1Le thème « Les territoires de l’industrie en Europe 1750-2000 » a été retenu pour l’une des sessions du futur Congrès International d’Helsinki en août 2006. Il comporte trois étapes, dont la première s’est achevée avec le colloque tenu à Besançon les 27, 28 et 29 octobre 2004, les deux autres se clôturant à Neufchâtel, en janvier 2006, et à Helsinki même. Il témoigne d’un intérêt tardif, mais réel des historiens pour la problématique des « districts industriels », jusque-là surtout prise en compte par les économistes, géographes et sociologues. En particulier ce sont les spécialistes des petites et moyennes entreprises qui, à l’instar de Jean-Claude Daumas1 et de Michel Lescure2, ont ouvert la voie. Il s’agit en effet de s’interroger sur la pertinence de ce concept pour l’analyse historique des systèmes productifs locaux3.

I. Une problématique à discuter : les districts industriels

2Le point de départ de la problématique des districts industriels se trouve dans les succès surprenants de la « Troisième Italie », appelée ainsi par opposition à la fois au triangle Milan-Turin-Gênes et au Mezzogiorno. Des économistes comme Arnaldo Bagnasco et surtout Giacomo Becattini ont remis à jour la notion de district industriel telle que l’avait définie Alfred Marshall dans ses Principles of Economics de 18904. Becattini l’a élargi afin de lui conférer une dimension socio-économique, le district industriel se définissant comme une entité socio-territoriale caractérisée par une osmose parfaite entre communauté locale et entreprise.

1. Réalités et limites du concept

3Le concept, s’il demande a être nuancé, est en effet porteur de questions. En premier lieu, il convient de se rappeler que, pour Alfred Marshall, l’objectif était, dans les Principles, de mettre à la portée des étudiants de son temps les derniers acquis de l’économie politique : la notion de district n’était certainement pas au cœur de son système, à la différence par exemple de son analyse de la concurrence ou de l’opposition entre facteurs internes et externes des comportements microéconomiques. En second lieu, Becattini a proposé une réinterprétation complète de la notion de district : Marshall les concevait comme un espace concurrentiel alors que Becattini insiste sur l’encastrement du système productif ainsi que sur la coopération née de l’homogénéité sociale de la population et de l’action d’institutions collectives. En troisième lieu, le modèle du district industriel apparaît trop rigide, trop exclusif et trois étroitement lié a l’expérience italienne. Il y a donc lieu de proposer des concepts alternatifs ou concurrents : milieu innovateur, système industriel local, cluster, système productif localisé, réseau régional d’entreprises, aire-système, etc. Enfin, il existe un besoin d’études empiriques solidement fondées et permettant de valider la théorie.

2. Un concept porteur de questions

4Nombreuses sont les questions à poser :

1. L’exemple italien ne représente qu’un mode parmi d’autres d’osmose entre la communauté locale et l’appareil productif5. Un district peut se constituer à partir de réseaux sociaux très différents : communautés d’ingénieurs, minorités ethniques ou religieuses, colonies d’immigrants ou de migrants, corporations d’artisans, communautés locales à forte identité sociale ou culturelle, communautés d’affaires, désintégration de grandes entreprises. Il y a donc lieu à la fois de prendre en compte la diversité des structures socio-culturelles et d’envisager l’hypothèse d’un désencastrement, par exemple sous l’effet des délocalisations et des prises de contrôle dans le cas italien.

2. Il n’existe aucune homogénéité des structures des entreprises dans les districts : tantôt sont représentées toutes les tailles d’entreprises, tantôt il s’agit de PME sous-traitantes dépendant d’une ou plusieurs entreprises leaders, tantôt les structures ne sont pas stables, qui voient la formation de grandes entreprises à partir d’un tissu de PME.

3. La coopération ne constitue pas une caractéristique nécessaire des districts : elle alterne plutôt avec la concurrence. Lorsqu’elle existe, elle n’implique pas non plus nécessairement de relations symétriques ou réciproques6. Le plus souvent, le processus de fabrication est dominé soit par des donneurs d’ordre qui n’interviennent pas dans la production, soit par des entreprises finales qui distribuent le produit.

4. La théorie des districts industriels postule que la confiance découle de l’homogénéité sociale de la communauté ainsi que de son adhésion à un système social ad hoc sont capable de faire respecter par tous les règles du jeu. Plus encore que dans le cas des cartels7, dont le fonctionnement n’implique pas les mêmes contraintes institutionnelles, les districts se trouvent menacés par l’opportunisme des acteurs. L’on peut donc, à juste titre, s’interroger sur le rôle de certains personnages-clés. De même, l’on peut se demander si l’inégal dynamisme et la capacité de survie des districts ne découle pas de niveaux très variables d’encadrement institutionnel.

5. L’effet district varie en fonction de l’organisation géographique du district, de l’existence ou non d’une entreprise dominante et des choix stratégiques opérés par les entreprises compte tenu des coûts de transport, des matières premières et de la main-d’œuvre.

6. Les districts obéissent à un cycle de vie. Essentiel est de déterminer le pourquoi de l’émergence des districts, de leur déclin, de leur renaissance éventuelle. Il est donc indispensable de recourir aux études de cas.

II. Variété des approches et des expériences

5Les études monographiques permettent en effet de définir des types et de faire apparaître des facteurs.

