11. Jacques-Barthélemy Micheli du Crest urbaniste « éclairé » à Genève (1717-1730)
p. 179-191
Résumés
Pressée par des puissances menaçantes – la France et la Savoie –, la ville-république de Genève s’entoure au XVIIIe siècle de nouvelles fortifications bâties, entre 1716 et 1750, selon les plans de deux ingénieurs français au service des Pays-Bas : Guillaume Le Vasseur de Rocques et Pierre Pradès de la Ramière. L’adoption de ces plans strictement « vaubaniens », peu adaptés aux lieux, déclenche l’âpre polémique d’un troisième ingénieur genevois, dont les conceptions s’accordent à l’« école vaubanienne » : Jacques-Barthélemy Micheli du Crest. Si sa critique porte au départ sur des questions techniques, elle va très tôt atteindre la racine de l’organisation étatique de la République et la répartition des pouvoirs parmi les magistratures. Et c’est sur ce point que Micheli s’avère, comme Vauban, « homme des Lumières avant la lettre ».
Approached by menacing powers of France and Savoy, the city-republic of Geneva surrounds itself in the 18th century with new fortifications built between 1716 and 1750 according to the drawings of two French military engineers in the service of Netherlands: Guillaume le Vasseur de Rocques and Pierre Pradès de la Ramière. The choice to use these « Vauban-styled » plans, unsuitable for the site, triggers the criticisms of a third Genevan engineer, whose ideas correspond to the « Vaubanian school »: Jacques-Barthélemy Micheli du Crest. If his criticisms concern no more than technical outlines at the beginning, they soon reach the roots of the political organisation of the Republic and the balance of powers among the city councils. In such a way, Micheli proves himself to be like Vauban, a « man of the Enlightment before his time ».
Texte intégral
I. Géopolitique et défense à Genève du XVIe au XVIIIe siècle
1La ville de Genève qui s’affranchit du duché de Savoie par le traité de « combourgeoisie » avec les puissants Cantons suisses de Berne et de Fribourg (8 février 1526), peut demeurer république indépendante dès l’adhésion au Calvinisme (1536), grâce aux autres pactes de « combourgeoisie » toujours avec le Canton de Berne (7 août 1536), puis avec ceux de Berne et de Zurich (30 août 1584). En raison de la petite taille de son territoire, encerclé de plus par la Savoie, Genève doit, pour maintenir sa liberté, compter avant tout sur ses fortifications (Massé, 1846). C’est là une nécessité évidente surtout pendant les dernières décennies du XVIe siècle, quand le duc Emmanuel Philibert de Savoie fait bâtir contre la ville le fort de l’Annonciade à Rumilly (1569) (Amoretti, 1973) et quand son fils Charles Emmanuel Ier établit le fort Sainte-Catherine à Songy (1589) (Chevalier, 1999), prélude de l’« escalade » repoussée par les Genevois la nuit du 11 au 12 décembre 1602.
2Partagée par le Rhône entre Genève proprement dite, sur la rive gauche, et le faubourg Saint-Gervais, sur la rive droite, la ville est déjà cernée de murailles médiévales, auxquelles la république ajoute des bastions dès le début du XVIe siècle, le premier étant celui de Longuemalle (1529), au bord du lac, le dernier le mi-rond de la Corraterie (1542), et entre eux ceux de Saint-Antoine, Saint-Léger, Loye à Genève-ville (Brunier, 1994) ; ceux des Molins, du Temple, de Cornavin, Chantepoulet à Saint-Gervais (1535-1587) (Brunier, 2001). Le circuit est complété par le ravelin de l’Île-au-lac (1585) et l’opposante plate-forme de la Petite Île (1595). Genève-ville reçoit ainsi un plan irrégulier, presque en parallélogramme : un coté du Nord à l’Ouest le long du lac et de la rivière ; un autre droit à l’Est vers la plaine de Champel ; le troisième au Sud, formé par un rentrant et vers Plainpalais par un saillant. Saint-Gervais reçoit un plan triangulaire, un côté sur la rivière, les autres à l’Ouest, le bastion de Cornavin sortant en avant.
