1À partir de la seconde moitié du XVI^e siècle, des ingénieurs s’adonnent à une activité, somme toute singulière chez des praticiens, rédiger des ouvrages dans lesquels ils s’efforcent de mettre en place les méthodes, soigneusement réglées, qui introduisent leurs pratiques dans l’ordre d’un art. Après les Italiens, on retient généralement en France, trois grands noms : Jean Errard avec sa Fortification réduite en art et demonstrée, Antoine de Ville qui, après sa Fortification de 1628, s’attache à donner les règles de l’administration des places de guerres, Blaise Pagan qui va, en particulier, contribuer à perfectionner l’art des sièges en insistant sur le rôle du temps (Errard, 1600 et 1604 ; Errard et Errard, 1620 ; Ville, 1628 ; 1639 ; Pagan, 1645).

2Les ouvrages d’ingénieurs sont nombreux et inégaux, et à partir des années 1660, d’autres auteurs de traités interviennent, en particulier des professeurs de collèges, surtout Jésuites, où l’enseignement de la fortification a pris place parmi les disciplines mathématiques. Il ne faut pas négliger, dans le développement de cette littérature technique, les écrits sur la géométrie pratique, le dessin en particulier perspectif, l’architecture, la cartographie ou encore l’art des forces mouvantes auxquels s’adonnent, outre les ingénieurs du roi, certains architectes et mécaniciens au statut plus ou moins bien défini. Tous se réclament de connaissances scientifiques et mathématiques, souvent héritées des Anciens. Pour résumer, c’est à travers cette littérature qui « réduit en art » des pratiques techniques que prend corps et forme la rationalité qu’il est question de cerner ici.

3Vauban y a joué un rôle déterminant par son action, par son œuvre écrite et par sa réputation. Cette dernière permit même à certains d’appuyer plus tard des arguments et des doctrines qui n’étaient pas les siennes. Je fais ici bien sûr allusion au débat sur l’esprit de système dans la fortification, à partir de Cormontaigne et jusqu’aux Mémoires de Fourcroy en 1786. Ces dernières remarques pour rappeler d’emblée que la rationalisation des pratiques propre aux ingénieurs n’allait pas sans controverses ni disputes et qu’elle connut aussi bien des déviations doctrinales que des critiques virulentes.

4Toutefois l’accord est complet si l’on s’en tient à la forme générale qui structure cette rationalisation. Comme je l’annonçais, ma contribution ici est d’en dégager les conditions de possibilité. Dans la perspective que j’adopte, ces conditions ne constituent pas un simple contexte, mais un ensemble de préalables qui vont être déterminants dans cette structuration.

5Si l’on s’efforce donc de se situer au niveau le plus abstrait, il apparaît que les ingénieurs appuient leur art sur un principe général : rationaliser est rendre évaluable en termes de grandeurs mesurables et calculables. On peut même le résumer dans un adage : rendre calculable, se donner les moyens de poser le signe =, réduire la diversité du sensible matériel en données d’action, intelligibles, c’est-à-dire mathématisées. Autrement dit, c’est se donner les moyens d’imposer à un ensemble hétéroclites de données et d’actions concrètes, la forme qui permettra de poser le signe =. Chacun sait, en effet, qu’on ne peut poser une équation qu’entre des facteurs homogènes. Comment ramener tant de facteurs disparates à des grandeurs de même ordre ? Comment réduire ces facteurs à une identité qui les rendra mutuellement évaluables selon un calcul ? car il s’agit de mettre à l’œuvre une catégorie générale qui est la catégorie de « valeur calculable ».

6Aucune catégorie, peut-être, n’est plus difficile à cerner que celle de valeur. Qu’y a-t-il de commun, par exemple, entre la valeur d’une marchandise, la valeur à la guerre d’une fortification, la valeur d’une action humaine ou celle d’un raisonnement ?

7Si, en général, on peut considérer qu’il n’y a apparition de valeur que dans et par l’action humaine, dans l’ordre des actions propres aux ingénieurs, la valeur apparaît lors de la mise en relation, en rapport ; un rapport qui, de surcroît, permet d’introduire le plus et le moins : un rapport calculable. Par exemple, Errard calcule la valeur relative de différentes pièces d’artilleries ou la valeur défensive d’un bastion, relativement à un nombre déterminé de canons offensifs. Ces deux exemples suffisent à montrer que si la production d’une valeur calculable suppose la confrontation de deux termes, elle suppose aussi que son estimation soit recherchée à partir d’un projet qui l’excède, et en vue de poursuivre ce projet dont elle est un outil. La détermination de valeurs est un moment particulier mais décisif – et constamment réitéré – dans le processus de rationalisation des actions productrices. Quelles sont les conditions de possibilité de cet usage de l’évaluation ?

