3. L’industrie dispersée dans la ville : le cas toulousain au fil du xixe siècle1
p. 57-70
Texte intégral
1Pour beaucoup d’observateurs, la ville rose fait figure de belle endormie pendant le siècle des révolutions industrielles. Jacques Godechot lui décerne le titre de « grand village »2 tandis que Robert Gillis écrit dans L’Auta, revue des « Toulousains de Toulouse » qui ne saurait être suspectée d’anti-méridionalisme : « Toulouse n’a jamais été une ville d’industrie »3. L’existence de vastes usines appartenant à l’État confirmerait cette absence de tropisme industriel. Ainsi, seule la manufacture des tabacs occupe plus de 1 000 ouvriers sur un même site pendant tout le XIXème siècle. L’initiative ne pouvait donc venir que de l’extérieur, la bourgeoisie locale préférant systématiquement les investissements fonciers.
2Cette atonie économique apparente contraste avec le dynamisme démographique de la cité dont la population triple entre 1814 et 1886, progressant de 50 000 habitants à 150 000. Chiffres surprenants car Toulouse, ancienne capitale du Languedoc dotée d’un puissant Parlement, se voit ramenée au rang de simple préfecture d’un département de taille beaucoup plus modeste après la Révolution. À quelles activités peuvent donc bien se livrer ces 100 000 habitants nouveaux, issus pour l’essentiel de l’exode rural ?
3Jacques Godechot estime qu’en 1851 les « ouvriers de l’artisanat » constituent le premier groupe professionnel avec 44,5 % des actifs4. Ceci correspond donc grossièrement à la situation sous l’Ancien Régime, nouveau signe d’un assoupissement économique et social. Un débat sémantique s’impose alors, car le terme « artisanat » désigne en principe une activité de production essentiellement manuelle dont l’auteur maîtrise le processus du début à la fin. L’artisan travaille donc pour son propre compte, avec sa famille et éventuellement quelques compagnons, moins de dix si on applique rétroactivement la définition proposée par le décret de 19775. Il faudrait ajouter que l’artisan ne réalise pas une production de masse destinée à un vaste marché anonyme, il s’adresse davantage à des consommateurs locaux bien identifiés.
4Qu’en est-il à Toulouse pendant le XIXème siècle ? Effectivement, la dispersion prédomine et les ateliers, voire les foyers, regroupant moins de dix travailleurs, constituent l’immense majorité des sites de production. Cependant, au-delà de cet émiettement, il existe une réelle évolution. Les quantités produites se démultiplient et les exportations au loin progressent. Ainsi, plusieurs secteurs manifestent un dynamisme remarquable. La carrosserie rayonne dès la première moitié du XIXème siècle. En 1840, Prosper Mérimée écrit la lettre suivante à la comtesse de Montijo, mère d’Eugénie : « S’il vous faut une voiture, vous feriez bien, je crois, de la prendre ou de la commander à Toulouse où l’on fabrique très bien les voitures de voyage, et peut-être plus solides qu’à Paris. Outre qu’elles coûtent un tiers moins cher, elles ont l’avantage d’être plus tôt et plus économiquement rendues à la frontière d’Espagne »6. Aux succès de la carrosserie viennent s’ajouter ceux de la chapellerie et de la chaussure à partir du milieu du XIXème siècle, puis l’ébénisterie de copie après 1870 et la chemiserie à la Belle Epoque confirment cette dynamique productive disséminée dans la ville, presque invisible. Le passage de l’artisanat à l’industrie dispersée s’avère manifeste, mais complexe, il engendre une compétitivité renouvelée de l’atelier face à l’usine.
I. De l’artisanat à l’industrie dispersée
5Cette transition douce, parfois amorcée dès la fin du XVIIIème siècle, s’effectue essentiellement après la Révolution et au fil du premier XIXème siècle. Quelques éléments quantifiés permettent d’établir le constat d’une explosion de la production sans commune mesure avec l’accroissement de la population locale.
