1Mon intérêt pour le sujet est ancien : j’ai participé à un des premiers appels d’offre lancé par le Conseil du patrimoine ethnologique au ministère de la Culture en 1982, « Fait industriel et savoirs techniques », dans une équipe d’historiens et de géographes qui a étudié, sous la direction d’André Vant, l’industrie du cycle à Saint-Étienne. L’étude – en collaboration avec Jean-Paul Burdy – portait sur les « Fragments de mémoires ouvrières dans le cycle » et concernait la période des années 1930-19601.

2Vingt ans après, chercher dans une autre période historique – celle des années de crise – les traces des mémoires ouvrières dans le patrimoine industriel, fait naître plusieurs interrogations. Comment le patrimoine, dans le dernier quart du XXème siècle, s’est saisi de la conservation du quotidien des hommes et des femmes au travail ? Le dépouillement de la revue, L’Archéologie industrielle en France et des exemples de patrimonialisation dans la région stéphanoise comparés avec des études de cas publiées par d’autres historiens, permettront de scruter les politiques du patrimoine à différentes échelles. Comment expliquer que le groupe ouvrier, le groupe social le plus nombreux en 1975, son plus haut niveau historique, soit devenu en une quinzaine d’années un « non-lieu » selon la qualification de Guy-Patrick Azémar dans un numéro de janvier 1992, de la revue Autrement, consacré aux ouvriers et aux ouvrières et sous-titré : « un continent morcelé et silencieux »2 ?

3Troisième question, liée aux deux premières : dans une période où l’histoire de la mémoire s’est taillée une place considérable dans les problématiques historiennes, l’histoire du temps présent ou du très contemporain n’a pas ou peu pris en compte les mémoires ouvrières. Pourquoi et comment cet évitement s’est-il opéré chez les historiens ?

4Dans un premier temps, je m’efforcerai donc d’analyser comment, entre 1976 et 1995, dans le processus de passage de l’archéologie industrielle au patrimoine, s’est effectuée l’évocation du travail ouvrier. Les interrogations sur la catégorie « mémoires ouvrières » et sur l’éventuel usage et utilité de sa patrimonialisation, rejoint le questionnement historique actuel sur les usages du passé dans le très contemporain3. Enfin j’analyserai, à l’aide entre autres des travaux de Michel Cadé4, comment les images, le cinéma en particulier, ont contribué à faire émerger, conserver et entretenir les mémoires ouvrières, celle des gestes du travail, mais aussi celles des événements au travail, micro-événements individuels ou collectifs, dans la mutation industrielle de grande ampleur actuellement en cours.

I. Patrimonialisation ?

5Dans son rapport sur Une nouvelle politique du patrimoine publié en 1982, Max Querrien incluait à côté du patrimoine industriel, artisanal et ethnologique, la mémoire ouvrière, qui était selon lui, à cette date, « à la mode »5. Vingt ans plus tard, après l’institutionnalisation du patrimoine industriel, pourrait-on affirmer que le sujet n’est plus à la mode ?

6Cette interrogation peut être examinée au regard de la place faite aux mémoires ouvrières dans la revue L’archéologie industrielle en France, qui intègre en 1995 les termes de Patrimoine, technique et mémoire dans son sous-titre. L’éditorial de Louis Bergeron, dans ce numéro 26 de 1995, souligne la nécessité du « rattachement à la mémoire et à l’identité collective » et d’une « connaissance attentive de l’histoire du travail et de l’entreprise ». Un an plus tard le projet se précise : le patrimoine industriel doit servir à « faire pousser des racines dans la société française »6. On reconnaît là la problématique des Lieux de mémoire, « identité, mémoire et patrimoine » étant, selon Pierre Nora, les trois mots clés de la conscience contemporaine.