8La première est l’existence d’un monde marchand. Celui-ci, confronté au premier chef à la nécessité de poser le signe = entre des objets, et les convertissant, ce faisant, en valeurs marchandes, a inventé l’outil à la fois symbolique et pratique de cette opération en créant la monnaie. La puissance montante de l’estimation monétaire qui réduit tout objet à une certaine somme d’argent – son prix – est l’une des conditions essentielles de la rationalisation des techniques d’ingénieur. Celle-ci hérite du même coup des embarras de la valeur marchande, en particulier lorsqu’il lui faut établir le devis des travaux. Cette estimation monétaire des projets d’ingénieurs, soigneusement réglée, ordonnancée jusqu’au détail constitue, selon Belidor, « le chef-d’œuvre de l’ingénieur » (Belidor, 1729, liv. IV, p. 2), c’est-à-dire à la fois l’aboutissement et le couronnement de son œuvre : le devis rend compte, par sa forme même, du pouvoir de l’ingénieur à rendre raison de ses choix techniques. Il nous faudra essayer de préciser cette implication de la logique marchande dans la logique fabricatrice de l’ingénieur. Notons seulement ici que, dans la fortification, qui est le domaine où la réduction en art atteint sa forme la plus aboutie, la structure générale que dénote le devis est l’équation fondamentale que met en place Errard : défense = dépense. La valeur défensive de la fortification proposée est mise en équation avec sa valeur monétaire. À ce titre on peut dire que, comme le marchand, l’ingénieur est assujetti à la réduction de toute son action – c’est-à-dire in fine, à la réduction de toutes les actions qu’il doit coordonner pour qu’aboutisse son projet – à cet équivalent général. Contraint à minimiser la dépense il risque l’échec, ce qui n’est pas sans susciter de l’amertume. Selon Errard, « l’honneur qui peut en provenir n’est pas grand et le déshonneur est un monstre » (Errard et Errard, 1620, p. 27).

9C’est que la notoriété de l’ingénieur ne se forge pas tant dans les négociations administratives qu’à la guerre. Elle dépend, selon les écrits de nos ingénieurs, de sa capacité à procéder méthodiquement, par la raison et par l’expérience, à des évaluations techniques de leurs choix défensifs – et de ce qu’ils impliquent dans la suite du projet, tout choix déterminant les autres possibles. Dans ce domaine, il lui faut disposer, sinon d’un équivalent général, du moins de dispositifs et d’instruments qui permettent le calcul. Qui permettent donc de s’abstraire de la confusion des données matérielles et d’introduire ces dernières dans un ordre concevable et connaissable selon les règles du raisonnement mathématique, au sens large qu’il recouvre à cette époque. La structure conceptuelle dont l’ingénieur dispose pour parvenir à poser le signe = et donc à évaluer selon un calcul, est la science des mécaniques.

10On peut donc poser l’hypothèse selon laquelle la forme de rationalité que développent alors les ingénieurs est marquée par la nécessité de faire coïncider deux logiques : une logique marchande et une logique mécanicienne. Si la première bénéficie d’un consensus bien établi, qui doit tout à sa pratique, la seconde prétend s’appuyer sur une science, la science des mécaniques qui n’en est pas à ses premiers essais, et qui ne cesse de se transformer. Disons tout de suite que la mécanique des ingénieurs du XVII^e siècle est largement celle des mécaniciens de l’antiquité, mais que sa légitimité est renforcée par la philosophie mécaniste et sa vision du monde et des hommes.

