1Il a fallu attendre le début des années 1970 pour que, en France, on commence à se préoccuper de la sauvegarde et de l’étude des vestiges de l’industrie. Cet intérêt pour l’héritage matériel de l’industrie est contemporain de la rupture dramatique qu’a repré sentée la désindustrialisation qui, dans les vieilles régions minières, sidérurgiques ou textiles, a multiplié les usines abandonnées que technocrates et élus, avec la bénédiction de la DATAR, ont souvent entrepris de faire disparaître rapidement, au risque d’effacer jusqu’au souvenir de la civilisation industrielle, alors même qu’aucune société ne peut construire un avenir viable en faisant table rase de son passé.

2Cette première prise de conscience a été l’œuvre d’une géné ration de pionniers où se côtoyaient architectes, photographes, his toriens et militants, tous désireux d’imiter l’exemple d’une Angleterre qui, dès les années cinquante, avait ouvert la voie en matière d’archéologie industrielle et de conservation du patrimoine de l’industrie. Elle a été stimulée par la IVème Conférence interna tionale sur le patrimoine industriel qui a eu lieu à Lyon en 1981. Mais, naturellement, l’intervention de l’État était indispensable à la reconnaissance de ce nouveau domaine patrimonial. Aussi la création en 1983 d’une « cellule du patrimoine industriel » auprès de l’Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France a-t-elle marqué une date importante. Son mérite principal est en effet d’avoir fait avancer de front le travail de protection des sites les plus significatifs et la connaissance de ce patrimoine original dont l’inventaire a été progressivement dressé1. Depuis lors, ce nouveau patrimoine fait certes l’objet d’une politique de protection et de conservation, mais il n’occupe encore qu’une place bien mo deste puisque, alors qu’il est omniprésent sur le territoire national, il ne représentait en 2004 que 1,7 % des 41 526 édifices protégés au titre de la loi sur les monuments historiques. Néanmoins, et c’est que ce qui importe, des puits de mine, des forges, des filatures, des mou lins, bref toutes sortes de bâtiments à usage industriel ont été repérés, étudiés et, dans beaucoup de cas, préservés de la démolition

3Le pari est bien loin pourtant d’être définitivement gagné. En 1992, Emmanuel de Roux écrivait dans Le Monde qu’aujourd’hui on ne détruirait plus les halles de Baltard. Sans doute, mais on détruit tous les jours, sous nos yeux, dans l’indifférence quasi générale. C’est ainsi, par exemple, que dans une Alsace qui a été une des terres de l’industrialisation naissante, 49 édifices industriels ont été détruits depuis 1970, dont 15 après 1995. Parmi eux, des témoi gnages majeurs de l’âge industriel comme la première filature mécanique d’Alsace à Wesserling, la dernière cheminée ronde de Saint-Amarin, le retordage de DMC ou encore la fonderie de la SACM à Mulhouse2. Mais des projets récents ne laissent pas non plus d’inquiéter. Le jury chargé de se prononcer sur l’aménagement du quartier Tolbiac-Chevaleret dans le 13ème arrondissement de Paris n’a-t-il pas retenu un projet qui, au risque de mettre en danger la stabilité de l’ensemble, prévoit la destruction d’une partie de la Halle Freyssinet construite en béton armé entre 1927 et 1929 et chef- d’œuvre de l’architecture industrielle du XXème siècle3 ? À Saint- Étienne, pour créer une cité du design, qui devrait ouvrir ses portes en 2007, l’architecte berlinois Finn Geipel ne propose-t-il pas de son côté de détruire l’essentiel de la partie noble de la Manufacture d’Armes édifiée entre 1866 et 1869 pour installer à sa place une coque de verre à l’architecture minimaliste très académique4 ?

4Malgré tout, l’institutionnalisation du patrimoine de l’industrie marque la fin du temps des pionniers. Du reste, au cours des dix ou quinze dernières années, de profondes évolutions ont contribué à nous faire entrer dans une phase nouvelle : l’époque n’exalte plus le progrès scientifique et technique5, si bien que les centres de culture scientifique et technique (CCSTI) lancés en 1981 par le rapport d’Yves Malécot sont passés de mode et qu’aujourd’hui on n’en créerait plus ; le développement de la société de services rend problématique la place de l’industrie dont on annonce le déclin et de la classe ouvrière dont l’affaiblissement numérique s’accompagne d’un blocage de la recomposition identitaire ; avec la montée en puissance des thèmes mémoriels et la multiplication des commémorations, « le fonds patrimonial est devenu une préoccupation obsédante »6 ; la décentralisation des procédures d’inventaire et de conservation va forcément faire une place croissante aux revendications identitaires des populations locales et ainsi contribuer à fractionner davantage encore le patrimoine national en autant de patrimoines singuliers ; les vestiges de la société industrielle sont devenus « ce qu’avaient été pour les générations antérieures l’église, le site, le château »7, si bien qu’ils n’échappent pas à l’exploitation consumériste dont témoigne le succès du tourisme industriel.

