avec lui… La ville industrielle du Creusot naît de la ségrégation entre l’espace de la production et un espace habitable »11. Ils parlent de « couronne urbanisable », d’opérations urbaines situées « à proximité du noyau central ». Des maisons identiques font que « toute référence à un espace urbain constitué de lieux et affecté de valeurs différentielles est écartée ». Le modèle culturel est sur-déterminé dans sa matérialité et dans sa stricte symbolique. L’empire se soucie à sa manière de l’ouvrier pour qui il crée très vite un livret, une caisse de prévoyance. L’ouvrier semble parfois complice. On dit qu’aux élections municipales de 1863, Eugène Schneider recueillit 3 706 voix pour 3 707 votants. Il y eut quelques révoltes, en 1871, 1899, à Montceau surtout, vite réprimées par l’armée. Mais une éthique patrimoniale est fixée, incarnée par l’ingénieur-contrôleur, selon trois vertus impératives : hygiènisme, paternalisme, philanthropie. On peut consulter, pour asseoir encore cette sentence, une généalogie qui va jusqu’à la mort de Charles, en 1960, écrite par un enthousiaste apologiste des hommes vertueux12.

17La personne de l’ouvrier est alors difficile à cerner et ne se réduit pas à la révolte endémique ou à quelque philanthropie de récupération. Les historiens qui l’analysent en son contexte ont quelque mal à y parvenir. Yves Lequin, dans Milieux, a publié un très intéressant article sur ce point13. Il faut, dit-il, prendre la question « par le bas », par ce que Roger Chartier14 et Éric Hobsbauwm15 nomment une « prosographie ». C’est-à-dire, selon Lequin dans l’article cité : « des histoires de vie, donc des sommes d’expériences. Où les connaissances, au sens noble du mot, ne seraient pas les seules à être prises en cause, mais la totalité des pratiques sur le court comme sur le long terme. Et qui intègreraient ce qu’on peut apprendre de l’oral, dans des milieux restés en deçà, sinon à côté de la Galaxie Gutenberg ».

18Des milieux d’implantation sociale et syndicale, en lesquels de nombreux « groupes de consistance » ont tenté, souvent contre le pouvoir patronal, de faire parler le muet. On sait que Pierre Bourdieu et Alain Touraine se sont intéressés au Creusot, mais aussi, en d’autres lieux, Rolande Trempé16, Madeleine Rebérioux17, Michel de Certeau, Michelle Perrot18... Le diagnostic est complexe car, contrairement aux « évidences », les crises ne débouchent pas forcément sur l’utopie ou le millénarisme. Les ouvriers ont travaillé « dans des "sociétés froides" dont l’industrialisation a trop vite modifié radicalement la nature19 ». Il faut peu de choses pour briser une vie, mais il faut beaucoup pour faire taire une mémoire, même incertaine. D’autre part, Michelle Perrot le montre bien, ce « siècle des ouvriers » ne se résout jamais en dualismes simplistes : agriculture-industrie, continuité-rupture. Il existe un étrange contrepouvoir ouvrier dont on peut faire l’archéologie en notant que certains avaient compris, à leur échelle, ce que d’autres n’ont jamais voulu accepter : que cet âge industriel avec sa puissance, son argent était récent, fragile, souvent une somme d’incultures partagées plus ou moins maquillées pour l’usage. Les écrivains de la fin du XIXème siècle l’ont aussi envisagé. Plus un slogan s’universalise, plus il perd de sens. Le vide ou la saturation, ce qui revient au même, ne sont peut-être que le résultat de l’optimisme forcé, superficiel pour la machine, ce qui l’a sortie peu à peu des contextes de sa maîtrise avec des conséquences que les responsables n’ont pas su prévenir faute de l’avoir compris.

4. La décomposition et l’entropie

19Simondon se méfiait de l’automatisation, pensant que l’anthropomorphisme de la machine faussait le rapport homme-machine et rendait celle-ci plus dépendante de son directeur, alors que sa conception culturelle de la technologie est celle d’une association des deux termes. La machine nouvelle n’est en effet plus le relais entre l’homme et le monde, n’est plus la condition du sens de la pratique quand le nouveau milieu établit d’autres normes. Son analyse, fondée sur un modèle énergétique, met en garde, en 1958, contre un autre obstacle déjà bien accompli : la transformation des grandes industries (les petites ou moyennes disparaissent peu à peu) en d’autres systèmes où l’identité de la machine se perd au nom de contraintes bancaires, économiques, administratives, technocratiques donc et qui prétendent fonctionner comme de véritables États dans l’État ou au-dessus de celui-ci. C’est ce que Lewis Mumford nomme la « technostructure »20 fort compatible avec tout ce qui ravale l’ancienne machine-outil à de nouveaux systèmes d’information et d’échange. Parfois, d’ailleurs, l’ancienne machine s’oublie et devient pièce de musée ou sujet esthétique comme chez Duchamp ou Picabia – la liste est bien muséale mais fort différente du patrimoine industriel.

