1Pourquoi Vauban se mêle-t-il d’écrire sur la fiscalité royale, sujet ardu, sensible, thème de prédilection de spécialistes jaloux de leurs savoirs et sûrs de leurs compétences ? Vauban s’en justifie lui-même dès la préface de son Projet de dîme royale (Vauban, 1707) :

Je dis donc de la meilleure foy du monde, que ce n’a été ni l’envie de m’en faire accroire, ni de m’attirer de nouvelles considérations, qui m’ont fait entreprendre cet ouvrage. Je ne suis ni lettré, ni homme de finances, et j’aurois mauvaise grâce de chercher de la gloire et des avantages, par des choses qui ne sont pas de ma profession. Mais je suis François très affectionné à ma patrie…

2 Les finances, nerf de la guerre, sont une préoccupation constante pour l’ingénieur du roi puis commissaire général des fortifications : Vauban demande sans cesse des subsides pour ses travaux alors même que les caisses de l’État sont vides. Il a conscience qu’il faut gérer cette pénurie sans trop exiger d’une population exsangue.

3Vauban rejoint donc une cohorte de théoriciens qui dénoncent les inégalités, les carences, abus et incohérences de la fiscalité. Il se montre un critique pertinent de la fiscalité monarchique, propose un système fiscal plus simple, plus juste et plus efficace mais se heurte à des oppositions et à un échec global.

I. Vauban, critique pertinent de la fiscalité monarchique

4L’analyse de Vauban repose d’abord sur un constat de la misère du peuple,

beaucoup diminué dans ces derniers temps par la guerre, les maladies et la misère des chères années qui en ont fait mourir de faim un grand nombre et réduit beaucoup d’autres à la mendicité…

5Il est vrai que Vauban rédige l’essentiel de son mémoire pendant puis juste après la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), conflit long, coûteux, difficile, face à presque toute l’Europe coalisée contre la France. Ceci s’accompagne aussi d’une sévère crise climatique et agricole : baisse tendancielle des prix agricoles, recul de la productivité, succession de mauvaises récoltes dues à l’apogée du petit âge glaciaire, graves crises frumentaires en 1692-1694 et 1698-1699 ; ces dernières associées à des poussées épidémiques, provoquent un brutal mais provisoire recul démographique. Misère, endettement, difficultés à payer baux et impôts caractérisent le plus grand nombre et entraînent une chute des recettes fiscales.

6Les efforts de Colbert pour rétablir les ressources budgétaires ont vite été annihilés par le coût des guerres, avant même la mort du ministre (en 1683), les dépenses dépassent largement les recettes, le déficit s’accroît considérablement après 1689.

Il étoit impossible, écrit Vauban, dans l’état où sont les choses de fournir aux dépenses que la dernière guerre exigeoit sans le secours des affaires extraordinaires qui ont donné de grands fonds… (et) causé de grands maux… toutes les affaires extraordinaires de quelque manière qu’on les tourne sont toujours également mauvaises pour le Roy et pour les sujets.

7Vauban évoque ici le recours massif à l’emprunt notamment par les rentes d’État et les prêts sur recettes mais aussi les refontes et manipulations monétaires, il dénonce également les ventes d’offices qui font rentrer de l’argent frais mais entraînent l’obligation de payer des gages annuels et provoquent des exemptions d’impôts pour leurs titulaires « dont le coût retombe directement sur les peuples ». À ces maux s’ajoutent des taxes qui pénalisent le commerce : « les affaires extraordinaires ayant produit une multitude de petits impôts ont troublé le commerce en diminuant notablement les consommations… » et des contributions qui frappent les villes, taxes sur les octrois et levées exceptionnelles1.

8Vauban condamne « toutes les pilleries et malfaçons qui s’exercent dans la levée des revenus de l’État », le mode de perception des impôts laisse effectivement à désirer, que ce soit par des officiers royaux ou par des fermiers. Depuis le Moyen Âge, l’affermage de l’impôt indirect pallie la lenteur des rentrées fiscales. À partir de 1680, Colbert a regroupé les revenus des domaines et des droits indirects dans la Ferme générale. Les fermiers généraux se recrutent parmi les plus riches financiers que Vauban range au rang de ses ennemis, « tous ceux qui scavent pescher en eau trouble et s’accommoder aux dépens du Roy et du public ».

