25. Évolutions techniques et sociales dans les marais salants de Noirmoutier, une histoire de terre et d’eau
p. 535-552
Résumés
Du XIXe siècle à nos jours, d’importantes évolutions techniques et sociales ont modifié la gestion de la ressource en eau salée et la perception de l’agrosystème salicole noirmoutrin. De grands travaux améliorent la navigabilité du port pour l’exportation du sel insulaire. La construction d’écluses modifie le statut juridique des étiers d’alimentation des marais salants et la gestion hydraulique. Une société syndicale de propriétaires perçoit une taxe sur les œillets salants et veille aux travaux d’entretien et de curage. Jusqu’à 1970, la stabilité sociale du système de production et d’entretien s’appuie sur le métayage. Les travaux collectifs rémunérés, la culture vivrière des terres de marais, l’attachement des sauniers à leur propriétaire, expliquent la résistance de l’activité malgré les revenus déclinants du sel. Après 1960, l’abandon des marais salants s’accélère. Les pouvoirs publics préparent la reconversion de milliers d’hectares gagnés par l’asphyxie hydraulique. Plusieurs visions extérieures des marais se développent, folkloristes, romantiques ou naturalistes, en contrepoint d’une vision locale aménageuse et spéculative. Période de deuil d’une identité collective, elle est aussi celle des premières grandes emprises préparant la reconversion aquacole et conchylicole des années 1980. C’est à cette époque que la production de sel renaît sous l’impulsion du dynamisme du bassin guérandais voisin. Mais l’influence du long déclin, de la presque disparition de l’activité et de la politique d’aménagement laissent des traces irréversibles sur l’environnement et les mentalités. S’appuyant sur un droit environnemental nouveau, une vision purement naturaliste des espaces salicoles tend à se développer. Malgré la perte de transmission de la culture technique locale, l’identité insulaire bouleversée par l’évolution socio-économique et enfouie à contrecœur retrouve aujourd’hui ses racines à travers le renouveau salicole.
From the nineteenth century to the present day, significant technical and social developments have changed salt-water management and the perception of Noirmoutier’s salt agro system. Major works improved the harbour’s navigability in view of exporting the island’s salt. Building of locks changed the legal status of salt marsh seawater channels and hydraulic management. A landowners’ union levied a tax on saltpans and oversaw maintenance and ditch cleaning operations. Up until 1970, the production and maintenance system’s social stability was based on share farming. Paid collective work, food crop farming on marsh land, close socio-economic ties between salt harvesters and their landowners, all these factors explain why salt harvesting continued despite declining income from salt. After 1960, decline of salt harvesting speeded up, public authorities prepared for the redevelopment of thousands of hectares of salt marshes hit by hydraulic asphyxia. Several external visions of the marshes emerged, folkloristic, romantic and naturalist, as opposed to a local urban land use and speculative approach. During this period of mourning of a collective identity, salt marsh filling prepared for fish and oyster farming conversion in the 1980s. Rebirth of salt production occurred at that time under the influence of the buoyant salt production development in the neighbouring Guérande peninsula. But the long decline, the near disappearance of salt harvesting and the destruction of salt marshes due to land use policy, have all left irreversible marks on the environment and mindsets. Based on new environmental legislation, a purely naturalist vision of salt areas has attempted to override the socio-economic vision. Unwillingly buried and drastically modified, despite a loss in transmission of local technical know-how, the island’s identity has today found new roots through the salt culture’s rebirth.
Entrées d’index
Mots-clés : marais salants
Keywords : salt-marshes
Texte intégral
Figure 1 : Ile de Noirmoutier, vue Aérienne

Source : © Cliché IGN – Photothèque Nationale
1Saunier depuis treize ans sur l’Ile de Noirmoutier, dans la Baie de Bourgneuf au sud de l’estuaire de la Loire, sur la côte atlantique française (fig. 1, p. 536), je souhaite présenter ici certaines évolutions techniques et sociales récentes ou actuelles de la production du sel à Noirmoutier influant sur la gestion de la ressource en eau salée, de ses contraintes et sur la perception de l’agrosystème salicole du XIXe siècle à nos jours.
I. Les grands travaux du port de Noirmoutier au XIXe siècle : le cœur hydraulique et économique de l’île lutte pour sa survie.
2Confrontés à la crise du sel artisanal de l’Ouest au XIXe siècle, les notables noirmoutrins, souvent grands propriétaires-négociants, résistent en continuation du siècle précédent, par une politique de grands travaux de poldérisation et d’aménagement portuaire.
3La défense de la navigabilité du port de Noirmoutier et la lutte contre son envasement seront les principales préoccupations des responsables locaux pendant plus d’un siècle.