7Avant 1995, la revue avait évoqué à plusieurs reprises des expériences localisées de recueil de sources orales. S’appuyant sur le bénévolat, l’expérience de la Maison de la Culture de Firminy (Loire) de collecte de témoignages oraux – individuels et collectifs – au sein de la population ouvrière de la vallée de l’Ondaine, expérience citée dès les premiers numéros du bulletin en 1976, était alors signalée et observée, non sans réticences, parce qu’effectuée par des amateurs7. Si les premiers numéros de la revue sont centrés sur la conservation des bâtiments, le IVème colloque pour l’archéologie industrielle, en 1982, évoque dans une de ses sessions intitulée « L’Homme et le travail », les loisirs ouvriers au XIXème siècle. En décembre 1987 est répertoriée la démarche de terrain et la collecte de la mémoire orale dans le textile choletais8 ; dans ce même numéro figurent également plusieurs photographies d’ateliers avec des ouvriers au travail. Le premier article de fond de L’Archéologie industrielle en France sur la question des mémoires ouvrières est publié en 1991 : il s’agit d’une enquête menée en banlieue nord de Paris auprès d’élus syndicalistes et d’animateurs des comités d’établissement de l’industrie mécanique ; elle a donné lieu à une publication : Mémoires d’usine, mémoires d’avenir et à une exposition Mémoires d’usine9. Les auteurs s’insurgent contre « la catégorie demi-savante de "mémoire ouvrière" sorte d’essence » comparée à la notion aussi critiquable, selon ces auteurs, que « savoir-faire ouvrier ». Cette enquête dans la banlieue nord témoigne de la diversité des initiatives patrimoniales autour de l’histoire des entreprises et des mémoires du travail. Mais en 2000, Anne-Françoise Garçon souligne encore la « difficulté en France de faire se rejoindre mémoire du travail et archéologie industrielle » avec un titre suggestif donné à son article « L’ouvrier ne fait pas patrimoine »10.

8Ce point de vue peut être conforté, si on se place du point de vue des acteurs, par l’accueil premier fait, localement, à la restauration d’une de ces cathédrales industrielles, l’usine textile Motte-Bossut. À Roubaix, la conservation des bâtiments dans lequel est installé le Centre des archives du monde du travail, est considérée en 1982 comme « une injure à la population laborieuse de Roubaix qui voit dans cette usine à la silhouette de château fort un témoin de la féodalité renouvelée »11. Le directeur du Centre des archives du travail, Georges Mouradian écrit même, quelques années plus tard, que le rassemblement d’archives patronales et syndicales dans ce lieu s’apparente à « une institution travail de deuil occupée à collecter de manière un peu nécrologique la mémoire d’un monde qui disparaît »12, ce qui ferait, si on filait la métaphore, du bâtiment restauré un cercueil. Aux politiques nationales de rassemblement des archives font écho des initiatives locales, avec souvent à l’origine des militants syndicalistes, comme le Centre d’histoire du travail de Nantes qui a fêté ses vingt ans d’existence à l’orée du XXIème siècle13. Les politiques municipales ou régionales se préoccupent cependant – le plus souvent – de la sauvegarde, de la restauration et de la mise en valeur de certains sites industriels. Lieu de tourisme et d’éducation pour les scolaires, « ressource symbolique localisée » selon Olivier Kourchid14, le patrimoine industriel peut être aussi, et ce n’est pas négligeable dans certaines régions, créateur d’emplois. Ainsi se tissent localement, autrement que pour les historiens, les liens entre passé, présent et avenir.

9En 1995 donc, la mémoire est inscrite officiellement au programme de la revue L’Archéologie industrielle en France et la difficulté des rapports entre acteurs, militants de la mémoire et historiens est soulignée sans être explicitée15. Étudiant l’association « Mémoire ouvrière des mines de fer de Lorraine » qui s’était intéressée dans un premier temps au patrimoine technique et bâti16, François Faraut souligne, ailleurs, le processus de construction d’identités collectives locales, quasi mythiques17 : on assisterait donc plus à une re-création et à l’invention d’une tradition18, qu’au recueil de mémoires vives.

