4. Les travaux d’arithmétique politique de William Petty et leur diffusion en France

Sabine Reungoat

p. 45-55

Résumés

Les travaux d’arithmétique politique de Vauban présentent de nombreux points de convergence avec ceux de William Petty (1623-87), qui fonda cette discipline en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIe siècle. À travers sa réflexion sur la richesse nationale, le recensement ou l’impôt, Petty manifesta très tôt le souci de rationaliser les pratiques administratives et politiques de son époque. La visée descriptive, qui prédominait dans ses premiers ouvrages, laissa progressivement place à d’ingénieuses tentatives pour estimer la population par des méthodes indirectes, et à une réflexion novatrice sur les mécanismes de la croissance démographique. Si la controverse suscitée par ses essais polémiques sur la taille respective de Londres et de Paris contribua à la diffusion de l’arithmétique politique sur le continent européen, nombre des écrits de Petty furent publiés tardivement et demeuraient encore mal connus en France à l’époque de Vauban.

Vauban’s writings on political arithmetic have many echoes of those of William Petty (1623-87) who founded the discipline in England in the second half of the 17th century. Reflecting upon the sources of national wealth, census methods or tax reform, Petty argued in favour of a rationalization of administrative and political practises. The descriptive approach prominent in his earlier works gradually gave way to ingenious attempts to estimate the population through indirect methods, as well as an innovative reflection on the mechanisms of demographic growth. The controversy created by his provocative essays on the respective sizes of London and Paris encouraged the spread of political arithmetic to the Continent. But many of Petty’s writings were published posthumously, and his intellectual influence remained limited in France at the time of Vauban.


Texte intégral

1Les écrits d’arithmétique politique de Vauban présentent de nombreuses similitudes avec ceux rédigés presque au même moment par William Petty (1623-1687) de l’autre côté de la Manche. Si ce dernier inventa l’expression, qui devint le titre de son ouvrage le plus célèbre, composé vers 1676, une partie des travaux du Maréchal s’inscrit clairement dans le champ de cette discipline (Virol, 2003, p. 199-202) ; au point que Vauban a parfois été dénommé, en Angleterre, the French Petty. Calculs de population, réflexion sur les moyens d’accroître le revenu national ou projets de réforme fiscale sont quelques-uns des domaines où l’inventivité des deux hommes et leur goût pour la quantification du réel trouvèrent à s’exprimer. La question d’une possible filiation entre leurs œuvres mérite donc d’être posée, même s’il faut écarter l’hypothèse d’une influence directe de Petty sur Vauban, car le Maréchal ne semble pas avoir lu les travaux de son homologue anglais. On peut en effet s’interroger sur l’inscription des deux hommes à l’intérieur d’un même courant intellectuel, favorisée d’une part par la diffusion, à l’échelle du continent européen, d’idées et d’attitudes issues de la Révolution scientifique ; d’autre part par des parcours personnels qui, tout en étant dissemblables, présentent des points de convergence notoires. Sans viser ici l’étude comparative, on tentera de mettre en lumière l’apport de Petty dans le champ de l’arithmétique politique et la diffusion de ses idées ; afin d’éclairer les conditions dans lesquelles les deux hommes en sont venus à formuler dans des termes très proches certaines questions sur la richesse nationale, les conditions de la prospérité et l’art de gouverner, et à privilégier pour y répondre le recours à l’arithmétique.

2Si ce sont surtout ses travaux sur la population qui ont valu à Petty ses titres de gloire comme co-fondateur, avec John Graunt, de l’école anglaise d’arithmétique politique, il s’était auparavant intéressé de près au calcul de la richesse nationale. La visée descriptive, très présente chez Vauban, n’est pas étrangère à ses préoccupations. Surtout, l’ensemble de ses travaux s’inscrit dans la perspective d’une rationalisation de l’action politique proche de celle du Maréchal.