4Ce port, orienté au Sud-Est vers la Baie de Bourgneuf, est protégé des vents dominants mais constitue naturellement une vasière de sédimentation. Il est un cœur économique vital pour l’exportation maritime du sel insulaire. Avec son avant-port, il est aussi le cœur hydraulique par où convergent les embouchures des 3 étiers* (* renvoie au lexique) principaux alimentant les marais salants (1 500 hectares).
Figure 2 : La baie du port de Noirmoutier en 1703

Source : © Archives Association des Amis de Noirmoutier.
5Le négociant et armateur Jean Corneille Jacobsen entreprend en 1812 la poldérisation salicole de la partie nord de la baie portuaire. Un endiguement va rectifier, élargir, et approfondir le chenal sinueux d’accès au port. Le chemin de halage aménagé sur la digue de 1 600 m va faciliter l’entrée des navires dans le long chenal d’accès face au vent dominant (fig. 2 et 3, p. 537 et 538).
Figure 3 : Les grands travaux du port et de sa baie au XIXe siècle

Note : Trois grandes zones salicoles poldérisées au Nord et au Sud, aménagement du port et de ses quais, écluse, jetée maçonnée fermant la baie au sud.
Source : Étude ZPPAUP, Commune de Noirmoutier en l’Ile, 1991.
6Suivent d’importants travaux portuaires comprenant la construction, à l’extrémité ouest du port-étier, d’une écluse de chasse* à trois portes coulissantes (fig. 4 et 5, p. 538 et 539).
Figure 4 : L’écluse de chasse à trois portes coulissantes. État actuel, vue vers le port

Source : Cliché Isabelle Blanchard.
Figure 5 : Vue aérienne de l’écluse, du port, et des polders salicoles à l’arrière-plan, années 1950

Note : Dans le port les derniers bateaux à voile de transport du sel, le long des quais, les grands bâtiments de stockage du sel (salorges).
Source : © Éditions Gaby, carte postale.
7Ces grands travaux vont permettre au port de Noirmoutier d’accueillir un trafic maritime vital pendant tout le XIXe et une partie du XXe siècle (fig. 6, 7, 8 et 9, p. 539, 540 et 541).
Figure 6 : Bateaux le long d’une cale de chargement du quai Nord en 1877

Source : © Collection Les amis de l’île de Noirmoutier (Fortineau, 2005, p. 64-65).
Figure 7 : Bateaux le long du quai Nord en 1897

Source : © Cliché E. Say, Archives départementales de Loire-Atlantique, 44 Fi 227 (Fortineau, 2005, p. 76).
Figure 8 : : Pesée et chargement de sel sur le quai Nord vers 1898

Source : © Coll. privée Yves Aubry (Fortineau, 2005, p. 157).
Figure 9 : Le trois-mâts goélette danois « Le Thekla » et sa cargaison de bois de Suède entre 1900 et 1902

Source : © Coll. Söfartsmuseum Marstal (DK) (Fortineau, 2005, p. 72).
II. Une évolution importante dans la gestion collective de l’eau : les écluses à portes coulissantes
8Suite à la construction d’écluses, le statut juridique des étiers passe de domaine maritime navigable à une indivision gérée par une association syndicale sous contrôle préfectoral. La Société des Trois Étiers, créée par ordonnance royale en 1836, réunit les propriétaires intéressés aux travaux d’entretien, de curage, et d’amélioration de ces étiers.
9Plusieurs conséquences importantes découlent de la construction d’écluses aux embouchures d’étiers. Fermés à la navigation en amont des ouvrages, les enlèvements de sel par barque seront désormais réservés aux marais de terrain* voisinant les digues de mer et les étiers en aval des écluses. Le transport par charrette du sel des marais de plaine* nécessitent l’amélioration des chemins. Les chaussées*, digues de terre longeant les étiers n’étant plus soumises à l’action quotidienne des marées, leur inspection et leur rehaussement deviennent moins cruciaux et permettent une économie importante. La défense collective contre la mer est dès lors assurée par un ouvrage unique. Une gestion hydraulique centralisée rationalise la capacité d’alimentation grâce à un règlement de vannage des écluses. Face au risque d’inondation, les sauniers ne sont plus astreints à la même responsabilité pour la surveillance et l’entretien de leurs prises d’eau à l’étier et font l’économie de nombreux déplacements. La sécurité apportée par les écluses représente un progrès par rapport aux systèmes de contrôle hydraulique antérieurs et facilite les grands travaux annuels de curage.
III. Un calendrier de vannage* au service de la production de sel avec une fonction nouvelle et vitale : l’hydrocurage.
10Un règlement hydraulique de l’association syndicale des Trois Étiers encadre encore aujourd’hui le vannage des écluses.