10La même remarque peut s’appliquer au musée de la mine de Saint-Étienne, à propos de la restauration de la salle qualifiée emphatiquement de « cathédrale industrielle », la « salle des pendus », dans laquelle les mineurs se changeaient avant de descendre au fond. Plusieurs anciens mineurs réfutent le terme employé en précisant que les mineurs stéphanois appelaient cette salle « le vestiaire » ou « le lavabo », mais que jamais aucun d’eux – à la différence des mineurs du Nord – n’employait le terme de « salle des pendus » : il y a donc contradiction entre le lieu de mémoire patrimonialisé et les mémoires des lieux exprimées par d’anciens mineurs ayant travaillé dans le puits restauré, qui est devenu musée de la mine à Saint-Étienne.

11Le projet de musée, conçu dès 1976 après l’arrêt définitif en 1972 de la production du puits Couriot, dernier puits d’extraction stéphanois, est inauguré quinze ans plus tard en 1991. Projet mouvant, qui a hésité entre plusieurs définitions : musée de la mine et des aciers spéciaux (1977-1981), puis musée de la mine associé à un musée d’art contemporain (1984), puis musée conservatoire des techniques et du travail dans la mine. Une gestation difficile donc, alors même qu’une tradition de musée de la mine existait déjà puisque la mine-image, présentée lors du centenaire de l’industrie minérale en 1955 à Paris avait été remontée dans les sous-sols du Musée d’art et d’industrie de la ville de Saint-Étienne19. Après quinze ans de palabres et de mutation des préfigurations, le produit final se différencie de la première galerie reconstituée en 1955, par une muséographie moderne sur un site houiller restauré. Parmi l’ancien personnel des Houillères, des ingénieurs et des contre-maîtres essentiellement, ont collaboré à la réalisation du projet. Pour l’ancien ingénieur en chef et directeur du bassin qui a créé une Association des amis du musée de la mine, « il s’agissait moins de perpétuer la mémoire des mineurs que d’enrichir le patrimoine culturel de la cité »20. Le musée est un lieu de mémoire du travail dans les mines, centré sur les espaces et les techniques. Comme le suggère la première brochure de présentation réalisée en 1991 à l’occasion de l’ouverture du musée, les visiteurs – en se coiffant symboliquement d’un casque – prennent la place des mineurs et accèdent ainsi, tels des explorateurs, « aux mystères de ce monde souterrain »21. Le concept inlassablement répété est celui du « visiteur-acteur » : « À Couriot vous deviendrez mineur » précise le conservateur d’alors, Thierry Veyron. Comme dans un fondu enchaîné, la patrimonialisation des lieux, efface donc les traces des anciens ouvriers qui peuplaient ces galeries souterraines.

12En serait-il de même de l’usage par les historiens des mémoires ouvrières ?

II. Mémoires ouvrières et usages du passé

13Porte-voix des dominé/e/s, l’histoire orale dans sa première mouture veut donner la parole à celles et ceux sur lesquels l’histoire a fait silence jusqu’alors. Cette « histoire vue d’en bas » s’intéresse alors à des groupes – ouvriers, femmes, marginaux etc... – absents jusqu’alors du discours historique. L’engouement pour « les mémoires du peuple », titre d’une collection des éditions Maspéro, a été, en France, relativement de courte durée, du milieu des années 1970 au milieu des années 1980 et l’appréciation liminaire de Max Querrien en 1982, se vérifie dans cette chronologie. Peu après, « l’histoire orale d’en bas » a été en France plus ou moins délaissée, à la différence de l’Oral History, de l’Alltagsgechichte ou de la microstoria. Elle a été délégitimée, comme histoire militante, dans une publication de l’IHTP en 1992, intitulée « La bouche de la vérité »22. Pieter Lagrou dans un article récent de ce même bulletin en 2000, fait remarquer la contradiction entre la définition de l’histoire du temps présent comme période où peuvent se trouver des témoins vivants et la limitation de l’usage des sources orales aux « grands témoins »23.

