5. Entre texte et chiffre : la pratique statistique en Allemagne au xviiie siècle
p. 57-71
Résumés
En tant que discipline enseignée dans les universités allemandes depuis la première moitié du XVIIIe siècle, la statistique se présente comme une science donnant une description littéraire des fondements de la puissance des différents États européens, c’est-à-dire de leur population, de leurs ressources matérielles et de leur organisation politique. La statistique numérique et l’arithmétique politique sont également pratiquées par les statisticiens universitaires, par exemple par Crome, et de manière générale, ces savants tentent de promouvoir une collaboration entre ces deux branches de la statistique. Cette collaboration entre statistique descriptive et statistique numérique est également pratiquée dans les enquêtes des administrations des États territoriaux de l’Empire ; mais la seconde moitié du XVIIIe siècle est caractérisée par un essor de la statistique numérique, notamment sur la population, la superficie ou les ressources économiques de ces États. Au début du XIXe siècle, la fondation du premier Bureau de Statistique en Prusse confirment cette prééminence du chiffre et déclenchent des débats qui concernent la question de l’expertise et qui confrontent les statisticiens d’État aux universitaires qui défendent une conception traditionnelle de la statistique.
As a discipline which has been tought in German universities since the first half of the eighteenth century, statistics presents as a science which delivers a literary description of the foundations of the power of different European States, concerning their population, economic resources and political organization. Numerical statistics and political arithmetic are likewise carried out by academicians, for example by Crome, and in general, these academicians aim to promote the collaboration between both of types of statistics. This collaboration between descriptive and numerical statistics is also realized in the statistical investigations of the administrations of the territorial states of the Holy Empire; but the second half of the eighteenth century is characterized by an affirmation of the numerical statistics, mainly concerning the area, the population and the economic resources of these states. In the beginning of the nineteenth century, the foundation of the first Statistical Board in Prussia con- firms this pre-eminence of figures and initiates debates about the problem of expertise which confronts state statisticians with academicians who defend a more traditional idea of statistics.
Texte intégral
1 Lorsque dans son ouvrage sur la superficie et la population des États européens publié en 1785, le statisticien August Friedrich Wilhelm Crome cite Vauban et la Dîme Royale parmi les contributions importantes aux progrès du calcul politique depuis le XVIIe siècle, il convient d’y voir moins un hommage posthume rendu au précurseur d’une pratique scientifique alors en vogue que le signe d’une réception de l’œuvre du Maréchal dans un contexte particulier : celui de l’essor de la statistique quantitative dans les États du Saint-Empire à la fin du XVIIIe siècle. Loin de se résumer à la seule « statistique descriptive », la pratique de la statistique manifeste en effet en Allemagne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle une grande diversité : à la distinction, fondée sur des critères de méthode, entre statistique descriptive et statistique quantitative s’ajoute une seconde distinction, d’ordre institutionnel, entre statistique savante (ou universitaire) et statistique administrative, telle que la pratiquent les fonctionnaires (Beamten) des États territoriaux de l’Empire. Or ces deux types de distinctions ne se superposent pas terme à terme : autrement dit, il n’est pas possible d’assigner une méthode spécifique à la pratique savante ou administrative de la statistique, notamment en opposant une statistique descriptive et savante à une statistique administrative qui serait, elle, tournée vers une saisie quantifiée des données.
2On observe cependant, tout au long du XVIIIe siècle, et notamment à partir des années 1760, un essor de la statistique quantitative, le chiffre étant doté d’une autorité scientifique et politique croissante. Les bouleversements dus aux contres-coups de la Révolution et du Premier Empire en Allemagne, l’essor de l’économie politique d’inspiration smithienne ont conforté cette évolution tout en l’accélérant et en provoquant ainsi une modification profonde et parfois conflictuelle de la configuration des pratiques de la statistique.
3Après avoir exposé comment statistique universitaire d’une part et statistique administrative d’autre part recourent à la fois à la description littéraire et à l’utilisation, voire à l’élaboration de chiffres, il conviendra de montrer en quoi les modifications de la pratique statistique au tournant des XVIIIe et XIXe siècles et les débats en ayant résulté sont liés à la politisation croissante du savoir statistique et à la question de l’expertise statistique, et plus précisément à l’émergence d’un nouveau type d’expert en matière de statistique.
I. Pratiques savantes et universitaires de la statistique
1. La statistique descriptive, de Conring à Achenwall
4La « statistique universitaire » désigne la discipline enseignée dans les universités et formalisée à travers une série de manuels. Elle prend corps dans la seconde moitié du XVIIe siècle avec l’enseignement à l’université de Helmstedt de Hermann Conring qui élabore une description empirique des États organisée suivant le schéma aristotélicien des quatre causes : cause matérielle (territoire et population), cause finale (buts de la communauté, de l’État), cause formelle (droit, coutume) et cause efficiente (administration). Cette connaissance doit être utile aux futurs serviteurs des États dans le contexte de l’après guerre de Trente Ans : d’une part, sur le plan politique, les États territoriaux de l’Empire affirment leur pouvoir (puisque la « supériorité territoriale » leur a été reconnue lors de la paix de Westphalie) ; d’autre part, ces États tentent de consolider leur statut sur une scène diplomatique européenne travaillée par des rivalités entre les différentes puissances. C’est donc par rapport à ces deux objectifs que la statistique vise à transmettre une connaissance de la puissance des différents États. Les universités occupent de ce point de vue une position centrale puisque ces institutions, étroitement liées au pouvoir des princes, sont destinées à former pour les besoins de ces derniers des administrateurs compétents.