1. Diversité des types de districts

6Trois entrées en particulier ressortent des travaux : les notions de métropole et de métropolisation ; la réalité des spécialisations régionales ; l’impact des spécialisations sectorielles. La problématique de la métropolisation a été en particulier développée par André Larceneux8. Ce dernier rappelle que la notion de district s’insère dans celle, plus large, de systèmes productifs locaux. Néanmoins cette dernière n’explique pas tout. En effet, en France, les profondes adaptation survenues depuis le début des années 1980 relèvent d’un autre modèle : celui de la métropolisation. Le jeu des réseaux hiérarchiques et horizontaux de villes et, donc, de relations exogènes entre les systèmes productifs locaux revêtent désormais une importance plus grande que les mécanismes de régulation endogènes propres aux districts industriels.

7Dans le passé, Toulouse offrait, selon l’historiographie dominante, l’exemple d’une ville sans tradition industrielle endogène, où les initiatives seraient venues uniquement de l’extérieur et, en particulier, de l’Etat. Des recherches récentes menées par Jean-Marc Olivier montrent qu’il existait, au XIXème siècle un artisanat urbain en particulier dans la carrosserie, la chapellerie, la chaussure, l’ébénisterie de copie et la chemiserie9. Quatre facteurs favorables ont contribué à la croissance de l’industrie locale : l’importance du marché toulousain, car la population triple entre 1814 et 1886 ; le désenclavement de la ville (canal du Midi) ; le faible coût de la vie ; l’existence d’une main-d’œuvre abondante et bon marché. Comme l’atteste la pratique généralisée du salaire aux pièces, le système repose sur de petits ateliers et des travailleurs à domicile très réactifs. Ces donneurs d’ordre, très nombreux et dynamiques, sont exposés toutefois à de fréquentes faillites. Les performances commerciales peuvent être brillantes, comme dans la chapellerie qui exporte vers l’Italie, l’Espagne et l’Amérique latine. En réalité, ces petites industries dispersées de province participent aussi au succès des « articles de Paris ».

8La ville de Gray, en Haute-Saône, à équidistance de Besançon, Dijon, Dôle, Langres et Vesoul, offre à l’inverse l’exemple d’un échec, qui contraste avec les réussites de Sochaux (Peugeot), Saint-Claude (diamants et pipes), Morez (lunetterie) ou Morteau (horlogerie)10. La loi du 20 octobre 1830 en fait toutefois l’un des quatre ports français régulateurs du prix des grains du même titre que Paris, Lyon et Marseille. Il s’agit d’un territoire économiquement dynamique. Mais, au cours du XIXème, la cité échoue à s’affirmer à la fois comme ville commerçante et comme centre industriel. A la veille de la première guerre mondiale, Gray est une ville sans industrie et dont le commerce a presque disparu. Même si les grandes compagnies ferroviaires ont choisi de se détourner de la localité comtoise au profit d’autres centres, l’échec n’est pas uniquement d’origine exogène.

9Les spécialisations régionales constituent une seconde entrée11, illustrée au cours de la conférence, par de plusieurs communicants. Gérard Gayot s’est intéressé à « l’aménagement des territoires d’industrie entrer Meuse et Rhin (1792-1815) »12. Louis Bergeron avait déjà défendu l’idée que, dans le temps long des XVIIIème et XIXème siècles, « l’industrialisation en Europe continentale s’était accomplie dans des conditions de marché totalement étrangères à celles dont avait pu bénéficier l’industrialisation britannique ». Il opposant ainsi un processus d’industrialisation britannique se déroulant sur un marché ouvert et d’envergure mondiale, et un processus continental, où « le démarrage aurait essentiellement pris appui sur les marchés intérieurs, dans une situation de marché fermé ». S’intéressant, dans cette perspective, à l’emménagement ou au déménagement des Verleger entre Meuse et Rhin, G. Gayot montre que, pour ces entrepreneurs, à la fois fabricants et vendeurs, les indicateurs prix de revient et prix de vente ont été déterminants. Toutefois, pour certains de ces marchands-fabricants, la taxe à l’entrée des matières premières importées et les droits de douane à l’importation ont joué un rôle prépondérant. Ce « coût des frontières » a représenté une condition de marché très dissuasive pour s’installer et persévérer dans le Verlagssystem régional, ou abandonner, ou encore, le quitter pour un lieu plus attractif et moins coûteux.

10Si l’on retient comme point de départ de l’industrialisation alsacienne la fondation de la première manufacturer d’indiennes à Mulhouse en 1746, cette industrialisation débouche, au milieu du XIXème siècle, sur une géographie dont la clé de lecture est culturelle13. Comme le soulignent Nicolas Stoskopf et Raymond Woessner, cette lecture culturelle rend compte des clivages entre révolution industrielle et industrialisation incrémentielle, innovation et routine, association et individualisme, emprise sur le territoire et mise à distance de l’industrie, rôle des immigrants et des autochtones, spécialisation et diversité14. Il s’en dégage trois types de territoires industriels : le premier fondé sur l’exploitation collective d’un produit nouveau, comme les indiennes à Mulhouse ; le second que l’on trouve dans les petits bourgs industrieux met en jeu une petite industrie traditionnelle sans spécialisation, et le dernier qualifié de territoire d’entreprise parce que sous l’influence directe d’une seule firme exploitant plusieurs établissements (à l’instar de De Dietrich dans le nord de l’Alsace15). Dans les trois cas, l’on observe une logique de cluster résultant du partage en commun, par les acteurs, des valeurs essentielles et de la même culture industrielle.