14La question de l’histoire orale, devenue « sources orales » en 1984, a très vite été en effet subsumée par la problématique de la mémoire. Le tournant mémoriel des deux dernières décennies du XXème siècle, représenté par l’œuvre majeure qu’a dirigée Pierre Nora, Les lieux de mémoire, dont la publication s’est échelonnée de 1984 à 1992, combine une évolution épistémologique (le moment-mémoire en histoire) et une conjoncture identitaire (exaltation des racines, « passé qui ne passe pas », etc...) dans un espace politique spécifique (la gauche au pouvoir, l’éloignement du paradigme marxiste et de l’idée de révolution) et une situation économique et sociale de crise. Le « tournant mémoriel » que l’historiographie française du temps présent a précocement accompagné et contribué à développer, s’insère donc dans un contexte particulier de l’affirmation des identités de groupe. Pourtant ouvriers et ouvrières sont la figure absente de ce paysage mémoriel. S’il est convenu de dire que nous sommes aujourd’hui, selon l’expression d’Annette Wierviorka dans « l’ère du témoin »24, le témoignage des gens d’usine n’a pas acquis de véritable légitimité historienne, même si des historiens/nes ici ou là ont continué de recueillir des témoignages, comme sources orales, de personnes qui n’étaient pas forcément de « grands témoins ».

15Autour de Michel Verret en particulier, des sociologues ont continué la réflexion en auscultant les métamorphoses ouvrières25. S’interrogeant en 1984 sur les mémoires ouvrières, Michel Verret avait démontré que LA mémoire ouvrière n’existe pas, pas plus que LA culture ouvrière. Comme les cultures ouvrières, les mémoires ouvrières ne sont ni fixes ni stables. Mais elles se cristallisent autour du conservatoire du corps, corps agissant et corps parlant. D’où l’importance des mémoires des corps, mémoires des gestes appris par mimétisme le plus souvent, mémoires des déplacements dans l’espace usinier et urbain et parfois (plus rarement) mémoires des luttes. Deuxième point : les mémoires sont éclatées et dispersées ; elles ne sont jamais recouvertes ou ouvertes par les mémoires d’organisations syndicales ou politiques26.

16Les cultures ouvrières traditionnelles, celles des mineurs ou des métallurgistes par exemple, s’étaient structurées autour de valeurs et de normes collectives qui sont en voie d’extinction. Le confort, la consommation, les loisirs, marqueurs socio-culturels des années 1960-70, ont également entraîné un déplacement des valeurs. Le groupe ouvrier est entré au cours de la décennie 1980 dans une période de dilution identitaire, d’effritement des certitudes, de désolidarisation et de décollectivisation. Le parti communiste français, qui incarnait la représentation de la classe ouvrière, n’est plus porteur que de la mémoire d’un passé révolu27. À l’autre bout de l’échelle, on constate une paupérisation liée à la crise économique et la déstructuration des modes de vie ouvriers. En 2001, trois sociologues observateurs du monde ouvrier font le constat du discrédit de la condition ouvrière et de la perte de sa visibilité collective28.

17La quasi-disparition de la notion de classe ouvrière comme paradigme dans les sciences sociales suffit-elle à expliquer l’effacement des ouvriers dans les références socio-politiques, dans l’imaginaire social et la mémoire collective, alors qu’il y a encore à cette date plus de six millions d’ouvriers et beaucoup plus de personnes concernées, si l’on ajoute les retraités, les pré-retraités, les jeunes sans emploi et les chômeurs de longue durée ? Ce constat conduit à nous interroger sur la place et les formes de mémorisation, hors d’un rituel désincarné, des traditions inventées et des mythes.