11Le calendrier de manœuvre est découpé en trois saisons. Ses instructions sont précises mais tout n’est pas écrit. En fait le gardien* de la porte a une lourde responsabilité mais aussi un pouvoir d’appréciation.
12De janvier à avril. Période de vidange de l’étier pour la préparation annuelle des marais. La porte n’est ouverte que pour vider huit jours complets par mois lors des marées de faible coefficient et maintenue ouverte à chaque basse mer.
13L’étier étant vide, les marais salants noyés* d’eau salée en automne après la fin de la récolte sont mis à écourir, à l’écours*, afin de permettre leur nettoyage annuel qui doit commencer au plus vite. En cas d’hiver pluvieux, vider l’étier est stratégique pour permettre à la fois les travaux d’entretien et les prises d’eau salée aux grandes marées d’équinoxe.
14De fin avril à fin septembre. Tous les quinze jours, lors des marées de fort coefficient, sont effectuées les manœuvres de garde* pour la récolte du sel ou salange*. À chaque marée montante, deux fois par jour pendant six jours, la porte est ouverte, puis refermée à la fin de la poussée. Le remplissage obtenu permet à l’ensemble des dispositifs individuels de prise d’eau d’alimenter ou de réalimenter les réserves d’eau des marais salants dont l’autonomie est de quinze jours.
15De fin septembre à début janvier. L’instruction prioritaire est de veiller à l’écoulement des eaux pluviales et de faire une chasse deux fois par mois aux grandes marées. Après plusieurs manœuvres de garde la porte est ouverte en grand à marée basse pour obtenir un effet d’hydrocurage et « évacuer les vases molles d’aval ».
IV. L’entretien et le curage des étiers : une histoire de terre et d’eau.
16Le fonctionnement de la Société des Trois Étiers transparaît à travers deux sources principales : Ses statuts de 1836, et le registre de ses délibérations de 1839 à 1879.
17La commission syndicale prépare et fait exécuter les travaux d’entretien. Elle détermine chaque année le montant des contributions nécessaires et dresse le tableau de répartition des dépenses entre ses membres. Chaque année, après visite des étiers (fig. 10, p. 543), les travaux de curage ou de réparation des ouvrages hydrauliques sont décidés à la fin de l’hiver et exécutés en mars. La perception des sommes dues par les propriétaires étant d’un tardif recouvrement et les ouvriers devant être payés au plus tard chaque semaine de travail, la société emprunte chaque année à un ou plusieurs de ses syndics propriétaire-négociant, les sommes nécessaires pour subvenir à ses dépenses.
18Les recettes de la société se composent des taxes prélevées sur les marais qui prennent de l’eau et écourrent* par les étiers « selon le bénéfice qu’ils en retirent », c’est-à-dire en fonction du nombre de leurs œillets salants* (bassins de cristallisation du sel d’une surface moyenne de 63 m2 qui servent d’unité de surface ; à Noirmoutier, les marais peuvent contenir de 4 à 72 œillets, on compte de 17 à 24 œillets à l’hectare).
Figure 10 : Vue d’un étier et de ses chaussées

Source : Cliché Isabelle Blanchard.
19Les travaux de curage sont effectués par d’importantes équipes d’ouvriers journaliers, souvent des sauniers, qui doivent jeter la vase à la pelle du fond de l’étier jusque sur le sommet des chaussées. Ils doivent relever les éboulements fréquents lors des hivers pluvieux et maintenir les talus des chaussées à l’aide de piquets liés entre eux par des clayonnages* ou fascines*. Les digues ou chaussées sont relevées et fortifiées. Le fond de l’étier est « aplani et nettoyé jusqu’au dur ».
20La périodicité des travaux de curage prouve les fortes contraintes du milieu naturel. Chaque étier était curé tous les trois ans avec une indispensable régularité.
21De 1839 à 1879, 44 campagnes de curage sont effectuées sur les trois étiers et leurs embranchements pour un linéaire total triennal d’environ 20 km soit un total d’environ 266 km en 40 ans.
22On remarque dans les relevés de compte de certains marais, que seule la moitié de leurs œillets fait l’objet d’une taxe. De même, l’inventaire des œillets de l’Etier du Moulin, en 1848, fait apparaître seulement 1 240 œillets payants pour 2 224 œillets réels. Ces données attestent d’un usage ancien de la technique dite des œillets morts* et leur non prise en compte dans le calcul de la taxe.
V. La technique des oeillets morts : une survivance des aires saunantes
23Encore en usage, la pratique des œillets morts consiste à transformer certains œillets en bassins de chauffe supplémentaires pour augmenter le rendement des œillets dits salants lorsque la surface de préconcentration est jugée insuffisante.
