1Chacun des trois répondants a clairement compris mes arguments et les a équitablement résumés. Chacun de ces commentaires soulève des points importants. Pour essayer de rester bref, je ramènerai ceux-ci aux quatre questions suivantes :

1. Est-ce que la diversité des pratiques que j’ai décrites sous les catégories d’agrégation, d’alignement et de codification du savoir peut en effet être considérée comme constituant un « savoir public » ?
2. Si tel est le cas, puis-je montrer que « le savoir public » était une variable importante dans l’explication des succès d’Athènes ?
3. Si le savoir public a véritablement favorisé les succès athéniens, y a-t-il quoi que ce soit d’intrinsèquement démocratique dans l’usage public efficace du savoir ?
4. Est-ce que le cas athénien nous apprend quoi que ce soit sur les perspectives d’une politique démocratique pour notre temps ?

2Je continue à supposer que la bonne réponse à chacune de ces questions est l’affirmative. Néanmoins, à la lumière des objections étayées par mes trois répondants, il faut admettre qu’il y a au moins matière à débat.

3Eu égard à la première question, il est important de noter que mon approche est explicitement associée à l’individualisme méthodologique, dans la tradition analytique anglo-américaine telle qu’elle est représentée par Philipp Pettit et Michael Bratmann. Toute tentative pour expliquer les décisions ou les actions collectives par quoi que ce soit d’autre que les jugements et les choix des individus eux-mêmes, est, à mes yeux, condamnée à l’échec. Le « nous » qui énonce une décision publique (comme dans les expressions « We the People »1 ou ho demos ton Athenaion) est une « quasi-personne » imaginaire, un composite fait d’une multiplicité de points de vue, de préférences et d’intérêts, souvent contradictoires. Pourtant, en partie grâce à des règles institutionnalisées qui rendent possibles des formes sophistiquées d’action conjointe, les quasi-personnes (dêmoi, entreprises, nations) peuvent agir et le font en effet. J’affirme qu’un « nous » donné peut aussi connaître des choses à travers la communication publique, le partage de l’information et des règles codifiées. Plus encore, j’affirme que, toute autre chose étant égale (voir néanmoins ci-dessous), un « nous » donné s’en sortira relativement mieux que ses pairs si son savoir est de meilleure qualité que le leur et si ce savoir est la base de son action conjointe. Donc, dans ce sens au moins, je pense qu’il est juste d’affirmer que mon projet concerne le « savoir public ».

4Ma thèse plus substantielle est que l’Athènes classique connut relativement plus de succès que les autres cités-État de la Grèce, à la fois au cinquième siècle impérial et au quatrième, post-impérial. Ainsi, en vertu de mon hypothèse, le « nous » athénien, le dêmos d’Athènes, soit possédait un savoir de meilleure qualité – c’est-à-dire plus exhaustif, plus précis, plus pertinent – que ses rivaux, soit faisait un meilleur usage du savoir dont il disposait, soit encore – comme je le suppose – les deux à la fois. L’expression « connaître relativement plus de succès » est importante : on ne doit pas mesurer la réussite d’Athènes dans la gestion du savoir utile par comparaison avec un « nous » idéal, dont la capacité à prendre des décisions et à les exécuter constitue un idéal-type. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de présupposer qu’Athènes était exempte de mensonges, de dissimulation, de mauvaises cascades informationnelles et d’autres déboires épistémiques. Il suffit qu’Athènes, dans l’ensemble et sur l’ensemble de la période considérée, ait disposé d’un meilleur niveau d’information ou ait été capable d’en faire un meilleur usage que ses rivales, ou bien encore les deux à la fois.

5Bien sûr, toutes choses n’étaient pas égales par ailleurs parmi ces cités-État. Il y avait entre elles des disparités considérables en termes de taille et de dotation en ressources (entre autres variables), de telle sorte que la gestion du savoir ne puisse pas être érigée en cause unique, nécessaire et suffisante du phénomène « succès relatif d’Athènes ». Dans le livre dont les présents chapitres sont tirés, je cherche à montrer pourquoi aucune autre variable (la taille, l’implantation, l’histoire impériale, la dotation en ressources naturelles, etc.) n’est en mesure d’expliquer la performance relative supérieure d’Athènes, bien qu’il semble impossible de prouver qu’aucune combinaison de ces autres facteurs pourrait expliquer le phénomène du succès athénien. De l’autre côté de l’équation : est-ce que le type d’information et de savoir que les individus athéniens possédaient (et qui devait par conséquent être disponible en vue de l’agrégation, de l’alignement et de la codification) pouvait créer une différence significative en termes de performance étatique ? Il est difficile de mesurer l’effet de la gestion du savoir sur les performances organisationnelles, mais les énormes investissements que les gouvernements modernes et les entreprises font – et ont historiquement fait – en vue de rassembler et d’essayer d’organiser l’information suggèrent assurément qu’un « meilleur savoir » est un facteur qui est largement considéré comme susceptible de faire une différence significative.