9Dans la tradition médiévale, le roi doit vivre de son domaine, l’impôt ne peut avoir qu’un caractère extraordinaire, l’idée même de l’impôt contribution nationale est encore dans les limbes. Le domaine royal, restauré par Colbert, représente alors 6 à 7 % des recettes fiscales. Au domaine corporel (seigneuries et droits seigneuriaux, terres, forêts, immeubles divers), s’ajoute le domaine incorporel formé de droits divers que cite Vauban : parties casuelles (ventes d’offices, paulette), franc-fief, papier timbré, postes, contrôle des actes et droits d’enregistrement, droit d’aubaine… Vauban ne remet pas cela en question, se contentant de suggérer quelques aménagements pour l’intégrer dans son système.

10En dehors de ces droits incorporels, de multiples taxes, gabelle, traites, aides et tabac, ont été établies du Moyen Âge au XVII^e siècle et leur levée a été affermée à des financiers.

11La gabelle, impôt sur le sel, établi à partir de 1341 ; possède de multiples inconvénients, elle présente de fortes disparités régionales et sociales. Dans les provinces franches, comme la Bretagne, le sel est « marchand », c’est-à-dire qu’il n’est pas taxé, le prix en est bas. Dans les provinces « redimées des gabelles », qui se sont rachetées de l’impôt, le prix reste modéré comme dans les « pays de quart bouillon » ou « de salines ». Le coût du sel est élevé dans les « pays de petites gabelles » et devient prohibitif dans ceux de « grandes gabelles », de plus, dans ces derniers, pour limiter les fraudes, les familles sont obligées d’en acheter une certaine quantité par an, c’est le « sel de devoir ». Vauban dénonce avec vigueur ces inégalités et la fraude qui en découle, « le faux saunage » ou contrebande du sel sévissant entre les provinces du royaume, particulièrement aux limites des « grandes gabelles » :

Que le bon marché du sel dans une province et sa cherté à l’excès dans une autre y cause deux maux considérables dont l’un est le faux-saunage qui envoye quantité de gens aux galères et l’autre l’imposition forcée du sel qui contraint les particuliers d’en prendre une certaine quantité, le plus souvent au-delà de leurs forces, sans que celuy qui pourroit leur rester d’une année puisse servir pour l’autre, ce qui les expose à beaucoup d’avanies de la part des gardes sel… La première chose qui me paroît nécessaire seroit d’ôter cette distinction de provinces ou de païs à l’égard du sel.

12Vauban relève le coût excessif de l’administration des salines par les fermiers généraux et le trop grand nombre de gardes sur les frontières intérieures. Il préconise le rachat des salines par le roi, une sorte de nationalisation de cette production :

La seconde chose à faire est que le Roy achète et s’approprie les fonds de toutes les salines du royaume.

13Enfin, en bon rural, morvandiau de surcroît, soucieux du développement de l’élevage, Vauban critique le prix trop élevé du sel qui nuit à sa consommation par le bétail :

… il y a beaucoup de menu peuple… qui en consomment peu et n’en donnent jamais à leurs bestiaux. D’où s’ensuit que les uns et les autres sont lâches et mal sains.

14Vauban est tout aussi sévère pour une autre ressource fiscale, les traites, droits de douanes perçus sur les frontières intérieures et extérieures. Le royaume comprend trois ensembles douaniers : les provinces des cinq grosses fermes, les provinces réputées étrangères et les provinces à l’instar de l’étranger effectif. Cette complexité douanière s’explique par le rattachement progressif de nouvelles provinces au royaume de France et le maintien de privilèges locaux. Les traites ont été établies progressivement à partir du XIV^e siècle en fonction des besoins financiers de la monarchie, certaines provinces, en particulier celles du Midi, se rachetèrent par un abonnement. Les provinces qui acceptèrent les aides constituèrent, en 1597, les cinq grosses fermes lorsque Sully réunit les traites en une seule Ferme. Les provinces du Sud et la Bretagne refusèrent l’unification douanière en 1607 puis en 1664, elles devinrent provinces réputées étrangères Quelques provinces réunies au Royaume à cette époque furent assimilées aux provinces réputées étrangères : Artois et Roussillon, puis Cambrésis, Flandre et Franche-Comté. Des droits de douanes sont levés sur toutes les limites séparant ces provinces et même entre certaines provinces réputées étrangères. Enfin, les provinces à l’instar de l’étranger effectif sont séparées du reste du royaume par une ligne de douanes mais peuvent commercer librement avec l’étranger. L’ensemble constitue un maquis tarifaire d’une effroyable complexité ce qui encourage les fraudes et nuit au commerce, Vauban dénonce ces errements :