11Cette organisation territoriale résiste globalement jusque vers 1950 : dans la petite industrie, les disparitions d’entreprises se multiplient, mais l’industrie perdure du fait de la concentration à l’exemple de ce qui se passe dans la brasserie. Si les conflits franco-allemands successifs ont des effets destructeurs, sans doute retardent-ils aussi certaines évolutions nécessaires, comme entre les deux guerres. C’est au moment où la construction européenne offre à l’Alsace sa chance historique que disparaît une économie héritée du passé. L’Alsace réussit cependant sa reconversion : elle devient désormais une région réceptacle, ouverte aux établissements de décentralisation et à l’implantation de multinationales. De nouvelles logiques territoriales se mettent en place. Elles sont à leur tour remises en cause par les risques grandissants de délocalisation des activités à faible valeur ajoutée. D’où l’élaboration de stratégies de sortie de crise reposant sur deux pôles-émergeants, le réseau Biovalley et le pôle automobile, dédiés à la promotion des hautes technologies et inscrits dans des espaces transfrontaliers.

12L’industrialisation n’est pas vouée à la pérennité, ainsi que le montre l’exemple des vallées des Morin et de la Marne étudiées par Bruno Jegou16. Le plateau de Brie est entraillé par les vallées des grand et du Petit Morin et bordé au nord par la Marne. Au cours du XIXème siècle, l’industrialisation se développe dans ces vallées. Elle s’appuie sur la valorisation des ressources locales, afin de satisfaire les besoins du grand marché parisien. En dépit de caractéristiques locales fortes, l’on ne peut faire de ces vallées des districts industriels au sens classique du terme. Un état des lieux de l’industrie dans le dernier tiers du XIXème siècle a permis de caractériser l’industrie locale dans sa diversité. Ce constat ne permet pas de mettre en lumière les dynamiques qui ont permis à ces activités de se développer, puis ont infléchi leur évolution. Il convient donc d’analyser leurs trajectoires respectives, industrie par industrie, depuis le début du XIXème siècle jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle. Deux scenarii s’en dégagent : un cycle la conduisant de l’émergence au déclin ou, au contraire, leur affirmation progressive autour d’une unique grande entreprise. Dans ce dernier cas, la co-traitance se transforme en sous-traitance, voire en groupe articulé sur un réseau de filiales. Tel est l’aboutissement d’une absence de pérennisation de l’industrie dans le cadre des districts industriels classiques.

13A cet égard, la comparaison apparaît intéressante avec les Alpes (Anne Dalmasso17). Y coexistent des modes très divers de relations aux territoires : industrie dispersée sous domination urbaine (ganterie autour de Grenoble), vallées industrielles (Romanche, Tarentaise, Maurienne) liées à l’hydroélectricité, bassin minier (plateau matheysin), bassin industriel urbain (Grenoble, Annecy et Chambéry notamment après 1945), district industriel (vallée de l’Arve). Toutes ces formes d’industrialisation fonctionnent selon leurs rythmes et leurs logiques internes propres, leurs relations spécifiques avec l’extérieur en termes à la fois de marché et de financement. Leur relative proximité favorise des transferts de main-d’œuvre et de capitaux locaux, d’une activité et d’une zone à l’autre. L’on peut dès lors s’interroger, sinon sur la notion d’économie régionale, du moins sur les diverses échelles de son fonctionnement.

14Le cas de la vallée de l’Arve apparaît particulièrement intéressant (Pierre Judet)18. En effet elle est souvent présentée comme l’exemple même du district industriel. Sa spécialisation dans le décolletage hérite d’une longue tradition. En effet, la fabrication des pièces et mécanismes d’horlogerie pour Genève et la Suisse y a été introduite au début du XVIIIème siècle. La permanence de l’industrie y résulte de plusieurs mutations qui ont façonné les recompositions territoriales. Dans un premier temps, la fabrication de pièces ou de mécanismes pour Genève et la Suisse se pratique de façon domestique, mais elle ne constitue que l’un des éléments d’une pluriactivité polymorphe. L’horlogerie se pratique surtout en montagne, dans un monde sans capitaux : elle dépend dans une large mesure de ses clients, qui lui fournissent matières et financement. Durant le XIXème siècle, l’horlogerie de la vallée d’Arve, parce que routinière, se trouve technologiquement dépassée. La création d’une Ecole d’horlogerie, à Cluses, la sauve. L’industrie se trouve ainsi en mesure de se re-spécialiser dans la production mécanisée de certaines pièces d’horlogerie et d’outils pour les fabriquer. Petites usines et gros ateliers se concentrant à Cluses et dans sa vallée. La première guerre mondiale permet une seconde transformation. Elle sauve l’industrie, à nouveau menacée. Celle-ci se reconvertit dans le décolletage au profit du marché national. Illustration de cette renaissance, les décolleteurs participent, dans l’après-guerre, au développement de la Banque Populaire Savoisienne de Crédit, dont le siège se trouve dans la vallée de l’Arve. Les services contribuent ainsi au renouveau industriel.

