5. « Cultiver du sel » au Mexique Gestion passée et présente des terres et eaux salées
p. 99-117
Résumés
En agriculture et sciences ou techniques associées (pédologie, agronomie), les terres salées sont perçues négativement, empêchant la croissance des plantes pour la mise en culture ou le pâturage. Pourtant, depuis les périodes anciennes, elles représentent une ressource clef pour différentes communautés spécialisées dans la production de sels. L’analyse des processus physico-chimiques et la compilation de données archéologiques, ethnohistoriques et ethnographiques permettent de mettre en évidence le lien étroit qui s’établit entre la variabilité naturelle des efflorescences salines et la diversité des techniques mises en oeuvre pour extraire une saumure et produire des sels à partir de ces ressources. Ainsi l’exploitation des sols salés peut aller de la simple collecte d’efflorescences salines naturelles à des aménagements ou pratiques culturales plus ou moins sophistiqués visant à saliniser les terres ou accroître la « productivité saline » naturelle du milieu. Dans tous les cas, les terres salées sont perçues comme une ressource renouvelable qui nécessite une véritable gestion agricole.
In agriculture and related sciences or technologies (soil science, agronomy), saline soils are seen negatively, as they impeed the plant growth for cultivation or pasturage. Nevertheless, since precolumbian times, they represent a key resource for distinct communities specialized in salt production. The analyse of the physical and chemical process and the collections of archaeological, ethnohistorical and ethnographic data enable to underline the existing stretch link between the natural variability of saline efflorescence and the diversity of the techniques used to extract brine and produce salt from this sources. The saline soils exploitation can vary then from a simple recollection of natural saline efflorescence to more or less sophisticated agricultural practices to salinize soils or increase the natural « saline productivity ». In both cases, saline soils are perceived as a renewable resource which requires a true agricultural management.
Entrées d’index
Mots-clés : terres salées
Keywords : saline soils
Texte intégral
I. « Mythes et légendes » de la recherche sur le sel
1Avec l’expression « mythes et légendes », nous nous référons aux interprétations erronées ou simplistes suscitées par la recherche sur le sel, et non au rôle de ce produit dans la cosmogonie de tel ou tel groupe. D’une manière générale, de nombreux auteurs s’accordent à reconnaître le rôle clef du sel dans les échanges pré- et protohistoriques, principalement à partir du Néolithique et l’installation des premiers villages. Cependant, plus rares sont les études qui se sont intéressées de près aux mécanismes de production. Bien souvent, la seule présence d’une ressource saline suffit à déterminer une production et sert de point de départ à des réseaux hypothétiques de circulation. Dans cette démarche, la production des littoraux a tendance à être largement surestimée, au dépend d’une production continentale apparemment inexistante. Toujours dans cette logique simpliste, la plupart des auteurs se réfèrent au seul chlorure de sodium, lorsque le terme « sel » regroupe en fait une large gamme de minéraux, tout aussi importants que le sel alimentaire, voire particulièrement recherchés pour leurs propriétés physico-chimiques spécifiques. Le sel est en cela un bien particulier, à la fois élément indispensable à la subsistance des groupes humains, mais aussi substance chimique utilisée dans différentes activités complémentaires (conservation des aliments, fixation des teintures sur les textiles, utilisation thérapeutique et symbolique pour ne citer que quelques exemples significatifs). À ce sujet, nous citerons un paragraphe du chapitre intitulé « Sels et techniques » d’un ouvrage de synthèse sur les briquetages armoricains (Gouletquer et al., 1994, p. 131) :
Depuis le début du siècle, toutes les comparaisons ethnographiques qui ont été proposées pour tenter d’expliquer les briquetages ont pris comme référence le sel marin. Certains auteurs n’ont pas hésité à parler de productions qui seraient des « ersatz » ou des « succédanés » du sel marin. Comme si ce dernier était un modèle à atteindre par des populations qui en auraient été privées après l’avoir connu. En fait, si nous oublions un instant le sel idéal tel qu’il siège sur les tables de nos restaurants, la multitude des produits obtenus par les techniques assimilables aux briquetages permet de mettre l’accent sur un problème bien plus important... ce que nous soupçonnons derrière les briquetages, c’est l’idée que des matériaux bruts, terres, sables, plantes eau de mer et eaux de source contiennent des composantes possédant des propriétés différentes de la matière première qui les contient. C’est là le concept même de chimie et si, comme cela semble se confirmer, cet artisanat du sel a pris naissance un peu partout en Europe dès le Néolithique, il faut bien admettre que cette révolution mentale précède celle qu’implique la métallurgie du bronze, mais qu’elle est, sur le plan conceptuel, de même nature.