11Or si l’on se place à ce niveau-là, qui est celui des logiques d’action et des idéologies qui les supportent, la notion de valeur calculable que produisent marchands et ingénieurs suscite le débat contemporain sur ce qu’est la « valeur ». Débat que Montesquieu illustrera magnifiquement dans ses écrits, et surtout dans l’Esprit des Lois où il met en évidence l’émergence de la valeur calculable dans une société hiérarchisée à l’aide de la valeur noble, l’honneur qui, par définition, rejette le calcul. Dès la fin du XVI^e siècle, Montaigne soulignait la coexistence de ces deux formes de la valeur, dans la société et, plus près de Vauban, Boisguilbert déclinait les deux grands champs d’exercice de la sociabilité qu’elles recouvrent : celle du cœur, du courage, où règne la valeur noble, et celle de la raison où règne le calcul, jusqu’au détail. À cet égard l’ingénieur, encore une fois, est au cœur de la contradiction entre ces deux formes de la valeur : non seulement au titre d’ingénieur militaire, qui tend à réduire le rôle de la valeur noble pour mécaniser l’exercice de la guerre, mais encore parce qu’il est amené, par les nécessités de l’estimation monétaire, à ramener les actions humaines à des opérations mesurables en temps, en espace, en effets mécaniques, à réduire chacun à un « homme-machine » qui ne doit plus rien à sa valeur personnelle.

12 L’idée que le développement des instruments et des machines pour la guerre est la substitution de dispositifs ingénieux à ce qui fait l’honneur du guerrier valeureux et sa condition noble, et tend à détruire cette valeur, s’exprime dès l’antiquité grecque : Le « adieu bravoure » que prononça Architas au vu des machines de guerre, est repris sur tous les tons à travers l’histoire et tout particulièrement avec l’apparition des armes à feu et les perfectionnements de la guerre de siège. Cette dernière est la remise en cause des vertus chevaleresques de la noblesse française et d’Aubigné, à la fin du XVI^e siècle, ne manque pas de moquer cette noblesse « au cœur froid », dorénavant sans ardeur, qui s’emmure dans ses villes « et comme les vieillards, revestus et fourrez de rempars, bastions, fossez et contre mines, fosses-brais, parapets, chemises et courtines » ; « quand le corps gelé veut mettre robbe sur robbe, dites que la valeur s’enfuit et se desrobe » (D’Aubigné, 1857, p. 51).

13C’est dans ce registre de la réflexion sur la valeur que Montesquieu renchérit. Dorénavant, selon lui, la guerre se caractérise par

Moins d’occasions de se distinguer ; une certaine façon méthodique de prendre les villes et de donner des batailles (la question n’étant que de faire une brèche et de se rendre dès qu’elle est faite) ; toute la guerre consistant plus dans l’art, que dans les qualités personnelles de ceux qui se battent (l’on sait, à chaque siège, le nombre de soldats qu’on y sacrifiera) ; la noblesse ne combat plus en corps (Montesquieu, 1964, t. I, p. 1 306).

14L’art, c’est-à-dire la technique supplante la valeur de ceux qui se battent : c’est en effet ce qui caractérise la guerre d’ingénieur, telle qu’elle s’est perfectionnée depuis le XVI^e siècle.

15Somme toute, l’importance grandissante accordée par le roi et ses ministres aux calculs des ingénieurs, est l’une des modalités de l’assujettissement de la noblesse, l’atteignant dans les fondements mêmes de ses prérogatives. Vauban en fit les frais. D’ailleurs, pour s’en défendre et toujours, depuis qu’ils existent, les ingénieurs ont dépendu directement du pouvoir princier et ce fut la condition même de l’exercice de leur art. Encore fallait-il compter, bien entendu, avec la pression des pouvoirs financiers auxquels ils devaient rendre des comptes. À cet égard, la constitution d’un corps d’ingénieurs – du roi – et bientôt, l’admission dans ce corps soumis à quelque examen à caractère académique, est en quelque sorte la reconnaissance et la confirmation de compétences spéciales, fondées sur des connaissances et des savoir-faire, qui ne pouvaient être évaluées que par des pairs. Des pairs capables de juger de la valeur proprement technique des projets, et de leur cohérence avec les intérêts du royaume. Le siècle de Louis XIV est bien celui qui institutionnalise les pouvoirs de la science au service de sa puissance, ce qu’il attend de l’Académie des sciences et de ses ingénieurs.

16Ainsi dessinée à grands traits la forme de ma communication, il convient d’aller au détail. Il convient d’examiner successivement les conditions de possibilité de la formalisation de l’art de l’ingénieur, de la réduction en art de ses pratiques. Elle s’exprime dans des écrits et l’effort d’écriture contribua à introduire ces pratiques dans l’ordre méthodique d’une rationalité. Y compris pour en dénoncer les abus, au nom d’un empirisme déclaré. Pour dégager les traits principaux de ces formalisations de l’art de l’ingénieur, je vais donc dans un premier temps m’appuyer sur l’ouvrage qui, en France, les met en place magistralement au début du XVII^e siècle, La fortification demonstrée et reduicte en art de Jean Errard de Bar-le-Duc, l’un des grands ingénieurs du roi Henri IV. Cet ouvrage demeura un des grands modèles du genre, jusque dans les exposés de l’Encyclopédie au milieu du XVIII^e siècle.