5La statistique telle que la définit Gottfried Achenwall à partir de sa nomination à l’université de Göttingen en 1748 est également une science descriptive, s’assignant la mission d’étudier l’État tel qu’il est. Mais Achenwall accomplit deux inflexions par rapport au modèle de Conring. En premier lieu, il fait reposer la statistique sur des fondements empruntés au droit naturel, selon lesquels les hommes s’unissent dans une société civile ou un État, afin d’atteindre un but commun : la félicité, ou le bien-être. La statistique doit donc étudier les « singularités » d’un État (Achenwall, 1748, p. 7), c’est-à-dire « ce qui concerne à un large degré le bien-être d’une république, que cela le gêne ou le favorise » (Achenwall, 1752, p. 2), et transmettre ainsi des informations sur le degré de puissance et de bien-être d’un État pour permettre une comparaison des différents États. En second lieu, Achenwall abandonne le schéma des quatre causes pour le remplacer par un diptyque : « le pays et les gens » (Land und Leute), dans lequel le « pays » renvoie à la situation géographique, aux frontières, à la superficie, au climat, aux fleuves et au relief, ainsi qu’aux produits naturels des trois règnes, tandis que la catégorie de « gens » regroupe la population, les institutions et l’organisation générale de l’État. Dans cette démarche, les éléments qualitatifs du bien-être et de la puissance occupent une place centrale, cette construction de l’objet statistique reposant largement sur des conceptions économiques empruntant aux sciences camérales, notamment à Justi (Garner, 2006b).
6Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle se met ainsi en place dans les universités allemandes un courant de la statistique descriptive, comme le montre la floraison de manuels et de traités de statistique destinés à un public d’étudiants et reprenant largement les conceptions d’Achenwall, dont le manuel connaît cinq rééditions entre 1748 et sa mort en 1771. Il faut cependant noter que le lectorat de ces traités s’élargit, en raison de l’intérêt croissant de l’« opinion publique » éclairée pour les questions politiques, économiques, et donc statistiques (Bödeker, 1996). Cet intérêt pour la situation économique de l’Empire et de ses territoires s’inscrit dans un souci des milieux éclairés de contribuer au bien-être général, et relève donc du « patriotisme », thème qui joue alors un rôle central dans la mise en place d’une opinion publique éclairée en Allemagne (Vierhaus, 1980 ; Van Dülmen, 1996). C’est pourquoi l’absence de l’Empire dans le canevas d’Achenwall suscite de plus en plus de critiques, et des tentatives, difficiles, d’étude statistique de cette entité (Garner, 2006b).
2. Le chiffre : statistique quantitative et arithmétique politique
7Le calcul est pratiqué en Allemagne, où il prend la forme de l’arithmétique politique, par exemple chez Kaspar Neumann ou Johann Peter Süßmilch. Ce dernier réfère ses calculs à un ordre qui est « parfait » s’il concourt constamment à la réalisation d’un but (Rohrbasser, 2001, p. 15). La question qui se pose est celle du caractère marginal ou non de cette démarche au milieu du XVIIIe siècle, en évitant de la juger, à la lumière des savoirs et des pratiques contemporaines, en termes de « novateur » ou de « précurseur ». Comme on le verra, l’utilisation du calcul n’est considérée que comme une technique de connaissance de la population parmi d’autres, permettant de compenser les insuffisances du décompte par recensement.
8Outre la statistique universitaire et l’arithmétique politique existe un troisième courant, celui de la statistique quantitative, qui cherche à donner sous une forme tabellaire, une mesure chiffrée de la puissance des États. À partir des années 1750, la puissance des États est en effet de plus en plus appréhendée à travers des données quantitatives, qui peuvent être l’objet d’une mesure et d’une expression chiffrée. Cette approche privilégie donc les facteurs économiques et matériels de la puissance (Klueting, 1986, p. 69), notamment la superficie et la population, comme l’illustre le cas d’Anton Friedrich Büsching, représentant de la géographie (politique), discipline alors très proche de la statistique universitaire. En-dehors de sa volumineuse Erdbeschreibung, Büsching publie en 1758 un traité qui présente des tableaux de données chiffrées, notamment sur la superficie et sur la population des différents États européens. Le tableau est ici une forme de présentation des données qui permet de satisfaire l’un des objectifs principaux de la curiosité statistique : la comparaison des forces relatives des différents États européens (Büsching, 1758).
9Cette priorité accordée aux éléments économiques et matériels de la puissance apparaît clairement dans le traité déjà évoqué d’August Friedrich Wilhelm Crome, intitulé « Sur la superficie et la population de l’ensemble des États européens ». Né en 1753, Crome suit des études de théologie à Halle et après avoir épousé la fille de Büsching, il est d’abord professeur au Philanthropinum de Dessau (1778-1783) avant de détenir la chaire de statistique et sciences camérales à l’université de Giessen de 1786 à 1831 (Nikolow, 1999).