1. Changement d’échelle
6La chapellerie offre le plus bel exemple d’évolution de la fabrication vers des quantités industrielles. En 1820, 12 000 chapeaux sont réalisés à Toulouse7, dans les années 1850 la production annuelle s’élève à un million d’exemplaires8. Cette multiplication par 80 correspond à une recherche active de marchés extérieurs. La carrosserie connaît un essor comparable, le nombre d’établissements passe de six en 18219 à 35 en 1874 occupant 1 500 ouvriers10. Les fabriques de chaussures progressent de six établissements en 186211 à 50 en 189012. Le nombre d’ouvriers serait de 160 en 1862 et de 600 en 1890 ; en réalité, l’activité en mobilise plusieurs milliers à la fin du siècle13. Puis, l’ébénisterie de copie et la chemiserie s’épanouissent. Ces réussites successives s’expliquent essentiellement par l’apparition de nouvelles conditions de production capables de répondre à une demande croissante provenant de la petite et moyenne bourgeoisie voire des milieux populaires. Ainsi, la démocratisation du carrosse correspond à cette période. À Toulouse, sous l’Ancien Régime et la Restauration, son usage était plutôt réservé aux nobles ou aux grands bourgeois. Par la suite, les voitures s’allègent sur le modèle anglais et leur usage se répand. En 1838, la première entreprise de voitures de place est fondée, elle est rapidement concurrencée par d’autres sociétés14. Les bouleversements politiques et sociaux de la période 1789-1830 sous-tendent cette évolution.
2. Nouvelles structures et nouvelles demandes
7La Révolution engendre la suppression des corporations, mais le compagnonnage perdure, se reconstituant partiellement en 1802 et provoquant des conflits entre maîtres et compagnons, surtout dans la cordonnerie15. Le système corporatif résiste donc, mais, selon Georges Hanne, il se « montrait peu adapté à une conjoncture économique marquée par la progression des échanges interrégionaux et le renforcement du rôle tenu par les marchands dans la maîtrise des opérations de fabrication des produits »16. Il faut donc attendre le deuxième tiers du XIXème siècle pour voir s’imposer une nouvelle organisation de la production, sorte de révolution invisible qui démantèle progressivement le monde de la boutique. Georges Hanne en mesure l’ampleur, soulignant que « le renforcement de la production domestique en milieu urbain est sans doute un phénomène aussi important (…) que la mise en place d’unités de production concentrée et mécanisée »17.
8Les témoins de l’époque font le même constat à l’image d’Edmond de Planet dans le journal L’Aigle : « L’industrie à Toulouse, sur une bien moindre échelle, ne saurait être mieux comparée qu’à l’industrie de Paris : comme la capitale, la production y est extrêmement variée, et c’est plus au nombre et à la diversité de ses fabriques qu’à leur importance que notre ville doit de se maintenir à un niveau industriel qui, s’il est loin d’être tout ce que l’on pourrait désirer, est cependant assez satisfaisant »18.
9Ce potentiel de fabrication, libéré par la nouvelle législation, s’adapte remarquablement aux nouvelles conditions d’un marché qui s’embourgeoise et s’intéresse de plus en plus aux fluctuations de la mode. À Toulouse, la redistribution des fortunes affecte cependant peu les hiérarchies établies. Les propriétaires fonciers demeurent dominateurs et continuent de cultiver un idéal de vie aristocratique. Toutefois, l’augmentation régulière de la population stimule une consommation populaire. Les secteurs de la chapellerie et de la chaussure, plus particulièrement les sandales et les espadrilles, trouvent ainsi un débouché local qui suffit souvent au démarrage d’un modeste atelier domestique.
10L’amélioration des transports ouvre de nouveaux marchés. Après la Révolution, une concurrence stimulante entre les diligences et les barques de poste du canal du Midi aboutit à un service de navigation accélérée sur cette voie d’eau dès 182619. Les nouveaux bateaux, plus modernes, bénéficient d’un halage par chevaux, d’une priorité de passage dans les écluses et d’un remorquage par vapeur sur l’étang de Thau, dès 1831, afin de rejoindre le port de Sète20. En 1853, Toulouse est relié à Paris par télégraphe électrique. En 1856, le canal latéral à la Garonne est ouvert ; l’année suivante, la voie ferrée Bordeaux-Sète, via Toulouse, est inaugurée. Puis, en 1862, la ville rose bénéficie d’une ligne plus directe par le Massif Central. Les transports à l’intérieur de l’espace urbain connaissent également d’importants progrès. Aux voitures de place hippomobiles apparues en 1838, succèdent les tramways du même type installés sur des rails. En 1888, le premier tramway électrique est mis en service. Ces progrès techniques combinés avec la construction de plusieurs ponts et le percement d’avenues plus larges dans les années 1870, facilitent la circulation des hommes et surtout des marchandises en cours d’élaboration. Toulouse apparaît comme une véritable ruche où se croisent de nombreux voituriers et livreurs à pied intégrés dans le personnel des donneurs d’ordres.