17Errard commence son traité par un avertissement solennel à la noblesse française :

J’ay ozé entreprendre ce que tous les ingénieurs, jusques à present, n’ont voulu ou ozé : au moins n’en paroist-il rien par aucun escrit trattant de ceste Science : car les discours des choses mechaniques ne méritent point ce titre ; n’estant icy question des traits qui à quelqu’un pourroient reüssir à l’avanture : mais de demonstrations geometriques, qui donnent à tous asseurance infaillible (Errard et Errard, 1620, préface).

18Pour ce faire, il est amené à produire ses deux équations fondamentales : défense = dépense et défense = temps de résistance. En quoi il répond, sur le mode de la méthode formalisatrice, qu’il veut mettre en place, aux deux impératifs qui commandent les décisions du roi, ses « intentions », ou sa « volonté », dit-il, qui sont la maîtrise des dépenses monétaires et du temps imparti aux phases nécessaires à la réalisation de ses projets.

19On sait que lors de la préparation d’une guerre, qu’elle soit offensive ou défensive, l’ingénieur responsable de la région concernée devait procéder à une inspection des lieux pour en rendre compte au roi et lui permettre de définir une stratégie. Pratiquement, cela signifie que la valeur défensive recherchée est celle d’un système de places fortes où la valeur à la guerre de chacune d’entre elle doit, pour être calculée, que l’on tienne compte des distances et des situations réciproques, et du temps qu’il faudra à une partie de l’armée du roi pour venir à sa rescousse en cas de siège. Le temps de résistance est donc l’unité de mesure qui doit commander l’évaluation d’une place.

20L’une des tentations de la pensée formalisatrice des ingénieurs fut de rendre la fortification d’une place telle qu’elle résiste indéfiniment à n’importe quelle force ennemie, qu’elle soit inexpugnable1. C’est-à-dire que le temps n’ait pas de prise sur sa valeur défensive. L’idée était si puissante qu’elle conserva son impact jusqu’au XVIII^e siècle. Outre les effets rassurants que colporte une telle opinion, on peut expliquer sa persistance par le fait que cet équilibre entre forces offensives et défensives est en effet le point de départ de tous les écrits sur la fortification. Et, pour commencer, c’est le point de départ et le principe fondamental que pose Errard :

Les forteresses sont faites afin qu’une petite force résiste à une grande, ou un petit nombre d’hommes à un grand nombre et par ce moyen l’une ne sera jamais victorieuse de l’autre (Errard et Errard, 1620, p. 1).

21Plus loin il précise :

Puis donc qu’il y a du plus et du moins, c’est-à-dire qu’une place se peut tellement fortifier, & munir de toutes choses necessaires, qu’elle resistera facilement à tous les efforts d’une certaine armée.
Et aussi qu’une armée peut estre dressée & fournie de ce qui sera necessaire, en sorte qu’elle prendra infailliblement certaine place.
Il s’ensuivra que l’une & l’autre se pourront tellement compasser, qu’on les rendra par art égales, & par ce moyen l’une ne sera jamais victorieuse de l’autre (id., p. 10).

22Et en marge Errard note ceci est le but de ce discours.

23Notons le « il s’en suiyvra que » : pratiquement, il faut d’abord avoir tout compassé pour obtenir l’égalisation recherchée ; mais, logiquement, il faut disposer de ce principe général pour pouvoir rendre tous les rapports calculables.

24Ce développement est intéressant, car alors même qu’il exprime le formalisme mathématique qui en supporte l’argument, il précise que cette proportion d’égalité ne vaut que compte tenu d’une « certaine » armée assaillante. L’égalisation des forces est toujours relative, il ne s’agit pas d’un absolu, mais d’un principe pour calculer, c’est-à-dire d’une sorte d’idée régulatrice qui permettra de procéder à la suite des rapports calculés qui permettront de tout compasser et de déterminer « la proportion des asssaillans et des assaillis pour les rendre par art égaux » (id., p. 11).