10D’emblée, il affirme qu’« aucun objet n’intéresse plus le statisticien qu’une vue d’ensemble de la superficie d’un pays, comparée avec sa quantité de population » (Crome, 1785, p. 1). Il rejette à la fois les approches centrées uniquement sur la superficie et les discours privilégiant la population des Etats comme seuls critères de leur puissance. Le principal critère d’évaluation de la puissance d’un État est fourni par le rapport population/superficie, la densité de population (Nikolow, 2001, p. 32-34), Crome voulant prouver « que le degré de culture d’une nation augmente ou diminue de manière continue avec sa population sur un espace précis ». Il estime qu’il faut raisonner moins en termes de valeurs absolues – reprochant ainsi à Büsching de trop privilégier la superficie – que de rapports, car ces derniers sont particulièrement aptes à la comparaison, et il propose de distinguer branches de la statistique : la Länderkunde (la géographie physique et politique d’un territoire) et la Größenkunde (l’étude du nombre de ses habitants). Par rapport au modèle d’Achenwall, il procède donc à une réduction du nombre d’objets à connaître, et relativise la signification des autres facteurs – d’ordre qualitatif – de la puissance d’un État, tels que la forme de gouvernement, les institutions, etc. (Klueting, 1986, p. 81). Dans sa préface, il regrette le petit nombre d’auteurs en Allemagne « qui liaient l’arithmétique politique et la Staatskunde » (Crome, 1785, préf., n. p), puis il cite ceux qui ont contribué aux progrès de cette branche de la connaissance : outre les auteurs anglais (J. Graunt, W. Petty), il mentionne la Dîme royale de Vauban, ainsi que des Allemands dont Büsching, Süßmilch et Schlözer.
11Selon Crome, les progrès de la civilisation, exprimés à travers une forte densité de population, sont la conséquence de la prospérité économique. La statistique doit donc également quantifier les ressources d’un pays, cette notion étant entendue de manière extensive : ressources naturelles, produits manufacturés, superficie et population. Concernant ce dernier point, il présente les « sujets » d’un prince comme son « capital le plus précieux », et rappelle que la comptabilité exacte est un devoir de ce prince (Crome, 1785, p. 4). L’exploitation optimale des ressources d’un territoire constitue donc le facteur central de l’augmentation de sa densité de population et de l’élévation de la « culture » d’un pays.
3. Statistique descriptive, statistique chiffrée : une ouverture réciproque
12Il convient de ne pas considérer comme trop étanches les frontières entre ces deux approches de la statistique, comme le montre le cas de Büsching, qui occupe une position intermédiaire entre Achenwall et la statistique tabellaire (Klueting, 1986, p. 70). Le même constat vaut pour Julius August Remer (1738-1803), professeur d’histoire au Collegium Carolinum de Brunswick (1770-1787), puis à Helmstedt ; il publie en 1786 un Lehrbuch der Staatskunde der vornehmsten europäischen Staaten, dans lequel les facteurs qualitatifs sont mis au premier plan. La statistique a selon lui trois objets d’étude : l’état naturel et géographique d’un pays, sa situation et son organisation civile, sa situation et son organisation morale. Mais de 1787 à 1794, il publie une série de Tabellen zur Aufbewahrung der wichtigsten Veränderungen in den vornehmsten europäischen Reichen, qui correspondent exactement au programme de la statistique tabellaire, l’exemple de Remer illustrant l’essor que connaît la statistique quantitative à partir des années 1790 comme outil de saisie des modifications territoriales dues notamment aux guerres révolutionnaires.
13La statistique universitaire manifeste par ailleurs une certaine ouverture envers les données chiffrées, comme l’illustre l’exemple d’Achenwall : ses manuels de statistique en proposent certes très peu, mais les manuscrits de ses notes de cours montrent qu’il a une très bonne connaissance des travaux relevant de l’arithmétique politique, et qu’il recommande à ses étudiants la lecture de ces ouvrages, qu’il s’agisse des auteurs anglais (Graunt, Petty), ou de Süßmilch, dont il partage également les préoccupations physico-théologiques (Streidl, 2003, p. 126-130).
14Cette ouverture au chiffre est également manifeste chez le successeur d’Achenwall à Göttingen, August Ludwig Schlözer. Dans son traité sur la théorie de la statistique publié en 1804, il assigne à celle-ci l’étude des « forces de l’État », c’est-à-dire de ce qui exerce une influence sur son bonheur, et il résume sa conception de la démarche statistique par la formule : « les forces unies agissent » (Vires unitae agunt), dans laquelle l’union et l’action renvoient respectivement à la constitution et à l’appareil gouvernemental et administratif d’un pays, tandis que les « forces » désignent les hommes, le territoire, les produits, la monnaie en circulation (Schlözer, 1804, p. 59-60). Il préconise donc explicitement l’utilisation de données chiffrées et l’insertion de tableaux dans la présentation statistique d’un État, estimant qu’il est possible de mesurer et de quantifier une partie des forces de l’État, et il s’est par ailleurs livré durant plus de trois décennies à une intense activité de publication de données chiffrées à travers ses publications périodiques.
15Cette recherche d’une « entraide pragmatique et souvent implicite » entre statistique descriptive et statistique quantitative (Hildebrandt, 2003, p. 472) est donc fréquente durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, non seulement dans la pratique universitaire, mais aussi dans la pratique administrative de la statistique.