I. De l’« anatomie politique » à l’« arithmétique politique »

3Les années de formation de Petty nous livrent quelques-unes des clés de son parcours, en même temps qu’elles éclairent les conditions d’apparition de l’arithmétique politique. Rien ne semblait prédisposer ce fils de marchands drapiers, né en 1623 dans le Hampshire, à devenir l’un des pères de l’économie politique et de la démographie. Mais ses études de médecine, à l’époque où la guerre civile fait rage en Angleterre, le conduisent aux Pays-Bas puis à Paris, où il noue ses premiers contacts avec les milieux scientifiques et se lie d’amitié avec Hobbes. De retour à Londres en 1646, il devient membre de la London Philosophical Society avec Robert Boyle et Samuel Hartlib. Après un séjour de huit années en Irlande, Petty sera en 1662 l’un des membres fondateurs de la Royal Society of London, dont il restera jusqu’à sa mort un membre actif, diffusant ses recherches dans la prestigieuse revue de la Société, les Philosophical Transactions. Cette implication précoce au sein du mouvement scientifique anglais, fortement marqué par la pensée baconienne, a puissamment contribué à éveiller chez lui ce goût de la quantification et de l’expérimentation caractéristique de ceux que l’on appelait alors outre-Manche les virtuosi. Le glissement de ses préoccupations vers le domaine des faits économiques et sociaux était pourtant loin d’aller de soi. Comment expliquer que ce médecin, titulaire d’une chaire d’anatomie à Oxford, en soit venu à appliquer les méthodes quantitatives issues des sciences de la nature à ce nouveau champ d’études ou, pour reprendre la définition que donnait Charles Davenant de l’arithmétique politique, à « raisonner avec des chiffres sur les objets relatifs au gouvernement » (Davenant, 1698) ?

4La réponse est, semble-t-il, à chercher du côté des bouleversements qui agitent les îles Britanniques dans les années 1650-60, et dans leurs répercussions sur l’itinéraire de Petty. En Irlande d’abord, où Petty, un temps médecin en chef de l’armée de Cromwell, se voit confier en 1654 la tâche de recenser les baronnies du pays, prélude à une vaste opération de redistribution de terres au profit des Anglais ayant financé la reconquête de l’île. En quatre ans, Petty a arpenté l’ensemble du pays et dressé une série de cartes d’une précision remarquable ; il s’est dans le même temps pris de passion pour la géographie économique et humaine, consignant nombre d’observations sur la qualité des sols, l’agriculture, les structures économiques du pays ou le mode de vie de ses habitants. Il jette ainsi les bases d’une « anatomie politique de l’Irlande », titre de l’ouvrage qu’il écrira en 1672, et point de départ d’une réflexion sur la richesse nationale. Cette tournure d’esprit « géographique », ce goût de l’arpentage et de l’inventaire sont un premier trait d’union entre Petty et Vauban. Dès le début des années 1660, Petty formule une idée qui va devenir l’un de ses leitmotiv : l’utilité d’un recensement national de la population. Il s’interroge parallèlement sur ses modalités pratiques, comme en témoignent divers « projets de recensement » retrouvés dans ses papiers1.

5Un autre facteur conduit Petty à se pencher sur les moyens de quantifier les richesses de la nation : ce sont les projets de réforme fiscale qui voient le jour en Angleterre au moment de la Restauration de la monarchie en 1660. Il s’agissait, pour compléter le revenu de l’assessment, principal impôt foncier, d’introduire ou de réintroduire d’autres types de prélèvement, comme la capitation et l’impôt sur les feux. L’avis de Petty sur la question fut vraisemblablement sollicité par le gouvernement de l’époque (Chandaman, 1975, p. 165-68). Son premier traité d’économie politique, le Traité des Taxes, publié anonymement en 1662, est clairement une œuvre de circonstance, comme la quasi-totalité de ses livres, signe des liens étroits qu’entretient l’arithmétique politique des débuts avec l’art de gouverner. Petty y démontre le double profit que pourrait tirer le gouvernement d’une évaluation des différentes richesses du pays (la terre, le travail des hommes, les revenus du commerce, …) Elle rendrait possible, en premier lieu, une répartition plus équitable de l’impôt foncier – préoccupation qui fait directement écho aux débats français sur la taille et aux travaux de Boisguilbert et de Vauban. La mise en évidence d’autres formes de richesses que la terre et leur quantification permettraient d’autre part d’élargir l’éventail des prélèvements.