25Ce que confirme Errard lorsqu’il précise :

Je met cette proportion d’égalité en avant, afin que l’on cognoisse la ruyne plus évidente de l’assaillant ou de l’assailly, selon qu’ils s’en éloigneront (Ibid.).

26Autrement dit, derrière l’évidence sensible des aléas de la guerre œuvrent les raisons mathématiques. Et inversement, ces raisons mathématiques sont nécessaires pour obtenir ce qui est recherché dans la pratique et très empiriquement, comme le souligne alors Errard qui ramène son lecteur aux vues pragmatiques des avantages recherchés :

Nous tiendrons donc pour maxime, que quand nous voudrons bastir une forteresse, il faudra avoir esgard aux forces de nostre ennemy, afin que la dépense rapporte de la commodité ; le travail & le temps du repos & asseurance, selon l’espérance conceue (Ibid.).

27Nous voyons ici à l’œuvre une forme de rationalisation où l’engendrement des définitions ne se fait pas à l’aide de la causalité, où il ne s’agit pas davantage de dégager des causes, mais de rendre des effets évaluables grâce à l’établissement de rapports calculables. Ce qui permet de faire apparaître une valeur proprement mécanique ou technique, toujours relative et transitoire. Errard le dit fortement dans sa préface :

Quant au mot d’ART dont j’use souvent en ce livre ; vous serez adverty que je l’ay estimé plus convenable au subject de mon discours, que le mot de SCIENCE ; parce que je rapporte le tout à la Pratique, qui est le but et la fin de ceste institution ; ne me contentant pas de la simple cognoissance par ses causes, qui est le propre de la Science, combien je ne propose rien qui ne soit, ou qui ne puisse estre demonstré par les Principes des Sciences de Mathématiques. Que si en quelque lieu je prononce le mot Science, j’entends pourtant une science pratique, qui équipole au mot d’Art, & s’oppose à la Science spéculative, qui n’a d’autre fin que la cognoissance (id., préface).

28La forme négative que prend l’appréciation de la science par Errard : « simple connaissance par les causes » ou encore « qui n’a d’autre fin que la connaissance » est à prendre au sérieux parce qu’elle témoigne d’un parti pris qui est aussi celui de la nouvelle science qui est en train de s’élaborer, pour laquelle l’idéal est précisément de connaître pour mieux agir – ce qui suppose le dépassement de la simple connaissance par les causes.

29On sait qu’au XVII^e siècle le sens même des termes de « science » et de « raison » changent de sens. Ce qui caractérise la nouvelle raison scientifique est qu’elle se donne pour dessein de découvrir des rapports constants entre des phénomènes sensibles pour dégager les lois qui les gouvernent. Cette quête par raison et expérience de rapports assignables impliquent, comme dit Errard, qu’il y ait « du plus et du moins », que l’on s’appuie sur des raisonnements mathématiques. Elle caractérise la nouvelle philosophie mécaniste qui se veut « mécaniste », parce qu’elle se veut « vraie », affirme Descartes, c’est-à-dire sanctionnée par l’expérience. La physique mécaniste emprunte en outre aux ingénieurs le principe selon lequel on ne comprend bien des phénomènes que lorsqu’on se les représente comme un artifice, « leur nature est bien plus aisée à concevoir lorsqu’on les voit naître peu à peu, que lorsqu’on ne les considère que tout faits » (Descartes, [1637] 1953, 1^ère et 5^e parties). À condition, toutefois, précisait déjà Errard, que cet engendrement soit soutenu et contrôlé par un calcul qui s’appuie sur la science par excellence des rapports mesurables, la science des mécaniques, partie des mathématiques.

30Dans le domaine de la fortification, ce n’est pas chose nouvelle que de concevoir une place-forte comme un dispositif mécanique qui permet d’obtenir un équilibre des forces, de « rendre par art égales » les forces assaillantes et assaillies, soit de poser l’équation : forces assaillantes (avec tout leur attirail) = forces assaillies + système défensif. Cette base de calcul est déjà présente dans les écrits des ingénieurs de l’Antiquité. Ce qui est proprement innovant à l’époque moderne est la prétention à développer ce principe d’égalité jusqu’au détail, dans la combinaison des dispositifs, des armes mises en œuvre et même des hommes.

31Tout compasser, donc, jusqu’aux actions humaines, « les hommes posés égaux » étant l’une des conditions de ces évaluations.