3Projets d’amélioration et renforcement des fortifications suivent au fil des événements politiques et militaires dans une Europe qui vit une confrontation de plus en plus acharnée entre les catholiques et les réformés pendant la seconde moitié du XVIe et au début du XVIIe siècle, et encore après la révocation de l’édit de « tolérance » de Nantes (13 avril 1598) par celui de Fontainebleau (18 octobre 1685). Alors la Confédération helvétique et ses alliés – parmi eux, la république de Genève surtout – se voient entourés de puissances catholiques qui persécutent les réformés : la Savoie qui mène des campagnes militaires contre les Vaudois de 1655 à 1686, la France contre les Huguenots. Des troubles secouent entre temps la Suisse, déclenchant la première (1656) et seconde (1712) guerre de « religion » de Villmergen – l’une gagnée par les catholiques, l’autre par les cantons protestants.
4Tout cela pousse Genève à se doter de nouvelles fortifications, à la suite de débats envisageant des plans plus ambitieux de réaménagement général des défenses. Parmi les plus remarquables, celui de l’ingénieur Jean Gillier de Ferrières (1574) et celui de son successeur Ami Buisson (1716) visent à modifier le périmètre même de la ville : le premier prévoit un décagone ovoïdal avec de grands bastions à orillons, le deuxième suit une planimétrie très proche. Ils seront bientôt abandonnés au profit d’œuvres tactiques à la fois moins chères et moins utopiques. L’embouchure du fleuve est protégée maintenant par le bastion de la Rive (1607) édifié à Genève-ville, et celui, modifié, de Chantepoulet à Saint-Gervais (1622), liés par des estacades plongées dans l’eau du lac et faisant pilier sur le dos du ravelin de l’Île des Barques, ancrage de la flotille. L’exigence de régularisation de la place est d’autre part évident dans un plan réalisé par Adam Du Temps (1607), qui propose de remplacer les ouvrages plus petits et faibles par des bastions à orillons à Genève-ville et à Saint-Gervais, précédés de larges ravelins (Vaucher, 1933) (fig. 1, p. 182).
Figure 1 : Projet pour les fortifications de Genève, Adam du Temps, 1607

Sources : © Archives de l’État de Genève, PH 2374.
5D’autres projets sont soumis par les ingénieurs français Jacques Gentillâtre en 1611-1612 (Fornara, 1983), Théodore Agrippa d’Aubigné en 1621-1622 (Dufour-Kowalski, 1994). Des travaux sont menés à Saint-Gervais, où en 1616-1623 on bâtit des ouvrages extérieurs sur le front de Saint-Jean. En 1627-1635 on réalise le bastion du Cendrier entre ceux de Cornavin et Chantepoulet, en 1644-1648 on transforme la plate-forme des Molins en demi-bastion. C’est enfin entre 1660 et 1686 qu’un ingénieur flamand, Maximilien Hangest-Genlins d’Yvoy, renforce de manière radicale l’enceinte genevoise en ajoutant quatre nouveaux bastions vers Plainpalais, ceux de Bourgeois, d’Yvoy, Souverain, et d’Hollande ; en régularisant les trois situés vers Champel, à savoir ceux de Hesse, de Saint-Antoine et du Pin ; en entreposant deux ravelins entre les bastions Bourgeois, du Pin et de Saint-Antoine et une fausse-braye entre ceux de Saint-Antoine et de Hesse ; et en couvrant le front Saint-Antoine-du Pin par un ouvrage à couronne formé par un bastion et deux petits demi-bastions (Mélo, 2001). Cette enceinte « régulière » est enregistrée sur un plan (fig. 2, p. 182) par Louis du Châtelard (1707).
Figure 2 : Genève, Louis du Châtelard, 1707

Sources : © Archives de l’État de Genève, Militaire, N 12, n. 3.
II. Nouvelles questions au début du XVIIIe siècle
6Le début du XVIIIe siècle, qui s’ouvre avec la guerre de succession d’Espagne (1700-1713) et, dans la Confédération helvétique, avec les troubles de 1707-1712 qui préfigurent la seconde guerre de « religion » de Villmergen, voit Genève confrontée à de nouvelles menaces. À la paix d’Utrecht (11 avril 1713), le duc Victor Amédée II de Savoie reçoit le titre royal et la souveraineté sur la Sicile, échangée contre la Sardaigne par le traité de Londres (1er février 1720) ; et surtout il porte la frontière aux « eaux pendantes » grâce à l’annexion des vallées alpines de Bardonecchia, Oulx, Cesana, Pragelato, Castel Delfino. La république calviniste du Leman se voit ainsi de plus en plus encerclée par le puissant voisin, qui mène sans cesse une politique d’expansion soit sur les Alpes, soit vers la plaine du Pô en Lombardie.