15La Franche-Comté peut illustrer une telle problématique (Fabienne Picard, Nathalie Rodet-Krioichvili, Matthieu Bunel)19. Au cours du XXème siècle, la part des services au sein de la production marchande et, plus encore, de l’emploi ne cesse de s’accroître. A partir des années 1970, la part de l’industrie décline, de façon irrémédiable au profit des services. Ils apparaissent encore au sein de ce que l’on qualifie parfois de troisième révolution technique et scientifique, celle des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). A cet égard, il est essentiel d’examiner le rôle, dans cette dynamique, des services aux entreprises. Ceux-ci ont été trop souvent considérés comme un produit joint de celui de l’industrie, ce qui leur conférait un rôle passif dans la dynamique territoriale. En réalité, surtout si l’on distingue bien entre services opérationnels et services avancés, ces services aux entreprises ont impulsé, entre 1990 et 2003, de nouvelles logiques de développement territorial.

16Les spécialisations sectorielles constituent en troisième facteur de différenciation des districts. La sidérurgie est probablement l’une des industries les plus territorialisée surtout si l’on exclut les mines, lesquelles ne transforment pas. Tel est le cas en France (Philippe Mioche20). Sans qu’il soit vraiment possible d’assimiler la sidérurgie aux districts industriels, il ne fait pas de doute que la très grande mobilité de cette industrie sur le territoire national au cours des deux derniers siècles pose problème. Des années 1800 aux années 1960, la sidérurgie s’est construite par, pour et dans le territoire. Les contraintes que supporte alors la sidérurgie apparaissent très fortes : approvisionnement, transports, main-d’œuvre, marchés. Ces contraintes pèsent lourdement sur les modes de gestion. En même-temps, le « Texas lorrain » supplante les autres régions de France, comme Roubaix, la « Manchester du Nord », l’a fait pour la laine21. Il est dès lors intéressant de comparer les patrons lainiers avec les barons du fer. Ils ont en commun la gestion dynastique, l’autofinancement, la capacité d’adaptation des formations, le mode de vie. Cependant les différences l’emportant : le patronat lorrain paraît beaucoup plus social que celui de Roubaix ; de même, il se préoccupe beaucoup plus du territoire ; s’il a perdu, il s’est montré plus dynamique que les patrons d’Elbeuf. Enfin, la mondialisation a largement entraîné un reflux des territoires historiques d’abord du fait de l’émergence de la sidérurgie littorale, puis avec la création de la firme globale (Arcelor).

17Cette mobilité des localisations en fonction des évolutions sectorielles se retrouve en Espagne. Dans le cas de l’industrie papetière, étudiée par Michel Gutierrez-Poch22, l’on voit, qu’entre 1750 et 1936, l’interaction entre rendements croissants, prix des transports et demande de produits a joué de manière différente en fonction de la conjoncture. Au début du XVIIIème, le secteur se caractérise à la fois par son faible développement et sa dispersion dans l’espace. Mais avec la croissance ultérieure, cette industrie se concentre dans certaines zones catalanes et valenciennes. Les conditions naturelles (eau propre en abondance) et institutionnelles (accès facile aux approvisionnements en eau) en ont été le point de départ. La dynamique des rendements croissants nourrit cette concentration spatiale. La proximité des trois principaux marchés joue favorablement : Madrid, Barcelone (pour les moulins catalans) et l’Amérique latine (proximité d’un port). Le repli sur le marché intérieur et l’adoption de la machine en continu renforcent encore la prépondérance des moulins catalans et valenciens. Leur croissance se poursuit ainsi jusqu’en 1880.

18A partir de cette date, la demande de papier journal pousse à l’implantation des usines près de Madrid, siège des principaux journaux espagnols. Néanmoins, ce milieu industriel ne parvient pas à acquérir la dynamique d’un district industriel. En effet, il périclite avec la connexion ferroviaire entre Madrid et le Pays Basque, au profit de ce dernier, dont les ressources hydrauliques s’avèrent davantage en accord avec la nouvelle technologie. De même la région de Gérone bénéficie à la fois de la dynamique industrielle de la région et de la demande de Barcelone. A la fin du XIXème siècle, le Pays Basque s’impose comme l’axe principal du secteur. Sa position se renforce avec l’utilisation de la pâte de bois comme matière première. Les exportations de minerai de fer offrent un moyen efficace d’accès à ce produit provenant des pays scandinaves. En outre, la Catalogne et le Pays Basque renforcent leurs positions grâce à leur dynamisme propre et à la vigueur de la demande. En 1934, 90 % de la capacité de production se concentre dans le Pays Basque, la Catalogne et le Pays Valencien.

19Il n’y a cependant pas de fatalité, ainsi que l’atteste l’exemple de la draperie de l’Ariège, analysé par Jean-Michel Minovez23. Espace marginal en termes de production textile à la fin du XVIIIème, l’Ariège bénéficie, au XIXème, du développement du cardé du Pays d’Olmes. Cette croissance s’effectue, durant le premier tiers du siècle, grâce à des débouché traditionnels et aux produits historiques tels que basses étoffes et draps larges héritiers de la production du Carcassonnais. Sous la pression de la demande, mais aussi des conditions locales, les manufacturiers se réorientent. Ils font ce choix de nouveaux produits de qualité intermédiaire : cuirs-laines, dans les années 1830, puis « nouveautés » à partir des années 1860. Ils axent leurs débouchés sur le marché national pour des étoffes destinées à la fois aux classes moyennes en pleine expansion et aux paysans dont les revenus augmentent alors. Ces innovations sont toujours adoptées en imitation et avec un certain décalage par rapport aux grands centres du cardé. Cette industrialisation invisible développe des savoir-faire qui, vers 1870, assurent à la région un avenir certain dans le cardé.