32Selon la science des mécaniques, l’équilibre entre des forces différentes peut s’obtenir à l’aide de dispositifs qui font intervenir l’espace et le temps. Le principe à partir duquel un calcul peut s’effectuer est qu’aucun dispositif ne pourra augmenter la force totale déployée. Ce qu’il modifie, par ses dispositions, est la combinaison de temps et d’espace parcouru par la force agissante pour obtenir l’effet recherché. Si l’on revient au principe de la fortification « les forteresses sont faites afin qu’une petite force résiste à une grande ou un petit nombre d’hommes à un grand nombre ». Comment va se déterminer le rapport ?

33C’est en se fondant sur l’expérience commune qu’Errard établit qu’à son époque, et dans l’état des artifices de guerre existants, la proportion est de 1 à 10. Il faut dix hommes assaillants pour un assailli. L’unité de mesure ultime est ici l’homme, les hommes étant posés égaux, et après qu’ait été réduites à l’égalité la valeur offensive des canons de l’assaillant et la valeur défensive des bouches à feu disposées par les assaillis. Cet énorme et complexe dispositif mécanique qu’est une forteresse remplace, à l’instar d’une machine simple, la force d’un nombre déterminé d’hommes en jouant sur le temps en particulier par les dispositifs spatiaux qui éloignent l’assaillant et ralentissent sa progression. Errard poursuit ses calculs et examine le cas – décisif pour la défense – du comblement d’une brèche pour faire ce calcul. Et d’abord celui du nombre d’hommes mis à l’œuvre en tenant compte des espaces à parcourir, du poids des hottées de terre, et donc de leur nombre, et, au final, pour réduire toute l’opération au temps nécessaire pour la mener à bien. Tous calculs dont se gausseront les empiristes – ils ne manquent pas – mais aussi tous calculs qui alimenteront un domaine d’élection de la rationalisation des chantiers, celui du transport des terres. Au-delà des emballements computationnels d’Errard, qu’il sera facile de tourner en ridicule au nom d’un pragmatisme réaliste, c’est une méthode qui se déploie et marquera toute la suite des rationalisations techniques des ingénieurs.

34Pour conclure cette partie, je voudrais insister sur ce qui me paraît essentiel : rationaliser implique que l’on recourre à des concepts qui sont des rapports plus ou moins abstraits qui n’ont de validité qu’à un certain moment du processus de conception. Ces concepts n’ont pas pour vocation de décrire une réalité pratique, le réel, et lorsque se poursuivra le travail de décomposition qui en déterminera les conditions de validité à toutes les phases du projet, il devra être modifié par l’introduction de nouvelles considérations, comme ces grandeurs fondées sur l’expérience, qui permettront de déduire de nouveaux rapports.

35La structure conceptuelle qui se dégage ainsi est celle d’un emboîtement de rapports de plus en plus déterminés, de plus en plus concrets, dont rendent compte les tableaux dichotomiques par lesquels les ingénieurs, dans leurs traités, expriment cette structure afin de visualiser, pour leurs lecteurs, la place des différents rapports établis dans la suite du raisonnement. C’est aussi une manière de répondre aux empiriques en désignant clairement ce qui distingue la théorique de la pratique.

36Ce qui les distingue, mais en aucun cas ce qui les oppose : « la théorique est manchotte sans la pratique, et la pratique est aveugle sans la théorique », cette formule illustre leur nouvelle alliance. Encore une fois, elle a pour condition de possibilité de ne considérer les principes, règles et maximes qui scandent l’élaboration du projet que comme des rapports qui n’ont pas prétention au vrai, et dont la validité est fonction de leur place dans l’élaboration rationnelle. Ainsi le principe d’égalisation des forces devra être rendu possible par l’introduction du facteur temps, lui même obtenu par le développement des espaces et des formes défensives, autant de dispositifs qui obéissent aux principes de la mécanique. Il faut compter avec le temps, et il devient possible de compter avec le temps.

37À cet égard il serait intéressant de poursuivre cette réflexion et d’examiner comment s’élabore ainsi une conception du temps de l’action qui s’oppose à celle de l’occasion, du temps opportun, qui est celle, traditionnelle de l’action guerrière. C’est en particulier sur ce point que la noblesse française à laquelle s’adresse Errard raille ces élaborations mathématisantes, revendiquant comme seul guide pour la conduite des actions, la valeur qui s’éprouve dans la capacité de faire face au danger de mort. Vauban marquera nettement sa désapprobation, dénonçant la furia française qui décime les combattants. Plus essentiellement, l’exercice inconsidéré de la hardiesse individuelle au combat contredit la conduite calculée du siège2.