2En résumé, il ne semble pas inutile de rappeler que toute tentative pour aborder sérieusement la complexité du rôle du sel dans les sociétés doit nécessairement passer par une étude approfondie des techniques de production. C’est d’autant plus vrai que le bien que l’on produit, le bien que l’on consomme, transporte, échange, est éphémère et les outils (les artefacts que l’on retrouve en contexte archéologique) ne sont que des intermédiaires. Ce n’est pas tant le pain de sel qui importe sinon toute la gamme de processus mentaux, culturels, sociaux, cognitifs, qui ont amené à la fabrication de ce pain, c’est ce que transpire ce pain. Il existe mille et une recettes pour produire du ou des sels et cette infinie variété mène à la production d’un bien qui ne porte pas nécessairement en lui des stigmates culturels (en archéologie, il n’est même plus là pour nous transmettre un éventuel message !).
3Dans cette gamme de processus, nous nous intéresserons à l’interface entre culture1 et alchimie de production de sels à partir de terres salées. Ce choix s’explique par le fait qu’au Mexique, en particulier durant les périodes préhispaniques, les terres naturellement ou artificiellement salées étaient utilisées dans la majorité des zones de production (y compris les milieux côtiers). Nous mettrons particulièrement l’accent sur les pratiques et processus qui permettent d’obtenir la matière première « terres salées », sans détailler les techniques de filtration puis briquetage ou évaporation solaire qui font suite à cette étape dans la chaîne opératoire de production de sels.
II. L’exploitation des terres salées : « entre agriculture et alchimie »
Figure 1 : Situation des zones de production de sels mentionnées dans le texte

Source : Dessin C. Liot, sur la base du fond de carte réalisé par Rocio Castillo, Universidad de Guadalajara, CUCSH-Departemento de Geografía y Ordenacion Territorial.
4Les terres salées sont issues d’une concentration naturelle de sels en superficie des sols, par remontée capillaire et évaporation d’eaux d’aquifère plus ou moins concentrées. Il s’agit généralement de sols situés dans des points bas du paysage (playa2 d’un bassin continental ou bandes côtières), où l’aquifère est peu profond, dans des zones soumises à un climat à saisons contrastées présentant un déficit hydrique positif pendant une partie de l’année (saison sèche, entre les mois d’octobre et mai dans les zones concernées par cette étude). Il en résulte que ces zones sont temporairement submergées d’eau durant la saison des pluies, ce qui induit la saisonnalité des phénomènes de salinisation.
5Le processus de collecte et d’une éventuelle préparation de terres salées peut se généraliser à toute la bande côtière Pacifique, du Nord au Sud depuis le Sinaloa jusqu’au littoral du Chiapas et du Guatemala (Reyes, 1995, 1996 ; Quiroz Malca, 1995 ; Estrada et Niebla, 1955 ; Andrews, 1983, p. 63 ; Williams, 2003). Par ailleurs, on le retrouve dans les bassins endoréiques des hautes terres, notamment à Sayula dans le Jalisco (Liot, 2000), à Simirao, aux bords du lac de Cuitzeo dans le Michoacan (Liot, 2000 ; Williams, 2003), ou encore aux bords du lac de Texcoco dans la vallée de México (Parsons, 1989, 1994, 2001), Tonatico dans l’État de México (Ewald et Vasquez, 1987), Totolcingo dans l’État de Puebla (Seele, 1994 ; Ewald et Vasquez, 1987), ainsi que dans les hautes terres du Guatemala à Sacapulas (Reina et Monaghan, 1981) (fig. 1, p. 101).
1. De la collecte....
6Dans certains endroits, où la salinité naturelle des sols le permet, les terres salées sont simplement collectées avant d’être lavées dans un filtre pour récupérer une saumure qui sera ultérieurement évaporée au soleil ou chauffée. La croûte de surface du sol, enrichie en sels, localement appelée salitre, tequesquite3, saltierra ou encore polvillo, est ramassée à l’aide d’un râcloir en bois (fig. 2a, p. 103) et déposée en petits tas (fig. 2b, p. 103).
7Au contraire d’une source salée dont les réserves s’accumulent au fil des ans, les efflorescences salines peuvent être considérées comme une ressource renouvelable, qui se reforme cycliquement selon des processus physico-chimiques plus ou moins complexes et relativement lents. Les étendues de terres salées sont donc généralement divisées en parcelles, exploitées de manière successive, en laissant un certain temps de repos après chaque récolte. Ainsi, outre la gestion minutieuse des intervalles de temps séparant chaque collecte sur une même surface, il existe plusieurs techniques permettant d’optimiser la productivité saline du milieu. La plus communément utilisée consiste à broyer la croûte saline à l’aide d’un outil qui s’apparente à une herse (fig. 3a, p. 103), ce qui favorise l’évaporation et l’accroissement de la concentration en sels et facilite le ramassage en donnant à la surface du sol une texture pulvérulente.