J’aurais beaucoup de choses à dire sur le mal que font les douanes provinciales, tant par la mauvaise situation de leurs bureaux dans le milieu des provinces françaises que par les excès de taxes et fraudes…

15Là aussi, l’idée de Vauban est de simplifier de façon rationnelle en faisant fi des privilèges et particularismes locaux.

16Autres types de taxes, les aides ont été établies depuis le XIV^e siècle et systématisées au XVII^e siècle. Ce sont des droits sur divers produits : bétail, papier, huile, amidon, savon, cartes à jouer et surtout sur les boissons alcoolisées… Il s’y ajoute des taxes à l’entrée de Paris et divers droits locaux ainsi que sur la marque des métaux. Les aides sont détestées car, comme le stigmatise Vauban, elles frappent des denrées de consommation courante et sont levées par des sous-fermiers locaux tatillons et enclins à frauder. Là aussi, l’inégalité est la règle du fait de multiples exemptions provinciales, locales et sociales (au profit des gens d’Église et de justice des nobles, des officiers royaux). Vauban souhaite leur suppression au profit de taxes mieux conçues.

17Enfin, le tabac, taxé depuis 1629, monopole royal depuis 1674, souffre également de nombreux privilèges provinciaux, Vauban en souhaite une taxation plus juste et uniforme.

18L’essentiel des revenus de l’État est cependant assuré par la taille, impôt direct de répartition payé par les seuls roturiers. Le montant de la taille a beaucoup augmenté dans la première moitié du XVII^e siècle avant d’être diminué par Colbert. Selon les provinces, elle est soit personnelle et s’applique aux individus chefs de famille, soit réelle et grève alors les terres. Vauban considère que la taille réelle est plus juste mais qu’elle reste défectueuse :

La taille réelle, fondée sur les arpentages et sur les estimations des revenus des héritages, est bien moins sujette à corruption, il faut l’avouer, mais elle n’en est pas exempte…

19Pour des raisons historiques, la taille porte parfois des noms différents, fouages en Bretagne, impôt ordinaire en Franche-Comté… Vauban dénonce les nombreuses exemptions : les privilégiés du clergé et de la noblesse, de nombreux officiers, les habitants de certaines villes (Paris, Lyon, Bordeaux, Poitiers, Bourges, Orléans, Blois, Tours) ne la paient pas. Il en déplore aussi les injustices et la dégradation de sa perception :

J’ay donc premièrement examiné la taille dans son principe et dans son origine ; je l’ay suivie dans sa pratique, dans son état d’innocence et dans sa corruption ; et après en avoir découvert les désordres, j’ay cherché s’il n’y auroit pas moyen de la remettre dans la pureté de son ancien établissement, en luy ôtant les défauts et abus qui s’y sont introduits par la manière arbitraire de l’imposer, qui l’ont rendue si odieuse… elle est devenue arbitraire, corruptible et en toute manière accablante à un point qui ne se peut exprimer.

20Vauban, persuadé que cet impôt n’est plus réformable propose son remplacement par un nouvel impôt payé par tous.