3. Une organisation complexe de la production fondée sur la division du travail
11À Toulouse, l’ampleur de la division du travail demeure invisible dans les grandes enquêtes statistiques et peu abordée par les observateurs contemporains, à l’exception de quelques thèses de droit tardives21. Le dépouillement des recensements quinquennaux livre des indications de plus en plus précises, en particulier quand les noms des patrons figurent aux côtés de ceux des ouvriers à partir des années 1890. Les intitulés de plus en plus élaborés révèlent aussi l’éventail des spécialisations. Ainsi, aux simples termes de carrossiers et de charrons s’ajoutent rapidement ceux de « menuisier en voitures », « peintres en voitures » et « sellier-carrossier-garnisseur », ce dernier étant chargé du confort et de la finition22. Le monde de la chaussure sort également du stéréotype du cordonnier, dont le nombre diminue au profit d’appellations plus spécifiques comme piqueuses, coupeurs, monteuses de bottines, brodeuses de bottines ou de souliers, sandaliers etc23. La chapellerie offre une palette encore plus large dès le milieu du XIXème siècle, avec des couturières de divers types, des apprêteuses, des repasseuses, des garnisseuses, des ouvrières pour les agréments etc. À cela s’ajoute le compartimentage de l’activité chapelière en trois grands secteurs – la paille, le feutre et la soie – qui accentue la spécialisation des employés. Enfin, la confection n’échappe pas à cette évolution, les recensements démontrent que les neuf mille « ouvrières à l’aiguille » de la Belle Epoque possèdent des statuts très variés.
12La circulation complexe et sur des distances de plus en plus longues des objets, ou des éléments les composant, confirme les progrès de la division du travail. Deux sources particulières autorisent une approche plus fine de ce phénomène difficile à repérer : les bilans de faillite et les déclarations d’incidents relatifs au transport des marchandises sur le canal du Midi. Cette dernière source se révèle particulièrement riche. En effet, les archives du canal du Midi24 relatives à la navigation accélérée conservent un « État des retenues exercées pour manques, avaries et retards, dressé pour chaque trimestre dans les sources comptables »25. Ces actes sous seing privé présentent successivement : la compagnie chargée du transport, la ville de départ, même si elle n’est pas située sur une voie d’eau, la ville d’arrivée, la date et surtout la nature des marchandises transportées avec les dégâts qu’elles ont subis. Ces documents, qui constituent un échantillonnage de plus de 3 000 incidents déclarés entre 1826 et 1858, démontrent une circulation intense des objets et des matières utilisées par les petites industries toulousaines. Ainsi, la chapellerie importe des peaux de castor de Grenoble, dès 1844, des rubans de Saint -Étienne en 1855, des poils de lapin de Marseille la même année et des « chinchillas frisés » d’Elbeuf en 185626. Les fabricants de chaussures s’approvisionnent en lacets à Flers et Saint-Chamond dès 185427.
13Dans la ville, il existe également une circulation des objets semi-finis ou des éléments de décor comme les fleurs artificielles, les fourrures ou les plumes. Les termes « fabricants » ou « patrons » restent trompeurs car il ne faut pas confondre un donneur d’ordres, véritable marchand-fabricant, avec un simple chef d’atelier indépendant qui ne réalise pas le produit fini. Ainsi, le dossier de faillite du grand chapelier toulousain Faggi28 montre que ce dernier achète directement les « formes » à des fabricantes locales : mademoiselle Sentenac, madame Trinchant et madame Mailhol. Les donneurs d’ordres les plus habiles exploitent les possibilités infinies du tissu des petites usines, ateliers, et travailleurs en chambre, pour obtenir les meilleurs résultats sans investir exagérément. Il n’y a donc pas de déclin irréversible de la petite industrie dispersée dans la ville de Toulouse.
II. Une compétitivité souvent renouvelée
14Le défi que doivent relever les producteurs toulousains est celui des gains de productivité tout en évitant le surinvestissement dans des structures lourdes qui seraient incapables de répondre immédiatement aux caprices de la mode.
1. Persistance du travail dispersé
15Les progrès ne proviennent pas d’une concentration de la main-d’œuvre, car celle-ci s’opère très lentement et tardivement, avec des hésitations. Dans la chapellerie, le nombre moyen d’ouvriers par fabricant progresse modestement de 6 en 1821 à 14 en 1911, et cela ne signifie pas qu’ils soient obligatoirement regroupés sur un site unique29. Seule une production simplifiée, comme la casquetterie, aboutit à des regroupements significatifs avec une moyenne de 42 ouvriers par patron. En 1911, les 1200 chapeliers, modistes et casquetiers recensés dans Toulouse demeurent extrêmement dispersés30. Les ateliers rassemblant plus de dix ouvriers restent exceptionnels. L’essentiel des travailleurs s’agglutine dans la vieille ville.