20L’Italie constitue l’espace privilégiée d’observation des districts industriels et de leur évolution, comme le montre l’exemple de la chaussure (Patrizia Sabbatucci Severini)24. Cette industrie s’organise en systèmes productifs formés au XIXème et XXème siècles, à partir de districts manufacturiers ou sous l’effet de phénomènes de spin off, engendrés par des fabriques. Il est donc intéressant de se demander si le passage de la manufacture à la fabrique, selon un schéma classique d’industrialisation, est compatible avec la notion de district. En effet, la croissance par prolifération de petites entreprises a été identifiée, dès la fin du XIXème siècle, comme un type fréquent d’organisation pour des industries dont le processus de fabrication est divisible, demande peu de capitaux et produit des biens différenciés et aux caractéristiques variables en fonction de la qualité, du prix et de la mode. Le concept d’ « atmosphère industrielle, favorable à la diffusion parmi les habitants de l’habileté nécessaire à traiter d’une matière » tel qu’il a été mis en évidence par Alfred Marshall retrouve ici tout son intérêt, notamment pour l’analyse des premiers stades du cycle de vie d’un district ainsi que des facteurs de sa genèse.

2. Quels facteurs d’impulsion ?

21Il convient dans cette quête de prendre en compte l’impact des facteurs tant technologiques qu’institutionnels. Aujourd’hui, ainsi que l’atteste une analyse empirique sur données françaises, les ressources internes des entreprises ne sont plus présentées comme la clé de leur réussite en matière d’innovation. Au contraire, celle-ci semble dépendre de leur capacité à tisser des liens avec les acteurs externes afin de bénéficier des connaissances et compétences de ces dernières (Carole Hussler, Patrick Rondé)25. Du reste, un nombre grandissant d’auteurs dénoncent la surestimation du rôle des interactions dans l’analyse de l’innovation. A partir d’une fonction de production classique, l’on peut prendre en compte trois éléments : les indicateurs d’innovation, conçus en tant que variable d’explication ; l’enquête compétences pour innover des entreprises menée par le Sessi en 1997 ; le choix d’un espace régional afin de tester la robustesse des conclusions existentes (essentiellement basées sur les entreprises). D’une étude économétrique, il ressort bien que la création de réseaux de relations constitue un facteur bénéfique à l’innovation. Ainsi, les pouvoirs publics doivent-ils encourager les compétences relationnelles intra- et interindustrielles afin d’améliorer le niveau d’innovation sur leur territoire.

22Le rôle du facteur institutionnel est également essentiel. Ces phénomènes de cluster et leur rôle dans la dynamique industrielle ont fait l’objet, pour l’Angleterre, d’une étude historique d’Andrew Popp, Steven Town et John Wilson26. Tous trois se sont intéressés, dans cette perspective, aux liens entre stratégie, gouvernance et organisation de référence : celui, prôné par Alfred Chandler Jr, de la grande entreprise managériale et multidivisionnelle et celui de la petite firme à spécialisation flexible. Il s’agit, à partir de là, d’explorer dans le long terme les processus de changement structurel et stratégique. D’une recherche consacrée à l’explication de l’évolution des différentes structures industrielles, il ressort la possibilité d’élaborer une typologie à partir des cas du district industriel classique et des hiérarchies managériales : elle se dégage de la prise en compte des alternatives hybrides ouvertes à chacune. Des études de cas empiriques basées sur des exemples historiques, mettent en lumière les conditions favorisant leur apparition et, de façon plus précise, celles, nécessaires et suffisantes déterminant les transitions d’un mode à un autre.

23Connaissance et confiance, tels sont les maîtres mots de la régulation de la coopération dans les districts industriels de Birmingham, au Royaume-Uni, et de Providence, aux Etats-Unis (Francesca Carnevali27). En 1890, Alfred Marshall observait avec intérêt la prospérité croissante de clusters de petites entreprises, en dépit de tendances favorables à la croissance de la firme individuelle. Marshall identifiait la localisation de l’industrie comme un facteur vouant ces clusters à bénéficier d’économies d’échelles et de diversification tant vis-à-vis des marché que de l’offre de facteurs, en particulier de main-d’œuvre. Pour illustrer la question, ont été utilisés les fameux exemples de la coutellerie de Sheffield, des plaques de blindage du Bedfordshire, des poteries du Straffordshire, de la fabrication de chaises à Wycombe et, de façon plus large, de métallurgie à Birmingham. Marshall toutefois, était plus intéressé par la question de savoir quelle localisation et quelle spécialisation engendrait des économies externes que de définir la nature des districts industriels ainsi que leur structure organisationnelle. Il utilisait simplement ce terme afin d’identifier le groupement, en une localisation géographique spécifique, de petites firmes engagées dans la production du même produit final.