6Les démocraties n’ont certainement pas le monopole sur l’usage efficace du savoir ; en effet, les gouvernements autocratiques semblent avoir, de bien des façons, un avantage certain dans ce domaine. Un autocrate peut rediriger des ressources en vue de l’innovation militaire, comme le fit Denys I^er de Syracuse ou Philippe II de Macédoine (comme le firent aussi les autocrates allemands ou soviétiques du XX^e siècle). Comme certains responsables politiques au sein des démocraties modernes, Démosthène enviait la capacité des autocrates à garder des secrets d’État. Certains autocrates modernes ont su manier de manière très efficace les outils de la censure, de la propagande et de la peur, afin de produire au moins l’apparence de préférences et d’intérêts hautement alignés au sein de vastes populations. Des leaders autocratiques, hautement charismatiques, peuvent atteindre des résultats similaires sans recourir outre mesure à l’appareil coercitif. Ainsi, quand, placée dans les bonnes (ou peut-être devrait-on dire les mauvaises) conditions, une société autocratique donnée en vient à vaincre une démocratie, ainsi par exemple lorsque Philippe vainc Athènes, cette victoire peut être attribuée, au moins en partie, au succès rencontré par l’autocrate dans la gestion du savoir. Donc les sociétés autocratiques peuvent en effet employer le savoir à des fins d’innovation.

7Les autocraties sont aussi capables, comme l’histoire humaine en donne l’abondante illustration, d’être stables dans le temps. Les autocraties, cependant, ne sont jamais, telle serait ma position, à la fois stables et continûment innovantes sur le long terme2. Les autocraties sont, par nature, incapables de la sorte d’équilibre dynamique et adaptatif qui est un trait particulièrement remarquable d’au moins certaines démocraties – notamment Athènes. La raison en est qu’afin d’atteindre l’équilibre, c’est-à-dire la stabilité, les autocraties ne peuvent pas ouvrir de manière systématique l’accès aux institutions et ne peuvent se permettre de créer les conditions qui favoriseraient la création de formes inédites et expérimentales d’associations volontaires (North, Wallis et Weingast, 2009). Plus encore, les autocrates ont des difficultés à rendre leurs engagements (par exemple à rembourser leurs emprunts financiers) crédibles auprès de tiers (North et Weingast 1989 ; Schultz et Weingast2003). En conséquence, les individus qui vivent dans des conditions autocratiques ont une faible incitation à partager ce qu’ils savent. Dès lors, aucune autocratie n’a d’accès facile aux formes inédites de savoir utile qui émergent constamment, ainsi que je l’ai soutenu, de l’appropriation croisée des diverses informations dont sont porteurs des individus qui disposent d’expériences de vie variées, au sein de l’environnement en constante évolution des associations civiques et privées d’Athènes. La démocratie athénienne était à la fois relativement stable et relativement innovante parce que beaucoup d’individus qui constituaient ce « nous » athénien étaient disposés à expérimenter, en étaient capables, et en étaient même avides, en raison de la structure d’incitation offerte par les institutions athéniennes. Nombre de ces expérimentations furent des échecs cuisants. Mais suffisamment d’entre elles ont réussi à faire d’Athènes la cité classique dont le succès fut le plus net.

8Étant donné les différences d’échelle et de complexité, j’ai longtemps eu un doute sur la question de savoir si l’exemple athénien pourrait être appliqué aux États-nations modernes (par opposition aux organisations non étatiques, voir Manville et Ober 2003). Mais cela vaut la peine de terminer cette réponse en citant l’un des premiers documents publics signés par un président américain qui venait juste d’être investi, Barack Obama, le 21 janvier 2009 :

9« Le savoir est largement dispersé dans la société, et les représentants du gouvernement bénéficient du fait d’avoir accès à ce savoir dispersé. Les organes et agences exécutives devraient offrir aux Américains des occasions en plus grand nombre de participer à l’élaboration des politiques et d’offrir à leur gouvernement les bénéfices de leur information et de leur expertise collectives »3.

10Seul le temps nous dira si ce n’est là qu’une aspiration optimiste, ou si cela aura un effet significatif sur la façon dont les décisions sont prises. Quoi qu’il en soit, c’est là une aspiration, publiquement proclamée par un président, qui suggère que l’expérience athénienne du savoir public a quelque chose à dire au monde moderne.