24Les modifications internes des marais salants noirmoutrins réalisées au XVIIIe siècle sous la direction de paludiers* guérandais substituèrent aux aires saunantes*, cristallisoirs de faible dimension, les œillets guérandais cinq fois plus vastes. On trouve ainsi aujourd’hui à Noirmoutier des œillets de dimensions très variables (fig. 11, p. 544).
Figure 11 : Plan d’un marais salant de 18 œillets de Noirmoutier

Source : Fiche n° 7, Syndicat mixte Communauté des Pays du Gois, illustration Jean-Pierre Arcile, avril 2000 © ADAGP, Paris, 2024.
25Ce passage des aires saunantes aux œillets fut une évolution technique majeure pour les sauniers de l’île. Le système des œillets morts mis en place au XIXe siècle, représente un compromis technique cherchant à retourner au principe de gestion hydraulique antérieur, plus souple, utilisé pour les aires.
26Ce système antérieur permettait au saunier d’utiliser la moitié de ses aires saunantes comme nourrices supplémentaires en année de faible production. Le passage au système moins souple des œillets fit baisser productivité et rendement toutes les années faibles ou moyennes (c’est-à-dire selon les statistiques saunières deux années sur trois). Ainsi la transformation du tiers ou de la moitié des œillets en œillets morts permettait de réaliser un gain de productivité et d’augmenter le rendement des œillets voisins en retrouvant la souplesse de la technique des aires.
27Quoiqu’il en soit la nécessité pour les sauniers de recourir à cette technique prouve que lors de la transformation des aires en œillets, le rapport de surface moyen exigé par les règles de l’art paludières pour les alimenter (environ 600 m2 de dépendances par œillet, soit 16,6 œillets à l’hectare) ne fut pas connu, compris ou pris en compte par les commanditaires des travaux.
28Un nouveau vocabulaire technique se mélangea à la langue locale qui malgré la morphologie nouvelle des marais conserva son vocabulaire ancien. Encore aujourd’hui de rares anciens disent in’ aireu d’sao (une « airée de sel ») pour désigner la quantité de sel qu’on tire de l’œillet.
29De même, la toponymie rappelle la règle 5 aires = 1 œillet. Ainsi le marais « les Cents » compte 20 œillets, le marais « Trente des prés » 6 œillets, et le marais « Dix sept » 3 œillets.
VI. La survie de la culture du sel grâce à la terre au sein du métayage
30De 1834 à la déprise dans les années 1970, la stabilité sociale du système de production et d’entretien s’appuie sur le métayage. Le partage inégal de la récolte, 1/3 pour le saunier, est compensé par l’existence de travaux collectifs rémunérés. Comme nous l’apprend l’Enquête sur les sels* en 1868 (tome 1, p. 242-250), un couple saunier avec deux enfants exploitant 48 œillets pendant 6 mois, voit son revenu divisé par 3 entre 1856 et 1866. En dehors du travail du marais, le saunier qui n’a pas de terres à cultiver peut trouver environ 100 journées par an à 1,25 franc chacune. Les transports de sel sont pour lui une précieuse ressource, car mieux rémunérés (6 francs par charge, une charge équivaut à 3,3 tonnes).
31Les terres de marais, moins bonnes, sont en pacage ou en céréales. Leur location est 4 à 5 fois moindre que celle des terres des champs pour « attacher » le saunier au marais, nous dit l’enquête renseignée par les propriétaires. La tradition orale actuelle évoque un chantage exercé sur les sauniers les forçant à « faire » les marais pour obtenir un peu de terre. La règle : les marais « suivent » les terres, on « suit » le même propriétaire.
32« Ces terres leur suffisent pour le tiers de leur nourriture qui se compose surtout de pain d’orge » nous dit l’enquête. Pour ces sauniers-laboureurs se nourrissant aussi de fèves et de pommes de terre, de coquillages ramassés sur l’estran* et d’anguilles pêchées dans leurs marais, il est vital de louer des terres cultivables et des prés dans le cadre d’une petite culture vivrière. Malgré les faibles revenus du sel, cette survie du marais par la terre explique en partie la résistance remarquable de l’activité saunière à Noirmoutier et la lenteur d’un déclin qui s’étale sur plus d’un siècle. De plus, le propriétaire est banquier pour son saunier, lequel s’en trouve encore mieux « attaché ».