38À lire Vauban on ne peut qu’être frappé par son attention à déterminer les limites de la rationalité de l’ingénieur, afin d’en étendre l’exercice. On peut d’ailleurs dire sans grand risque que le XVII^e siècle se caractérise par un effort toujours repris pour faire reculer ces limites. Ainsi la réduction en art de la fortification précède et induit la réduction en art des sièges au cours du XVII^e siècle. Cette unification sous une même rationalité mathématique de la production et l’usage d’un artifice – pour reprendre la division traditionnelle de la technè – a pour condition de ses progrès la constitution d’un corps d’ingénieurs du roi, à la fois (idéalement) producteurs – fortificateurs – et usagers – à l’attaque et défense des places.

39Si tout est bien compassé, y compris l’art des sièges, nous savons comment Vauban y contribua, alors il devient possible, comme le disait Montesquieu, de calculer à l’avance le nombre d’hommes qui seront sacrifiés pour défendre, pendant un certain temps, une certaine place-forte.

40L’esprit de système qui marque la fin du XVII^e siècle et le XVIII^e prétendra étendre la validité de ces calculs à toute fortification, compte tenu de ses seules déterminations géométriques, se prévalant ainsi de la nécessité mathématique là où ne règne qu’un meilleur possible toujours conditionnel. Vauban lutta contre ces généralisations formalistes avec détermination, restant toujours fidèle au même souci pragmatique, et surtout fidèle à l’esprit de méthode pour mieux combattre l’esprit de système. Car la méthode, nous l’avons vu, est le processus d’élaboration du projet que les ingénieurs ont inventé pour rendre utilisable, dans le concret des situations, une science des mécaniques, c’est-à-dire aussi pour déterminer précisément les limites de son exercice et de sa validité. Pour l’ingénieur en effet, la géométrie qu’il met en œuvre dépend de la science des mécaniques. Ce qui est inverser la hiérarchie traditionnelle des sciences mathématiques.

41Dès lors que le choix d’un modèle s’appuie sur la seule confrontation des figures géométriques de modèles existants – et présentés dans des traités de fortification : fortifier à la Errard, Marolois, de Ville, Pagan… – on ne compare que les formes géométriques. Ce qui favorise l’émergence d’une conception formaliste de l’art de fortifier. Cette dérive qui est un exemple de la « géométrisation à outrance » qui caractérise le XVII^e siècle, est à la fin de ce siècle une véritable mode dont Vauban dénonce les dangers. Son refus de proposer « son » système de fortification n’est pas simplement justifié par son souci d’adéquation à la diversité des situations concrètes, mais plus essentiellement par le privilège accordé au processus d’élaboration du projet sur l’analyse de l’objet.

42Cette attention constante aux conditions pratiques du processus de réalisation du projet l’ont amené à des réflexions très éclairantes sur la question du choix des entrepreneurs. Et je propose de terminer ces quelques remarques par l’examen de ce point.

43Si l’on admet que, dans son devis, l’ingénieur a poussé aussi loin que possible dans le détail des pratiques de chantiers qu’il décrit, l’efficacité rationnelle dont il est le garant, l’extrême complexité de la mise en œuvre, comme l’énormité des sommes à engager conduit à renoncer au travail en régie, avec paiement du travail à la journée du roi, pour recourir à la production par entreprise. On peut dire autrement que l’entreprise – avec sa logique d’action propre – intervient pour assumer ce qui excède les limites de la rationalisation des chantiers propre à l’ingénieur.

44Par exemple, dans l’organisation des chantiers, la grande difficulté est la coordination, dans le temps et dans l’espace, des activités. L’ingénieur doit la prévoir alors même que tout chantier est soumis à des aléas multiples. Il lui faut « prévoir les accidents qui pourroient subvenir & rien ne lui échappera », dit carrément Belidor (Belidor, 1729, liv. IV, p. 2). Nonobstant, dans des travaux aussi importants, où l’imprévisible va de la nature – diverse – des sols où fonder, à la disponibilité de la main-d’œuvre nécessaire au moment opportun, il est indispensable de déléguer une partie de cet imprévisible et des risques financiers qui en découlent. C’est pourquoi, depuis toujours dans ces grands travaux publics, on recourt à des entrepreneurs qui, par définition, assument ces risques potentiels. Encore faut-il s’assurer la collaboration des meilleurs entrepreneurs, au meilleur prix. C’est l’objectif que doit atteindre une institution : celle du marché d’ouvrage strictement réglementé par la loi : le prix-fait avec enchères publiques.