Figure 3 : Projet pour Genève, Louis du Châtelard et Jean-Christophe Fatio, « 1708 »

Sources : © Archives de l’État de Genève, Militaire, N 12, n. 50.
7C’est alors que Genève fait appel à un technicien militaire français au service des Pays-Bas, Guillaume Le Vasseur de Rocques (Normandie 1668- La Haye 1730), pour réaménager ses fortifications. Ingénieur extraordinaire en 1693, détaché à l’armée impériale en 1704, directeur de tranchée le 21 février 1707, lieutenant colonel et « directeur-général van Fortificatiën » le 29 juin 1709, commandant du fort la Scarpe de Douai et général de brigade le 7 mai 1710, major général d’Infanterie le 11 mars 1727 (Ringoir, 1980, p. 30), Le Vasseur rédige en 1714 son projet suivant les leçons de ses deux maîtres : Sébastien Le Prestre de Vauban, en France, et Menno van Coehoorn, en Hollande. Si en 1708 les ingénieurs Louis du Châtelard et Jean-Christophe Fatio avaient proposé une extension considérable de la ville vers Champel par trois bastions à flancs droits et trois ravelins (fig. 3, p. 183), il choisit au contraire de ne pas dépasser la limite de l’enceinte précédente, qu’il projette de renforcer.
8Il propose de modifier les bastions de Hesse, de Saint-Antoine et du Pin à flancs droits ; de placer un petit ravelin devant chaque courtine entre les bastions d’Hollande et du Pin, ceux de Hesse et de Longuemalle, d’ajouter deux grands ravelins entre ceux de Hesse, de Saint-Antoine et du Pin ; de couvrir chaque bastion avec une contre-garde et chaque ravelin avec une demi-lune ; de régulariser contrescarpe, chemin couvert et parados, d’installer également au-dessus les bastions de Hesse, de Saint-Antoine, du Pin, Bourgeois et d’Hollande pour réduire les dénivellements du terrain empêchant l’enfilade ; de mieux couvrir les angles rentrants formés par les faces de la contre-garde du Pin avec deux lunettes avancées, en plaçant une troisième devant le saillant de la demie contre-garde du bastion d’Hollande. Il préconise enfin de cerner les deux bastions et deux demi-bastions à Saint-Gervais par des ouvrages avancés : trois ravelins couverts de deux demi-lunes, trois contre-gardes, une petite lunette encerclés de contrescarpe et chemin couvert, et quatre lunettes aux angles rentrants (fig. 4, p. 184) (Corboz, 1995a ; Dunant, 1995). Ce projet, très ambitieux et coûteux, est soumis à l’avis d’un collègue, le technicien français Pierre Pradès de la Ramière (Normandie 1674 – Paris 1750), lui aussi au service des Pays-Bas.
Figure 4 : « Copie du projet pour fortifier la ville de Genève » tiré de l’original par Guillaume le Vasseur de Roques, Pierre Pradès de la Ramière, 1715

Sources : © Bibliothèque Am Guisanplatz, Service de Recherches, Berne, Collection Schauenburg, n. 62.
9Ingénieur extraordinaire le 8 mars 1704, ingénieur de 3e classe en 1708, de 2e classe avec le grade de « kapitein-ingénieur » en 1710-1715 (Ringoir, 1980, p. 36), Pradès se rend à Genève où il dresse son plan et rédige ses remarques sur celui de Le Vasseur en 1715. Il y porte les bastion de Hesse, de Saint-Antoine et du Pin – conçus avec des flancs droits – plus en avant ; il place, lui aussi, un petit ravelin devant chaque courtine entre le bastion d’Hollande et celui de Longuemalle ; il s’accorde avec le projet de Le Vasseur en couvrant chaque bastion avec une contre-garde et chaque ravelin avec une demi-lune et en ouvrant un fossé régulier devant les fortifications avec ses contrescarpes, chemin couvert, parados, qu’il prévoit bien sur les bastions de Saint-Antoine et du Pin, mais aussi sur plusieurs des ouvrages avancés pour résoudre les dénivellements du terrain et empêcher l’enfilade (Winiger-Labuda, 1994). Quant au faubourg Saint-Gervais, il adopte le modèle d’une couronne à deux bastions réguliers, deux demi-bastions, trois ravelins, contre-gardes, demi-lunes, contrescarpe, chemin couvert, une lunette au bord du lac (fig. 5, p. 185) (Winiger-Labuda, 2001).
