13. La France forteresse – une idée vaubanienne ?

David Bitterling

p. 223-231

Résumés

Les idées mises en œuvre sous le règne du Roi Soleil pour transformer le royaume de France en pré carré sont généralement – et à raison – associées au maréchal Vauban. Cependant, on ignore souvent que Vauban était un lecteur avide des rapports des jésuites sur la Chine, rapports qui véhiculaient une certaine vision de l’espace militaire, politique et économique où l’essentiel de ce qui devait constituer le pré carré était attribué à l’empire de Chine. Ce texte retrace les liens qui existaient entre la Chine et la France, les pères jésuites et le maréchal Vauban, sur la base d’écrits rédigés par les pères Martinius et Lecomte, ainsi que par Vauban lui-même. Il compare et analyse ainsi des aspects démographiques, militaires et économiques de la France et de la Chine en tant qu’États-forteresse.

During the reign of Louis XIV the Kingdom of France was about to be transformed into an ideal pré carré, a closed and self-sufficient space. As it is generally known Marshall Vauban was the mind behind the plans leading to the realization of this project. However, it is less known that Vauban was an avid reader of reports on imperial China. In those publications, the main military, political and economic ideas structuring the concept of pré carré were attributed to the Chinese empire. Based on the Jesuits’ publications, this article analyzes the link that existed between Marshall Vauban and the Jesuits, as well as between China and France, especially in matters of demographics, military and economics.


Texte intégral

1En analysant les rapports qu’il peut y avoir entre le maréchal Vauban en tant qu’architecte de la modernité et l’idée de la France en tant qu’État – forteresse, on se propose de procéder, sur les pages qui suivent, de la manière suivante :

2Dans un premier temps, on va donner un aperçu de la genèse de cette idée qu’est celle de l’État-forteresse en France depuis la Renaissance et les guerres de religion.

3 Dans un second temps, nous allons regarder comment cette idée est justifiée et propagée, notamment par l’ordre des Jésuites, très actif à cet égard au-dedans du royaume de France et au-dehors, notamment en Asie de l’Est.

4Finalement, dans un troisième temps, nous allons voir comment l’idée de l’État-forteresse revient en France par les publications des Jésuites en mission, notamment en Chine, et inspire ainsi le maréchal Vauban dans ses réflexions politiques.

5Nous partons de l’hypothèse que la forteresse tout comme l’État moderne sont toujours et d’abord des principes d’organisation spatiale. L’espace sur lequel la forteresse s’étend est clôturé par des remparts, État moderne, quant à lui, marque les confins de son territoire à l’aide de frontières, de postes de douanes ou bien, de nos jours, par des murs ou des grillages. Il semble presque inutile de rajouter qu’à l’intérieur de cet espace, qu’il s’agisse de celui d’une forteresse ou de celui d’un État, certes théorique et idéal, tout est soumis à la volonté du gouverneur de la forteresse d’un côté ou bien, à la volonté du chef politique de l’autre.

6Nous reconnaissons dans les deux cas les traits d’une mainmise organisatrice, d’une force centrale ainsi qu’une certaine abstraction par rapport à tout ce qui pourrait entourer cet espace. Cette conception spatiale est, pour le dire de façon prudente, très à la mode depuis le XVIe siècle, d’autant plus qu’elle se voit étayée par les progrès scientifiques les plus récents de l’époque.

7Les découvertes astronomiques du XVIe siècle entraînent, au niveau spatial, de multiples conséquences : il commence à s’imposer au niveau astronomique l’idée d’un espace dont le fonctionnement physique, donc les révolutions astrales et la force de la pesanteur sont explorées, schématisées et mathématisées comme principe organisateur général du cosmos.

8Or, cette nouvelle conception de l’espace dépasse de loin la seule recherche physique et astronomique. En même temps que l’on mathématise le cosmos, qu’on le soumet au régime de l’ordre rationnel, on cherche à déduire, selon la même méthode, des lois qui permettent de schématiser de la même façon toute sorte d’espaces, qu’il s’agisse d’un espace géographique, politique, économique ou militaire.