16Les gains de productivité proviennent davantage d’une division accrue du travail. Celle-ci apparaît clairement dans la chapellerie où les étapes principales s’intitulent : l’arçonnage (enchevêtrement des poils pour constituer le feutre sur une toile), le semoussage pour donner plus de corps au cône, le travail de la foule, le dressage qui donne une ébauche de forme, le ponçage, la teinture et l’appropriage. Cette ultime phase comprend à son tour plusieurs passes : le dressage, la mise en tournure (relevage des bords), le matriçage, le garnissage et le bichonnage31.
17Cette division de plus en plus poussée s’accompagne d’une féminisation de la chapellerie. En 1821, les femmes ne représentent que 14 % de la main-d’œuvre dans cette activité, en 1911 cette proportion atteint 92 %32. Cette évolution se double d’un rajeunissement, la moyenne d’âge des employés tombant de 35,3 ans en 1821 à 30,7 en 187233. La féminisation se voit facilitée par le déclin des effectifs de la Manufacture des tabacs où les « cigaretteuses » sont légion. La grande entreprise d’État qui employait 1 910 ouvriers en 1877, dont 90 % de femmes, n’en occupe plus que 1 101 en 189534.
18La féminisation, importante dans la chapellerie et consubstantielle de la chemiserie, autorise des salaires très bas. Cette tendance générale semble plus accentuée à Toulouse. En effet, l’État établit un classement des villes où il possède des manufactures afin de déterminer les salaires de ses employés en fonction du coût de la vie local. Or, Toulouse réputé bon marché se classe au dernier rang. Ainsi, les ouvrières de la Manufacture des tabacs toulousaine ne touchent en moyenne que 1,80 franc par jour en 187435. Pourtant, elles apparaissent comme des privilégiées dans le monde ouvrier de la ville rose. Ce constat semble accréditer la thèse d’un abaissement des coûts par une paupérisation des travailleurs à domicile. La réalité est nettement plus complexe.
19D’abord, le salaire aux pièces demeure la règle jusqu’au début du XXème siècle, comme le prouve le mécontentement des monteurs de chaussures qui s’insurgent en 1900 contre « d’incessantes réductions sur les façons » dues à l’introduction des machines36. Ensuite, la démonstration classique du déclin irréversible du travailleur à domicile face aux grands ateliers mécanisés doit être nuancée. René Espinasse, dans sa thèse de droit de 1906, souligne que les couseuses à la machine installées chez elles et payées à la pièce, gagnent jusqu’à trois francs par jour37. Or, dans la chaussure comme dans la chapellerie, les patrons cherchent à imposer une rémunération à la journée quand ils ont acquis des machines. Ceci engendre plusieurs grèves entre 1885 et 1900, traduisant la fin d’un consensus social et le début de difficultés majeures pour ces deux secteurs. Finalement, la chapellerie toulousaine de la Belle Époque, de plus en plus concentrée, ne résiste pas à la chapellerie rurale du Tarn-et-Garonne (Caussade et Septfonds) et de la haute vallée de l’Aude (Espérazza), nettement plus dispersée et continuant à rémunérer ses ouvriers aux pièces.
20Dans Toulouse, la diffusion de la machine à coudre sous-tend alors un nouveau cycle de l’industrie dispersée, celui de la confection. La possibilité de prolonger les veillées de travail grâce à l’éclairage électrique et la loi de 1892 restreignant le travail des femmes dans les usines favorisent ce renouveau du domestic system. Il existe donc une dynamique de la « production en parties brisées »38, elle reposerait sur la division du travail, le caractère stimulant du salaire aux pièces, et la féminisation, synonyme de faibles coûts voire de paix sociale. Mais ceci ne suffit pas pour expliquer le succès plus que centenaire du travail en chambre et de l’atelier face à la grande usine.
2. Des innovations techniques discrètes mais bien assimilées
21Le travail à domicile ou en petits ateliers ne rime pas avec absence totale de machines. La menuiserie toulousaine, directement à l’origine d’une ébénisterie de copie très dynamique à partir des années 1870, en fournit la démonstration. Ainsi, au milieu du XIXème siècle, deux ouvriers passionnés de mécanique, Maybon et Baptiste, développent un atelier de menuiserie performant grâce à des machines de leur composition39. Ils déposent plusieurs brevets, en particulier celui d’une mortaiseuse capable de réaliser en quatre heures l’équivalent de vingt journées de travail manuel40. Ils se spécialisent ensuite dans les carrelages en bois qu’ils vendent 25 % moins cher que leurs concurrents en utilisant la force hydraulique d’une petite turbine de 25 chevaux41.