21La guerre de la Ligue d’Augsbourg (1689-1697), ruineuse pour les finances royales, creuse le déficit. La réforme de la fiscalité est plus que jamais à l’ordre du jour, l’idée que tous doivent contribuer aux charges de l’état à proportion de leur richesse est largement débattue et proposée, aussi bien par les services du Contrôle général des finances que par Vauban ou d’autres écrivains. En 1694, alors que Vauban rédige son Projet de capitation (Vauban, 1996), Pontchartrain2 propose au roi une capitation, adoptée et appliquée par la Déclaration royale du 18 janvier 1695. Ces deux propositions ont quelques points communs mais aussi de larges divergences. La capitation de Pontchartrain est une redevance annuelle par tête, payée par tous sur la base du rang social (Bluche et Solnon, 1983), Pontchartrain définit vingt-deux classes de contribuables, divisées en 569 rangs. Cet impôt frappe toutes les catégories sociales en excluant tout privilège et il est relativement facile à lever mais il est fondé sur la place dans la société, « la qualité », qui observe Vauban, « n’est pas ce qui fait l’abondance ». Abandonnée après la fin de la guerre en 1698, la capitation est rétablie en 1701 mais totalement dénaturée, noblesse, clergé et pays d’États obtenant de larges réductions. La nouvelle capitation s’apparentera désormais à un supplément de la taille. C’est donc une réforme fiscale avortée, critiquée d’ailleurs par Vauban :

Pour avoir été trop pressée et faite à la hâte (elle) n’a pu éviter de tomber dans de très graves défauts qui ont considérablement affaibli ce qu’on en devoit espérer et produit une infinité d’injustices et de confusions...

22Le projet de Vauban repose « sur un compte exact de l’état des revenus » et un inventaire précis des biens de tous les chefs de famille, il prévoit vingt-cinq catégories de contribuables. Comme celle de Pontchartrain, sa capitation ne doit être levée que pour la durée de la guerre. Toute la population doit être taxée sans aucun privilège, y compris le clergé et la noblesse, il établit l’égalité devant l’impôt. La faiblesse de ce projet tient dans les difficultés de sa mise en œuvre immédiate et dans l’impossibilité d’évaluer précisément les biens et les revenus ou de contrôler les déclarations de ceux-ci.

23Vauban préconise donc une refonte totale de la fiscalité au profit d’un nouveau système fiscal dont il remanie le contenu et les propositions dans quatre manuscrits successifs.

II. Les propositions de Vauban : un système fiscal plus simple, plus juste, plus efficace

24Peu avant sa mort, Vauban publie son Projet de dîme royale, résultat de plus d’un quart de siècle de réflexions, d’entretiens, de lectures, d’enquêtes. Après son Projet de capitation, il a rédigé une Description géographique de l’élection de Vézelay (1696), il y propose quatorze réformes et des prélèvements au taux d’un vingtième, sans privilège ni exemption. Cette enquête doit faire figure de modèle et d’expérimentation avant de l’étendre à tout le royaume.

25En 1697, il entreprend de rédiger un Projet pour l’établissement d’une taille réelle puis un Projet de vingtième ou de taille réelle pour la suppression des autres impôts sauf la gabelle réduite de moitié. Par son expérience et ses lectures notamment des ouvrages de Paul Hay du Chastelet (Hay du Chastelet, 1669) et de Pierre Le Pesant de Boisguilbert (Boisguilbert 1695), Vauban a accru ses connaissances et la paix de Ryswick donne un répit aux finances royales, il pense que le moment est propice à une réforme globale. La réflexion de Vauban est également nourrie par les conseils de son secrétaire l’abbé Ragot de Beaumont (cf. Virol, [2003] 2007, p. 341-353) qui relit et corrige ses manuscrits. À partir de 1694, l’abbé Ragot est exilé à Rouen, il y rencontre Boisguilbert, des négociants comme Thomas Legendre, des officiers comme le procureur Jacques Brunel, tous partisans d’une réforme fiscale. L’abbé Ragot aurait suggéré à Vauban l’idée d’un impôt en nature, sur le modèle de la dîme ecclésiastique plutôt que sur les terres à la manière d’une taille réelle. Ceci explique la comparaison entre la dîme ecclésiastique et la taille réelle exposée longuement dans l’ouvrage de Vauban à partir de deux exemples : l’élection de Vézelay, domaine de prédilection du seigneur de Bazoches et l’élection de Rouen où résident alors l’abbé Ragot et Boisguilbert. Le manuscrit du Projet de Dîme royale est en grande partie rédigé de 1697 à 1700, Vauban en lit le manuscrit au roi au cours de trois soirées de travail. Louis XIV aurait applaudi à ces idées et en fait transmettre une copie au contrôleur général des finances, Chamillart ; Vauban en remet également un exemplaire à Achille de Harlay, premier président du Parlement de Paris.