5C’est pourquoi le moment semble venu d’une réflexion criti que d’ensemble qui, dans une véritable visée pluridisciplinaire mobilisant à la fois historiens, ethnologues, sociologues, philoso phes, conservateurs et militants, dont plusieurs venus de pays voisins (Belgique, Espagne, Italie, Royaume-Uni), cherche à tenir ensemble tous les fils de la question en embrassant à la fois les rapports entre mémoire(s) et patrimoine, les usages sociaux du patrimoine industriel et les approches des historiens. C’est autour de ces trois axes qu’ont été organisés les travaux du colloque de Besançon (25-26-27 novembre 2003) sur le thème de la mémoire de l’industrie.

La patrimonialisation

6Plutôt que de revenir sur les questions, désormais bien balisées, de la définition du patrimoine industriel et des politiques d’inventaire et de sauvegarde mises en œuvre par le ministère de la Culture8, il a paru préférable de s’interroger sur le processus de patrimonialisation lui-même en posant la question centrale de la mémoire ou, plutôt, des mémoires qui y sont mobilisées.

7La transformation de l’usine en patrimoine fait intervenir de très nombreux acteurs - ministères, DRAC, collectivités territoriales, anciens travailleurs, militants syndicalistes, érudits locaux, anima teurs socio-culturels, entreprises, ethnologues et historiens professionnels, associations de défense du patrimoine, cabinets d’architec ture et d’urbanisme… - dont les efforts se conjuguent et / ou s’opposent de manière complexe dans un processus qui, en définitive, a pour enjeu le règlement, sur le plan symbolique, de la perte irréparable que représente pour la population locale la disparition de l’activité minière ou industrielle. En tout cas, la remise en cause de l’omniprésence de l’Etat en matière de patrimoine et l’effacement de la conception unificatrice du monument historique laissent la place aux mémoires multiples et contradictoires des acteurs9.

8Dans bien des cas le processus de patrimonialisation ne par vient pas même à s’engager. C’est que, en provoquant la désagrégation des communautés ouvrières, la désindustrialisation a entraîné une cassure dans la transmission de la mémoire collective que les acteurs sociaux - syndicats, associations, médiateurs culturels… - ne trouvent pas toujours assez de ressources pour sur monter, quand de leur côté, les élites économiques locales sont très souvent hostiles à tout projet de réhabilitation du bâti industriel qui ancrerait le souvenir de l’industrie dans le tissu urbain car, persuadées qu’on ne peut construire l’avenir que sur l’oubli du passé, elles sont avant tout soucieuses d’effacer les traces d’une histoire que l’échec final a dévalorisée.

9L’action patrimoniale n’est pas davantage uniforme qu’elle n’est générale. Elle varie beaucoup d’un lieu à l’autre : ici on recoud les lambeaux de la mémoire ouvrière ou on aménage un musée, là on sauvegarde une vieille machine, ailleurs encore on transforme une vieille usine en centre d’archives ou les pentes d’un terril en piste de ski. Surtout, elle évolue avec la situation socio-économique et politique locale, si bien que le moment où on mobilise la geste héroïque de la classe ouvrière et les qualités exemplaires des travailleurs (savoir-faire, courage, solidarité…) n’est pas celui de la requalification qui valorise les lieux et le bâti. Elle dépend aussi du passage des générations car, pour mieux s’arrimer au monde, les fils cherchent à se souvenir de ce que les pères ont voulu oublier10 - d’abord préoccupés de retrouver un travail pour faire vivre leur famille, ils préfèrent ne pas « remuer le passé » pour ne pas « patauger dans le malheur un peu plus »11 –, mais l’idée qu’ils se font de l’usine puise à un répertoire d’anecdotes, de symboles et d’images qui, forcément, doit bien peu à l’expérience directe, vécue du travail et des luttes. Au demeurant, on a affaire ici à un phénomène assez général : la promotion de l’usine comme « lieu de mémoire » s’accompagne d’une véritable recomposition du passé car, sans cesse retravaillé par les questions et les choix du présent, le passé que l’on se remémore est moins « un discours que les morts tiennent aux vivants (que) le discours que tiennent les vivants sur les morts »12.