6Pour cruciale qu’elle soit, cette réflexion sur l’impôt n’est pourtant qu’un aspect d’un projet plus global visant à rationaliser l’action politique. Petty entrevoit de nombreuses applications à cet inventaire chiffré des ressources et de la population du royaume, qu’il s’agisse d’harmoniser la taille des paroisses, de déterminer le nombre de soldats, médecins, hommes de loi ou prêtres utiles à la nation, de lutter contre les parasites sociaux ou d’assurer la sécurité de la minorité protestante en Irlande. Le Traité des Taxes nous livre ainsi une partie des fondements théoriques de l’arithmétique politique pettienne, tout en se présentant comme un véritable programme de travail. Il annonce les calculs auxquels se livrera Petty dans ses ouvrages ultérieurs, sur la base des données statistiques officielles auxquelles il avait accès, par l’entremise notamment de quelques amis influents, comme Sir Peter Pett.

Tableau 1 : Les comptes de la nation vers 1665 selon William Petty

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Sources : William Petty, Verbum Sapienti (c. 1665), ch. 1 et 2.

7C’est dans le Verbum Sapienti (composé en 1665 mais publié en 1691) que Petty tente pour la première fois de calculer le revenu national annuel. Ces évaluations, qui préfigurent la célèbre table compilée en 1696 par Gregory King (King, 1696), sont toutefois plus intéressantes sur le plan de la présentation que de la méthode. Pour la première fois dans l’histoire de la statistique nationale anglaise, Petty a l’idée de présenter ses chiffres à la manière d’un bilan de comptabilité, où s’équilibrent l’actif et le passif, même s’il n’adopte pas la forme du tableau (tableau 1). D’un côté figurent les dépenses de la nation (40 millions de livres pour une population de 6 millions d’habitants) ; de l’autre, son capital et ses revenus (terre, travail, constructions, navigation, bétail, produits manufacturés, monnaie). L’origine des chiffres demeure en partie mystérieuse. Petty ne donne guère de précisions sur la manière dont ils ont été obtenus. Certains, comme ceux relatifs à la terre et au nombre de maisons, proviennent vraisemblablement des registres fiscaux. Le chiffre de la population est issu des Observations sur les bulletins de mortalité de Londres de John Graunt. D’autres valeurs semblent relever de la conjecture. Le total de 40 millions de livres apparaît au final plutôt comme une hypothèse de travail qu’une véritable estimation (Slack, 2004).

8Si les fondements statistiques des calculs sont fragiles, la démonstration est claire : Petty veut prouver que la population, par le biais de sa force de travail, représente la principale richesse de la nation, soit 25 millions de livres sur 40. L’idée n’est certes guère originale pour l’époque, pas plus que la formule fétiche de Petty : « le travail est le père et le principe actif de la richesse, la terre en est la mère » (Hull, 1899, p. 24). Le projet de quantifier la « valeur d’un homme » ou de la population du pays l’est davantage. Il conduit Petty à recentrer progressivement ses recherches sur les questions de population qui deviendront dans les dernières années de sa vie son principal objet d’études. D’où la place privilégiée qu’occupe le calcul démographique au sein de l’arithmétique politique anglaise, dont il est sans doute la branche la plus féconde. En l’absence du recensement qu’il appelait de ses vœux, allant jusqu’à proposer au roi Charles II ses services en tant que « recenseur général » du royaume, Petty s’oriente à partir des années 1670 vers la mise au point de méthodes d’évaluation indirectes.

II. Les évaluations de la population anglaise et irlandaise

9Son apport dans le domaine des estimations démographiques est largement tributaire des travaux de John Graunt, avec lequel il entretint longtemps des liens d’amitié, et qui publiait en 1662, les Observations sur les bulletins de mortalité de Londres. En appliquant aux données des bulletins de mortalité de la capitale ce qu’il appelait, en allusion à sa profession, son « arithmétique de boutiquier », Graunt s’appliquait à mettre en lumière des régularités dans la marche de la mort, et inventait la table de mortalité. Il donnait aussi les premières estimations réalistes de la population de Londres, à l’aide de la fameuse méthode « du multiplicateur ». Il s’agissait, à partir du chiffre des sépultures, des baptêmes ou d’un autre indicateur, de calculer le nombre d’habitants par le biais d’un ou de plusieurs coefficients, en postulant l’existence de rapports stables entre ces variables et la taille de la population. Ce petit ouvrage, qui eut un retentissement immense dans la communauté scientifique, tant en Angleterre qu’en France, où il fut chroniqué en août 1666 dans le Journal des Savants, signait l’acte de naissance de la démographie.