22La motorisation reste souvent modeste, comme chez le chapelier Gilis où l’architecte de la ville chargé d’enquêter sur les établissements dangereux relève qu’il a « établi dans le rez-de-chaussée de sa maison en brique une chaudière à vapeur d’une très faible pression n’offrant aucun danger »42. Cependant, cela suffit pour animer les petites mécaniques de la chapellerie. Dans les années 1860, avec seulement quelques années de retard sur les Américains, deux chapeliers toulousains s’équipent de deux « bâtisseuses »43. Ce sont des ventilateurs enfermés dans des tambours et destinés à coller le poil de lapin sur la forme44. L’une de ces bâtisseuses a été conçue par un industriel-mécanicien local, Edmond de Planet. Elle peut faire le travail de sept à huit ouvriers. Toutefois, elle suscite des plaintes de la part du voisinage pour nuisances sonores et doit être transférée de la rue des Amidonniers vers le canal de Brienne en 186845. Autre exemple de mécanisation, l’atelier de Germain Frugier, installé quai de Tounis en 1848, alimente en essieux les fabricants de carrosses toulousains et français. Ses tours sont mus par l’énergie hydraulique de la Garonne46.
23Toutefois, l’essentiel de la mécanisation de ces petites industries s’effectue sans motorisation. Au cœur de cette révolution discrète se trouve la machine à coudre. L’invention, en 1830, de la première machine à coudre fiable par le tailleur français Thimonnier ne rencontre qu’un succès limité dans son pays. Il faut attendre les perfectionnements américains par Hunt et Howe pour assister à sa diffusion réelle, essentiellement outre-Atlantique, à partir des années 1850. Toulouse l’adopte sous le Second Empire où la fabrique de chaussures d’Achille Roquemartine rassemble douze machines à coudre et soixante ouvrières dans ses ateliers du faubourg Matabiau47. La chapellerie de paille en fait un usage plus révolutionnaire. L’appareil de Legat s’y révèlerait « supérieur à toutes les machines anglaises et américaines car il est impossible de faire une différence entre la couture de cette machine et celle faite à la main »48. Les gains de productivité s’avèrent considérables. Dès 1846, Élias Howe, lors d’une démonstration publique, obtient 250 points à la minute avec son engin, soit sept fois plus qu’une couturière49. Les inventaires des faillites des années 1860 révèlent la présence de différentes mécaniques chez les chapeliers toulousains. En 1866, Sanceret, fabricant de chapeaux de paille, se sert d’une « machine en bon état » évaluée 100 francs, tandis que Delpech utilise en 1869 une « Howe » estimée 200 francs. Ainsi, « l’ouvrière qui faisait autrefois à la main une moyenne de 10 à 12 chapeaux par jour, peut en produire, à la machine, une moyenne quotidienne de 40 à 50 »50.
24Cependant, ces gains de productivité demeurent modestes face à l’industrialisation complète de certaines filières. Pour survivre, ces petites industries toulousaines s’appuient davantage sur leur inventivité et leur dynamisme commercial.
3. Réactivité et commercialisation au loin
25En réalité, la petite taille des entreprises et leur mécanisation très partielle amplifient leurs capacités d’adaptation aux fluctuations de la mode. Dans la chapellerie, s’il demeure très difficile de passer d’une matière à une autre – par exemple du feutre à la paille ou à la soie –, il existe des possibilités infinies de faire varier les décors avec des éléments ajoutés comme les fleurs artificielles, les fourrures, les rubans, les dentelles etc. Les 500 modistes toulousaines de la fin du XIXème siècle s’y emploient avec beaucoup de succès. Les petites patronnes indépendantes, de plus en plus nombreuses51, se rendent à Paris accompagnées de leur « première » (ouvrière) afin de préparer la saison suivante en observant le frémissement des nouvelles tendances dans la capitale mondiale de la mode féminine. Le caractère changeant de cette dernière s’accentue entre 1900 et 1910, multipliant les opportunités de se mettre à son compte en anticipant le « goût nouveau ». Parallèlement, les faillites augmentent sensiblement, huit modistes toulousaines disparaissent ainsi entre 1910 et 191452.
26Certains espèrent échapper à la dictature de la mode en se réfugiant dans des créneaux traditionnels. Arnal, installé depuis 1842, fabrique essentiellement des coiffures militaires, ses schakos reçoivent une médaille d’argent à l’exposition de Toulouse de 185853. Des bons coups commerciaux demeurent possibles à la fin du XIXème siècle, ainsi Laffont invente le « casque à ventilation aéri-faire » et s’associe à deux autres fabricants pour le produire en plus grande quantité et le vendre dans toute la France54. En 1905, Labat profite de la venue de la troupe de Buffalo-Bill pour écouler ses chapeaux de cow-boys d’une circonférence de deux mètres55. Parallèlement, l’activité casquetière tend à devenir de plus en plus importante ; la casquette, ce couvre-chef simplifié, autorise standardisation et mécanisation au détriment de la créativité. Mais, malgré ce début de concentration, la casquetterie toulousaine périclite rapidement face aux usines extérieures.