10Le rapport entre la mémoire industrielle et ouvrière et les lieux de production n’est d’ailleurs pas simple et les cas de figure sont nombreux. Avec la multiplication des fermetures d’usines, les élus ont dû faire face dans l’urgence, sans expérience ni réflexion préalable, à la nécessité de gérer des friches industrielles encom brantes qu’ ils se sont souvent empressés de faire disparaître13. Cette politique de la table rase a privé les anciens travailleurs du support matériel de leur mémoire. À quoi, en effet, accrocher la fierté du métier et des luttes passées, sans même parler des gestes du travail et de la peine des hommes, quand les bâtiments ont été détruits et les machines vendues aux enchères ? Du reste, comme on l’a vu à l’occasion de la transformation à Roubaix de la filature Motte-Bossut en Centre des archives du monde du travail (CAMT), les politiques de réaffectation ne posent pas moins de problèmes : les ouvriers n’ont-ils pas vu dans la conservation de ce « château de l’industrie » le maintien insultant d’un symbole ostentatoire du pouvoir pa tronal14 ? Que dire d’ailleurs d’une métamorphose qui laisse certes subsister l’enveloppe architecturale de l’usine mais la vide de son histoire industrielle et ouvrière ? Avec la seconde vie de l’usine comme centre d’archives, quartier d’habitation (les filatures Le Blan à Lille ou les établissements Blin et Blin à Elbeuf), siège social (Menier à Noisiel) ou pôle d’innovation (le Lingotto à Turin), la survie matérielle du patrimoine industriel n’est bien sûr plus menacée mais, en revanche, sa capacité d’expression est affaiblie et sa lisibilité fonctionnelle brouillée15. De son côté, la Saline royale d’Arc-et-Senans dont on a voulu faire le noyau d’un projet de cité utopique et un centre de réflexion sur le futur en oubliant sa fonction première de manufacture16, attire l’attention sur ces lieux de production depuis longtemps abandonnés, dépouillés de leurs attributs techniques originaux - les machines et les outils - et vides de toute mémoire vivante, que technocrates, experts de la culture et élus dotent d’une identité inventée qui s’alimente à d’autres sources que l’industrie et le travail. Les sites industriels ne manquent pas non plus où, comme dans le cas de Renault à Billancourt, décisions politiques et aménagements urbanistiques ayant défait le lien historique entre patrimoine et industrie, la polysémie de la notion de patrimoine a facilité la substitution de la culture (comme patri moine) à la mémoire de l’industrie. Enfin, pour les élus, la revitalisation économique du territoire ou la restructuration de l’espace urbain l’ont généralement emporté sur l’action patrimoniale qui s’est trouvée réduite à une fonction d’accompagnement. De surcroît, la substitution des collectivités locales à des patronats souvent paternalistes qui a accompagné la disparition de l’industrie a également provoqué de curieux phénomènes de recouvrement d’une mémoire par une autre : il n’est pas rare en effet que l’identité locale se substitue à la mémoire ouvrière et entraîne son effacement. Mais il est vrai que dans des régions où la population s’est profondément renouvelée du fait d’une désindustrialisation massive, la nouvelle image de la ville (ou du territoire) qui en résulte s’accorde mieux aux attentes locales.

11Au total, ces enjeux de mémoire nous resteraient tout à fait inintelligibles si on n’analysait pas ce que Jean-Michel Leniaud, d’une très heureuse formule, a baptisé « la stratification mémorielle d’un site »17. C’est donc cette stratification que, au cours de la première journée, les participants au colloque ont voulu comprendre en analysant comment, pris dans des interactions complexes, les acteurs construisent du patrimoine à partir de la mémoire ou, plutôt, de revendications mémorielles multiples, tacites ou affichées, et souvent concurrentes.

La mise en valeur

12La deuxième journée a exploré les problèmes posés par la conservation et la mise en valeur du patrimoine. Les vieilles usines connaissent des sorts bien différents : beaucoup sont à l’état de complet abandon et promises, tôt ou tard, à la destruction ; certaines, évidemment les moins nombreuses, sont transformées en musées ; d’autres enfin, trouvent une seconde vie dans de nouvelles fonctions. Sans entrer dans un examen détaillé des usages du patrimoine industriel, on peut à gros traits risquer une typologie en distinguant trois grands types de requalification : l’accueil d’activités industrielles, la création de logements et l’aménagement d’espaces de services et de loisirs. La transformation d’une usine abandonnée en hôtel d’entreprises n’est pas aisée car il faut que le site réponde aux exigences actuelles des entreprises en matière d’accessibilité, de desserte et de volume18. De son côté, la création de logements doit répondre à des critères stricts de sécurité, de confort et d’agrément dont le respect garantit le succès de l’opération19. Quant à l’aménagement de sites industriels pour accueillir des activités de services et de loisirs, il est bien sûr conditionné par la localisation, l’environnement géographique et la qualité architecturale des lieux20. Dans tous les cas, cependant, l’investissement de l’usine par de nouvelles fonctions soulève la question cruciale des rapports entre sa valeur de témoignage et sa valeur d’usage, avec tous les risques de perte de sens, de défiguration ou de folklorisation qui en résultent.