II. Les pratiques administratives de la statistique
1. À l’articulation des pratiques savantes et administratives : sciences camérales et statistique
16Implantées dans les universités depuis 1727, les sciences camérales ont pour objectif de former dans les domaines de l’économie, de la science de la police et des finances des administrateurs compétents. Les traités de caméralisme, rédigés pour les besoins de l’enseignement universitaire de la discipline, soulignent de manière récurrente la nécessité pour le gouvernement de disposer de statistiques, dans tous les domaines, qu’il s’agisse de la population, de l’agriculture, de l’artisanat et de l’industrie, ou du commerce extérieur (Garner, 2006a, p. 116-120). Deux exemples montrent que la mobilisation de diverses procédures statistiques est également à l’œuvre dans les sciences camérales.
17En premier lieu, en ce qui concerne la statistique démographique, plusieurs caméralistes évoquent les mérites respectifs des recensements et du calcul, et renvoient dans ce dernier cas aux arithméticiens politiques et à la technique du multiplicateur. Le recours au calcul a comme avantages d’être rapide, de permettre une connaissance approximative de la population en évitant des réactions de méfiance de la part de celle-ci. Son défaut principal est l’incertitude des résultats produits : Sonnenfels souligne ce point en énumérant les facteurs qui provoquent des variations des rapports naissances/population, ou décès/population, mariages/population, en évoquant par exemple la nocivité des politiques qui encouragent le célibat. Ces arguments empiriques manifestent une absence de prise en compte de la loi des grands nombres, Sonnenfels évoquant à propos de l’arithmétique politique des « calculs des possibilités » (Sonnenfels, 2003, p. 33). Dans l’ensemble, les caméralistes donnent donc la priorité aux recensements, qui sont plus fiables et qui permettent une connaissance plus fine de la population que les calculs dont les résultats ne portent que sur le stock global de celle-ci. Le recensement permet également un contrôle de la population jusqu’à l’échelle la plus locale, et le tableau qui en est issu constitue ainsi une « description générale d’un État », qui procure à la politique financière du gouvernement ce que Sonnenfels appelle une « fiabilité arithmétique » (Sonnenfels, 2003, p. 32).
18En second lieu, les outils intellectuels mobilisés font appel à la fois au texte et au tableau à double entrée. D’une part, les statistiques descriptives sont mobilisées, par exemple pour les rapports de voyages que doivent rédiger les administrateurs – ces récits de voyages constituant également une source essentielle pour la statistique universitaire. D’autre part, les caméralistes prônent le recours au tableau, notamment pour y consigner des données quantitatives permettant de connaître l’activité artisanale et manufacturière du territoire. Justi préconise ainsi la confection de tableaux et de rapports trimestriels sur le potentiel de production artisanale et industrielle d’un État, et contenant des données sur les différentes étapes du processus de production, du prix des matières premières jusqu’aux quantités et au prix des marchandises produites en passant par le nombre d’ateliers, de maîtres, les effectifs salariés (Justi, 1789, p. 126-127). Ces enquêtes doivent transmettre une vue d’ensemble des forces d’un État, envisagées dans leur dimension qualitative et quantitative, l’outil privilégié étant le tableau à double entrée qui permet une saisie topographique de l’ensemble des ressources d’un territoire. À l’inverse des premiers projets de statistique élaborés par les caméralistes au XVIIe siècle (Hoock, 1979), ces enquêtes vont au-delà d’une simple finalité fiscale, et s’intéressent, non à la richesse publique, mais à ce qui en est le fondement : la « prospérité générale ».
2. Les pratiques concrètes des administrateurs
19Longtemps largement négligées par l’historiographie allemande, les pratiques statistiques administratives ont été étudiées par des travaux récents qui ont mis en évidence, dans les territoires du Saint-Empire, un essor des enquêtes quantitatives au même titre que dans autres États européens. Dans l’Empire, la période-charnière se situe dans les années 1760-1770, en raison des conséquences de la Guerre de Sept Ans qui a fortement affaibli les États territoriaux de l’Empire, y compris les États prussiens, puis de la famine de 1770-1772. Ces États connaissent ainsi une grave crise financière qui conduit gouvernements et administrations à intensifier leur législation en matière de politique économique. Dans le même temps s’opère un recours croissant aux données statistiques quantitatives dans la vie diplomatique, qui apparaît par exemple dans les projets d’échange entre la Bavière et les Pays-Bas Autrichiens élaborés par Joseph II dans les années 1770 (Bulst, Hoock, 1993 ; Behrisch, 2004, p. 551-560).
20Le comté de Lippe fournit l’exemple de l’un de ces États territoriaux de superficie modeste qui participent à cet essor de la statistique quantitative au lendemain de la guerre de Sept Ans. Une première étape est franchie avec le recensement de 1769, mené avec des formulaires imprimés, et non plus à l’aide de relevés manuscrits, ce qui traduit une volonté de disposer de données homogènes et de centraliser l’enquête pour la rendre régulière. Puis la saisie statistique s’étend vers les différents domaines de la vie économique et sociale du comté : consommation de sel, activité artisanale et industrielle, agriculture, etc. Sur ces questions, on constate que spontanément, les représentants locaux de l’administration intègrent de plus en plus de données chiffrées dans les rapports écrits qu’ils envoient au gouvernement. Puis, de 1770 à 1790, apparaît une double évolution dans les pratiques statistiques de ces administrateurs locaux : dans un premier temps, ils élaborent des rapports, par exemple en établissant une corrélation entre nombre de métiers à tisser et population ; dans un second temps (en 1788), ils intègrent dans leurs calculs la dimension temporelle en comparant les résultats obtenus avec ceux de l’enquête de 1783 (Behrisch, 2004 ; 2006).