27À l’opposé, la chapellerie et les autres industries dispersées dans la ville font mieux que résister au système usinier pendant ce long XIXème siècle. Leurs succès s’expliquent aussi par de solides réseaux commerciaux à plusieurs niveaux. Les archives du canal du Midi confirment cette circulation très élaborée des marchandises. Dès 1835, 164 colis de chapeaux à destination de Carcassonne apparaissent dans un incident56. Mais il existe aussi des importations de Lyon dès 1839, et d’Aix en 1844, probablement destinées à achalander les boutiques toulousaines en spécialités extérieures, comme le chapeau de soie qui n’est pas produit sur place57. Les faillites attestent pareillement des relations avec les chapeliers italiens, suisses, allemands, belges et anglais, lors des années 1870 et 188058. Cependant, il s’agit, là encore, autant d’achats que de ventes. Les lettres du président de la chambre de commerce au préfet apportent la preuve définitive d’un tropisme exportateur. En 1863, elles mentionnent des « exportations nombreuses à l’étranger »59, puis, en 1872, « une fabrication active pour l’étranger et une consommation locale presque insignifiante »60.
28Dès les années 1850, Hispa expédie ses chapeaux de feutre dans toute l’Europe occidentale et en Amérique latine, plus particulièrement au Brésil, au Chili et au Venezuela61. Il écoule également ses marchandises vers la Louisiane en passant par le port de la Nouvelle-Orléans62. Les quantités sur lesquelles portent ces transactions demeurent difficiles à saisir, toutefois, une lettre de 1863 du président de la chambre de commerce au préfet fournit un ordre de grandeur en relevant que « la crainte de la guerre a conduit à refuser une fourniture de 150 000 francs pour Buenos Aires »63. Toulouse participe ainsi au dynamisme exportateur de la chapellerie française. Cette dernière exporte 1 500 000 chapeaux de feutre d’une valeur totale de 4325 000 francs en 1888, alors que la France n’en importe que 418 000 du même type, représentant 2 413 000 francs64. Le solde commercial dans cette spécialité, auquel la ville rose contribue fortement, s’avère donc largement excédentaire.
29Les autres industries toulousaines alimentent pareillement les marchés extérieurs traditionnels du Sud, plus particulièrement ceux de la péninsule ibérique et des colonies. Le carrossier Klapper expédie ses coupés à Saïgon dans les années 1880, les commandes s’élèvent jusqu’à 60 000 francs par an65. Le fabricant de chaussures Achille Roquemartine vend lui aussi dans les colonies dès les années 185066. La confection réalise à son tour de bonnes affaires à l’étranger lors de la décennie suivante. Ainsi, le chasublier « Simon jeune », qui emploie une soixantaine d’ouvrières pour élaborer ses vêtements liturgiques et ses ornements d’église, obtient un chiffre d’affaires annuel de 240 000 francs réalisé en grande partie en Belgique, en Italie, en Irlande et dans les colonies françaises67. La chemiserie Flandin, implantée à Toulouse en 1846 au cœur de la vieille ville, 35 rue de la Pomme, connaît elle aussi un développement rapide68. En 1850, elle occupe 60 ouvrières et souhaite se diversifier dans la lingerie pour dames. Ses réalisations reçoivent une médaille lors de l’exposition universelle de Paris en 1855. À la fin des années 1850, l’entreprise écoule désormais une partie de sa production en Espagne, en Italie, en Afrique et en Amérique, donnant du travail à plus de 300 ouvrières69.
30Ainsi, le territoire paisible d’une capitale provinciale peut cacher derrière ses boutiques aux façades immuables, une petite révolution dans l’organisation de la production. Bénéficiant des acquis de 1789, le monde de l’artisanat toulousain se mue en véritable vivier de petits entrepreneurs tentant leur chance tout au long du XIXème siècle.
31Stimulées par l’essor de la consommation sous le Second Empire, les industries dispersées de la carrosserie, de la chapellerie, des chaussures, des meubles et de la confection tournent résolument le dos aux méthodes artisanales sans entrer dans l’ère de l’usine. L’atelier et le travail à domicile perdurent en se renouvelant. Fondée sur une division de plus en plus poussée du travail, une mécanisation légère et une réactivité très forte à la demande, ce système de production éclatée fabrique rapidement et à faible coût des objets très variés pour des marchés de plus en plus éloignés.
32L’enquête entamée se poursuit afin de collecter des chiffres plus précis et d’établir la dynamique du renouvellement. L’évolution après 1914 reste à étudier, il y a de nouveaux cycles mais aussi un déplacement de certaines activités vers le monde rural, comme la chapellerie.