9La forteresse et l’État-forteresse, quant à eux, constituent une double réponse à cette nouvelle conception spatiale :

10D’un côté la forteresse, ou plutôt les forteresses sous forme d’une ceinture de fer, aident à clôturer un État, lui-même espace politique et militaire, tout en le rendant, par là, le plus indépendant possible. De l’autre côté, la forteresse est organisée elle-même comme espace autonome, devant résister, le cas échéant, à des sièges prolongés.

11La cheville ouvrière de ces deux interprétations d’une seule et même conception spatiale, entre l’État et la forteresse, c’est le maréchal Vauban. Architecte et concepteur de la forteresse parfaite, il se veut aussi concepteur de l’État parfait, un État qui, dans sa conception se recoupe largement avec les principes organisateurs de ses forteresses. Mais tout en étant la charnière entre la forteresse et l’État, le maréchal Vauban en est-il aussi l’inventeur ? Plusieurs détails nous font douter d’une telle hypothèse.

12Regardons à présent en détail comment l’État en tant qu’espace se constitue à la fin du XVIe siècle et quelles influences particulières ont contribué à le modifier en vue de la dite conception spatiale de forteresse.

13Les presque quarante années de conflits religieux et politiques qui marquent la deuxième moitié du XVIe siècle français constituent très certainement dans ce contexte un élément-clé :

14Les Guerres de Religion, ayant remis en cause de façon éclatante l’autorité royale, ont démontré à la royauté qu’il y avait un grand besoin de surveiller ses sujets, notamment de rabaisser à un seul et même niveau de soumission sous l’autorité royale les factions multiples qui caractérisaient la réalité politique, religieuse et géographique du royaume. Il convenait d’unifier et de rassembler les forces intérieures du royaume pour faire face, le cas échéant, aux menaces extérieures – toujours présentes sous forme du danger habsbourgeois.

15Dans un tel contexte, on comprend l’attractivité que recelait l’idée d’un royaume conçu comme cosmos régi par une seule et unique loi, un seul centre de gravité, autrement dit un royaume régi par la seule volonté royale. Le royaume, dans cette conception-là, se présente comme espace politique idéalement homogène. Car l’image d’un espace homogène et clos se prête à merveille pour justifier, au nom de la Raison, de la paix et de la sécurité publi-que une politique royale qui doit faire plier toute résistance, tout obstacle à l’autorité royale.

16La vision idéalisée du royaume comme grand espace aussi autonome qu’homogénéisé est une vision largement partagée par les contemporains de Vauban et assez bien étayée dès avant l’accès aux plus hautes fonctions militaires du maréchal : Antoine de Montchrétien et Jean Bodin considéraient déjà le royaume comme une forteresse à défendre contre toute menace d’attaque extérieure, ne serait-ce que pour pallier tout danger de division intérieure. Alors que les pensées de ces trois derniers sont largement connues et ont été analysées à d’autres occasions (Perrot, 1992), on propose de se pencher sur un corps de penseurs particulièrement important pour le maréchal Vauban et que l’on n’associerait pas forcément à ce groupe. Il s’agit des Jésuites, très présents dans l’enseignement et la propagation des idées et des aspirations politiques de l’époque :

17Quel est donc le rôle des Jésuites dans ce contexte et en quoi l’idée de l’État-forteresse diffusée par le biais de leurs écoles et de leurs écrits était-elle susceptible d’œuvrer en faveur des intérêts royaux ?

18D’abord, l’image et l’idée de l’État-forteresse étaient favorables aux intérêts royaux parce qu’elles englobaient de nombreux territoires qui ne relevaient pas ou pas encore de l’autorité royale mais en attiraient les convoitises, comme la Lorraine ou, jusqu’en 1659, le Roussillon. En plus, le royaume tel que les jésuites le représentaient évoquait une homogénéité intérieure naturelle qui de fait était encore purement fictive, quoique très désirée par le roi.