26Vauban expose ses principes en trois maximes : 1/ l’État doit protéger les sujets ; 2/ ceux-ci doivent lui en donner les moyens ; 3/ tous doivent contribuer sans exception, tout privilège est déclaré injuste et abusif.

27Le projet fiscal global et cohérent qu’il propose comprend quatre fonds. Le premier fonds (ou grosse dîme) est prélevé sur tous les fruits de la terre : céréales, vin, bois, prés, pâturages. C’est un prélèvement en nature sur les récoltes. Pour stocker ces denrées, Vauban préconise la construction de greniers royaux sur le modèle des écuries militaires et des casernes. Il pense que cet impôt sera plus simple, moins sujet à contestation et d’une meilleure rentabilité que tout ce qui existe. Le taux originel de prélèvement serait d’un vingtième (5 %), en fait modulable en fonction des besoins de 5 à 10 %.

28Le deuxième fonds est la dîme sur les revenus des maisons en ville et dans les bourgs, sur les moulins, l’industrie, les rentes d’État, et tous les salaires, à cela s’ajouterait une taxe sur les navires (cinq sols par tonneau). Pour évaluer cela, Vauban préconise l’utilisation de dénombrements annuels. Il étudie aussi deux cas de familles pauvres, un tisserand et un manouvrier, qu’il propose de ne taxer qu’au trentième (3,33 %), car écrit-il :

On doit prendre garde sur toutes choses à ménager le pauvre peuple afin qu’il s’accroisse et qu’il puisse trouver dans son travail de quoy soutenir sa vie et se vêtir.

29Le troisième fonds est l’impôt sur le sel. Si Vauban est hostile à la gabelle telle qu’elle existe, il souhaite maintenir une taxe sur le sel qui soit payée par tous et dans la même proportion, abolissant ainsi les privilèges des particuliers ou des provinces :

Le sel est une manne dont Dieu a gratifié le genre humain sur lequel par conséquent il sembleroit qu’on n’auroit pas dû mettre de l’impost. Mais comme il a été nécessaire de faire des levées sur les peuples pour les necessitez pressantes des Etats, on n’a point trouvé d’expédient plus commode pour les faire avec proportion que celuy d’imposer sur le sel.

30Le sel serait vendu dix-huit livres le minot de cent livres, avec là aussi une possibilité d’augmentation proportionnelle à celle de la dîme. Seuls les ports de pêche auraient droit à du sel détaxé pour les salaisons ; le roi deviendrait propriétaire de toutes les salines de France, salines qu’il suggère de traiter comme des places fortes, entourées de murailles ou de remparts de terre avec de « bons et larges fossés tout autour ».

31Vauban appelle le quatrième fonds « revenu fixe » parce qu’il ne peut pas en faire varier le taux, il comprend les domaines corporel et incorporel, les douanes et les « impôts volontaires ».

32Vauban ne précise pas le montant des droits de douanes, il les veut modérés surtout à l’exportation : « droits réduits sur un pied tel qu’on ne rebute point les étrangers qui viennent enlever les denrées que nous avons de trop… ». Ainsi, Vauban reste fidèle à un mercantilisme modernisé favorisant les exportations, supprimant les douanes intérieures entre provinces et faisant coïncider frontière douanière et frontière politique du royaume. Cette cohérence économique, Colbert l’avait souhaitée mais n’avait pu la réaliser complètement devant la résistance des provinces privilégiées. Il faudra attendre un siècle et une révolution pour y parvenir !