Notes de bas de page
1 Cet article présente les premiers résultats d’une vaste enquête en cours dans le cadre de l’atelier « Industries et industrialisation » de l’UMR FRAMESPA (en particulier un cycle de réflexion sur le « travail » amorcé par G. HANNE et prolongé par plusieurs maîtrises auxquelles s’ajoutent mes propres recherches).
2 J. GODECHOT, « Un grand village (1815-1914) », in P. WOLFF, Histoire de Toulouse, Toulouse, Privat, 1994 (1ère édition en 1974), p. 445-494.
3 R. GILLIS, « Heurs et malheurs de l’industrie toulousaine au XIXème siècle », L’Auta, n° 386, mars 1972, p. 66.
4 J. GODECHOT, « Un grand village (1815-1914) »…, op. cit., p. 450.
5 Cette démarche s’apparente à un anachronisme et révèle les zones d’ombre de la définition car le décret précédent de 1962 limitait à cinq le nombre de salariés des entreprises artisanales.
6 G. FABRE, « À propos des séjours toulousains de M. et Mme Montijo », L’Auta, n° 527, juin 1987, p. 174.
7 Archives municipales de Toulouse, 2 F 4, 2 F 5, 2 F 6. En 1822, cette production retombe à 8 500 unités pour s’établir ensuite à près de 17 000 chapeaux en 1826.
8 Archives municipales de Toulouse, Exposition des Beaux Arts et de l’Industrie à Toulouse en 1858, Toulouse, Douladoure Frères, 1859, p. 9.
9 M. ALVERNHE, La carrosserie toulousaine au XIXème siècle (1815-1914), Mémoire de maîtrise, Université de Toulouse 2 - Le Mirail, 2002, p. 9.
10 Archives départementales de la Haute-Garonne, 12 M 34, « Situation industrielle, 3ème trimestre 1874 ».
11 Archives départementales de la Haute-Garonne, 12 M 34, « Situations industrielles et commerciales (1885-1892) ».
12 Ibidem, M 113, « Situations industrielles annuelles 1885-1892 ».
13 J.-M. OLIVIER, « Un grand village industrieux », in M. TAILLEFER (dir.), Nouvelle Histoire de Toulouse, Toulouse, Privat, 2002, p. 228.
14 M. ALVERNHE, La carrosserie…, op. cit., p. 8.
15 A. GOFFIN, L’industrie de la chaussure à Toulouse dans la seconde moitié du XIXème siècle, Mémoire de maîtrise, Université de Toulouse 2 – Le Mirail, 2004, p. 18.
16 G. HANNE, « L’impact de l’abolition des corporations : une mesure comparée », Histoire, économie et société, n° 4,2003, p. 587.
17 Ibidem.
18 Archives départementales de la Haute-Garonne, JOUR 9, L’Aigle, 6 novembre 1865. Edmond de Planet, fils d’un avocat au Parlement, est un industriel toulousain cultivé. Il possède une filature de coton et effectue plusieurs voyages en Angleterre. Il est également vice-président de la Chambre de commerce.
19 P. JEANJEAN, La navigation accélérée sur le canal du Midi (1826-1858), Mémoire de maîtrise, Université de Toulouse 2 – Le Mirail, 2002.
20 Ibidem, p. 93-101.
21 R. ESPINASSE, L’ouvrière de l’aiguille à Toulouse : étude d’économie sociale, Toulouse, Privat, 1906 et J. BOUCHIEU, L’industrie du meuble à Toulouse, Toulouse, Librairie Marqueste, 1922.
22 M. ALVERNHE, La Carrosserie…, op. cit., p. 22-28.
23 Archives municipales de Toulouse, liste nominative du recensement de 1872, canton nord.
24 Archives du canal du Midi, gérées par les Voies Navigables de France, Direction générales du Sud-Ouest, 26 Port Saint-Étienne, Toulouse, comptabilité (1826- 1858).
25 P. JEANJEAN, La navigation accélérée…, op. cit., tome 2.
26 Ibidem, p. 46, p. 149, p. 151, p. 147 et p. 170.
27 Ibidem, p. 139 et p. 142.
28 Archives départementales de la Haute-Garonne, 1396 W 2724, 19 janvier 1894.
29 J. PASSAMA, La chapellerie toulousaine au XIXème siècle, Mémoire de maîtrise, Université de Toulouse 2 – Le Mirail, 2002, p. 35 et p. 158.
30 Ibidem, p. 156-160.
31 Ibidem, p. 19-29.
32 Ibidem, p. 58 et p. 181. Toutefois, l’activité des femmes souffre d’une sous-estimation dans les recensements du début du XIXème siècle.