20Rien ne sert de s’apitoyer sur les désarrois de l’homme pris à ces filets, non plus que de glorifier cette révolution technique, mais de réfléchir quelque peu sur les raisons des réticences de Simondon, toujours valables même si en 1958, la machine énergétique reste la référence-princeps. Pour essayer une autre piste, saugrenue mais la philosophie le permet, Platon propose une image pour penser la technê et l’épistêmê, la méthode de la dichotomie, de la division que retrouvent d’ailleurs tant Descartes que Taylor. Cette stratégie de décomposition concerne encore de près la série de travail ou de vente, mais aussi la capacité de prévision, nécessaire à tout bon technocrate et d’invention à laquelle Simondon tient très fort. Or, la société technique devient chaque jour plus complexe ; plus l’arbre des divisions est long, sophistiqué, plus la prévision semble maîtrisée et plus, malgré les apparences, nous nous éloignons de l’invention et cédons au discours conventionnel. Nous payons la maîtrise d’un retard proportionnel à la puissance, sémantique cette fois, de la nouvelle machine combinatoire qui semble dominer le monde mais ne fait souvent que se reproduire elle-même à quelques innovations près. Autrement dit, la question reste d’ordre logique : mieux nous prévoyons et échangeons des signaux, plus nous installons des inerties dans un ensemble qui risque, si l’on n’y prend garde, de devenir insipide, sans contours, ce qui concerne aussi les muséologues et certains savants ou technocrates enfermés dans leur condition parcellaire et dichotomique. La fonction du philosophe des techniques est peut-être de dire concrètement ce nouveau malaise. Il y a un seuil où, à force de geler le temps en le voulant toujours plus disponible, l’invention devient une illusion perdue d’avance, où l’objet totalement conventionnel oublie, parfois par quelque mauvais « design », ses attributs essentiels et où la liberté, le peu que la structure industrielle laissait d’elle ou de son rêve disparaît également, où l’on retrouve en son nouveau contexte cette saturation de la technique qui a des parfums de vide. La structure industrielle, alors, doit se soumettre ou se démettre, et d’ailleurs a-t-elle le choix ? Se soumettre aux nouvelles contraintes sans appel de la technostructure ou se transformer soi-même en signal anonyme dans une structure iconographique et publicitaire d’autant plus trompeuse qu’on y parle un peu trop facilement de création ?

21La question est symbolique autant que technique : la condition de l’ouvrier, les exigences de l’usine constituaient un ordre du travail à la chaîne, du rendement, substitué à l’ordre antérieur de l’agriculture. Le nouvel ordre repose sur d’autres valeurs, sur un nouvel ordre technique et politique aussi – car il s’agit au sens de Foucault, d’un problème de « bio-pouvoir ». La nouvelle structure normative semble rapide dans ses signaux, contrôlée de part en part, de manière autrement efficace que n’importe quel milieu ouvrier, sécurisée, la vraie valeur est là, sur le plan physique mais surtout moral et social. C’est une société lisse, propre, amoureuse de sa propre hygiène, de ses portables et de ses télé-écrans. Inutile d’insister. Sa tristesse des profondeurs, sublimée par quelque autorisation à se déborder un tout petit peu soi-même dans des circonstances bien contrôlées, n’a plus rien de la vieille joie qui pouvait, au moment des fêtes ou des révoltes, saisir le petit peuple et le faire parler. À travers tous nos bruits, le silence règne. On peut penser que ce virage concerne certaine passivité de la technique à l’égard des pouvoirs, ce qui, on l’a dit, est pourtant suspect puisque cela revient à en faire un Sujet presqu’humain ; mais, sans jouer les Épiménide, peut-on faire autrement si l’on veut la voir en situation de sens ? Simondon nous avait avertis. Notre vide technique, au sens métaphorique, vient de ce que nous sommes en décomposition mais incapables de nous raccrocher à des piliers. Notre activité pulvérulente et polyvalente suppose non la répétition mais l’intersection, un encyclopédisme parfois positif mais également perfide : si elle est capable de tout faire et dire, et nous à travers elle, il est facile, trop facile de nous brancher sur la machine pour restaurer les mythes de la langue universelle ou du moteur éternel, pour nous satisfaire de quelque nov-langue orwellienne ou d’un mystère du labyrinthe préfabriqué. C’est encore de logique intrinsèque et de saturation ou passivité qu’il s’agit à travers cette nouvelle technostructure. À la limite, pour se vouloir actuel, on peut dire que le super-marché ne laisse au musée qu’une nostalgie pour intellectuels silencieux.