19L’image du royaume diffusée par les jésuites – une image qui se voulait géographique, historique et enfin aussi théologique, car qui d’autre que Dieu aurait pu tracer un espace naturel aussi harmonieux ? – était susceptible de venir à bout, intellectuellement, de toute mise en cause de la prérogative royale. Elle justifiait le monopole politique que le roi réclamait pour la totalité de cet espace. Ainsi, le royaume de France comme entité géographique et historique trouve sa justification sous forme d’espace mental, créé, cultivé et étayé par une éducation jésuite poursuivant des objectifs politiques et religieux. L’ordre des jésuites et l’enseignement dispensé par lui ont joué un rôle incomparable vis-à-vis de la diffusion de cette conception spatiale promise à un succès énorme qui se confond, dans le contexte politico-militaire, avec le concept de l’État-forteresse.

20Michel de Certeau a analysé dans le détail cette instrumentalisation du discours historique au profit du pouvoir :

D’une part, ce discours « autorise » la force qui exerce le pouvoir, il la pourvoit d’une généalogie familiale, politique ou morale ; il accrédite « l’utilité » présente du prince (…). D’autre part, le tableau qui est constitué par ce passé (…) formule des modèles praxéologiques, et (…) il esquisse une science des pratiques du pouvoir (De Certeau, 1975, p. 14).

21Le territoire réuni sous la couronne des Bourbon s’accorde, comme nous l’avons vu ci-dessus, à merveille avec l’idée de géométrie pentagonale ou hexagonale du royaume comme expression d’une certaine perfection naturelle, physique, géographique et divine. Ainsi, les Jésuites propagent-ils en France l’image d’un royaume donné par Dieu dans la perfection de ses dimensions naturelles par la disposition des montagnes et des cours de ses rivières qui servent de bornes et de remparts.

22La raison principale de ce travail de propagande en faveur de la couronne, on la voit surtout dans le statut précaire de la Compagnie de Jésus dans la France du XVIIe siècle, qui, entre 1595 et 1603 était totalement bannie du royaume. En plus, l’Édit de Rouen, en rétablissant sa présence légale en France, imposait à la Compagnie une obligation de fidélité vis-à-vis de la royauté. Malgré tout, la situation restait difficile et les Jésuites étaient la cible de nombreuses attaques qui visaient à les discréditer – d’où la nécessité de se montrer utiles et fidèles à la couronne.

23Pour en revenir aux jésuites et à l’idée de l’État-forteresse telle que la défendra aussi le maréchal Vauban, il est très fructueux de prendre en considération aussi le travail des jésuites en mission en Chine :

24Dans l’optique des jésuites, la Chine semblait être un pays qui correspondait à merveille à la définition de l’État-forteresse.

25En plus, elle était, par rapport aux États européens, non seulement plus grande, donc à première vue plus puissante, mais aussi et surtout plus riche en population. Ce pays, retranché derrière sa grande muraille, dominait par son poids économique et démographique tous ses voisins, sans pour autant dépendre d’eux. Bref, autant de caractéristiques qui permettaient aux jésuites de voir la Chine comme un grand domaine bien administré, bien clôturé et par conséquent riche et autosuffisant, ou bien, comme l’exprime le jésuite le père Louis Lecomte, dans un texte bien connu par Vauban :

Parmi toutes les idées de gouvernement que l’antiquité s’est formées, il n’en est peut-être aucune qui établisse une monarchie plus parfaite que celle des Chinois (Lecomte, 1990, 298).

26La Chine, tout comme la France, est comparée à un espace préconçu par la nature qui par-dessus tout correspondrait à une figure géométrique, au moins en ce qui concerne sa représentation cartographique. Que ce soit la Chine telle que la décrivent les Jésuites ou la France que décrit Vauban, les deux pays apparaissent comme s’ils étaient des espaces géométriques, comme si ces espaces purement mentaux étaient une réalité naturelle.