33Les « impôts volontaires » doivent être perçus sur les denrées de luxe et d’intempérance, cela comprend le tabac, l’eau de vie, le thé, le café, le chocolat, la dorure des vêtements, les carrosses, le droit de porter l’épée (les nobles et les militaires en sont exemptés), les meubles de luxe, les perruques… Il s’y ajoute des taxes sur les boissons alcoolisées (vin, cidre, bière) vendues dans les cabarets pour « contenir un peu les païsans qui les jours de dimanches et fêtes ne désemplissent point les cabarets ce qui pourroit peut-être obliger les plus sensez à demeurer chez eux ». En ce domaine, Vauban veut taxer la richesse ostentatoire et le comportement social, sa réforme ne remet jamais en cause l’ordre social mais frappe plutôt les signes extérieurs de richesse. Enfin, il stigmatise à nouveau l’alcoolisme des paysans, fléau déjà dénoncé dans la Description géographique de l’élection de Vézelay. Vauban y analyse ce mal comme une conséquence de la misère.

34Au total, en année normale, le produit de l’impôt de Vauban doit rapporter au roi 116 822 500 livres, somme minimale qui peut être augmentée proportionnellement sur les trois premiers fonds, en fonction des besoins. Il n’est, en effet, pas question pour lui d’alléger le poids global de la fiscalité ce qui diminuerait l’efficacité de l’État, il s’agit de mieux répartir l’impôt.

III. L’accueil du projet de Vauban : condamnation et échecs

35Vauban, persuadé du bien fondé de ses propositions, fait preuve d’un enthousiasme et d’un optimisme un peu excessif sur les résultats escomptés :

L’utilité de ce système se (peut) prouver aussi démonstrativement qu’une proposition de géométrie… Pour peu qu’on veuille s’appliquer à bien examiner ce système, il sera facile de se convaincre qu’il est le meilleur, le mieux proportionné et le moins sujet à corruption qui se puisse mettre en usage. C’est un moyen sûr de subvenir aux nécessités de l’Etat… son exacte observation ramènera l’abondance dans le royaume… (qui) se repeuplera bientôt… La pauvreté sera bannie du royaume.

36Toutefois, Vauban reste un scientifique et il propose la méthode de l’expérience préalable dans deux ou trois généralités avant de généraliser ses réformes, il envisage de renoncer à cette réforme si les résultats ne s’avèrent pas probants. Il appuie également sa démonstration sur une évaluation précise de la population du royaume par un formulaire de recensement déjà testé dans l’élection de Vézelay.

Pour y parvenir, je serois d’avis d’y procéder par la voye de l’expérience et à cet effet de faire choix de deux ou trois élections du royaume, en résolution, que si deux ou trois ans après qu’on aura réduit leur taille et les autres subsides en Dixme royale, les peuples n’en sont pas contens ou que ce nouveau système soit trouvé moins avantageux pour le Roy que les précédens, de remettre les tailles et les autres subsides sur le vieux pied.

37Vauban s’attend à de fortes oppositions :

Il y auroit de la témérité à prétendre que ce système pût généralement être approuvé. Il intéresse trop de gens pour croire qu’il puisse plaire à tout le monde. Il déplaira aux uns parce qu’ils jouissent d’une exemptions totale… aux autres parce qu’il leur ôteroit les moyens de s’enrichir aux dépens du public…

38Avec lucidité et parfois un certain humour, il désigne ses principaux adversaires : les financiers, les fermiers généraux et les traitants, tous les gens de finances qui risquent de perdre une partie de leurs sources d’enrichissement rapide. Vauban recense d’autres opposants, le clergé et surtout le haut clergé, la noblesse « qui ne sçait pas toujours ce qui luy convient le mieux », le monde des officiers et gens de justice enfin, écrit-il, « le peuple criera d’abord parce que toute nouveauté l’épouvante » : il stigmatise ainsi ce mal français chronique qui s’observe particulièrement pour toute innovation fiscale jugée à priori injustifiée et dangereuse. L’impôt est encore « l’extraordinaire » que l’on conçoit en temps de guerre mais qui sinon ne se justifie pas. Vauban, sans illusions, ne range dans ses partisans probables que « les gens de bien et d’honneur, désintéressés et un peu éclairés », autrement dit une élite très restreinte !