III. Évolution et technostructure

22La technologie industrielle, aperçue sur l’exemple du Creusot, concerne un espace déterminé et déterministe, organisé selon des machines, des actions répertoriées, selon une chaîne causale traduite sur le plan social par les notions inscrites dans la morale et l’ergonomie du XIXème siècle, celles du patron, de l’ingénieur et de l’ouvrier pour simplifier à l’extrême. Or on voit peu à peu ce système pourtant bien au point conquis par la technostructure en marche. Par exemple, on discerne, au début du XXème siècle, une reconversion de l’ancien cadre social et technique, suite à quelques échecs. Bruno Jacomy, soucieux de l’utilité exemplaire de la machine à riveter affirme : « seules les grosses entreprises pourront concevoir ou acheter ces machines, mais, comme dans le cas du Creusot, les splendides riveteuses dont disposeront certains ateliers ne servirent malheureusement qu’à des fabrications très spéciales ou des visites officielles »21. Désuètes d’entrée de jeu, ou presque mais fort onéreuses, elles marquent les difficultés du système à s’adapter à ce nouvel esprit, elles sont muséales avant terme. Bruno Jacomy relie aussi cette « emphase » au mythe de l’automate, machine parfaite « que les ingénieurs se sont "ingéniés" à mettre au point sans s’apercevoir qu’ils tenaient un faux problème ». On assiste ensuite au morcellement d’un milieu technique au profit d’associations de gestion indirecte regroupant plusieurs puissances économiques. Ce qui permet de prendre conscience de la fragilité intrinsèque d’un système qui se croyait éternel. Le Creusot a perdu son usine devenue étrangère à elle-même. Dans Reconversion et développement local22, on lit : « Le territoire de Montceau-Le Creusot est au milieu du gué. Quelques heures suffisent pour supprimer des centaines d’emplois tandis que des mois d’efforts sont nécessaires pour en créer quelques dizaines ». Si l’on admet que le rapport travail-chômage est également un bon baromètre de ce qu’on a voulu désigner, cette constatation se passe de commentaires.

23Un milieu a disparu, qui, des plus petits services aux patronats, a éclaté et s’est mondialisé : lorsque, pour des raisons essentiellement économiques, les pièces d’un produit ont été fabriquées dans plusieurs continents ou États, puis assemblées ici, ce « chez-nous » a-t-il encore le sens d’un patrimoine industriel ? La double désorientation : technostructure et conversion des opérations informatiques ont partie liée. On peut le déplorer ou s’en réjouir, en tout cas l’industrie a dû devenir autre. L’usine, pour sa part, était dure, cruelle, le travail abrutissant. L’attraction du vide de la technique vient, on le pense, d’une sorte de « renversement » de la position des machines et des hommes associés à celles-ci. On savait, malgré ses travers où était l’usine, on voyait fumer le haut-fourneau. Le pouvoir était souvent dur en son panoptique. Or les hommes, du patron à l’ouvrier, ont été comme avalés par cette puissance mécanique qu’ils avaient mise en œuvre, par le malaise de la civilisation industrielle déjà lisible dans la concentration militaire des fonctions et pouvoirs. L’industrie n’a jamais douté d’elle-même ; elle ne s’en est pas remise. La structure inverse, la nôtre, est différente, réticulaire, dépourvue de centre déclaré. L’information déborde ses propres capacités et nous n’avons guère mis de garde-fous, sinon par une morale autoritaire supposée cette fois surveiller la pulvérisation des machines en nous-mêmes. Nous sommes, encore davantage nos propres surveillants et nos propres prisonniers. Pascal disait que le malaise de l’homme venait de son manque d’orientation, d’où le célèbre texte sur les « deux infinis ». Trop orienté, désorienté ? Silence obligé pour un minimum de parole efficace, quitte à perdre celle-ci ou explosion radiale des signaux jusqu’à toucher notre propre silence ? Ces deux technologies reviennent-elles au même dilemme ? L’essentiel est que la technique, au sens de Simondon, ait encore quelque chose à dire même si elle n’a jamais bien su « où se trouvait sa culture ». Le vide attire et aspire ; il reste à souhaiter que la civilisation technique future n’en soit pas la victime ou l’otage.