Figure 2 : (a) Racloir en bois utilisé pour la collecte des terres salées à Sayula ; (b) Collecte des terres salées en tas dans le bassin de Sayula

Source : Cliché C. Liot.
8Une technique alternative de collecte consiste à regrouper les terres salées en bandes et non en tas, il se forme ainsi entre chaque bande ou chaque billon, un espace préparé pour la formation d’une nouvelle croûte saline (fig. 3b, p. 103).
Figure 3 : (a) Herse utilisée pour broyer la croûte de sel à Cuyutlan ; (b) Collecte des terres salées en bandes dans le bassin de Sayula

Source : Cliché C. Liot.
9Dans certains endroits, les sauniers profitent d’une distribution spatiale de la salinité en différents faciès et sélectionnent plusieurs sols selon des critères de couleur, texture et goût pour produire plusieurs types de sels. Cette activité a été particulièrement bien détaillée par Parsons (1989, 1994, 2001) dans son étude des salines de Nexquipayac (bassin de Texcoco dans la vallée de México). Les terres adéquates sont reconnues sur des critères d’apparence – la plupart d’entre elles présente un léger microrelief par rapport au reste de la playa –, de couleur et de goût (Parsons, 2001, p. 60). Il existe trois types de terres potentiellement utilisées : la tierra picante (littéralement « terre piquante », ce qui peut signifier une terre très chargée en sels), la tierra dulce (« terre douce », qui correspond probablement à une terre contenant des teneurs en sels moindres que la précédente), et le tequesquite (Parsons, 2001, p. 60-61). Ce dernier terme est associé à une terre essentiellement composée de carbonates et chlorures de sodium, dont la texture et la composition chimique peuvent varier. Le tequesquite se divise ainsi en quatre catégories de terres : la espumilla, le confitillo, la cascarilla et le polvillo (Lozano, 1946) (tableau 1, p. 104). Les différents types de tequesquite sont classés selon le lieu et la période de collecte des terres. Les termes attribués à chaque type de terres par les sauniers sont associés à leur aspect visuel4.
Tableau 1 : Qualité chimique des différents tequesquite du bassin de Texcoco

Source : D’après Lozano, 1946, p. 64-65.
10Les gisements de terres salées se situent dans des endroits spécifiques et très localisés, à une distance moyenne de 2 à 5 km de l’unité de production (fig. 4, p. 105). Par conséquent, l’approvisionnement en terres salées implique une logistique particulière : aujourd’hui les terres sont transportées vers l’unité de production soit par véhicule, soit par charrette tirée par une mule, ce qui permet un ravitaillement rapide, chaque charge étant de quelques 600 kg (Parsons, 2001, p. 79). Avant les années 1950 les terres étaient transportées à dos de mule, ce qui réduisait la quantité transportée à une centaine de kilos et impliquait la multiplication des voyages pour amener les terres salées et une augmentation conséquente du temps consacré à la collecte des terres (Ibid). L’absence de ces moyens de transport durant les périodes préhispaniques5 suppose que les unités de production étaient alors situées dans des zones plus proches des gisements de terres salées. De fait, la présence de nombreux monticules de terres lixiviées, dénommés tlateles ou saladeras selon les auteurs (Charlton, 1969 ; Noguera, 1975) sur les marges du lac, semble confirmer cette hypothèse.
11En raison de la distance qui sépare actuellement les gisements de terres salées des unités de production, la gestion de cette matière première occupe une place prédominante dans l’organisation spatiale de l’atelier de production (fig. 5, p. 106). Les terres sont stockées sous deux formes : dans le premier cas, elles sont conditionnées en monticules sur une superficie préalablement balayée, puis recouvertes avec une grande bâche en plastique pour les protéger de la poussière et de la pluie (Parsons, 2001, fig. 2.45, 2.46, p. 80 ; fig. 2.50, p. 85 ; fig. 2.53, p. 86) ; dans le deuxième cas, les terres sont stockées dans des sacs de jute (Parsons, 2001, fig. 2.16, p. 40 ; fig. 2.21, p. 53 ; fig. 2.47, p. 81). L’auteur spécifie qu’avant l’ère du plastique, les sédiments étaient stockés dans des petits édifices en torchis spécialement construits à cet effet sur l’aire de production (Parsons, 2001, p. 82).
Figure 4 : Localisation des gisements de terres utilisées comme matière première dans la production de sels à Nexquipayac

Source : D’après Parsons, 2001, fig. 2.1 © University of Michigan.