24En 1919, il prédisait aussi « l’inévitable » disparition des petites firmes. L’échec de cette prédiction a suscite récemment une recherche sur les facteurs pouvant expliquer leur survivance actuelle. Depuis Marshall, les districts industriels ont été présentés comme une forme d’organisation alternative à la firme intégrée de grande taille. En 1984, dans leur livre The Second Industrial Divide, Piore et Sabel ont cherché à montrer que le district industriel constituait non seulement une alternative à la production de masse, mais encore aujourd’hui, une voie meilleure pour le capitalisme émergeant. Depuis lors, les districts industriels continuent à faire l’objet d’une littérature très large qui vise à fournir une vue plus nuancée de l’industrialisation que ne la laissent entrevoir un examen en profondeur des statistiques nationales.

25A cet égard, l’étude des modalités d’encastrement des systèmes productifs localisés (SPL) dans leurs institutions nationales semble apporter de nouveaux éclairages sur les ressorts de leur développement : tel est le point de vue défendu par Evelyne Ternant28. Pour l’horlogerie française, l’adhésion au modèle d’organisation industrielle de la grande entreprise a rapidement paru plus efficace que la petite ou moyenne entreprise. Comment cette préférence pour la grande entreprise s’est-elle constituée en France ? Sans doute est-ce au lendemain de la première guerre mondiale que les premiers courants modernisateurs commencent à identifier le retard économique français à la faible concentration des entreprises. L’influence idéologique de ce courant s’accroît dans les années 1920. Mais le modèle prôné apparaît spécifiquement français : l’organisation fonctionnelle domine nettement, selon un schéma fayolien, face à la montée de l’entreprise managériale à l’américaine ou à l’allemande.

26Tel est le modèle développé à partir des années 1950 dans l’horlogerie franc-comtoise, une industrie régionale et constituée de PME. Les vecteurs principaux de cette transformation sont les réseaux professionnels, car ils mettent la haute fonction publique d’Etat en relation avec la profession horlogère et les diverses mesures incitatives d’ordre fiscal ou financier, adoptées et appliquées en vue de cette même transformation. L’exemple horloger permet ainsi de saisir la manière dont s’articulent dans le concret les industries locales et les institutions nationales dans la France des années 1960 et 1970.

27De multiples tentatives ont eu pour but de transformer en grande entreprise les structures industrielles du système productif localisé horloger. Les premières concentrations dans les années 1960, visent à rationaliser les procédés de production : il s’agit d’accroître l’efficacité productive du SPL. Dans les années 1970 et 1980, les politiques de concentration sont plus systématiques. Il s’agit plutôt de constituer un groupe leader, dont on pense qu’il est la seule solution crédible aux difficultés générales du SPL : la coordination inter-entreprises et l’adaptation aux chocs technologiques et aux évolutions rapides de la demande. Dans cette perspective, l’intégration financière, parfois forcée, engendre des coûts internes de réorganisation, produit des effets de domination, avive la concurrence interne et réduit l’aptitude à coopérer.

28En particulier, l’intervention du groupe Matra (groupe Lagardère) offre la possibilité de faire émerger un leader, producteur du tiers des montres françaises. Mais le mode d’organisation mis en place handicape les capacités d’adaptation, même si les fabricants d’ébauches semblent mieux résister que les fabricants de montres stricto sensu. L’évolution diffère complètement de celle de l’Italie, où les mesures nationales apparaissent délibérément favorables aux PME. L’exemple horloger français comme celui des districts italiens montre l’un et l’autre que la trajectoire propre (ou la path dependency) des SPL ne saurait être étudiées isolément, hors de l’environnement institutionnel national.

29Les districts, lorsqu’ils existent, s’appuient sur des institutions régularisatrices. En effet, comme le montre Giovanni Luigi Fontana29, les particularités du modèle italien de développement de la seconde moitié du XXème siècle ont poussé à accorder une attention renouvelée au rôle exercé par l’Etat et par les institutions publiques dans l’économie. De façon récente, la recherche s’est portée sur le rôle exercé en Italie par les institutions intermédiaires, c’est-à-dire par les structures périphériques de l’Etat, par les organismes institutionnalistes ou semi-institutionnalisés (regroupements et associations de types divers, banques locales, etc.) ayant fournis aux systèmes locaux des biens publics spécifiques. Ces études sur le système italien ont mis en évidence une catégorie institutionnelle jusqu’ici sous-estimée dans l’analyse du développement économique italien.

30D’une comparaison entre différents cas d’étude, il ressort qu’ont agi activement de façon prépondérant et les administrations locales et, de façon plus générale, un ensemble très vaste et varié d’institutions intermédiaires. S’est ainsi construite une géographie italienne ; seules les variables institutionnelles présentées plus haut ont permis de rendre compte des différentes modalités du développement territorial que l’on a enregistré de 1950 à la moitié des années 1990. Les contributions récentes des historiens semblent, toujours selon G.L. Fontana, démontrer que, dans l’analyse de l’évolution des systèmes locaux, les reconstitutions fondées de façon exclusive sur les variables économiques (production prix, coûts de production importations-exportations, structure du secteur, relations entre les firmes) sont moins éclairantes et pertinentes sur les processus de changement que celles s’appuyant sur l’étude historique des institutions intermédiaires et des combinaisons institutionnelles mises en place au cours des différentes phases de l’évolution des districts.