13Naturellement, le problème de la reconversion des friches industrielles ne se pose pas dans les mêmes termes selon que l’on a affaire à un établissement industriel isolé ou, au contraire, à une ville manufacturière (Roubaix, Elbeuf), un territoire manufacturier où les usines sont nombreuses (le Pays de Montbéliard) ou un bassin industriel qui s’étend à toute une région (le bassin minier du Nord-Pas de Calais). Si trouver une nouvelle affectation pour une filature, une manufacture de tabac ou une biscuiterie n’est pas chose trop difficile, que faire, en revanche, d’un haut fourneau éteint, d’une centrale électrique désaffectée ou, à une autre échelle, des centaines de chevalements, de terrils et de puits d’un bassin minier ? L’extension de l’emprise foncière, le gigantisme des installations et l’ampleur des phénomènes de pollution compliquent évidemment les choses. C’est précisément ce que l’on constate avec l’immense friche de la Rhodiaceta à Besançon qui, depuis l’arrêt de l’exploita tion en 1982, constitue une véritable verrue sur le flanc de la ville. Le projet, lancé en 2000, d’un nouveau quartier associant habitat, activités tertiaires et espaces de sport et de loisirs, bute de manière récurrente sur des difficultés d’ordre juridique liées à la propriété de l’ancienne usine et à la maîtrise foncière des 25 ha de terrains qui s’étendent sur 2 km le long du Doubs, sur le coût colossal d’un désamiantage qui promet d’être long, et peut-être surtout sur la difficulté qu’il y a à imaginer une utilisation nouvelle à ce que les Bisontins continuent d’appeler la cathédrale, c’est-à-dire l’immense vaisseau de béton de 20 000 m² qui abritait les activités textiles de Rhône-Poulenc et dont la municipalité n’exclut pas ce que, en termes euphémisés, les promoteurs du projet appellent « une déconstruction totale ».

14L’évocation de cet exemple suffit à faire comprendre la diffi culté de ce type d’opération. C’est pourquoi, plutôt que de revenir sur les exemples désormais bien connus de reconversion réussie de sites industriels de dimension limitée (Blin et Blin à Elbeuf21 ou Menier à Noisiel22), il a paru préférable de se pencher sur des expé riences menées à une tout autre échelle, qu’elles concernent de vastes usines automobiles construites pendant l’entre-deux-guerres (l’usine Fiat du Lingotto à Turin et Renault à Boulogne-Billancourt) ou des régions industrielles entières (la Wallonie ou le bassin minier du Nord-Pas de Calais). Par leur ampleur et leur complexité, ces opérations de reconversion représentent toujours un défi aux di mensions multiples - à la fois juridique, financier, architectural, économique et sociologique.

15La confrontation de ces expériences diverses de mise en va leur de friches industrielles conduit à s’interroger sur les conditions de leur succès : l’équilibre entre la préservation des traces de l’usine et l’aménagement urbain, l’intégration de la valorisation de l’hérita ge de l’industrie et de la dynamisation économique du territoire dans une perspective de développement durable, la place faite aux acteurs locaux dans la définition et la mise en œuvre d’un schéma d’aménagement global qui associe mise en valeur patrimoniale, relance économique et protection de l’environnement, et enfin, l’articulation de l’action publique et de l’initiative privée.

16Quant à la survie des sites les plus significatifs de l’indus trialisation, elle passe souvent par la muséification. Aussi, après 1970, a-t-on vu se multiplier les créations de musées. Certes, ils ont tous pour objectif de permettre la réappropriation d’une mémoire industrielle, locale ou professionnelle, mais ils se distinguent par les rapports qu’ils entretiennent avec leur environnement, le projet dont ils sont porteurs et les modalités de la transmission au public. Ce qui, évidemment, les conduit à apporter des solutions différentes à une série de questions essentielles : quelle place faire aux anciens salariés dans la présentation au public des sites de l’industrie ? Comment présenter les objets de l’industrie et rendre compré hensibles au profane des techniques d’apparence mystérieuse ? Des usines historiques en activité, comme les forges de Syam ou la cristallerie de la Rochère, peuvent-elles jouer un rôle dans cet effort de pédagogie ? Comment, enfin, rendre compte de l’histoire passée23 ?