18Une enquête collective en cours menée à l’aide d’entretiens filmés avec des anciens salariés de la Rhodiacéta-Vaise à Lyon permet d’avancer quelques hypothèses29. Lieu de travail et de vie pour plusieurs générations d’ouvriers, l’usine de la Rhodiaceta, 7 000 personnes employées en 1965, se distingue également dans la mémoire commune comme un haut lieu de contestation à la fin des années 1960. Nom mythique, résonnant des luttes sociales des Trente Glorieuses, célébrées dans les blues de Colette Magny ou les films de Chris Marker, la Rhodiaceta perdure dans l’esprit des lieux, dans les souvenirs des individus et dans les pratiques très contemporaines des espaces et du temps dans le quartier.

19À Vaise, comme dans la plupart des espaces urbains de la première ou de la seconde industrialisation, les friches industrielles nées de l’abandon des usines, et les logements ouvriers des vieux immeubles dégradés, renvoient l’image de la fin d’une époque. À ce titre, la disparition de l’ancien site de la Rhodia-Vaise laisse un vide dans l’espace, et un manque dans les têtes. Le quartier de Vaise demeure cependant encore aujourd’hui – dans les représentations collectives comme dans la grammaire spatiale des Lyonnais – étroitement associé à la Rhodiaceta. La prise de conscience de la prégnance persistante, sur le territoire du quartier, d’habitus liés à une entreprise aujourd’hui disparue, a poussé à recueillir les mémoires croisées, celles d’habitants et de commerçants du quartier et celles d’anciens ouvriers et ouvrières de l’entreprise. L’usine a marqué l’identité économique et sociale du quartier au point de se substituer à toutes les autres composantes identitaires. Un ancrage local fort a permis la survivance socio-culturelle d’un monde ouvrier à la fois perdu et retrouvé pour paraphraser à la fois Peter Laslett et Alain Corbin.

20L’étude des souvenirs du groupe survivant des salariés de la Rhodia regroupés dans une association constituée sur la base d’une ancienne appartenance de travail, montre comment, dans cet espace associatif fictivement égalitaire, se retissent régulièrement les liens, s’estompent les anciennes hiérarchies usinières, les microconflits et les différences des individualités. Évoquer après les échelles spatiales, les échelles du temps30 c’est articuler des temps diversifiés : le temps long du quotidien usinier, le temps court des « événements au travail », le temps étiré, distancié et lacunaire des mémoires enregistrées dans le présent. Les acteurs et actrices sociaux les mettent en scène dans les récits, récits qui contribuent à la déconstruction et à la reconstruction des identités individuelles dans le présent.

21L’enchevêtrement des appartenances et des attachements dans le très contemporain permet de déconstruire le concept fourretout d’identités collectives, cadre prédéterminé qui permet d’assigner les individus à une identité plus ou moins forcée. Les espaces de parole, les rituels des échanges contribuent cependant à sédimenter une mémoire collective qui s’exprime par le biais de porte-parole autoproclamés, avec souvent des affirmations récurrentes et stéréotypées, alors que les mémoires individuelles sont beaucoup plus diverses, moins lisses. Pourquoi et comment enregistrer les voix diversifiées ? Quelles valeurs et quelle place leur attribuer dans le récit historique ? Comment articuler l’individuel et le collectif ? Ces questions restent encore ouvertes au stade de l’enquête. Comme le souligne Danièle Voldman, entre l’historien et ses témoins s’instaure « un équilibre fragile entre une empathie qui peut contribuer à la reconstitution d’identité et une distanciation indispensable à la mise en histoire »31.

22Récemment, des cinéastes ont proposé leurs réponses à certains de ces questionnements qui permettent de nous interroger sur le récit historique et le rôle de la fiction.