27Sous la plume des auteurs jésuites, notamment celle des pères Louis Lecomte et Martin Martinius, l’Empire de Chine est présenté comme un El Dorado politique et économique. L’empereur de Chine y paraît comme l’incarnation du despote éclairé, le régime chinois comme une monarchie agraire et paternaliste ; les mandarins une élite authentique et responsable.

28Il convient d’évoquer dans ce contexte que cette description idéalisée de la Chine n’était certainement pas une très fidèle représentation de cet Empire entre 1650 et 1700. Celui-ci, au début de la dynastie Quing, donc dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, sortait d’une guerre civile meurtrière et dévastatrice dont les détails ont largement été étudiés et décrits par Jacques Gernet (Gernet, 2005). Donc, il devait y avoir d’autres motivations pour les Jésuites de brosser une image aussi positive de l’Empire de Chine. Ces motivations sont à chercher dans l’étroite dépendance de la Compagnie au roi de France d’un côté – le roi de France qui était aussi le financier d’une partie de ces missions chinoises – et dans la dépendance aux autorités impériales de Chine de l’autre côté, qui surveillaient, elles aussi, de très près le travail des pères.

29Regardons à présent dans le détail l’influence que les publications jésuites eurent sur le maréchal Vauban. Quand Vauban publiera son grand ouvrage qui sera la fameuse Dîme Royale, tout ou presque de ce qui constituera et le célèbre pré carré et la lieue carrée comme unité de base peut être ramené à des idées propagées par les Jésuites. Cela concerne donc l’aspect géométrique et rectangulaire du territoire et va jusqu’à l’unité de mesure décomposable et interchangeable – tout cela trouve sa confirmation dans les écrits « chinois » des Jésuites. Nous citons à titre d’exemple la Description géographique de l’Empire de Chine du père Martinius :

J’ai dit ci-dessus que les Chinois représentent la Chine comme quarrée ; […]. De là vient que, dans la Chine on ne mesure que par quarrez & en cela ils ne se trompent pas beaucoup. […] De là vient que dans la Chine on ne mesure que par quarrez : ainsi avait-on accoustumé anciennement de diviser tout le pays en de très petits quarrez, pour amasser le tribut du Roy avec plus de facilité, & les paysans en semoient & cultivoient de neuf un pour le Roy […] (Martinius, 1666, p. 22).

30Comme nous le savons, le maréchal Vauban, quant à lui, faisait tout pour promouvoir l’idée d’une France régulière, semblable à une figure géométrique. Les bornes naturelles dans lesquelles devraient se contenir les ambitions du roi, étaient clairement tracées par la nature et complétées par la ceinture de fer ou bien, pour reprendre les termes de Vauban :

Toutes les ambitions de la France doivent se renfermer entre le sommet des Alpes et des Pyrénées, des Suisses et des deux mers ; c’est là où elle doit se proposer d’établir ses bornes par les voies légitimes selon le temps et les occasions (Vauban, 1910, p. 492).

31Les Chinois de leur côté pour protéger leur empire et leurs richesses, auraient eu beaucoup de succès en appliquant la même stratégie comme le décrivent les jésuites. Ainsi, les Chinois, se retrancheraient-ils derrière la grande muraille qui les rend intouchables comme le décrit le père Louis Lecomte :

Les places frontières et surtout celles qui bornent la Chine du côté de la Tartarie ont quelque chose de singulier, et les missionnaires m’ont assuré qu’il était presque impossible de les forcer. J’en ai vu moi-même que cent hommes pourraient défendre contre une armée entière (Lecomte, 1990, p. 116).

32Nous nous souvenons à cette occasion des écrits de Vauban, architecte de la ceinture de fer, selon lesquels un homme bien retranché en vaut six autres (Vauban, 1992, p. 24).

33À l’intérieur de cet État-forteresse idéal que semble être l’empire de Chine l’homogénéité politique et économique, tant désirée pour le royaume de France paraît comme un fait acquis.