VI. Agonie, mort et reconversion annoncées des marais salants : vers une révolution de la perception du paysage et de l’identité sociale
33Malgré la création d’une coopérative en 1942, le nombre d’œillets exploités est divisé par 4 en 30 ans, passant de 12 000 à 3 000, la production chutant parallèlement. Pendant cette période, le nombre de sauniers est divisé par 5, passant de 314 à 66 (Statistiques de la Coopérative de Sel de Noirmoutier, 1942-1972). Le nombre de propriétaires-exploitants augmente du fait de la cession aux sauniers de marais moins rentables. La part du saunier métayer passe à la moitié de la récolte. À partir de 1960, l’absence de revenu suffisant et l’évolution des mentalités accélèrent l’abandon des marais du fait du remembrement agricole et de l’essor du tourisme. La jeune génération s’oriente vers la culture de la pomme de terre, les métiers de l’artisanat et du bâtiment, des huîtres et de la pêche.
34Les pouvoirs publics préparent déjà la reconversion des marais salants, jugés « non-compétitifs et condamnés à plus ou moins longue échéance ».
35En 1972 il reste pourtant encore 66 sauniers en activité dont 52 propriétaires, exploitant 3 000 œillets. Le faible nombre d’œillets exploités tarit la source de financement de la Société des Trois Étiers incapable de faire face au coût croissant des moyens de curage désormais mécanisés. L’asphyxie hydraulique gagne l’ensemble d’un réseau qui s’envase par manque d’entretien.
36On parle alors de moins en moins de « marais salants » de plus en plus de « marais ». Un paysage désert, déshumanisé, aux vases desséchées et aux herbes hautes remplace la belle image de jardin entretenu.
37Plusieurs visions nouvelles des « marais » se développent. L’art de la carte postale rend compte de ces visions extérieures, tantôt folkloristes, romantiques ou naturalistes, magnifiant un paysage en ruine, un vieux saunier typique. L’agrosystème salicole en friche est bientôt perçu comme un milieu naturel. En contrepoint des précédentes s’affirme une vision locale aménageuse et volontariste, synonyme de réussite sociale et d’un développement économique générateur de revenus et d’emplois. L’augmentation de l’écart de prix entre les terres constructibles et les terres de marais fait naître de nombreuses vocations spéculatives. C’est l’époque des comblements de marais. Les décharges sauvages se multiplient.
38Les journalistes locaux retraduisent l’ambivalence du sentiment collectif. En 1974, l’un d’eux, reprend l’image utilisée deux siècles plus tôt par le Chanoine Commard de Puylorson* (1994, p. 66) et compare avec passion le réseau hydraulique du marais au système sanguin d’un être humain. Puis il se résigne à la disparition de la production salicole. « Il faut voir les choses en face » écrit-il, et il conclut : « de toute manière et quoique l’on puisse faire, cette ressource économique de l’île est condamnée ».
39Cette vision sinistre d’une profession sans avenir et d’un marais se transformant en « marécage putride » s’accompagne de l’espoir « du jour où cet immense territoire sera remis en valeur ». En parallèle à ce deuil annoncé de l’identité collective, on assiste dans les premiers plans d’occupation des sols, à une série de grandes emprises sur le marais et à la montée en puissance des projets de reconversion aquacole et conchylicole.
VII. Le contexte difficile du renouveau salicole
40En 1981, trente vieux sauniers noirmoutrins produisent encore 145 tonnes de sel. Persuadés d’être les derniers, c’est avec scepticisme qu’ils accueillent les quelques jeunes « néo-sauniers » qui vont amorcer la reprise salicole. Le dynamisme technique et socio-économique des paludiers du bassin Guérandais montre l’exemple. Il permet aux premiers apprentis sauniers noirmoutrins d’espérer un avenir et d’acquérir les connaissances de base grâce au centre de formation paludier mis en place en 1979. Si l’activité va se développer à nouveau progressivement à Noirmoutier, elle subit néanmoins la très forte influence du passé. Le long déclin, la presque disparition de l’activité et la politique d’aménagement des marais ont des conséquences profondes et irréversibles sur l’environnement et les mentalités. Imprégnée du souvenir d’un métier « dont on ne vit pas », la population locale refuse de croire à nouveau à la viabilité économique du sel. Le savoir technique saunier est oral et s’exprime dans la langue locale, amputé et fragmenté par plusieurs non-transmissions successives. Le renouveau salicole doit s’adapter aux contraintes d’un marais transformé et aménagé dans le cadre de la création du Syndicat Mixte d’Aménagement des Marais en 1981. En plus de sa vocation principale aquacole, ce syndicat mixte, financé par des fonds publics, peut réaliser des travaux d’aménagement hydraulique du réseau collectif et améliorer la salubrité des zones de marais. La vieille Société des Trois Étiers, vidée de son contenu, est associée à titre consultatif. Conservant la gestion des écluses, elle n’est plus le financeur ni le centre de décisions.