31Le rôle de ces institutions a été particulièrement mis en évidence par Claire Lemercier à propos de Paris au XIXème siècle30. Les articles de Paris paraissent en effet constituer un archétype de la spécialisation flexible de petites entreprises travaillant au rythme de la mode, lesquelles auraient ainsi offert à leurs dirigeants de belles perspectives d’ascension sociale. Il convient de nuancer ce tableau, en partie construit par des contemporains soucieux de s’opposer à l’intervention de l’Etat ainsi qu’aux conceptions socialistes. L’auteur souligne l’articulation fondamentale entre fabrique et commerce ainsi que l’hétérogénéité de la fabrique, du point de vue tant des ouvriers que des entrepreneurs : le travail en chambre coexiste avec les ateliers-boutiques et les grands ateliers, les arts et la science industriels avec les réalités de la division du travail.

32Ce secteur d’activité s’appuie sur des institutions. Celles-ci ont émergé par à peu. Jusqu’à la fin des années 1830, le secteur des articles de Paris est absent des institutions de commerce alors plutôt dominées par les banques. Dans les années 1840, émergent de nouvelles formes d’organisation. Puis les chambres syndicales affirment leur influence dès le Second Empire. Le secteur des fleurs artificielles constitue ainsi sa chambre syndicale au sein de l’Union nationale de Commerce et de l’Industrie, en 1859. Ce type d’organisation connaît un relatif succès, mais se heurte aussi à des difficultés, en particulier pour imposer des normes au sein de la profession : particulièrement graves sont les questions posées par la contrefaçon et la protection des brevets. Se trouve mise en cause la capacité à construire des usages et à en imposer le respect. En outre, il ressort de l’étude qu’il convient de prendre en compte, de manière complémentaire, et les constructions institutionnelles spontanées (chambre syndicale) et la participation aux organismes officiels (chambres et tribunaux de commerce).

33Les syndicats professionnels, c’est-à-dire les organisations patronales ont joué un rôle non négligeable dans la territorialisation du système de production (Danièle Fraboulet)31. Organes de coordination, les organisations patronales contribuent à l’essor et à la régulation de l’industrie régionale ainsi qu’à la défense des intérêts économiques patronaux. Elles peuvent, par leur pouvoir d’orientation, jouer un rôle déterminant dans le développement d’un système régional de production. Tel est le cas de l’Union des Industries Métallurgiques et Minières et de ses implantations régionales. Face aux mutations économiques, à l’affirmation grandissante du mouvement ouvrier et à l’interventionnisme des pouvoirs publics, l’union s’imposait comme une nécessité à tous les échelons. Les chambres régionales agissent sur les institutions régionales (municipalités, chambres et tribunaux de commerce). Parce que plus proches des adhérents, elles s’adaptent plus vite, notamment lors des conflits. Certes, si elles ont contribué à la dynamisation du développement territorial, en particulier pour l’environnement social et la formation professionnelle, le rôle de l’organisation nationale reste fort important. Mais l’implantation régionale et locale constitue de plus en plus l’une des conditions du pouvoir et de la pérennité. Le cadre régional apparaît le mieux adapté à l’étude et à la résolution des questions ouvrières (surtout en matière de salaires et de grèves) ; en revanche, les préoccupations professionnelles d’ordre général relèvent des organisations nationales. Cette structure pyramidale permet de concilier la diversité des intérêts et l’élaboration d’une politique commune au sein d’un espace « dilatable », d’un territoire ouvert et dynamique.

III. Quelles conséquences ?

34De ce jeu des entreprises et des territoires, des logiques et des trajectoires, des institutions et des régulations, quelles sont les conséquences ? De ce point de vue, les apports de la conférence sont réels, même si subsistent encore de nombreux questionnements.

1. Des apports réels

35Même si l’on peut regretter l’absence de travaux sur l’Allemagne, elle-même terre de districts, le croisement des expériences britannique, française et italienne apparaît révélateur, de même que la coopération ouverte entre historiens, géographes et économistes (Patrick Fridenson)32. La notion d’encastrement, si elle s’avère fructueuse, ne permet cependant pas de prendre en compte de façon satisfaisante les phénomènes de coopération et de concurrence, la part des constructions institutionnelles et des liens implicites, la part tantôt construite, tantôt spontanée des convergences. Il est vrai qu’il s’impose d’élargir les références intellectuelles : rôle des dynamiques de l’industrialisation (Ch. Van der Motten), de la fabrique collective (A. Cottereau, Zabel et Zeitlin) et des réseaux d’entreprises (Philip Scranton).

36Il existe par ailleurs différents angles d’attaque d’une telle construction. En premier lieu, il convient de distinguer entre l’intérieur et l’extérieur des districts. Vis-à-vis de l’extérieur, les débouchés ont été bien mis en lumière ; en revanche, les rapports avec le monde supposent aussi la prise en compte des transports et communications. Un autre problème essentiel réside dans l’analyse du marché. C’est ce qui rassemble les acteurs : comme l’a bien vu P. Zalio, le rôle du culturel est essentiel, car il apporte des correctifs à l’individualisme industriel. La prise en compte des coûts de transactions permet d’autre part, comme l’a bien montré F. Carnevali de faire ressortir des formes de complémentarité des districts. L’on est dès lors en droit de se demander si le culturel est réellement premier. Sans doute joue-t-il plus au niveau des règles du droit, des institutions. En revanche, si l’on s’intéresse aux produits et aux services, il convient de s’interroger sur leur degré d’homogénéité ou, au contraire, de diversité. La relation industrie-service constitue une autre question essentielle33. A première vue, elle englobe celle des systèmes de financement : notaires, différents niveaux de banque, financements public et privé. De façon plus large, il existe une complémentarité très étroite entre industrie et service. Il n’y a pas en effet d’industrie sans services, ni de services sans industrie : services financiers, réseaux d’infrastructures techniques, relations du secteur productif avec les pouvoirs publics.