34Soit-disant, il n’y avait en Chine ni grands seigneurs ni grandes propriétés territoriales pouvant servir de base de puissance et ayant des statuts particuliers, ce qui donnait au système, d’après Lecomte, un aspect aussi élégant que géométrique :

[…] tout est peuple ou mandarin dans la Chine ; il n’y a point de terres qui ne soient roturières, non pas même celles qu’on a destinées à l’entretien des bonzes ou qui appartiennent aux temples des idoles. […] L’avantage que l’État retire de cette maxime […] est de faire fleurir le commerce que l’oisiveté de la noblesse a coutume de ruiner. […] Comme les familles ne se conservent point dans cet éclat que la noblesse donne […] on ne craint point qu’elles établissent dans les provinces une autorité dangereuse […] (Lecomte, 1990, p. 332-333).

35Le père Martin Martinius traite, dans sa neuvième lettre, De la politique et du Gouvernement des Chinois. On y trouve d’abord des principes économiques et financiers chers à Vauban : Une grande partie de l’impôt se paye en nature ; toute terre est imposable, personne n’est exempt de la capitation, le commerce intérieur est prioritaire :

Il m’est souvent venu en l’esprit une pensée, que si cette grande muraille, qui est au Nord, environnait toute la Chine, que toute la haute Asie ne formerait qu’une seule Ville, qui seroit extrêmement peuplée & batie ; à raison que si vous sortez d’un lieu cultivé & habité, vous entrez tout aussitôt dans un autre qui ne l’est pas moins (Martinius, 1666, p. 7).

36Tous les enjeux majeurs de Vauban, en défenseur de l’idée d’une France comme État-forteresse se retrouvent déjà dans ces descriptions de la Chine. Un pays non seulement contenu dans les bornes que la nature lui a procurées, mais aussi autosuffisant, tout y pousse à merveille et contribue à la puissance chinoise et toutes les terres sont soigneusement mises en valeur.

37Les pères expliquent aussi le système policier de quadrillage des villes. Les Chinois auraient mis au point, selon cette description, un système très efficace de surveillance des sujets, comme s’il s’agissait de soldats d’une armée, pour en connaître l’effectif exact à tout moment. Sans se soucier de la véracité ni de la faisabilité de cette procédure, Vauban adapte la méthode chinoise à la société française – lorsqu’il s’exprime de la manière suivant dans la Dîme Royale :

Les Chinois […] observent une métode pour faire le Dénombrement de leur Peuple trés – aisée, et qui paroît fort bien ordonné ; on pourroit s’en servir, en corrigeant ou ajoûtant ce que l’on trouveroit à propos. […] Pour cet effet, il me paroît que le meilleur qu’on puisse mettre en usage, est de […] diviser tout le Peuple par Décuries comme les Chinois, ou par Compagnies comme nos Régimens (Vauban, 1992, p. 205-206 et p. 229-230).

38Dans le paragraphe intitulé « Gouvernement » de la Description de la Chine fournie par le père Martin Martinius nous trouvons d’autres détails qui seront repris par Vauban, par exemple l’idée d’un roi absolu, suprême propriétaire foncier du royaume qui utilise ses pouvoirs illimités pour la plus grande justice dans la taxation de son peuple :

39Ainsi le père Martinius écrit-il :

Personne ne possède un pied de terre, qu’il n’en paye le tribut au Roy ; c’est pourquoi il ne faut pas trouver étrange, si leurs revenus annuels sont si grands. […] il entre tous les ans LX millions d’écus dans les coffres du Roy ; de sorte que tout son revenu peut bien monter à la somme de CL millions d’écus (Martinius, 1666, p. 16).