12Ces terres sont ensuite mélangées en quantités différentes, suivant des recettes qui incluent également des terres désalinisées après le processus de filtration6, pour former trois types de sédiment permettant d’extraire trois types de saumure et finalement trois types de sel : le sel blanc (sal blanca), le sel noir (sal negra) et le sel jaune (sal amarilla) (Parsons, 2001, p. 17). Le sel blanc représente 90 % du sel fabriqué actuellement à Nexquipayac et s’utilise dans la consommation humaine. Le sel noir est produit en plus petite quantité, il est vendu exclusivement aux fabricants de carnitas (viande de porc frite). Le sel jaune n’est quasiment plus produit actuellement ; il était autrefois utilisé dans l’alimentation du bétail (Parsons, 1989, p. 14).
Figure 5 : Plan d’un atelier de production à Nexquipayac

Source : D’après Parsons, 2001, fig. 2.2.
13Il est important de noter que les différentes qualités de sel sont à mettre en relation avec des variations de ce que nous pourrions appeler « l’alchimie » de production (utilisation de différents types de terres, dosages différentiels des terres et de l’eau pour la filtration), et que dans tous les cas l’organisation spatiale de l’atelier et les structures et artefacts utilisés restent les mêmes. Cette observation en contexte ethnographique a une implication évidente quant à l’étude des sites archéologiques de production. Dans cette perspective, l’exemple des salines actuelles de Nexquipayac a servi de référence ethnographique à l’étude environnementale des salines préhispaniques du bassin de Sayula, situées dans le Sud de l’Etat du Jalisco (Liot, 2000) (fig. 1, p. 101).
14Sur le plan géochimique et sédimentaire, le bassin de Sayula présente une grande analogie avec le bassin de Texcoco. Les terres salées y ont été exploitées pour la production de sels depuis le début de notre ère jusque dans les années 1940. Elles sont actuellement simplement collectées et utilisées directement comme complément dans l’alimentation du bétail. Une prospection géophysique doublée d’une étude géochimique sur six stations pilotes distribuées dans des secteurs clefs, a permis d’élaborer une carte de la variabilité saline tant qualitative que quantitative de la playa (Liot, 2000, p. 106). Les variations qualitatives ont été mises en évidence grâce à des mesures de résistivité électrique effectuées sur trois transects Nord-Sud et deux transects Est-Ouest dans la partie de playa située à l’Ouest d’une autoroute, ce qui représente environ les trois quarts de la superficie totale de celle-ci7. En fonction de la distance séparant les électrodes, nous avons mesuré la résistivité entre 0 et 45 cm de profondeur, ce qui correspond, si on se réfère aux observations réalisées dans les profils de sol des six stations pilotes, à un horizon limono-argileux homogène sur la partie de playa explorée par le biais de la méthode électrique. La figure 6 illustre les résultats obtenus. Sur cette carte, figurent les courbes d’isoconductivité (valeurs exprimées en Siemens par mètre) représentant l’inverse des lectures observées sur le résistivimètre. Les valeurs s’échelonnent entre 0,2 et 2,3 S/m. Par souci de clarté de la carte, seules sont figurées les courbes d’isoconductivité comprises entre 0,2 et 1,5 S/m. Les zones présentant des valeurs supérieures à 0,7 S/m ont été grisées, en considérant qu’il s’agit de secteurs à conductivité élevée par rapport à l’ensemble mesuré. Nous avons associé les résultats de la prospection électrique de la playa avec les variations chimiques qualitatives des extraits de croûte saline des différentes stations. Ces variations sont représentées par les proportions respectives des anions majeurs par rapport à la somme totale de ceux-ci (en meq/l), en considérant qu’ils se distribuent principalement en sels de sodium. On constate ainsi que la playa présente différents groupes de salinité, avec au Sud une répartition similaire entre chlorures et sulfates de sodium, vers le Nord-Ouest une prédominance de chlorures de sodium et au Nord-Est une prédominance de chlorures et la présence non négligeable de sulfates de sodium. Il est à noter que ces variations se manifestent par des états de surface différentiels : dans le Nord-Ouest une structure en croûte plus ou moins consolidée de couleur grise ; dans le Sud une texture grumeleuse de couleur orangée ; dans le Nord-Est, une texture pulvérulente de couleur beige.
Figure 6 : Variabilité saline de la playa du bassin de Sayula

Source : Liot, 2000, fig. 45, p. 105.