41C’est donc grâce à des grands travaux de curage et de recalibrage des étiers originellement destinés à l’aquaculture que l’activité salicole va trouver les conditions hydrauliques de son nouveau développement. Mais la jeune profession saunière n’est pas consciente des enjeux techniques de ces travaux conduits en dehors des règles de l’art salicole. Ainsi la politique de remise en eau salée des marais est menée dans le cadre de la démoustication, modifiant les circuits salicoles. Les travaux de curage mécanisés, réalisés sans contrôle rigoureux, surcreusent les niveaux gravitaires et élargissent les étiers en fragilisant les bases de leurs chaussées. D’anciens ouvrages hydrauliques pourtant bien conservés sont détruits.
42Parallèlement, plusieurs centaines d’hectares d’un riche patrimoine salicole ont été transformés en fermes aquacoles en raison de leur proximité immédiate de la mer. Les parties préservées pour la saliculture doivent leur salut à la sinuosité, l’envasement et le faible débit des étiers, obstacle technique et sanitaire aux aménagements aquacoles prévus. Suite aux pompages intensifs des fermes aquacoles dans la nappe d’eau salée souterraine, de nombreux effondrements de la couche d’argile mettent en danger les circuits hydrauliques superficiels.
43À partir de 1986, la loi littorale, mais surtout l’action associative militante pour en défendre l’application, vont progressivement mettre un terme à la destruction des zones salicoles. La pression des aménageurs est contenue par une nouvelle génération d’élus locaux plus jeunes qui accède aux responsabilités avec la volonté de protéger les zones épargnées du patrimoine salicole. Ces élus s’appuient sur le redéveloppement progressif d’une activité saunière qui a réussi à prouver sa viabilité économique. L’impact exceptionnel de l’image des marais salants sur une économie de plus en plus liée au tourisme permet aux sauniers d’être davantage écoutés et reconnus, notamment pour la protection et la bonne gestion de la ressource en eau salée (fig. 12 et 13, p. XXIV).
44Mais, s’appuyant sur un droit environnemental nouveau, une vision paysagère purement naturaliste tend à se développer. Les marais salants y sont vus comme des « habitats lagunaires » figés définitivement dans un statut de friches. Les choix de gestion hydraulique future des vastes zones de marais salants encore incultes, mais réhabilitables, font l’objet de vifs débats.
VIII. La lente reconstruction d’une ancienne culture technique.
45La vision saunière noirmoutrine cherche son unité. La perte de transmission de la culture technique locale, la diversité des apports techniques et culturels extérieurs, l’individualisation des mentalités, la mécanisation des grands travaux, le développement diversifié du marché du sel artisanal, ont profondément modifié les pratiques, le vocabulaire et l’organisation sociale des sauniers noirmoutrins.
46Mais le lien viscéral des îliens pour « leur » marais resurgit. Cette identité insulaire bouleversée par l’évolution socio-économique, enfouie à contrecœur, retrouve ses racines, se réconciliant désormais avec elle-même à travers le renouveau de ses marais, comme concentrée avec le sel.
47Ainsi, des digues de mer aux diguettes du marais, dans le cadre mondialisé d’une économie de marché où le sel artisanal lutte pour sa reconnaissance et son nouveau développement, une ancienne culture technique collective peut lentement se reconstruire, sous d’autres formes. La réintroduction actuelle des travaux de chaussage collectif des œillets à Noirmoutier (fig. 14 et 15, p. XXIV) illustre le rôle moteur du centre de formation régional* dans la renaissance d’un savoir disparu localement, et l’émergence d’une nouvelle identité paludière-saunière.
Lexique
48Aire saunante : Ancien bassin de cristallisation en usage au sud de la Loire avant l’introduction de l’oeillet à la fin du XVIIe siècle. De surface environ quatre à cinq fois moindre que l’oeillet. Encore en usage dans le sud du département de la Vendée et en Charente Maritime.
49André Commard de Puylorson : Chanoine de Guérande né à Noirmoutier en 1710 et mort à Guérande en 1769. Témoin privilégié et bon connaisseur des évolutions techniques saunières réalisées à Noirmoutier au XVIIIe siècle sous l’influence guérandaise. Docteur en théologie, observateur engagé, il a écrit une « Histoire de Noirmoutier » riche en informations techniques notamment sur l’agriculture, la production de sel, les dessèchements.