21L’enquête de 1770-1772 sur la situation des États Habsbourg est également directement motivée par les difficultés issues de la guerre de Sept Ans. Il s’agit au départ d’un recensement confié à l’armée, afin d’inventorier les ressources militaires de la monarchie. Les difficultés pratiques posées par ce type d’enquêtes conduisent cependant le gouvernement de Vienne à consolider le décompte des « sujets » par une vaste opération de numérotation des maisons à partir de 1770. Notons que l’enquête est en partie confiée à l’armée, à la fois par recherche d’efficacité et par volonté de contrer, à l’échelle locale, l’influence de l’Église et de la seigneurie : elle est ainsi accompagnée de « Remarques politiques » qui sont l’occasion pour les militaires de se faire les avocats d’une partie des plaintes et doléances des paysans, et d’une réforme agraire (Hochedlinger, Tantner, 2006 ; Tantner, 2006).
22Quel est le profil sociologique des acteurs de ces efforts statistiques ? Il s’agit en général de fonctionnaires issus de la petite bourgeoisie urbaine et qui ont souvent suivi des études de droit et/ou sciences camérales : ce cursus universitaire et l’entrée dans l’administration leur offrent donc une possibilité d’ascension sociale non négligeable, étant donné le gonflement des effectifs des administrations des États de l’Empire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ces administrateurs partagent en général le souci du pouvoir princier de rationaliser l’exploitation économique du territoire et de grignoter les privilèges fiscaux et les prérogatives politiques des ordres privilégiés. Leur statut socioprofessionnel et leur capital culturel expliquent également leur présence dans les institutions de la sociabilité des Lumières (sociétés de lecture, sociétés d’encouragement économique), ce qui leur offre une occasion de lire et de discuter les publications statistiques, notamment les périodiques, qui connaissent un essor rapide dans le dernier tiers du XVIIIe siècle (Dahlweid, 1993 ; Hofmeister, 1996).
III. Les enjeux de l’expertise statistique (fin du XVIIIe siècle-début XIXe siècle)
1. La « politisation » de la statistique et de l’arithmétique politique
23Élément de plus en plus important dans le gouvernement et l’administration des territoires, le chiffre devient aussi une partie intégrante du discours critique qui se constitue au sein du XVIIIe siècle dans l’« opinion publique éclairée » : il devient, en d’autres termes, une arme à double tranchant pour les gouvernements, à la fois outil de rationalisation administrative, voire de centralisation politique, et instrument de critique contre ce même pouvoir. Cette utilisation critique du chiffre s’insère ainsi dans un mouvement plus général de « politisation des Lumières », par lequel l’opinion publique entend exercer un contrôle sur l’action politique des pouvoirs en place (Bödeker, 1987).
24De ce point de vue, le débat se cristallise, comme en France, sur les données démographiques, et notamment sur le chiffre de population, ainsi que la densité de population (Behrisch, Fieseler, 2007, p. 10-12). Le thème de la dépopulation, qui connaît une forte actualité en France à partir de la publication de l’Esprit des Lois en 1748, reste relativement marginal jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Cependant Justi publie en 1769 un traité qui analyse la diminution des populations allemande et française comme une conséquence néfaste du luxe (Justi, 1769, p. 52-54). La baisse de la population de l’Empire est affirmée, mais sans être étayée par des données chiffrées précises1. L’ouvrage est publié sous un pseudonyme, parce que Justi est alors emprisonné, sur ordre de Frédéric II, pour avoir été accusé (à tort) d’avoir détourné des fonds pendant son activité d’administrateur des mines, et surtout à cause de la forte teneur polémique du thème de la dépopulation (Perrot, 1992, p. 159- 162). Son titre précise en effet qu’il s’agit de Réflexions physiques et politiques..., qui mettent directement en cause l’organisation politique et sociale des États prussiens. De manière générale, le discours dominant des statisticiens et caméralistes affirme que la population est d’abord un reflet – et non une cause ou un moteur – de la prospérité économique, conformément à la « permutation des hypothèses mercantilistes » évoquée par J.-C. Perrot à propos de la France du début du XVIIIe siècle ; le chiffre de la population d’un pays est par conséquent un indicateur de la qualité de son gouvernement, dans la mesure où les erreurs de politique économique sont les causes principales d’une baisse ou d’une stagnation de la population (Pfeiffer, 1782, p. 149-155).
25Un autre indicateur statistique de la compétence d’un gouvernement est fourni par la balance commerciale, son solde positif étant considéré autant comme le signe que comme le facteur d’une économie florissante. Statisticiens et caméralistes ne donnent jamais de chiffres précis, mais affirment que la balance commerciale des États territoriaux de l’Empire, ou de l’Empire considéré globalement, est déficitaire, ce qui les conduit à critiquer les politiques douanières ou fiscales, accusées d’entretenir ou d’aggraver le retard économique allemand (Garner, 2006a, p. 181-183).