39Réduit à une semi retraite après 1703, Vauban qui a passé 70 ans, veut faire connaître ses idées fiscales ; il décide de faire imprimer ses écrits, sans doute en Flandres où il réside longuement en 1706. Le tirage est modeste, car dans un contexte de guerre et de difficultés, Vauban ne veut diffuser ses propositions que dans le cercle de ses relations. Le livre est publié sans autorisation précisément au moment où la censure gouvernementale se durcit par l’arrêt du Conseil du 13 décembre 1706. Dans ces conditions, l’ouvrage est rapidement interdit comme contenant « des choses contraires à l’ordre et à l’usage du royaume ». Vauban continue cependant à le diffuser auprès de ses amis. Mais le vieux maréchal a pris froid et meurt brutalement d’une congestion pulmonaire, le 30 mars 1707. Ce n’est pas le chagrin de la condamnation de son livre qui l’a tué, comme l’écrira avec malignité le duc de Saint-Simon ; le roi, qui lui a envoyé le médecin du dauphin et qui l’a même invité à Marly, n’a pas signé sa disgrâce.

40Les poursuites contre la Dîme royale et contre l’abbé Ragot se poursuivent après le décès de Vauban car le pouvoir politique ne peut prendre le risque d’inquiéter les financiers alors que les nouvelles militaires sont désastreuses et les finances au plus mal. Le Dixième, nouvel impôt royal, appliqué en 1710 par le contrôleur général des finances Desmarets, présente quelque parenté avec le projet de Vauban : impôt de 10 % sur les revenus fonciers et mobiliers, les offices, les revenus industriels et commerciaux, il frappe tous les revenus et exclut les privilèges. Toutefois, appliqué dans un contexte de grandes difficultés après le « grand Hyver » de 1709 et en pleine guerre, il s’ajoute aux autres impôts et ne les remplace pas comme le préconisait Vauban. De plus, comme la capitation, devant les protestations des privilégiés de toutes espèces, il est vite dénaturé : clergé, noblesse, villes, provinces se rachètent ou s’abonnent.

41Quelques essais d’appliquer la Dîme royale selon la méthode expérimentale préconisée par Vauban sont faits en 1700 puis entre 1718 et 1723. Ces expériences malheureuses, mal conduites se heurteront aux résistances des privilégiés et à l’aversion pour toute nouveauté mais leurs initiateurs avaient aussi, au préalable, renoncé au principe fondamental énoncé par Vauban : l’égalité devant l’impôt.

42Au XVIII^e siècle, toutes les tentatives de réforme fiscale, « cinquantième » ou « vingtième », se sont heurtées à la résistance des privilégiés. Le privilège était dans la nature même de l’Ancien Régime, le royaume s’est constitué, rassemblé et agrandi sur ce principe, l’égalité était encore une idée neuve. Mais c’est aussi cette impossible réforme, l’impasse fiscale et l’énorme endettement de l’État qui entraîneront la convocation des États Généraux de 1789 et la Révolution.

43L’échec de Vauban était prévisible, en suggérant des innovations fiscales rationnelles, voire scientifiques, des solutions justes et utiles, il était un précurseur. Pour Vauban, l’intérêt du roi, c’est d’assurer la prospérité du peuple, Louis XIV ne l’a compris que tardivement et imparfaitement, d’ailleurs le contexte de guerres et de crises de la fin du règne ne le permettait plus. Surtout, les privilégiés n’étaient pas prêts au sacrifice des particularismes et des égoïsmes, la modernité de Vauban s’est ici heurtée à l’immobilisme de l’Ancien Régime.

44Sur le plan fiscal, on a parfois présenté Vauban, avec quelque excès, comme un précurseur des Lumières voire de quelques réformes du XIX^e siècle comme celle de l’impôt sur le sel ; certains en font même un précédent à des idées libérales récentes, telle la « flat tax », impôt sur le revenu non progressif mais cela ressemble fort à un anachronisme. Vauban est, en revanche, un véritable pionnier de la comptabilité nationale, des recensements, de l’idée de redistribution des richesses. Il reste d’abord un modèle d’« honnête homme » du XVII^e siècle, esprit lucide, aux idées novatrices voire audacieuses mais il reste un homme de son temps, respectueux de l’ordre social et politique, un homme de convictions soucieux du bien public et de l’intérêt du royaume et du souverain.