15Finalement, ont également été figurés sur cette carte les ateliers de production de sel préhispaniques sans distinguer leur période d’occupation. Il faut souligner que bien que l’on puisse noter des changements notoires dans les outils et structures utilisées8 au cours des trois grandes phases d’occupation détectées (phase Verdía de 0 à 600 ap. J.C., phase Sayula de 600 à 1000 ap. J.C. et Amacueca de 1000 à 1532 ap. J.C.), tous les secteurs de playa ont été exploités durant l’exploitation préhispanique et ces modifications sont plus à mettre en relation avec des changements socioculturels, politiques et économiques (Liot, 2000 ; Liot et al., sous presse ; Liot et al., 2006), qu’avec les variations de qualité saline.
2.... à la mise en cultures
16Dans d’autres endroits, où le procédé est plus élaboré, les parcelles sont préalablement préparées par l’exploitant, en utilisant différentes pratiques culturales dans le but de saliniser artificiellement ou d’accroître la productivité saline naturelle du milieu.
17Pour illustrer notre propos, nous décrirons les exemples de Sacapulas, dans les hautes terres du Guatemala, Tonatico dans l’Etat de México, Simirao, dans le Michoacan et Totolcingo dans l’État de Puebla (voir fig. 1, p. 101).
18Dans les trois premiers exemples, le processus de préparation des parcelles consiste en une séquence de trois opérations élémentaires : (1) épandage d’une fine couche de terres issues de résidus de cycles antérieurs (terres anciennement lessivées) ; (2) arrosage avec de l’eau provenant d’une source salée ou d’une source thermale ; (3) récolte des efflorescences salines après un cycle d’évaporation.
19Dans tous les cas, les quantités de terre et d’eau sont soigneusement dosées, pour éviter les problèmes de saturation ou les pertes de sels par infiltration. Les unités de mesure des dosages correspondent aux contenances des récipients respectivement utilisés pour chaque opération.
20À partir de cette séquence d’opérations élémentaires, on observe des variantes dans les outils et objets utilisés ainsi que dans la durée et la fréquence des cycles. À Sacapulas, un cycle de préparation dure trois jours : le premier jour au matin le saunier réalise les opérations (1) et (2) et le soir il collecte la terre et la regroupe en petit tas dans un des coins de la parcelle9 ; le second jour il répète les opérations (1) le matin et (3) le soir ; le troisième jour il répète les trois opérations en considérant que la terre est suffisamment chargée en sels pour être filtrée (Reina et Monaghan, 1981, p. 20). L’aspect rustique des objets utilisés par les sauniers à Sacapulas est particulièrement intéressant : la terre est transportée dans une corbeille à l’aide du traditionnel mecapal10 ; l’eau est transférée de la source aux parcelles dans une jarre en plastique de forme standard11 ; l’arrosage est réalisé à l’aide d’une demi calebasse. Les termes utilisés pour décrire les opérations sont très significatifs : le procédé qui consiste à épandre la terre et l’eau est appelé sembrar la sal (« semer le sel »), le sel en formation est mentionné comme brotando (« en germination ») (Ibid., p. 21). Par ailleurs, la gestion des terres présente à Sacapulas un caractère très particulier : chaque producteur dispose d’une parcelle qui se réduit à quelques trois mètres carrés sur une surface dépourvue de sol, située sur les marges du ruisseau source d’eau salée (Ibid., p. 20). Les terres préalablement lixiviées sont donc cycliquement réutilisées, le sédiment représente alors la richesse qui ne se renouvelle pas et qu’il est important de préserver. Les terres salées sont stockées dans les « cuisines », petites habitations de pierres aux toits de tuiles de 6 m par 8 m, dont la moitié inférieure est creusée dans le sol et qui se situent sur une terrasse naturelle qui domine le terrain où se réalisent les opérations antérieurement décrites (Reina et Monaghan, 1981, p. 21-22). Ces constructions abritent également la structure de combustion. Les terres salées sont soit entassées en couches sur le sol ou accumulées le long des murs (Ibid., p. 23). Une grande quantité de terres salées peut être ainsi stockée durant une période qui varie entre quelques semaines et deux ans (Ibid.). De fait, ce sont les terres salées qui représentent ici le moyen de spéculer et d’accumuler de la richesse plus que le sel lui-même. Le sel produit après le processus de cuisson n’est pas stocké plus d’une semaine.
21À Tonatico (Etat de México), les parcelles appelées ixtamiles12 sont préparées par épandage d’une couche de sable sur un sol volcanique induré, appelé tepetate. Elles sont ensuite travaillées par sarclage à l’aide d’une houe. L’eau est amenée des sources salées dans des canaux et elle est temporairement stockée dans des petits bassins situés à l’extrémité de ceux-ci. L’arrosage des parcelles se réalise également à l’aide d’une calebasse (Ewald et Vasquez, 1987, p. 8).