26La publication de données chiffrées, et notamment démographiques, ne viole donc pas seulement le secret d’État pesant sur elles, mais elle fournit à l’opinion publique des éléments à charge ou à décharge pour juger de la politique des gouvernements des États territoriaux de l’Empire. Derrière la divulgation des chiffres, il y a en outre, chez les savants et les écrivains impliqués dans cette activité de publication statistique, l’espoir de pouvoir jouer un rôle politique. Ce rôle peut être exercé directement en tant que conseiller du prince, comme ce fut le cas d’Ewald von Hertzberg (Klueting, 1986, p. 236-266), ou indirectement, en soumettant les gouvernements à la pression du jugement de l’opinion pour les inciter à œuvrer au nom du bien public. Ceci explique la fortune du thème du « patriotisme » de la pratique statistique, qui légitime à la fois une revendication d’action en faveur du bien commun, aux côtés des pouvoirs établis, et une critique de ces mêmes pouvoirs (Vierhaus, 1987). Cette politisation de la statistique se lit nettement dans la deuxième édition de l’Ordre divin. Süßmilch y critique la politique de Frédéric II, accusée de ralentir l’essor de la population, et notamment sa politique extérieure – qui tend à faire de la population un moyen et non une fin en soi – ainsi que sa défense de la seigneurie domaniale noble, et proclame un patriotisme qui se rapporte donc au moins autant à l’Empire qu’à la Prusse (Dreitzel, 1986, p. 84-86).
27Il importe cependant de préciser que dans sa version descriptive, la statistique participe également pleinement à cette politisation de l’opinion publique : en témoignent les périodiques statistiques édités par Schlözer, qui mêlent tableaux de chiffres et descriptions littéraires (Bödeker, 1996, p. 222- 223), comme les publications statistiques d’un savant qui fut également intégré dans les structures du pouvoir prussien, Christian Wilhelm Dohm (Dambacher, 1974 ; Bödeker, 2002). Cette dimension politique de la statistique descriptive est d’autant plus réelle que la seconde moitié du XVIIIe siècle est marquée par un débat sur le choix des meilleurs critères permettant de mesurer la puissance des États : tandis que certains privilégient les facteurs quantitatifs, notamment la population (comme Crome), d’autres donnent la priorité aux facteurs qualitatifs, comme le fait Hertzberg par souci de prémunir le gouvernement prussien d’une utilisation du chiffre à des fins critiques (Klueting, 1986, p. 260-261).
28Comme on le voit, la qualité d’expert en matière de statistique est encore un enjeu ouvert à la fin du XVIIIe siècle, puisqu’elle peut être revendiquée à la fois par les administrateurs praticiens de la statistique d’État, et par des savants, publicistes, universitaires, impliqués dans la production d’écrits (livres, périodiques) qui contribuent à construire l’opinion publique. Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, ce champ encore ouvert de l’expertise subit cependant des modifications profondes avec la mise en place des premiers bureaux de statistique.
2. La mise en place des bureaux de statistique
29L’exemple de la Prusse est paradigmatique des mutations qui affectent la statistique d’État au début du XIXe siècle (Behre, 1905, p. 362-391). Dans les années 1790 apparaissent clairement les insuffisances de la collecte administrative de données, due en particulier aux réticences des échelons administratifs provinciaux et locaux, et une réforme plus fondamentale est mise en œuvre par Stein (ministre d’État en octobre 1804), par l’instruction du 1er novembre 1805 : celle-ci crée une administration dédiée à la collecte statistique : le Bureau de Statistique, dirigé par Leopold Krug. Ce premier Bureau a une existence éphémère en raison des défaites de 1806-1807, et sa recréation en 1808 s’inscrit dans le cadre d’une vaste action de réformes, menée par le chancelier Hardenberg, qui s’appuie sur Johann Gottfried Hoffmann. Ingénieur de formation, celui-ci s’est consacré à l’économie politique en tant que partisan déclaré des thèses d’Adam Smith, et après avoir été professeur d’économie politique à l’université de Königsberg, il devient directeur du second Bureau de Statistique, charge qu’il cumule à partir de 1810 avec la chaire d’économie politique de l’université de Berlin, ainsi qu’avec la direction de la « police de l’industrie » au sein du gouvernement prussien.
30Le sens de cette double création est triple. En premier lieu, la statistique est conçue comme une science auxiliaire au service de l’économie politique. Les fondements théoriques de cette dernière guident ainsi les catégories utilisées ou rejetées dans les enquêtes, comme le montrent l’abandon de la distinction entre villes et campagnes ou le refus du calcul de la balance commerciale. La priorité est ensuite donnée aux donnés quantitatives, chiffrées, qu’il s’agisse de la population, des productions agricoles, du prix des grains ou du potentiel de production artisanal et industriel. Enfin, l’élaboration des données repose à la fois sur la collecte et sur le calcul, comme le formule l’instruction de novembre 1805 :
Si les missions principales du bureau en laissent encore le temps, ses membres doivent, sans que cela soit exigé d’eux, se consacrer à apporter aux questions d’économie politique qui font objet de débats des réponses à l’aide de calculs statistiques, et chercher ainsi à présenter d’une manière arithmétique l’utilité et l’inconvénient de la mesure à prendre, afin qu’on ne soit pas, à propos de propositions bien pensées, dissuadé par l’agitation d’obstacles insurmontables, mais que le bureau puisse traduire ces obstacles le plus possible dans des chiffres (Behre, 1905, p. 383).