III. Images

23La représentation des ouvriers dans le cinéma français est historiquement relativement faible : Michel Cadé estime qu’il y a une centaine de films sur 7 000 longs métrages réalisés depuis l’apparition du cinéma parlant. On les voit à l’écran dans les périodes où l’on peut parler d’un espace de réception pour ce type de films, autour du Front populaire, de la Libération et de 1968 ; et on les voit de nouveau après 1995 avec Reprise, Rosetta, Paroles de Bibs, Ressources humaines, Charbons ardents…

24Au cinéma, l’ouvrier-type est passé de l’ouvrier qualifié des années 1936-1940, à l’OS dans le post-68. Les OS – femmes et immigrés – symboles de l’exploitation de la classe ouvrière, sont alors les héros et les héroïnes d’un cinéma militant (films de Jean Pierre Thorn ou de Marin Karmitz par exemple), mais aussi d’un cinéma grand public avec comme œuvres emblématiques Élise ou la vraie vie ou, encore en 1971, le film italien d’Élio Petri, La classe ouvrière va au paradis, butte-témoin avec son titre évocateur, de la place de la classe ouvrière dans l’espace politique, social et culturel.

25Dans la dernière décennie du XXème siècle, apparaît un nouveau type de films, entre fiction et documentaire, comme le film d’Hervé le Roux Reprise qui sort en 199632. Par sa composition et son montage, Reprise, est une sorte de pont entre le cinéma militant des « années 68 », dont l’icône est Reprise aux usines Wonder, et le cinéma d’auteur qui, depuis le début des années 1990, s’intéresse au social et porte à nouveau les ouvriers et ouvrières à l’écran. Le cinéaste trace, grâce à l’image, au son et au montage en fragments, un portrait attachant de destins pluriels d’hommes et de femmes qui ont partagé un temps, à Saint-Ouen, dans la proche banlieue parisienne, le même espace de travail, l’usine Wonder. Connue dans le monde entier par la publicité répétée inlassablement sur les ondes – « la pile Wonder ne s’use que si l’on s’en sert » –, l’entreprise était le type même d’un établissement familial de la seconde industrialisation, dirigé par un patron paternaliste. Le cinéaste emploie ici le court film tourné en juin 1968, La reprise du travail aux usines Wonder, comme objet révélateur de mémoire, morceau de temps propice à la mobilisation des souvenirs, à l’image de l’usage que fait Marie Claire Lavabre des photographies dans Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste33.

26Hervé Le Roux a recueilli en 1994-1995 les mémoires de personnes qui n’ont pas eu souvent le droit à la parole. Reprise marque l’intrusion sur la scène d’un groupe social qui, n’ayant plus de porte-parole légitime, est, en cette fin de siècle, considéré comme disparu. Pourtant les ouvriers et les ouvrières existent, les contre-maîtres aussi. Hervé Le Roux les a rencontrés ; il les écoute et il les montre, physiquement, à l’écran dans leur diversité – diversité par la place occupée autrefois dans l’entreprise et leur devenir social, diversité de sexe et de genre, diversité de prises de position politique, syndicale ou tout simplement individuelle, vis-à-vis du travail, du patron, des syndicats et des rapports dans l’entreprise. Soulignée par le montage, l’image et le son, cette diversité apporte sa pierre, de fait, à la déconstruction même de la catégorie « classe ouvrière ». Cette dernière n’incarne plus, selon la formule de Jean-Louis Comolli, « l’imaginaire de l’émancipation ». Ses mythes et utopies politiques se sont effondrés, ce qui ne veut pas dire que les ouvrières et ouvriers se soient tus (cf. dans le film les grèves et les manifestations lors de la reprise de l’entreprise par Bernard Tapie). Ce film met en scène des figures et des paroles que l’on pourrait caractériser par un terme italien qui n’a pas d’équivalent commode en français d’inascoltate (c’est-à-dire, au sens étymologique, inouïes, devenues inaudibles).

27Les portraits de celles et ceux qui pourraient apparaître comme « des idéaux-types » sont en réalité de vrais personnages, en chair et en os, qui s’imposent à l’écran comme individus pluriels, par le langage et la mémoire des corps (et l’on retrouve ici l’appréciation de Michel Verret). Prenons deux exemples qui ne sont pas ceux de valeureuses héroïnes de la lutte de classe.