10Les estimations démographiques de Petty s’inscrivent pour une large part dans les perspectives ouvertes par Graunt. Dans ses écrits voisinent des calculs sommaires et d’autres beaucoup plus sophistiqués, qu’il ne prend pas toujours la peine d’expliciter, mais qu’éclaire l’examen de ses nombreux manuscrits. Il ressort que Petty s’est appuyé sur un large éventail de sources. Il utilise les registres paroissiaux, divers registres fiscaux (ceux de la capitation et surtout ceux de l’impôt sur les feux recensant le nombre de maisons). Il fait aussi usage de dénombrements partiels, comme le recensement des communiants de la province de Canterbury effectué en 1676, voire d’indicateurs économiques portant sur la consommation ou le volume des exportations.

11Outre les problèmes posés par la fiabilité de ces sources, dont Petty était bien conscient, la principale difficulté résidait dans la détermination du rapport mathématique permettant de passer de l’indicateur mesuré au chiffre de la population. Parfois, il se contente de reprendre les coefficients de John Graunt, comme dans L’Autre Essai d’arithmétique politique (1683), lorsqu’il multiplie par 30 le chiffre annuel des décès à Londres en 1681-82 :

La population de Londres est maintenant de près de 669.930 habitants, parce que les enterrements sont au nombre de 22.331, ce qui multiplié par 30 (un sur 30 mourant annuellement, comme il est dit à la page 94 des observations mentionnées plus haut) donne le nombre en question. (Pasquier, 1905, p. 506).

12Une autre méthode consiste à multiplier par 8 le nombre de 84 000 maisons habitées (dont la source demeure incertaine) sur la base des 8 personnes par famille mentionnées par Graunt. Petty choisit d’arrondir le total à 670 000 habitants – chiffre au demeurant très surévalué, Londres ne comptant encore que 575 000 habitants en 1700 (Wrigley et Schofield, 1981). La controverse qui l’oppose en 1686-87 à l’astronome français Adrien Auzout en 1686, ancien membre de l’Académie des Sciences et correspondant régulier des savants de la Royal Society, au sujet de la taille respective des populations de Londres et de Paris, lui permet d’affiner quelque peu ses méthodes. Dans le troisième des cinq Essais parus en 1687, il introduit une distinction entre le nombre des maisons et celui des familles, et suggère qu’« il peut bien y avoir deux familles dans 1/10 des maisons de Londres. Et en cela, (ajoute-t-il,) le sentiment commun de plusieurs de mes amis se trouve conforme à mes propres conjectures » (Hull, 1899, p. 534). Mais comme souvent chez Petty, la rigueur scientifique cède le pas au désir de prouver, à grands renforts de comparaisons statistiques parfois douteuses, que Londres est plus peuplée que Paris (il attribue respectivement 696 000 et 488 000 habitants aux deux capitales), qu’on y est mieux soigné, et que l’Angleterre est plus riche et plus puissante que sa voisine française. L’intense rivalité qui oppose à l’époque les deux nations est à l’arrière-plan de l’entreprise, qui relève davantage de la rhétorique que de la science.

13Dans d’autres écrits, Petty s’efforce pourtant de donner à ses multiplicateurs un fondement statistique plus solide. Il réfléchit sur les variations de la taille des familles en fonction du statut social ou de l’environnement. Dans le Traité de l’Irlande, composé en 1687 et publié pour la première fois en 1899, il cherche à estimer la population irlandaise à partir du nombre de feux. Il choisit d’appliquer le coefficient 6 aux familles dont les maisons comptent plus d’une cheminée, et le coefficient 5 aux autres, les plus pauvres, pour parvenir à un total de 1 300 000 habitants.

Je dis que d’après une bonne estimation basée sur les registres du fouage, le nombre des maisons en Irlande ayant plus d’une cheminée est de 20.000 ; et qu’il demeure en moyenne dans chacune de ces maisons 6 habitants, soit un total de 1.200.000 âmes ; et qu’il appartient en moyenne à chacune de ces maisons 3 cheminées, ce qui fait un total de 60.000 cheminées. Déduisant ce chiffre de 300.000, il reste 240.000 cheminées pour 240.000 familles, mais, dans chacune des familles pauvres qui habitent ces cabanes, on trouve en moyenne cinq individus ; ce qui élève le nombre des habitants des cabanes à 1.200.000. En ajoutant ce chiffre aux 120.000 déjà mentionnés, on a 1.320.000 habitants, nombre le plus rapproché possible en chiffres ronds de 1.300.000 (Pasquier, 1905, p. 673).