31Krug avait appliqué en 1805 une telle démarche dans ses « Observations sur la richesse nationale de l’État prussien et sur le bien-être de ses habitants », en empruntant ses catégories à l’économie politique smithienne (richesse nationale, revenu national) ainsi qu’à la physiocratie (le produit net des terres cultivées), soit des grandeurs qu’il s’agit de déterminer à la fois par le recensement et par le calcul ou « arithmétique statistique » (Krug, 1805, vol. 1, p. XX). Dès 1808 apparaissent cependant entre Krug et Hoffmann de fortes divergences qui portent sur deux points : d’une part, Hoffmann privilégie la mesure par compte direct, jugé plus sûr ; d’autre part, il estime nécessaire de se concentrer sur un petit nombre de données, afin de garantir leur fiabilité et leur caractère utilisable par l’homme d’État. En conséquence, il abandonne la conception encyclopédique de la statistique qui était celle de Krug au profit d’une approche plus utilitaire, concentrée sur seulement quelques rubriques : population, état sanitaire, industrie, prix des grains (Hoock, 1977, p. 486-487).
32Avec la mise en place des bureaux de statistique, l’exemple prussien étant suivi par la Bavière en 1815, se renforce ainsi la figure du statisticien comme administrateur spécialisé dans la collecte et l’élaboration des données statistiques, travaillant dans des bureaux, et ayant renoncé aux pratiques du voyage et de la description textuelle des ressources qualitatives d’un territoire. La légitimité et l’autorité croissantes dont bénéficie le chiffre dans les pratiques des administrations « absolutistes-éclairées » sont ainsi entérinées, ce qui ne va pas sans susciter des conflits.
3. Les conflits autour des nouvelles pratiques statistiques
33Le débat majeur lié à l’essor de la statistique tabellaire est la « querelle des tableaux », ouverte par une série de comptes-rendus qui sont l’occasion de violentes attaques contre la statistique tabellaire et l’arithmétique politique (Krahnke, 1999, p. 301-304). Ces recensions sont publiées entre 1805 et 1807, notamment dans les Göttingische gelehrten Anzeigen, périodique savant lié à l’université de Göttingen, et dont l’audience couvre toute l’Allemagne. Cette université constitue un bastion à la fois de la statistique universitaire, telle que l’enseignent Achenwall et Schlözer, et de la nouvelle économie politique d’inspiration smithienne, notamment à travers les publications et l’enseignement de Georg Friedrich Sartorius (Krahnke, 1999, p. 56-70).
34Le 8 juin 1805 est publié un compte-rendu du Traité d’Économie Politique de Jean-Baptiste Say, rédigé par August Wilhelm Rehberg, qui profite de l’occasion – et de l’hostilité affichée par Say à la statistique – pour formuler un certain nombre de critiques. Le calcul, l’arithmétique politique et la quantification des données offrent selon lui un modèle de réduction de la complexité des réalités politiques et sociales, qui masque la volonté des gouvernements de maintenir individus et sociétés sous leur tutelle, et qui est dépourvu de légitimité scientifique : Rehberg rejette radicalement le rationalisme déductif au profit d’une approche donnant la priorité à l’individualité des phénomènes et à l’observation plutôt qu’à leur subsomption sous des lois déduites à partir d’axiomes abstraits. Cette volonté de préserver la singularité de l’individuel explique l’amalgame opéré par Rehberg entre statistique tabellaire et arithmétique politique.
35La limitation des statisticiens aux donnes quantifiables, chiffrées, et l’oubli qui en découle des éléments spirituels, des forces immatérielles des États, sont également au centre des critiques que formule, toujours dans les Göttingische gelehrten Anzeigen, Arnold Ludwig Heeren, professeur d’histoire à Göttingen. Ces pratiques sont selon lui liées à une conception erronée de l’État comme une machine, qui aboutit à ignorer la « vie » et l’« esprit » présents dans chaque État. Heeren se montre cependant moins radical que Rehberg, dans la mesure où il ne rejette pas totalement les tableaux, mais exige qu’ils soient complétés, « anoblis » par une statistique qualitative et descriptive. Il dénonce en 1806 un « abus de la méthode des tableaux qui veut tout réduire aux chiffres », et qui élimine les éléments « moraux » faisant partie de l’essence et des forces d’un État (Krahnke, 1999, p. 300-301, p. 323-326). Il défend ainsi une position très proche de celle de Schlözer, qui a publié en 1808 dans les Göttingische gelehrten Anzeigen une série d’articles sur la statistique, mais sans prendre directement part à la querelle (Hildebrandt, 2003, p. 469-472).
36Celle-ci est d’abord porteuse d’un enjeu politique, dans la mesure où derrière la statistique quantitative, c’est un modèle d’administration centralisée qui est rejeté, comme le montre l’équivalence établie entre statistique quantitative d’une part, absolutisme éclairé et réformes centralisatrices (notamment prussiennes) d’autre part. La nature politique de cette querelle est d’ailleurs confirmée par la réponse des praticiens de la statistique tabellaire, notamment de Crome, qui souligne que ces attaques viennent des défenseurs des privilèges de l’aristocratie, et des adversaires de la publicité des statistiques, reprenant ainsi le mot de Schlözer pour lequel statistique et despotisme sont incompatibles (Nikolow, 2001, p. 49-51).