Figure 5 : Projet de Pierre Pradès de La Ramière, Jacques-Barthélemy Micheli du Crest, 1715

Sources : © Archives de l’État de Genève, PE 3.
10Comme on peut aisément le constater, ce système envisagé par Pradès en s’appuyant sur celui proposé par Le Vasseur, n’est qu’une solution « vaubanienne » bien rigide. Cette fortification dont la géométrisation extrême reproduit le contour de l’enceinte de la fin du XVIIe siècle, réprime tout espoir d’expansion de la communauté – déjà fort comprimée par la croissance démographique – en faveur d’une « philosophie » de la sûreté et de l’immutabilité. Cette dernière est accrue, soit par les menaces savoisiennes, soit par les troubles de 1707, provoqués par le projet de réforme du gouvernement oligarchique de l’avocat, Pierre Fatio. On peut en effet supposer que sa proposition d’introduction d’un « conseil général délibératif » bourgeois qui doit porter atteinte à la suprématie du patriciat a joué un rôle déstabilisateur. En tout cas, le plan de réaménagement des fortifications par Le Vasseur reformé par Pradès est approuvé tout de suite par les conseils de la république et les travaux débutent dans la Genève au bord du lac, en 1716, aux bastions de Hesse et de Longuemalle. La décision prise, il n’y avait aucune raison de revenir sur le plan. Mais, soudain, un conflit se produit.
III. L’« affaire » Jacques-Barthélemy Micheli du Crest
11Déjà à la fin de l’année 1717, une voix s’était levée – quoi que dans des cercles encore restreints – contre le projet Pradès. Sa critique portait sur plusieurs caractères des fortifications proposées dont le mépris de la topographie des lieux par un tracé conformiste, et le renoncement à gagner de l’espace pour développer la ville et les quais du port. Ce n’est pas à un « laïc » qu’il reviendra de présenter ces remarques, c’est à un membre du patriciat genevois, un ingénieur d’expérience mûrie à l’étranger : Jacques-Barthélemy Micheli du Crest. Né a Genève en 1690, issu d’une ancienne famille reformée émigrée de la république de Lucques en Italie pour celle du Leman pendant le XVIe siècle, seigneur du château de Crest près de Genève même, Jacques-Barthélemy entre au service de Louis XIV de France le 2 novembre 1709 ; sous-lieutenant du régiment Surbeck le 8 août 1710, capitaine le 25 octobre 1712 et commandant de demie-compagnie le 22 avril 1716, il sert sous Louis-Auguste de Bourbon, duc du Maine, pendant la guerre de succession d’Espagne jusqu’en 1713, puis se forme dans le domaine de l’architecture militaire jusqu’en 1720 pendant sa vie de garnison à Strasbourg, Dunkerque, Landau et Givet (Graf, 1890a et 1890b, p. 68-273 ; Wolf, 1958, vol. I, p. 229-260 ; Barrelet, 1995) : à l’« école » de Vauban, certes, mais déjà au long « règne » de Claude-François Bidal d’Asfeld, directeur général des Fortifications dès 1715, et de Louis de Cormontaigne, « Vauban du XVIIIe siècle » (Strasbourg 1695 – Metz 1752) (Faucherre, 1995).