22À Simirao, dans le Michoacan, chaque unité de production occupe une superficie moyenne de 500 m2 de playa, exploitées en petites parcelles d’environ 25 m2. La terre est prélevée à l’aide d’une pelle dans les monticules de résidus de filtration de cycles antérieurs et transportée et déchargée avec une brouette sur les parcelles13. Les parcelles sont ensuite labourées, puis arrosée d’eau provenant de sources thermales. L’eau est amenée vers les parcelles par le biais de canaux et transvasée au moment de l’arrosage à l’aide de seaux en plastique. Le cycle d’évaporation/salinisation est plus long que dans les deux exemples précédents ; il faut compter en moyenne 15 jours pour que les terres soient prêtes à être récoltées. La récolte se réalise à l’aide de la brouette et de la pelle et les terres salées sont accumulées en petits tas dans l’attente d’être filtrées.
Figure 7 : Représentation schématique de l’insertion du cycle de « culture des terres salées » dans la chaîne opératoire de production de sel à Simirao

Source : © Dessin C. Liot.
23Là encore, la préparation des parcelles présente une analogie avec les pratiques communément mises en oeuvre en agriculture. Le labour se réalise actuellement à l’aide d’une charrue à disques et un tracteur. Auparavant, cette opération se réalisait avec une charrue tractée par un cheval et jusque dans les années 1960 avec un araire tracté par deux boeufs.
24Par ailleurs, le fait que chaque producteur dispose d’une grande superficie de playa exploitable, conjugué à la longue durée du cycle de salinisation, entraîne une gestion particulière de l’espace et du temps. Les sauniers utilisent le terme agricole de jachère (barbecho) pour définir ce phénomène. Il consiste à intégrer la gestion de la superficie de playa – en fonction de la durée du cycle de salinisation – dans la chaîne opératoire de production de sel (fig. 7 et 8, p. 111 et 112).
Figure 8 : Plan des ateliers de production à Simirao et représentation schématique du parcellaire

Source : D’après Williams, 2003, fig. 10.
25Dans le bassin de Totolcingo, à l’Est du Mexique, la culture des efflorescences salines se réalise à l’intérieur de véritables « jardins de tequesquite », imbriqués dans des réseaux de canaux d’irrigation (Seele, 1994 ; Ewald et Vasquez, 1987) (fig. 9, p. 113). Dans ce cas, les parcelles sont aménagées sur une playa naturellement salée et les pratiques culturales sont mises en oeuvre pour optimiser le processus de salinisation naturelle. Dans un premier temps, les parcelles de playa sont labourées afin d’augmenter la surface des transferts hydriques (infiltration et évaporation). Elles sont ensuite arrosées, après quelques jours il se forme des efflorescences salines.
Figure 9 : Coupe schématique des « jardins de tequesquite » à Totolcingo

Source : D’après Seele, 1994, fig. 4.
III. Implication ethnoarchéologique
26Le premier degré de décryptage ethnoarchéologique concerne les objets et outils utilisés dans la préparation des terres salées pour lesquels on peut établir des relations d’ordre fonctionnel avec les artefacts archéologiques. Le tableau 2 propose une série de correspondances entre les outils actuellement utilisés et leur probable manifestation durant les périodes préhispaniques, sur le modèle établi par Parsons (2001, tableau 2.3, p. 138-139) dans son étude ethnoarchéologique sur les salines de Nexquipayac.