37Apparaît également en filigrane un enjeu sociologique qui se situe à deux niveaux. Le premier renvoie à l’opposition entre deux conceptions de la société : la statistique tabellaire quantitative s’intéresse en effet, notamment en matière démographique, aux habitants envisagés comme des unités de compte homogènes. Elle est donc porteuse d’une vision de l’organisation sociale qui fait largement abstraction du découpage traditionnel en ordres (Stände). Le second niveau concerne le statut dévolu aux fonctionnaires travaillant dans les bureaux de statistique : dès avril 1805, Ernst Brandes avait critiqué dans les Göttingische gelehrten Anzeigen l’esprit de tableau (Tabellengeist) qui fait des fonctionnaires des ressorts anonymes de la machinerie administrative et les prive de la possibilité d’utiliser librement leurs facultés intellectuelles. Au « faiseur de tableau » (Tabellenmacher) ou valet (Tabellenknecht), les adversaires de la statistique quantitative opposent donc le savant universitaire, pratiquant une statistique anoblie (pour reprendre le terme de Heeren), et qui incarne à leurs yeux la seule figure légitime de l’expert (Nikolow, 2001, p. 50-53 ; Hildebrandt, 2005, p. 178-181).
Conclusion
38Jusque dans les années 1790 s’observe, aussi bien dans les milieux savants que dans les administrations des États territoriaux de l’Empire, un recours éclectique et pragmatique à la fois à la statistique descriptive et à la statistique quantitative. Au reste, les frontières entre savants et administrateurs apparaissent également parfois comme poreuses, comme le montrent les exemples de Hertzberg ou de Dohm. Que ce soit chez les savants ou chez les administrateurs, l’engouement pour le chiffre est réel à partir des années 1760, parce que la puissance et la prospérité économique des États sont de plus en plus soumises à une approche quantitative qui nécessite leur mesure et leur évaluation chiffrée. Cette légitimité scientifique, cette autorité sociale des chiffres reposent en grande partie sur le fait qu’ils permettent à la fois d’établir des comparaisons entre États et de mesurer des évolutions dans le temps.
39Sous sa forme descriptive ou quantitative, la statistique est pour cette raison marquée du sceau de l’ambivalence : elle est à la fois instrument de gouvernement pour les administrations des États de l’Empire et outil de critique pour une opinion publique de plus en plus sensible aux questions touchant à l’économie et à la politique économique. Ceci vaut en particulier pour les données chiffrées qui permettent à la fois de fonder des mesures gouvernementales et de juger, de mesurer leur efficacité. La statistique est donc l’un des principaux moyens par lequel les savants, les universitaires, les publicistes entendent éclairer l’opinion publique sur les questions économiques et sociales, et exercer ainsi un rôle politique sur les gouvernements à travers le jugement de cette opinion.
40L’essor, consécutif aux bouleversements de la période révolutionnaire et impériale, des administrations statistiques – notamment sous la forme des Bureaux de Statistique – s’accompagne de l’émergence d’un nouveau type d’expert : non plus le savant prodiguant des conseils aux gouvernements, mais le fonctionnaire spécialisé, suivant le principe de division du travail, dans la collecte de données chiffrées. Les modifications qui affectent les pratiques de la statistique dans les années 1800 ne concernent donc pas principalement le niveau de l’épistémologie, mais bien plutôt celui de l’ancrage institutionnel et social de ces pratiques : avec les bureaux de statistique, l’expert est désormais qualifié, légitimé par l’État, plus que par l’opinion publique (dont les critiques contre les pouvoirs en place s’atténuent fortement dans les années 1790), et ce faisant, le primat de l’approche quantitative de la statistique s’en trouve renforcé. Le cas allemand suggère ainsi la même conclusion que l’itinéraire de Vauban : quels que soient ses « mérites intrinsèques », la pratique scientifique ne qualifie l’expert que si elle bénéficie d’une reconnaissance, sociale et institutionnelle, de sa légitimité.
Notes de bas de page
1 Ceci vaut pour l’Allemagne ; pour la France, Justi indique une population de 24 millions d’habitants vers 1740, 18-19 millions d’habitants sous Louis XIV, en précisant que la superficie du royaume de France avait entre-temps augmenté.
Auteur
Est maître de conférences en histoire moderne à l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines (Lyon) et depuis 2006 chercheur à la Mission Historique Française en Allemagne. Après avoir porté sur les discours économiques en Allemagne au XVIIIe et au début du XIXe siècle, ses recherches sont maintenant consacrées à une histoire sociale de la régulation économique dans les villes allemandes entre les années 1730 et les années 1820. Ses dernières publications sont : État, économie et territoire en Allemagne. L’espace dans le caméralisme et l’économie politique (1740-1820), Paris, éditions de l’EHESS, 2006, et « La représentation de l’espace dans les discours économique et géographique en Allemagne au XVIIIe siècle », dans Hélène Blais et Isabelle Laboulais (dir.), Géographies plurielles. Les sciences géographiques au moment de l’émergence des sciences humaines (1750-1850), Paris, L’Harmattan, 2006, p. 217-233.
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