14Pour étayer ses hypothèses, Petty effectue des dénombrements sur ses propres terres dans le Kerry. En témoigne un « Dénombrement des habitants, familles, têtes de bétail, acres de blé sur les terres de WP en Irlande, année 1684. », retrouvé dans ses papiers (Reungoat, 2004, p. 300-01). Le document, présenté sous forme de tableau, porte sur un échantillon de 8 paroisses rurales totalisant quelque 9 000 habitants. Le nombre moyen de personnes par famille apparaît ici comme légèrement supérieur à 5. De telles données, collectées sur le terrain, étaient particulièrement précieuses pour Petty, et servirent sans aucun doute de fondement à nombre de ses calculs.

15Petty a utilisé le même type de méthodes pour calculer la population anglaise, qu’il évalue entre 7 et 7,4 millions, selon les cas, dans les années 1680. Là encore, il s’agit d’une surévaluation, l’Angleterre ne comptant guère plus de 5 millions et demi d’habitants à la fin du XVIIe siècle, et la taille moyenne des familles se situant entre 4 et 4,5 (Wrigley et Schofield, 1981 ; Schurer, 1992). Au moins l’ordre de grandeur était-il correct, ce qui dans le contexte de l’époque relevait déjà de l’exploit.

III. Croissance démographique et populationnisme

16Petty s’est aussi intéressé à la dynamique des populations, amorçant dans ses écrits de la maturité (notamment l’Arithmétique Politique et les Essais d’arithmétique politique des années 1680) une réflexion originale sur les mécanismes de la croissance démographique. Dans L’Autre Essai, s’inspirant une fois encore d’un passage des Observations de Graunt, il cherche à formuler la loi mathématique existant entre les taux de natalité et de mortalité et le rythme de croissance d’une population. Prétendant avoir démontré, sur la base d’une étude grossière des statistiques de décès entre 1604 et 1682, que la population londonienne doublait tous les 40 ans, il construit un tableau où il projette la population de Londres et de l’Angleterre jusqu’en 1842 ; puis un autre, rétrospectif, retraçant l’évolution de la population mondiale depuis le Déluge, à partir des statistiques bibliques et d’une série croissantes d’intervalles de doublement compris entre 10 et 1 200 ans (tableau 2). Petty invente ici une méthode promise à une longue postérité, celle des projections démographiques, et fait l’intéressante découverte de la variabilité du rythme de croissance d’une population, s’inscrivant en faux contre une vision théologique qui en faisait une caractéristique immuable de l’espèce humaine. Pour autant, le calcul demeure largement conjectural : il se situe quelque part entre la prospective démographique et la pure spéculation arithmétique.

Tableau 2 : Tableau montrant comment la population peut avoir doublé pendant les différents âges du monde

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Sources : William Petty, Another Essay in Political Arithmetick, Concerning the Growth of the City of London, Londres, 1683 (Hull 1899, p. 468).

17Dans ce même Essai, Petty entendait aussi montrer que le rythme de croissance de Londres n’était pas aussi rapide qu’il aurait pu l’être. Le calcul suivant illustre bien la fonction démonstrative qu’il assigne à l’arithmétique dans nombre de ses écrits. Prenant pour point de départ une population de 600 personnes, il écrit :

J’ai vu par quelques observations que les femmes fécondes entre 15 et 44 ans, sont au nombre de 180 sur les 600, que les hommes entre 18 et 59 ans sont aussi au nombre d’environ 180, et que chaque femme féconde peut donner le jour à un enfant tous les 2 ans. De tout ceci, il résulte clairement que les naissances peuvent être au nombre de 90, et en enlevant 15 à cause des maladies, avortements et stérilité naturelle, il reste 75 naissances, soit 1/8 de la population. […] Ainsi, d’après ce calcul, si les naissances peuvent être de 75 pour 600, et les enterrements 15 seulement, l’accroissement annuel sera alors de 60, et les dites 600 personnes peuvent doubler en 10 ans (Hull, 1899, p. 462).