50Charge de sel : Ancienne mesure du sel correspondant à 220 doubles décalitres, soit 4 400 litres. En fonction de la densité du sel, cette mesure de volume pouvait varier de façon très importante. De 3 300 kg pour une densité de 0,75 (750 kg/m3) à 3 960 kg pour une densité de 0,9 (900 kg/m3). Le sel étant acheté au volume et revendu au poids les négociants avaient tendance à délaisser le sel des marais de Plaine pour leur préférer celui des marais de Terrain. Il était d’usage d’accorder à l’acheteur un double décalitre par charge, à titre d’indemnité de gâtage pour la perte de sel due au transport. La charge prise sur le marais était donc de 4 420 litres. Une charrette de sel pouvait emporter, selon la puissance de l’attelage, de 18 à 25 sacs de trois double décalitres chacun, soit entre 1/4 et 1/3 de charge.
51Chaussage : La technique du chaussage, encore bien en usage dans la presqu’île guérandaise, consiste en la réfection régulière (tous les 25 ans) des fonds des oeillets par labourage et apport d’argile neuve. Ce travail est effectué manuellement en équipe et au niveau d’eau. Il permet de réparer l’usure des fonds et de rétablir l’ensemble des fonds d’oeillets à un même niveau, pour un gain de productivité dans toutes les étapes de la gestion hydraulique et de la récolte. Par ailleurs, le rétablissement du fond des oeillets en argile neuve stimule la cristallisation du sel. Autrefois effectué régulièrement à Noirmoutier, le contexte de la crise du sel artisanal, dès la fin du XIXe siècle dissuada les propriétaires d’investir régulièrement dans ces travaux extraordinaires mais néanmoins indispensables à la productivité et au rendement des marais. Plusieurs équipes familiales, composées de marins et de sauniers, ont néanmoins continué jusqu’aux années 1960-1970 à pratiquer cette technique. Le très fort engagement d’une équipe paludière de travaux collectifs (équipe Lecallo) dans la transmission de la technique du chaussage au niveau régional a permis à des sauniers du Sud-Loire de bénéficier d’un apprentissage de cette technique disparue au Sud-Loire et donc sa réintroduction.
52Chaussées : Talus de terre de plusieurs mètres de hauteur bordant le cours des étiers. Anciennes protections des polders salicoles contre la submersion marine. Avant l’installation d’écluses aux embouchures des étiers, l’entretien des chaussées des étiers était aussi vital pour la population que celui des digues extérieures ou chaussées de mer.
53Clayonnage : Technique de tressage de branches sur pieux en claie ou treillis utilisée pour soutenir et renforcer les berges d’étiers.
54Enquête sur les sels : Cette enquête administrative s’est déroulée de 1866 à 1868, dans un contexte socio-économique très tendu, sous l’égide du Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics. Elle fut motivée par les grandes difficultés de l’activité salicole artisanale de l’Ouest face à la coalition des sels industriels favorisée par le système d’impôt et les tarifs de transport par chemin de fer. Dans tout l’Ouest, les élus locaux et les notables des zones concernées ont présenté, dans le cadre de commissions consultatives ou de dépositions, des rapports détaillés sur les conditions de production, de transport, et de commercialisation des sels de l’Ouest ainsi que sur les conditions de vie des populations paludières et saunières. L’ensemble de ces sources constitue une documentation d’une richesse exceptionnelle.
55Estran : portion du littoral comprise entre les plus hautes et les plus basses mers.
56Etier : Canal d’alimentation pouvant mesurer plusieurs kilomètres de longueur et permettant l’alimentation des marais salants en eau salée grâce au jeu des marées. Ils servent également à l’évacuation de l’eau douce pluviale des polders salicoles et de leurs bassins versants. Leur lit sinueux suit le tracé originel de l’eau dans la vasière marine progressivement poldérisée. Ils se subdivisent en bras secondaires et constituent des réseaux hydrauliques arborescents vastes de plusieurs centaines d’hectares.
57Fascines : Fagots serrés de branchages utilisés dans les travaux de clayonnage pour améliorer l’étanchéité des ouvrages et atténuer l’érosion hydraulique.
58Formation Professionnelle Régionale : Créé en 1979 à l’instigation des Paludiers de la presqu’île guérandaise pour identifier et transmettre le savoir-faire paludier. Cette formation dépendant de la Chambre d’Agriculture de Loire Atlantique a permis de former environ 300 Paludiers et sauniers professionnels répartis sur le littoral régional de la presqu’île guérandaise jusqu’à l’île de Ré.
59Les marais de plaine : Situés à l’Ouest de l’Ile, la plus anciennement conquise sur la mer, leur fond argileux donne un sel au grain plus gros, moins lourd (700 à 800 kg/m3). Leur situation en amont des écluses oblige au transport du sel par charrette vers le port (magasins ou bateaux).