Tableau 2 : Correspondances entre les outils actuellement utilisés dans la « culture des terres salées » et leur manifestation potentielle durant les périodes préhispaniques
Action | Objets utilisés actuellement | Objets probablement utilisés durant les périodes préhispaniques | Manifestations archéologiques |
Epandage de la terre | pelle plate – brouette – seau – corbeille en osier portée à l’aide d’une sangle frontale | calebasse – corbeille en osier portée à l’aide d’une sangle frontale | ? |
Labour | houe – araire – charrue | coa (houe) – bâton à fouir | ? |
Arrosage/irrigation | jarre – seau – calebasse – canaux | jarre – calebasse – canaux | jarre – canaux |
Broyage de la croûte saline | herse | outil lithique tranchant ou râcloir | lame – râcloir – grattoir |
Récolte des terres salées | râcloir en bois – pelle plate – brouette – seau – corbeille en osier portée à l’aide d’une sangle frontale | râcloir en bois – calebasse – corbeille en osier portée à l’aide d’une sangle | râcloir en basalte |
27Le second degré d’aide à l’interprétation archéologique relève des processus. Les exemples décrits précédemment montrent que deux paramètres clefs dans le déroulement de la chaîne de préparation des terres salées sont : le temps (saisonnalité et cycles de formation des croûtes salines) et l’espace (superficie exploitable et variations qualitatives et quantitatives sur un même lieu d’exploitation). On observe notamment que le degré de complexité de la préparation des terres salées est inversement proportionnel à l’action conjuguée de la superficie exploitable et de la salinité naturelle du milieu (fig. 10, p. 114). Ainsi, dans les salines de la côte Pacifique, les sauniers disposent de vastes étendues de terres très chargées en sels, à cycle de salinisation court (en raison du contact direct avec l’eau de mer). En conséquence, la chaîne de préparation se réduit au passage d’une herse pour broyer la croûte saline et la gestion spatiale consiste en une simple division de la superficie exploitable dans le but d’obtenir, à chaque récolte, les quantités de terres nécessaires pour remplir un filtre. Dans les bassins continentaux, l’utilisation de sources salées pour « fertiliser » des terres faiblement salinisées induit la mise en oeuvre de pratiques culturales plus élaborées et une gestion plus minutieuse des cycles (cas de Simirao et de Sacapulas). L’exemple des salines de Nexquipayac est particulier car, bien que situé en milieu continental, les fortes concentrations salines naturelles et les vastes étendues de playa permettent de limiter la chaîne opératoire à une simple collecte, sur le modèle des salines du littoral Pacifique. En outre, au contraire de salines littorales ou ils se forment essentiellement des chlorures de sodium, la playa du bassin de Texcoco présente différents faciès de salinisation, dont la collecte et les mélanges sélectifs permettent de produire différents types de sels.
Figure 10 : Typologie des salines en fonction de la disponibilité et des techniques de collecte des terres salées

Source : Dessin C. Liot, sur la base du fond de carte réalisé par Rocio Castillo, Universidad de Guadalajara, CUCSH-Departemento de Geografía y Ordenacion Territorial.
28Ces processus sont quasiment impossibles à identifier en contexte archéologique, parce qu’ils impliquent une réutilisation constante d’un même espace de production sur une longue période de temps et un recyclage systématique des résidus de production. Toutefois, dans le bassin de Sayula, une série de mesures et d’analyses réalisées dans les sédiments et les eaux d’aquifère de la playa à l’échelle d’une année climatique, ont permis d’évaluer la durée des cycles de salinisation superficielle et de proposer une séquence de distribution spatiale de la salinité tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif (Liot, 2000, p. 105-108). Les variations spatiales observées – différents secteurs comprenant des proportions variables de chlorures, carbonates et sulfates de sodium –, s’apparentent à celles du bassin de Texcoco et peuvent s’expliquer soit par des apports différentiels selon les caractéristiques géologiques de chaque versant ; soit par différents fronts de précipitation en fonction de la solubilité de chaque minéral. Quelles que soient les interprétations, cette distribution qualitative actuelle est le fruit de phénomènes géochimiques anciens et peut ainsi être transposable à la playa exploitée par les populations préhispaniques. Ces observations laissent supposer que les sauniers préhispaniques du bassin de Sayula avaient accès à différents lieux d’extraction permettant d’obtenir différents types de sels ; selon des pratiques analogues à celles actuellement mises en oeuvre par les producteurs de Nexquipayac. Par ce biais, le(s) sel(s) de Sayula n’entrai (en) t pas en concurrence directe avec le sel de la côte Pacifique.
29Un autre aspect à retenir est celui du stockage des terres salées. D’après les exemples étudiés, cette activité se réalise en fonction de deux paramètres : d’une part la disponibilité ou l’accès aux terres salées ; d’autre part les étapes techniques qui suivent l’obtention de la saumure à partir de la filtration/lixiviation de ces terres salées. En effet, on observe une activité de stockage dans les deux exemples de Nexquipayac et Sacapulas, dans le premier cas en raison du relatif éloignement des gisements de matière première par rapport à l’unité de production, dans le second cas du fait de la superficie exploitable extrêmement réduite et de la carence en élément terre. Dans ces deux exemples, le stockage des terres salées se justifie également par le fait que l’on y produit du sel ignigène ; les durées cumulées de collecte des terres salées et d’obtention d’une saumure par filtration/lixiviation sont en effet souvent bien plus longues que la durée de cuisson. Dans le cas des salines d’évaporation solaire, en particulier celles de milieu continental, telles que Simirao dans le Michoacan, malgré une superficie exploitable relativement réduite, la gestion adéquate du parcellaire et la relative longue durée d’évaporation de la saumure pour obtenir du sel cristallisé permet au saunier d’avoir une disponibilité constante en matière première terres salées. À ces facteurs s’ajoutent le fait que de par ses contraintes climatiques la mise en œuvre de la technique d’évaporation solaire est nécessairement une activité saisonnière, tandis que la production de sel ignigène peut se réaliser tout au long de l’année si par ailleurs on a pris soin de stocker les terres salées elles aussi nécessairement récoltées en saison sèche.