18Le dernier calcul est erroné, l’auteur confondant ici progression arithmétique et géométrique, ce qui n’affecte pas, au demeurant, son argumentation. Petty, comme la plupart de ses contemporains, est populationniste ; c’est aussi un tenant de l’urbanisation, à une époque où la forte croissance de Londres suscite nombre d’inquiétudes. Ce même ouvrage comporte un intéressant développement sur les avantages économiques et administratifs que présente la concentration de la population en un même lieu, autre leitmotiv de la pensée pettienne (Hull, 1899, p. 472-76).

19Ces calculs jettent un éclairage intéressant sur le statut de la quantification dans l’arithmétique politique des origines. Tantôt elle relève d’une recherche de scientificité, comme lorsqu’il s’agit d’évaluer sur une base statistique les ressources ou la population du pays ; tantôt la valeur du chiffre est beaucoup plus ambiguë. Beaucoup de ceux qu’utilise Petty ont une fonction simplement illustrative ou pédagogique. Comme il l’explique dans la Préface de l’Arithmétique Politique, les observations chiffrées, exprimées en « nombre, poids et mesure », « sont au moins suffisantes en tant que suppositions pour montrer la voie de la connaissance à laquelle je vise », à défaut d’être toujours exactes (Hull, 1899, p. 245). D’autres fois encore les calculs et projections déclinés à l’infini relèvent d’une sorte de fétichisme de l’outil mathématique – on sait à quel point Petty était fasciné par les doubles et les carrés – qui confère au chiffre une valeur quasi-magique. Et les applications pratiques de son arithmétique politique ont parfois sous sa plume d’étranges résonances. Dans un article récent, Ted McCormick a mis en évidence la récurrence du vocabulaire de l’alchimie dans l’œuvre de Petty, comme lorsqu’il entreprend, dans l’Anatomie Politique de l’Irlande, de calculer combien il faudrait attirer d’Anglais en Irlande pour effectuer « la transmutation d’un peuple en l’autre », à savoir l’anglicisation du peuple irlandais (McCormick, 2006).

20Cette ambiguïté, qui traverse toute l’œuvre de Petty, renvoie aussi à la singularité d’un esprit polymorphe : homme de terrain et pragmatiste, c’est en même temps un visionnaire, voire un utopiste. On retrouve cette double dimension chez Vauban, dans l’imaginaire duquel les colonies semblent occuper une place équivalente à celle de l’Irlande chez Petty, le white paper, territoire rêvé de toutes les expériences, voire de toutes les utopies.

21Parfois, la perspective s’élargit à l’échelle du monde, comme dans cette série de papiers rédigés à la fin de sa vie, où Petty défend un extravagant projet de « multiplication de l’espèce humaine » visant à peupler la terre le plus rapidement possible (Lansdowne, 1927, vol. II, p. 49-58). Là encore, la démesure de la vision coexiste avec une réflexion novatrice sur les mécanismes de la croissance. Petty met ainsi le doigt sur le rôle-clé du mariage tardif comme frein à la croissance. Comme Vauban et d’autres réformateurs sociaux à la même époque, il est favorable à l’adoption de mesure natalistes. Il suggère qu’une taxe sur le célibat, voire sur les mariages trop peu féconds, pourrait avoir un impact positif, qu’il tente de quantifier, sur la natalité.

22Nombre de ces écrits tardifs n’étaient pas destinés à la publication, et sont longtemps demeurés inédits. Petty, déçu semble-t-il par l’accueil qu’avait reçu son premier traité, se montra toujours réticent à rendre publics ses ouvrages, y compris les plus aboutis, ce qui limita inévitablement le rayonnement de ses idées, tant en Angleterre qu’outre-Manche.

IV. La diffusion des travaux de Petty

23De son vivant, sa pensée ne fut longtemps connue que par une minorité d’hommes éclairés qui gravitaient dans son entourage ou correspondaient avec lui. Nombre de ses œuvres, comme le Verbum Sapienti, l’Anatomie Politique et l’Arithmétique Politique ne parurent en Angleterre qu’après sa mort, en 1690-91, Petty s’étant à l’origine opposé à leur publication, même si elles circulaient en manuscrit parmi ses amis, comme Sir Robert Southwell et Sir Peter Pett. Les Essais d’arithmétique politique furent les seuls à obtenir une diffusion immédiate, et c’est sur la base de ces calculs souvent hasardeux et très polémiques que s’est bâtie l’image d’un Petty brouillon, peu scrupuleux, n’hésitant pas à manipuler ses chiffres pour parvenir aux résultats souhaités2. Plusieurs de ces Essais parurent simultanément en français, alors que l’Arithmétique Politique ne fut traduite qu’en 1757 dans le Journal Economique.