60Les marais de terrain : Situés à l’Est de l’Ile dans les zones dernièrement conquises sur la mer au XIXe siècle, leur fond argilo-sableux permet la récolte d’un sel plus fin, plus blanc et plus lourd (800 à 900 kg/m3). Après l’installation d’écluses aux embouchures des trois grands étiers, situés en aval des ouvrages, ils furent les derniers marais à pouvoir procéder à l’enlèvement du sel par bateau. Jusqu’à la disparition du transport du sel par bateau, les sels dit de Terrain sont donc les sels des marais avoisinant les étiers et chargés dans ces étiers.
61Marais salants noyés : Après le salange, les marais salants sont noyés en eau salée pour l’hiver. Les diguettes internes submergées sont ainsi protégées de l’érosion pluviale et du gel.
62Mise à l’écours : En février, les marais sont mis à l’écours. Cette opération consiste à vider la presque totalité de l’eau des marais en évacuant à la mer par l’étier l’eau saumâtre des marais pour permettre le début du nettoyage annuel des marais salants.
63Oeillet mort : Afin d’augmenter la productivité, le saunier peut juger utile de réduire le nombre initial d’oeillets salants, rehaussant le niveau de certains d’entre eux, pour les transformer en bassins de préconcentration. L’oeillet ainsi transformé est dit oeillet mort ou tué. Certains oeillets peuvent être alternativement utilisés comme oeillets salants ou tués selon l’intensité du salange.
64Oeillet salant : Selon la terminologie guérandaise – utilisée également à Noirmoutier et dans le nord de la Vendée littorale – désigne le bassin, très légèrement convexe, à fond d’argile où aboutit le circuit de concentration du marais salant et où cristallise le sel dans la saumure, par effet de saturation. Sa dimension est le plus souvent de l’ordre de 63 m2 (9 x 7 m) pouvant varier de 40 à 96 m2. Point le plus bas du circuit hydraulique gravitaire, le champ d’oeillets est organisé en rang simple double ou multiple.
65Paludier : Récoltant de sel artisanal sur la côte atlantique française au nord de la Loire.
66Salange : Période de récolte du sel comprise entre juin et septembre, de longueur et d’intensité variables selon la pluviométrie.
67Saunier : Récoltant de sel artisanal sur la côte atlantique française au sud de la Loire.
68Vannage des écluses : Effectué par un gardien rémunéré par l’association syndicale de propriétaires ou le service d’Etat des Ponts et Chaussées. L’ouverture ou la fermeture des portes coulissant verticalement est actionné par une crémaillère à l’aide d’une manivelle. Le vannage suit le rythme des marées et la variation de leurs coefficients. Le progrès technique de la gestion hydraulique des écluses permet d’augmenter la hauteur d’eau dans l’étier par des manoeuvres de garde pratiquées à chaque marée montante de fort coefficient. L’alimentation en eau salée, auparavant difficile pour les marais en bout d’étier lors des marées de faible coefficient, était ainsi améliorée. Le lâcher brutal, en fin de période de prise d’eau, de l’importante quantité d’eau stockée dans l’étier, permettait un effet de chasse, hydrocurage essentiel dans la lutte contre l’envasement.
69Pour les mots étier, oeillet, paludier, pour le vocabulaire et les techniques paludières en général, le chaussage en particulier voir G. Buron (1999, p. 30-53 ; 2000, p. 82-90).
Bibliographie
Bibliographie
BURON G., 1999, Bretagne des Marais salants, 2000 ans d’histoire, Morlaix, éd. Skol Vreizh.
BURON G., 2000, Hommes du sel, Morlaix, ed. Skol Vreizh.
COMMARD DE PUYLORSON A. [1767], 1994, Histoire de Noirmoutier, Association des Amis de Noirmoutier.
FORTINEAU G., 2005, Voyage photographique 1870-1930, Nantes, éd. Coiffard.
Ministère de l’Agriculture du Commerce et des travaux publics, 1868, Enquête sur les sels, tome 1, Dépositions, région de l’Ouest.
« Les étiers Noirmoutrins en danger », Journal Ouest-France, novembre 1974.
Statistiques de la Coopérative de Sel de Noirmoutier, 1942-1972.
Statuts de la Société des Trois Étiers, Ordonnance royale du 13 février 1836, Registre des délibérations de la Société des Trois Étiers, 1839-1879 et Rôle de répartition des frais pour le curage de l’étier de l’Arceau en 1844, Archives de l’Association des Amis de Noirmoutier.
Auteur
Ancien étudiant en histoire et archéologie est saunier sur l’île de Noirmoutier depuis 13 ans. Parallèlement à son engagement professionnel et syndical pour la promotion du sel artisanal, il participe dans le cadre associatif à la défense des marais salants. Il recueille les témoignages d’anciens sauniers et mène des recherches personnelles sur l’histoire de la culture du sel.
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