17De surcroît, ces musées ne sont pas seulement des lieux de culture et de transmission : ils jouent aussi un rôle dans le dévelop pement économique de leur territoire. En effet, ils contribuent, très classiquement, à l’essor du tourisme mais, de manière plus nou velle, comme à Covilhã, au Portugal, ceux qui associent la conser vation et la recherche sur les matières et les produits, participent également au maintien et au développement de l’activité industrielle. C’est dire que de l’usine au patrimoine le chemin n’est pas à sens unique et que les fils du passé peuvent aussi servir à tisser notre avenir.

Un matériau pour l’histoire

18Il existe en matière de patrimoine industriel une forte de mande de mémoire car, après une période où on a beaucoup détruit avec le désir plus ou moins conscient d’effacer jusqu’au souvenir d’une aventure qui s’est achevée sur un échec douloureux, on fait aujourd’hui le rêve impossible de tout conserver, sans souci de tri et de hiérarchie24, parce que les vestiges matériels laissés derrière elle par l’industrie sont de plus en plus perçus comme des éléments constitutifs d’identités professionnelles ou locales qui méritent d’être respectées, confortées, valorisées, et que la commémoration pieuse du passé est vécue comme une sorte de compensation au déclin de l’industrie et à l’effacement des groupes ouvriers qui lui étaient liés. Nous sommes ainsi submergés par une mémoire fragmentée et floue, à vocation identitaire qui a été l’objet de rema niements successifs et de manipulations plus ou moins conscientes25. Sauf à s’enfermer dans un « ghetto académique », l’historien ne peut ignorer les enjeux de cette « demande de mémoire » ; cependant, pour être utile aux hommes de son temps, il n’a pas non plus pour rôle de s’ériger en gardien de la mémoire mais, au contraire, en dégageant le sens du passé, de « transformer en histoire la demande de mémoire de ses contemporains »26 et d’en finir ainsi avec le particularisme qu’entraîne la prolifération de mémoires singulières.

19Encore faut-il s’en donner les moyens. Aussi est-ce à la réflexion sur les différentes facettes du travail de l’historien de l’industrie qu’a été consacrée la troisième journée du colloque.

20D’une part, il est indispensable d’avoir du patrimoine indus triel une vision globale qui en saisisse tous les éléments - bâtiments, machines, savoir-faire, produits, images… - et ne sépare pas non plus les sites étudiés de leur environnement appréhendé de manière large. D’autre part, l’intégration des vestiges de l’industrie à l’his toire de l’industrialisation exige que l’on confronte les archives auxquelles il faut retourner et les données recueillies sur le terrain, ce qui permet d’apporter aux données du terrain (comme d’ailleurs de l’enquête orale) une profondeur qu’elles n’ont pas, comme de corriger les biais des sources écrites et même de poser des questions que leur seule exploration n’autorise pas. Par ailleurs, les acteurs, pour peu qu’on ne néglige pas de recueillir leurs témoignages, ont beaucoup à nous apprendre : les patrons sur l’histoire de l’entre prise et notamment sur le processus de décision27, les ingénieurs parce qu’ils sont « la mémoire technique vivante des entreprises »28 alors même que beaucoup d’entre elles négligent de préserver les archives techniques qui ne leur semblent plus avoir beaucoup d’intérêt dès lors qu’une machine ou un procédé a cessé d’être utilisé, les ouvriers enfin, qui sont les seuls à pouvoir nous renseigner concrètement sur tous ces savoir-faire sans lesquels les machines seraient restées inertes comme sur l’expérience directe du travail. Enfin, en autorisant la collecte exhaustive de toutes les don nées architecturales, techniques, économiques et sociales, comme l’exploitation de l’interaction entre les informations collectées dans les archives et sur le terrain, la cartographie et l’iconographie, l’informatique nous offre des possibilités nouvelles qui enrichissent l’approche traditionnelle de l’historiographie.

21Ce n’est qu’à ce prix que l’héritage de l’industrie peut cesser d’être l’objet d’un culte nostalgique et consolateur pour devenir un matériau - essentiel - d’une histoire de l’industrialisation plus large et plus riche29, qui permettra aux populations de comprendre leur passé et, peut-être, en se libérant du poids des générations mortes, de mieux préparer leur avenir. Il n’y a pas d’autre chemin pour que les sites, les objets, les images et les traditions de l’industrie deviennent effectivement le bien de tous, c’est-à-dire du patrimoine, et s’incorporent à une mémoire commune.