37Aux interrogations de la conférence, quelques réponses ont été apportées. Ainsi que le montrent les contributions de P. Judet, P. Mioche, J.M. Olivier et A. Popp, l’on ne trouve pas de districts fixes et immobiles. S’il y a acquisition de compétences, il peut aussi y avoir perte. L’on peut dès lors se poser la question de savoir si le district constitue bien un élément structurant. Un autre apport important réside dans la notion de cycle de vie, un problème critique pour la gestion, mais aussi pour la démographie, l’économie, l’histoire et la sociologie34. Le district est exposé à la mort, qui peut être totale, mais aussi connaître une renaissance. Le maintien de segments isolés peut ainsi offrir une capacité d’adaptation, de refondation et de dissémination. Par ailleurs, si l’on s’interroge sur les relations entre l’économique et le social, le rôle du facteur religieux ressort comme essentiel : ainsi le clivage réformés-calvinistes. De même la question des salariés : leur mobilité d’une entreprise à l’autre se heurte à la résistance des entrepreneurs, d’où le développement, comme dans l’industrie japonaise de la soierie, du recours à la justice pour rupture de contrat.

38La conférence apporte également d’intéressantes informations sur les structures industrielles (au sens anglo-saxon du terme). A cet égard, l’Italie offre d’intéressants exemples de relations entre entreprises petites, moyennes et grandes : ainsi Benetton qui compte tout un réseau de firmes grandes ou moyennes tout en imposant au gouvernement l’ouverture de gares et d’autoroutes. Dans ce cas précis, la grande entreprise est la fois coopérative et prédatrice35. Se trouve dès lors posée la question de savoir où s’effectuent les choix technologiques. Dans l’automobile, quel est le rôle respectif des donneurs d’ordre et des équipementiers ? Ces structures donnent naissance à une variété très grande d’institutions, source parfois de conflits profonds, mais aussi de création de savoirs. La notion de territoire retrouve ainsi une nouvelle pertinence : y a-t-il ou non métropolisation ? On le voit, l’intérêt de la pré-conférence est d’avoir conduit à nuancer par l’observation du réel la vision théorique réductrice qui régit encore aujourd’hui la notion de district industriel. Il est vrai cependant que subsistent encore nombre de questions.

2. Questions en débat

39Ces avancées débouchent sur de nouveaux questionnements. En premier lieu, il reste à préciser ce qui définit un district. La théorie marshallienne doit être confrontée avec d’autres, en particulier la vision de Von Thünen36. Les apports respectifs de la géographie et de l’économie régionale sont à cet égard essentiels. Mais l’on ne peut nier non plus l’éclairage de l’ethnologie ou de la sociologie, en particulier de Thorstein Veblen et, de façon plus large, de l’analyse des réseaux sociaux37. La notion de district est-elle pertinente ? A-t-elle valeur générale ou est-elle contingente, à la fois dans le temps et dans l’espace ? Comment s’articule-t-elle avec des notions telles que la ville ou l’agglomération38 ? Peut-on définir un district par ses flux ? Le concept de district industriel peut-il s’appliquer aux économies socialistes, où l’on trouvait aussi les combinats39 ?

40Une autre interrogation essentielle concerne les facteurs des districts industriels ? Comment ceux-ci s’articulent-t-ils avec les réseaux d’entreprises : co-traitance et sous-traitance, ententes, associations professionnelles40 ou techniques ? Doit-on assimiler ou distinguer réseaux d’entreprises et réseaux d’entrepreneurs41 ? L’action des agents politiques et sociaux est également cruciale : quel est l’impact des actions incitatives ? Quel est le rôle respectif de la fiscalité, des primes des crédits publics ou privés, ces derniers d’origine public ? De même, il convient d’insister sur l’action des marchés, tant celui des produits, que ceux des facteurs, y compris les circuits financiers de type classique42.

41De même, l’on souhaiterait une définition des différents éléments de l’activité, à savoir : les logiques, les trajectoires, les institutions et les régulations. Les trajectoires relèvent-elles ou non de processus de path dependency43 ? Les régulations s’opèrent-elles selon des modèles compétitifs, dans le cadre de la concurrence, ou, au contraire, évolue-t-on vers la recherche de situations oligopolistiques, voire monopolistiques44 ? Quel est l’impact de ce type de structures sur les logiques territoriales de l’industrie45 ?

42Enfin se trouve posée la question des conséquences de ces logiques, en particulier dans le cadre des districts. Si spécialisation il y a, celle-ci s’effectue-t-elle sur la base de la compétitivité absolue des produits (Adam Smith), de leur compétitivité relative (David Ricardo) ou de celle des facteurs de production (Heckscher-Ohlin-Samuelson) ? Dans quelle mesure et comment réseaux localisés d’entreprises et districts industriels s’adaptent-ils à la conjoncture ?46 à la mondialisation ?47. Les dynamiques et trajectoires régionales de ces districts et réseaux constituent donc encore un vaste front pionnier ouvert aux recherches des historiens de l’économique et du social48.