28L’ouvrière fidèle, Denise, qui incarne l’incorporation de l’ordre usinier, le dévouement au patron et à l’entreprise et sa défense sans condition, est touchante par son attachement à son travail passé, dont elle mime soigneusement tous les gestes. Mais l’auteur la montre également, grâce à une photographie trouvée aux archives municipales, à la tête d’une manifestation contre Bernard Tapie dans les années 1980. La chef d’atelier, Mademoiselle Marguerite, qui a grimpé les échelons à la force du poignet, grâce aussi à son célibat, est perçue dans sa fragilité par rapport aux autres chefs. Mais c’est elle qui casse son parapluie sur la tête de Bernard Tapie, car ce patron, indigne à ses yeux, lui ôte son lieu de vie et de travail.

29Jamais manichéens, ces portraits individuels disent toute la diversité et la complexité des points de vue que ne transcende pas forcément une position identique dans le processus de travail. Car ce film de fiction quasi policier, est aussi un film d’histoire, un vrai récit historique. Aller et retour constant entre passé et présent, rapport entre histoire et mémoire, réflexion sur le temps sont bien des préoccupations majeures de l’Histoire du très contemporain. On pourrait même dire que ce film joue, implicitement, le rôle d’un manifeste pour une histoire sociale renouvelée dans ses approches et ses méthodes, ayant abandonné l’histoire du groupe et de la classe pour celle des individus, des contextes, des conjonctures et des événements remarquables qui marquent les parcours individuels et s’appuyant sur les mémoires ouvrières, ravivées ici par la remémoration de l’événement-phare qu’a été, pour cette usine comme pour d’autres, 1968. Mais, enregistrant des mémoires dans le présent, le film est aussi un témoignage des ravages provoqués par la crise et la désindustrialisation de la proche banlieue nord parisienne, ainsi que de l’accommodation, variable selon les individus, aux dures nécessités du temps. Les mémoires individuelles recueillies par le cinéaste composent une sorte d’album de famille, centré sur le destin d’anciens salariés de l’usine Wonder, qui tisse ou tresse une mémoire collective a posteriori.

Conclusion

30Si l’on accepte l’assertion selon laquelle le cinéma enregistre les phénomènes socioculturels de la contemporanéité, alors on peut penser, compte tenu de la production cinématographique documentaire ou fictionnelle, que cet effacement des mémoires ouvrières de l’histoire des années de crise ne sera que temporaire. Des publications littéraires récentes, de filles ou de fils d’ouvriers ou d’ouvrières34 (qui sont donc dans cet exercice des passeurs de mémoires), les thèses récemment soutenues par de jeunes historiens ou historiennes, comme Laure Pitti35 ou Xavier Vigna36 peuvent conforter cette appréciation, comme la publication en novembre 2002, par le Centre historique minier de Lewarde de la remarquable enquête d’une ethnologue sur Femmes à la mine, femmes de mineurs ou la diffusion d’archives orales sous le titre Paroles de gueules noires37. Cette production récente consacrée aux mineurs conforte l’argument sur la chronologie développée ici : en effet, un travail similaire avait été produit en 1981 intitulé Paroles et mémoires du bassin houiller du Nord-Pas de Calais, 1914-198038qui avait donné lieu à une émission de télévision, puis le silence s’était installé.

31S’agissant des mémoires ouvrières, on doit faire la part du refoulement du passé d’une illusion (ou d’une utopie), de la mise entre parenthèses et de l’oubli (volontaires ou inconscients), et du fantasme du tout conserver et du tout patrimonialiser. Régine Robin nous met en garde dans son dernier livre, au titre évocateur, La mémoire saturée : « Nombre de fantômes, de doubles, d’objets, de visages, d’emblèmes continuent à nous hanter et à déterminer, avec une passion parfois incommensurable, nos trajectoires intellectuelles, nos prises de position, nos affrontements… »39.