12C’est précisément à cette période que Micheli soumet aux magistrats de Genève son premier dessin – qui ne sera pas conservé – alternatif à celui de Le Vasseur-Pradès, et un mémoire projetant : l’expansion côté Champel, l’extension côté Rhône en comblant la branche du bastion Longuemalle à la Grande Île au centre du fleuve et la déviation de celui-ci dans les fossés de Saint-Gervais munis de puissants ouvrages. En 1718, il rédige un deuxième projet qui témoigne toujours de son intérêt pour la science hydraulique (Winiger-Labuda, 1995) : la ville serait doublée vers Champel par une extension en couronne à trois bastions à flancs plats et quatre ravelins, liés à la vieille enceinte par deux ailes et une contre-garde, le tout entouré de fossés, contrescarpe, chemin couvert, quatre lunettes ; le front de Plainpalais serait couvert par cinq ravelins et une lunette, et Saint-Gervais par trois ravelins, deux contre-gardes, des lunettes ; la Grande Île serait conglomérée dans l’expansion coté fleuve, celui-ci détourné dans le fossé de Saint-Gervais (fig. 6, p. 187) (Dominicé, 1995). Les deux plans ne sont pas retenus par les conseils. Pradès, lui, s’entête, proposant en 1719 un plan pour agrandir la ville coté Champel « sans qu’il soit besoin d’augmenter le nombre des bastions ni des autres ouvrages » qui, en effet, ne change rien à la place disponible (fig. 7, p. 188).
Figure 6 : Projet pour Genève, Jacques-Barthélemy Micheli du Crest, 1718

Sources : © Archives de l’État de Genève, PE 5.
13En 1721, pendant les travaux qui modifient les bastions de Saint-Antoine et du Pin (1717-1726), le Conseil des Deux Cents accueille Micheli qui pour quelques années ne sera pas inquiété. En 1727, c’est le même Conseil des Deux Cents qui – confronté alors aux dépenses énormes entraînées par l’œuvre – nomme une commission pour étudier le projet : Micheli en fait partie, mais il est empêché de s’exprimer contre un rapport de Pradès par une soudaine extinction de voix. Contraint à se rendre à son régiment à Strasbourg, il fera publier à ses frais le Mémoire pour le Magnifique Conseil des Deux Cent de Genève (22 novembre 1728) qu’il accompagnera de son troisième projet de réforme des fortifications (1730), très proche de celui de 1718 (Corboz, 1995b ; Dominicé, 1995) : expansion encore plus radicale coté Champel, allant jusqu’à doubler l’espace de la ville, renforcement du front de Plainpalais par des simples ravelins, adjonction d’orillons à trois bastions de Saint-Gervais, entourés de ravelins, contre-gardes et lunettes (fig. 8, p. 189) (Corboz, 1980 et 1981). Le projet contient une double critique du plan de Pradès : le côté de Champel serait exposé sur les hauteurs, celui de Plainpalais serait encerclé d’ouvrages inutiles. Remarques techniques, dirait-on, mais elles soulèvent contre Micheli de solides reproches qui vont révéler de plus en plus nettement les erreurs inconfessables du patriciat de la ville – endettée par l’entreprise –, qui se voit exposé au mécontent à l’intérieur et aux menaces à l’extérieur, accusé d’avoir dépensé des fortunes qui n’ont pas mis la ville en sûreté.
Figure 7 : Projet pour agrandir la ville du coté de Champe sans qu’il soit besoin d’augmenter le nombre des bastions ni des autres ouvrages, Pierre Pradès de La Ramière, 1719

Sources : © Archives de l’État de Genève, Militaire, N 13, n. 13.
14Ayant imprimé à l’étranger son Mémoire – dont tout exemplaire dépêché à Genève est saisi par le Petit Conseil –, Micheli est accusé d’avoir exposé la sûreté de la république à l’arbitre de ses ennemis extérieurs et sommé de se rendre devant les Deux Cents pour y être « censuré » ; ayant refusé une première (7 décembre 1728), puis deuxième injonction (18 mars 1729), il est exclu des Deux Cents, cassé de la bourgeoisie, privé de titres et de biens (9 mai 1730) ; ayant dénoncé les procédés des magistrats d’accord avec d’autres citoyens « révolutionnaires », il est accusé de « lèse-majesté » pour avoir essayé de « bouleverser la République » et condamné à perpétuité (2 juin 1731). Suite à la publication de la brochure Requêtes, Avertissements, Placet et Mémoire en faveur des requêtes de la bourgeoisie genevoise contre le patriciat, il est enfin condamné à mort par les Vingt-Cinq (8 