24Ces aléas éditoriaux n’empêchèrent pas Petty d’avoir rapidement des disciples en Angleterre, comme Gregory King ou Charles Davenant ; au point que l’arithmétique politique devint bientôt un genre à part entière, dont le style caractéristique émaillé de statistiques, de calculs arithmétiques et de propositions de réforme, fut brillamment pastiché par Jonathan Swift dans son Modest Proposal For Preventing the Children of Poor People in Ireland from Being a Burden to Their Parents or Country (1729).

25Sur le continent, les travaux de Petty demeurèrent longtemps mal connus. Certes, les Essais d’arithmétique politique firent l’objet de plusieurs comptes-rendus entre 1683 et 1688 dans le Journal des Savants, les Nouvelles de la République des Lettres de Pierre Bayle ou encore la Bibliothèque Universelle et Historique. La controverse sur la taille de Londres et de Paris fit aussi quelque bruit dans les cercles scientifiques de l’époque, et il est probable qu’elle parvint aux oreilles de Vauban (Virol, 2003, p. 138). Mais elle connut ensuite une longue éclipse, pour ne rebondir qu’en 1738, sous la plume d’un Hollandais, Willem Kersseboom, qui avait lu Petty (Dupâquier, 1998). Force est de reconnaître que du vivant de Vauban, l’influence de Petty outre-Manche est restée très limitée. Il faudra attendre pratiquement une génération pour trouver en France des auteurs, économistes pour la plupart, se réclamant de lui. Ainsi, Cantillon reprit certaines de ses thèses sur l’origine de la valeur dans son Essai sur la nature du commerce en général (écrit en 1730 et publié en 1755) ; et Jean-François Melon enrichit en 1736 son Essai Politique sur le commerce d’un chapitre consacré à l’arithmétique politique, dont il reconnaissait en Petty le fondateur. En réalité, la postérité de l’arithmétique politique fut hollandaise et allemande avant d’être française. Et beaucoup de Français découvrirent Petty de manière indirecte, notamment par le biais de l’Ordre Divin (1740) du pasteur Süßmilch, lecteur assidu de Petty, qui connut un immense retentissement dans l’Europe du XVIIIe siècle.

26Si l’on ne peut véritablement parler d’influence réciproque, les échos demeurent nombreux entre l’arithmétique politique de Petty et celle de Vauban. Toutes deux ont vu le jour dans un contexte historique marqué, de chaque côté de la Manche, par cette « rage de mesurer » propre aux débuts de la révolution scientifique, par l’aspiration croissante à une rationalisation des pratiques administratives, et par l’influence de certains ouvrages sur la population, comme ceux de Giovanni Riccioli et de Isaac Vossius, dont tous deux entendaient réfuter les thèses (Riccioli, 1661 ; Vossius, 1685). Hommes de terrain, chacun à sa manière, plutôt que théoriciens, Petty et Vauban ont été arpenteurs et cartographes, et ont d’abord voulu décrire le réel, avant de s’aventurer sur le terrain glissant de la prospective démographique.

27Des deux hommes, Vauban est sans conteste celui qui a laissé l’empreinte la plus profonde sur son pays. Petty, quoique aussi désireux de servir son roi, a vu ses ambitions tourner court dans l’Angleterre de la Restauration, avant de s’engager dans des calculs démographiques de plus en plus abstraits, qui conduisirent Charles II à le décrire comme un rêveur en quête de l’impossible (aiming at impossible things). C’est aussi ce qui fait le sel de l’arithmétique politique pettienne, où à travers la griserie des chiffres s’expriment une grande ingéniosité et une appréhension très fine des mécanismes démographiques.

Notes de bas de page

1 Voir par exemple « The Registry of lands, commodities and inhabitants », rédigé en 1661 (Lansdowne, 1927, p. 77-90).

2 On peut rappeler le jugement sévère du mathématicien Karl Pearson, qui fit rapidement école en Angleterre : « Petty a souillé ses belles idées en s’en servant pour satisfaire ses ambitions personnelles » (Pearson, 1978, p. 72).


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