30D’une manière générale, bien que non traité dans cet article, toutes ces observations ont des implications évidentes sur l’étude de l’organisation sociale et du degré de spécialisation de l’activité de production de sel. Un autre niveau d’analyse ethnoarchéologique consisterait à utiliser ces données pour évaluer les échelles de production, en déduire les potentialités d’échanges et plus largement évaluer le rôle socio-économique et culturel de cette activité dans les sociétés qui la développent.
Conclusion
31Les terres salées du Mexique offrent aux populations locales une large gamme de ressources salines leur permettant de tirer profit de milieux peu propices à l’agriculture ou à l’élevage. L’ingéniosité des techniques utilisées pour exploiter – voire « cultiver » des efflorescences salines, en extraire des saumures et produire différents types de sels – témoigne de l’étroite relation qui s’établit entre ces populations et les ressources salines, par le biais de connaissance empirique et le développement de véritables stratégies à l’interface entre alchimie et culture. Ces stratégies, qui relèvent dans la pratique plus de l’horticulture que de l’agriculture proprement dite, participent à des cycles saisonniers complémentaires à d’autres activités primaires – pêche dans les lagunes côtières ou agriculture dans les bassins continentaux par exemple.
32Finalement, cette approche de la production de sel permet de « transcender » les tessons de céramique et les cendres, auxquels cette activité est communément associée sur le plan archéologique.
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Notes de bas de page
1 Au sens agronomique du terme.
2 Le terme playa est ici utilisé dans son sens géomorphologique, qui désigne la zone basse d’un bassin versant désertique.
3 Ce terme est formé de deux racines nahuatl : tell qui signifie pierre et quixquitl qui signifie efflorescence (Parsons, 2001, p. 61).
4 La traduction littérale de ces termes est la suivante : espumilla – meringue, cascarilla – écorce, confitillo – grumeau et polvillo – pincée ou fine poudre.
5 Pendant les périodes préhispaniques, le transport devait se réaliser à dos d’hommes à l’aide du traditionnel mecapal (sangle de portefaix), comme illustré plus loin dans le cas des salines de Zacapulas.
6 Certaines d’entre elles proviennent de salines abandonnées depuis plusieurs dizaines voir centaines d’années et situées à plusieurs kilomètres de l’unité de production (voir fig. 4), d’autres de monticules de terres lixiviées de l’atelier (Parsons, 2001, p. 62-63).
7 Le quart Nord-Est de la playa n’a malheureusement pas pu être pris en compte dans cette analyse, en raison d’un problème d’accessibilité (présence de secteurs conservant une forte humidité tout au long de l’année).
8 Changements qui par ailleurs n’impliquent pas de modification notoire de la technique dont les grandes étapes consistent en (1) filtration/lixiviation des terres salées pour obtenir une saumure concentrée, (2) cuisson de la saumure dans des récipients en céramique placés dans des structures de combustion.
9 Le saunier précise que s’il ne récoltait pas la terre pendant la nuit, il y aurait perte de sels par infiltration (Reina et Monaghan, 1981, p. 20).
10 Sangle de portefaix.
11 L’adjectif standard se réfère ici à la forme communément attribuée aux récipients servant à stocker ou transporter un liquide en Mésoamérique.
12 Littéralement « champs de sel ».
13 Les données présentées ici sont issues d’une enquête ethnographique réalisée en septembre 2000 en collaboration avec Haydée Quiroz Malca, anthropologue de l’Université de Morelos (Cuernavaca, Mexique). Elles sont complétées par une étude de Eduardo Williams publiée en 2003.
Auteur
Docteur en Anthropologie-Ethnologie-Préhistoire de l’Université de Paris I et a soutenu une thèse intitulée Les salines préhispaniques du bassin de Sayula (Ouest du Mexique) : milieu et techniques. Depuis 2000, elle est enseignant-chercheur au Département de Géographie de la Faculté de Sciences Sociales et Humanité de l’Université de Guadalajara (Jalisco, Mexique) et responsable du Projet Archéologie du Bassin de Sayula dont l’objectif général est d’analyser la dynamique socio-culturelle, l’évolution du paysage préhispanique de la région et son intégration dans les réseaux d’échanges et d’interaction de l’Ouest du Mexique et d’autres sphères mésoaméricaines. Elle a récemment publié une monographie de site en collaboration avec Ramirez S., Reveles J. et Schondube O., 2006, Transformaciones socioculturales y tecnologicas en el sitio La Peña, cuenca de Sayula, Jalisco.
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