33 Ibidem, p. 58 et p. 131.
34 M. M. ROBERT, Les familles du tabac : ouvrières et ouvriers de la manufacture de Toulouse (1811-1914), Mémoire de maîtrise, Université de Toulouse 2 – Le Mirail, 2004, p. 13 et p. 15.
35 Ibidem, p. 32.
36 Archives départementales de la Haute-Garonne, M 198, mouvements de grève (1885-1900).
37 R. ESPINASSE, L’ouvrière de l’aiguille à Toulouse…, op. cit., p. 133.
38 Cette expression s’inspire de l’horlogerie et désigne un système de production éclaté, dispersé, où prédominent les petits ateliers et le travail à domicile.
39 L’Aigle, 18 août 1865.
40 R. MAILLARD, Prosopographie des patrons toulousains du Second Empire, Mémoire de maîtrise, Université de Toulouse 2 – Le Mirail, 2002, p. 83.
41 Ibidem, p. 84.
42 Archives départementales de la Haute-Garonne, 5 M 12,30 mars 1841.
43 Archives municipales de Toulouse, Exposition des produits des Beaux Arts et de l’Industrie à Toulouse en 1865, Toulouse, Viguier, 1866, p. 93.
44 Archives départementales de la Haute-Garonne, 5 M 12, liasse A.
45 Ibidem.
46 M. ALVERNHE, La Carrosserie…, op. cit., p. 77.
47 R. MAILLARD, Prosopographie…, op. cit., p. 72.
48 J. VIAL, La coutume chapelière. Histoire du mouvement ouvrier dans la chapellerie, Paris, F. Loviton, 1941, p. 104.
49 M. RIVAL, Les grandes inventions, Paris, Larousse, 1991, p. 166.
50 J. GEBELIN, Une grande industrie du Bas-Quercy. Les chapeaux de paille de Septfonds et de Caussade, Bordeaux, Feret et fils, 1895, p. 8.
51 La loi de 1907 autorise les femmes à utiliser librement leur salaire.
52 J. PASSAMA, La chapellerie…, op. cit., p. 176.
53 Archives municipales de Toulouse, Exposition des Beaux Arts et de l’Industrie à Toulouse en 1858, Toulouse, Douladoure Frères, 1859, p. 73.
54 Archives départementales de la Haute-Garonne, 2397 W 49, société en nom collectif « Laffont, Brilles et Déramond » au capital de 130 000 francs (acte notarié du 13 août 1896).
55 C. BAILHÉ et R. ARMENGAUD, Toulouse au temps des pêcheurs de sable, Toulouse, Éditions Milan, 1984.
56 P. JEANJEAN, La navigation accélérée…, op. cit., tome 2, p. 1.
57 Ibidem, p. 16 et p. 47.
58 Archives départementales de la Haute-Garonne, 1396 W 1228 (faillites de 1870) et 1396 W 2278 (faillites de 1889).
59 Archives départementales de la Haute-Garonne, 12 M 34, année 1863.
60 Archives départementales de la Haute-Garonne, 12 M 34, année 1872.
61 Archives municipales de Toulouse, Exposition des Beaux Arts et de l’Industrie à Toulouse en 1858, Toulouse, Douladoure frères, 1859, p. 183.
62 Ibidem.
63 Archives départementales de la Haute-Garonne, 12 M 34, année 1863.
64 Revue de la chapellerie, 1890, n° 3, p. 137 (exemplaire conservé à la BNF).
65 Archives départementales de la Haute-Garonne, 1396 W 2300, dossier de la faillite Valentin Klapper, carrossier, 15 rue de l’industrie (année 1888).
66 R. MAILLARD, Prosopographie…, op. cit., p. 72.
67 Ibidem, p. 16.
68 Ibidem, p. 82.
69 Ibidem, p. 83.
Auteur
-
Jean-Marc Olivier
Est maître de conférences à l’université de Toulouse 2 et membre du laboratoire Framespa (UMR 5136) où il est responsable de l’atelier « Industries et formes d’industrialisation ». Il travaille actuellement sur les systèmes de production dispersée en Europe de la fin du XVIIIème siècle aux années 1930. A notamment publié : Des clous, des horloges et des lunettes. Les campagnards moréziens en industrie (1780-1914), CTHS, 2004 ; « Chapeaux, casquettes et bérets : quand les industries dispersées du Sud-ouest coiffaient le monde », Annales du Midi, n° 251, juillet-septembre 2005 ; et « Bernadotte revisited, or the Complexity of a Long Reign (1810-1844) », Nordic Historical Review, n° 2, octobre 2006.
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