45Je n’insisterai pas sur les différentes garanties de cautions, et engagements ni sur les contraintes et menaces de pénalités qui accompagnaient le prix-fait, sauf pour souligner l’importance de cette procédure dans l’économie des grands travaux. Ce qu’il nous faut retenir ici, c’est que le prix-fait doit assurer le meilleur prix mais, cette fois, en faisant agir les mécanismes du marché, et le jeu de l’offre et de la demande. Sully veilla tout particulièrement à faire multiplier les affichages d’appels pour travaux dans la région et au-delà, pour faire jouer la concurrence.

46On sait que Vauban était favorable au recours à l’entreprise plutôt qu’à la régie. Il n’a pas manqué pour autant d’en dénoncer les risques. Ainsi pour conclure son premier Mémoire sur la fortification de Toulon de 1679, il décrit non sans verve, et au fil d’une plume alerte, les disfonctionnements possibles de cette solution :

Si S.M. agrée le projet et qu’on en vienne à l’exécution, il faut se tirer des journées tant qu’on pourra et faire tout par entreprise, tant particulière que générale, remarquez que les particulières sont préférables aux autres de toute manière, mais une chose sur quoi il est bon de se déniaiser une fois pour toutes est, qu’il ne faut jamais admettre dans les entreprises que des ouvriers qui entendent l’ouvrage dont ils se chargent, et rejeter tous les autres comme chassebours, fols, enragés ou fripons, qui ne s’engagent que sur des idées chimériques qui leur troublent l’imagination et leur font voir des montagnes d’or où ils ne trouvent après que des précipices pour s’abîmer et laisser toujours l’ouvrage du roi dans un désordre qui n’a jamais manqué de produire des malfaçons, du retardement et beaucoup de peine à ceux qui en ont le soin ; encore sont-ils bien heureux quand ils en sont quittes pour cela ; il faut encore prendre garde à une chose qui arrive ordinairement dans les mises au rabais, c’est que où il se trouve plusieurs gens en état de faire la même entreprise, rarement arrive-t-il qu’il n’y ait quelque intelligence entre eux et qu’ils ne se donnent le mot ; et c’est de quoi il faut se donner garde

47Après quelques recommandations supplémentaire sur les toisés, Vauban conclut :

Ceci bien observé, il n’y eut jamais d’ouvrages sur lesquels il fut plus difficile d’être trompé que sur ceux-ci (Vauban, 1873, p. 136-137).

48Comment éviter d’être dupe en ces affaires et s’assurer la collaboration d’entrepreneurs tout à la fois « entendus » et solvables ? quelques années plus tard, dans une lettre à Louvois du 17 septembre 1685 (Vauban, 1685, t. II, p. 261-262), Vauban va développer ses critiques et ses arguments sur un mode plus rassis, et cette fois en s’appuyant sur ce qui définit la rationalité entrepreneuriale : le bon entrepreneur est celui qui a fait la preuve qu’il sait réaliser l’ambition qui l’anime, « ce qui fait le sujet de son application », dit Vauban, la quête de profit. Ce qui implique qu’il ait su acquérir un crédit social et financier suffisant : caution en capitaux et reconnaissance de ses capacités à mener à bien ses entreprises. Il a tout intérêt, pour poursuivre sa quête de profit, à conserver ce crédit. Et donc, à réaliser au plus juste les intentions du roi, le devis des travaux. Il faut recourir à de gros entrepreneurs, et le désir d’approfiter est le meilleur des motifs, si et seulement si, il est conduit par une juste estimation des gains possibles, ce que sanctionne le crédit dont ils disposent.

49Ainsi, pour que les rationalisations de l’ingénieur puissent s’exercer au plus juste dans la pratique des chantiers, il faut faire fond sur la rationalité économique de l’entrepreneur. Le point de rencontre entre ces deux logiques d’action est un point critique, sujet à des crises, comme le décrivait Vauban dans son Mémoire sur Toulon. Selon lui, ces crises ne peuvent être, sinon évitées, du moins limitées, que par une confiance vigilante dans les mécanismes de l’action rationnelle, mais aussi dans une moralisation des marchés.