40Finalement, même en ce qui concerne le commerce extérieur, Vauban se montre là encore, très marqué par l’exemple chinois : toute sortie de numéraire est considérée par lui comme une « fuite » (Dockès, 1969, p. 162) alors que l’importation du numéraire, de la façon dont elle se pratique en Chine serait la bienvenue ; le commerce à l’intérieur du royaume lui semble bien plus important que celui qui se fait au-delà des frontières ; le commerce transfrontalier servant surtout à faire rentrer ce qu’il y a de mieux à l’étranger et tout d’abord les métaux précieux. Voici par quels termes le père Lecomte décrit la politique de la Chine en la matière :

Pour augmenter le commerce, on a permis aux étrangers de venir dans les ports de l’Empire qui depuis la monarchie leur avaient toujours été fermés. De là, les Chinois se répandent eux-mêmes dans toutes les Indes […], à Batavie, à Siam, à Achim, à Malaque, et surtout au Japon et aux Manilles, […]. De tous ces endroits ils rapportent de l’argent, et tout celui qui vient du Mexique aux Philippines par la mer Pacifique se va rendre à Canton, d’où il se répand dans l’Empire (Lecomte, 1990, p. 338).

41Donc, là encore, nous nous trouvons face à des idées-clé qui tenaient beaucoup à cœur à Vauban : un commerce transformant en numéraire tout ce que l’empire génère comme surplus sans que le commerce intérieur en soit gêné et sans que l’alimentation en denrées ne s’en ressente. Un tel commerce serait en parfaite harmonie avec la place fortifiée à la Vauban, dans un espace essentiellement clos, dont les activités économiques sont largement réglées par ce que l’on peut appeler la Raison d’État. Une fois que l’empereur a octroyé les normes dans lesquelles le commerce est censé évoluer, celui-ci s’épanouit à merveille sans qu’aucune intervention ne soit plus nécessaire.

42Vauban écrit à ce propos :

Le Commerce de Province à Province, et de Ville à Ville, se remettra en vigueur, quand il n’y aura plus ni Aydes ni Doüanes au dedans du Royaume ; ce qui fera que la consommation sera d’autant plus grande, qu’elle sera plus libre. D’où naîtra l’abondance des Denrées de toutes especes, laquelle venant à se répandre par tout le Royaume, se fera bien-tôt sentir jusques sur les Côtes, où elle facilitera encore le Commerce étranger (Vauban, 1992, p. 157).

Conclusion

43Si nous avons énuméré ces exemples c’est pour illustrer qu’une bonne partie des idées qui feront de Vauban l’architecte de la modernité existent et circulent bien avant que le maréchal ne commence à les mettre en œuvre. Autrement dit, notre hypothèse serait la suivante : lorsque Vauban se réfère aux bornes naturelles du royaume, lorsqu’il évoque son supposé caractère géométrique et homogène et lorsqu’il recommande une monarchie agraire et paternaliste, il fait preuve d’être profondément inspiré par des idées largement formulées avant lui par d’autres personnes et en particulier par les Jésuites.

44Il évoque en permanence des comparaisons, des figures et images rappelant les propos des Jésuites, même s’il ne va que rarement jusqu’à les citer expressément.

45Ainsi Vauban ne serait-il pas l’inventeur mais plutôt le catalyseur et le vulgarisateur laïque d’une réorganisation spatiale, laquelle dans ses aspects politiques, économiques et militaires se confond avec celle de l’État-forteresse, conçue avant lui et indépendamment de lui.

46Lui-même ne se considère pas non plus comme inventeur mais bien plus comme imitateur ou promoteur de ce qu’il appelle à un moment expressément « la méthode chinoise ».

47Or, ce qu’il y a effectivement de nouveau dans les propos de Vauban, c’est le jusqu’au-boutisme avec lequel il compte appliquer l’idée de l’État forteresse au royaume de France tout en réorganisant la vie et l’administration des sujets jusque dans le moindre détail. Avec lui, l’idée de l’État-forteresse et son concept spatial sont promus à un rang idéologique, voire dogmatique ; l’idée apparaît comme une réalité, largement justifiée par la nature, la raison et surtout l’exemple de la Chine. Tout devient une question de réalisation politique pour laquelle Vauban livre des propositions qui, quant à elles, peuvent seules passer pour nouvelles.


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