novembre 1735). Ayant quitté le service de la France en 1738, après des années de pérégrinations, Micheli – qui s’est trouvé mêlé à d’autres « questions d’État » à Zurich et à Berne – est enfermé en 1749 dans la forteresse bernoise d’Aarbourg où il restera jusqu’en 1765, peu avant sa mort survenue à l’hôpital de Zofingue en 1766. Tout cela pour quelques impertinences à l’égard du plan de fortification de 1717 ? Micheli, il est vrai, manifeste un entêtement remarquable – et on a vu dans son portrait de 1721 par Robert Gardelle des traits d’un caractère bien obstiné (fig. 9, p. 190) –, mais cela n’explique pas ses mésaventures. Il se justifie encore dans un texte, rédigé dans sa cellule de la forteresse d’Aarbourg en 1760 et soumis le 20 mars 1762 à un des « syndics » de Berne (Corboz 1995a, p. 97 ; Winiger-Labuda 1995, p. 132), sur les « raisons de Politique » plus que de tactique :
Ce projet est fondé sur deux raisons de Politique, lesquelles ont paru à l’Auteur des plus prudentes. La 1ére est qu’il a convenu de tout tems et qu’il convient encore à Genève de se fortifier. La 2e est qu’il faut le faire au mieux possible, ainsy que cela se peut sans beaucoup de difficulté, sinon s’en abstenir du tout. C’est pourquoi depuis l’an 1717, l’Auteur n’a pas discontinué d’étudier et de réfléchir sur tous les moyens nécessaires pour une telle fin, et il a fait de tems à autre divers desseins qui existent ; mais qu’il a par la suite changez et corrigez jusqu’à ce dernier de 1760 [...]. Enfin on y verra d’un coup d’oeil le rapport des ouvrages faits, avec ceux qui sont projettez et ce qu’il y a lieu de razer et au surplus la forme qu’auroit alors la Ville, laquelle ne paroit point désagréable (Archives de l’État de Genève, Cd’ig., cl. 39 P 35, Projet final sur les fortifications de Genève, mentionné dans la lettre de l’Auteur à M. le Premier Syndic du 30e Mars 1762).
Figure 8 : Projet pour Genève, Jacques-Barthélemy Micheli du Crest, 1730

Sources : © Archives de l’État de Genève, PE 4.
Figure 9 : Jacques-Barthélemy Micheli du Crest, Robert Gardelle, 1721

Sources : © Archives de la famille Micheli, Château de Crest.
15Ses projets dépassent en effet le domaine technique. Étendre la ville sur Champel, doubler les habitants, y établir une communauté égalitaire – patriciat, bourgeoisie, peuple – éliminant la division par faubourgs c’est sans doute affaiblir l’oligarchie genevoise : mêler le patriciat dans un quartier à une population plus nombreuse, c’est envisager la « révolution » sociale, puis politique. Proposer des fortifications puissantes à Saint-Gervais – toujours inachevées malgré les projets de Le Vasseur (1714), Pradés (1715, 1747-1750), Jean-Louis Calandrini (1750) – c’est un autre hasard : si ce faubourg « populaire » demeure presque ouvert, en cas de révolte les milices de Zurich et Berne peuvent y pénétrer, réprimer les insurgés, secourir aisément l’oligarchie. En se battant contre les arrêtés des conseils qui l’ont éloigné, Micheli se trouve ainsi engagé dans un débat sur le « système » (Barbey, 1995). Il n’oppose pas la prééminence des « ordres établis », certes, mais l’établissement d’une « tyrannie », en disputant sur les fondements du « contrat social » et de la légitimité du pouvoir. Si donc le duc du Maine voyait déjà Micheli en train de devenir « bientôt un nouveau Vauban », cette prévision peut maintenant être confirmée si on voit aussi en lui un « homme des Lumières avant la lettre ».
Auteur
Diplômé en sciences politiques à l’Université Catholique de Milan, docteur en histoire militaire à Padoue, est chercheur à l’Académie d’Architecture de l’Université de la Suisse Italienne. Ses investigations portent sur l’histoire de l’architecture militaire et des ingénieurs d’Italie et de la Suisse italienne à l’étranger. Il a en cours le travail Fedeltà senza macchia. Gaspare Beretta ingegnere maggiore dello stato di Milano (1620-1703). Parmi ses dernières publications, El fratin mi ynginiero. I Paleari Fratino da Morcote ingegneri militari ticinesi in Spagna (XVI-XVII secolo) (Bellinzona 2004) ; Petrvs Morettinvs - tribvnvs militvm. Un ingegnere della valle Maggia all’estero Pietro Morettini (1660-1737) (Bellinzona 2007).
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