19. Ghost of the Empire : circulation du savoir et dynamique impérialiste dans l’Athènes classique
À propos de Josiah Ober, « Règles codifiées et publicité »
p. 471-475
Texte intégral
1Dans cette dernière conférence, Josiah Ober s’intéresse, non plus à l’agrégation et à l’alignement du savoir collectif, mais à sa codification qui, dans l’idéal, doit être suffisamment forte pour guider la décision des acteurs, mais suffisamment fluide pour être éventuellement remise en cause et permettre l’innovation. La codification apparaît comme une étape cruciale pour abaisser les coûts de transaction et, in fine, favoriser la prospérité économique. C’est ce que les Athéniens avaient parfaitement compris au IVe siècle. Ils mirent en effet en place une codification extrêmement élaborée, qui passait par la standardisation et la publicité des règles encadrant les échanges économiques – bref, par la création d’un cadre institutionnel à la fois attractif, clair et stable, dont les dikai emporikai, les procédures liées aux conflits commerciaux, sont le meilleur symbole : une procédure rapide (un mois) mettant sur un pied d’égalité citoyens et étrangers et recourant à un contrat écrit. Ces évolutions peuvent être mises en regard du programme de redressement financier d’Athènes tracé par Xénophon, dans les Poroi, en355 av. J.-C., à un moment où la ligue maritime dont la cité avait le contrôle vient de s’effondrer1.
2La démonstration passionnante de Josiah Ober soulève pour commencer une question de détail, à propos des Poroi. À le suivre, parmi une série de propositions pertinentes, Xénophon ferait une suggestion rétrograde – hanté qu’il est par le modèle spartiate – en proposant d’acquérir un corps d’esclaves publics susceptibles d’être loués à des personnes privées, une fois tatoués. En quoi cette mesure serait-elle une mesure spécifiquement « rétrograde » dans une société qui reste massivement esclavagiste ? Même si cela nous est moralement insupportable, cette décision n’en revêt pas moins une forme de rationalité du point de vue des Athéniens qui disposeraient ainsi d’un plus grand nombre d’« outils animés » pour mettre en valeur leurs mines et accroître la circulation de leur précieuse monnaie. N’est-ce pas là faire preuve d’un certain anachronisme de taxer d’irrationalité le recours à la main-d’œuvre servile ?
3Pour autant, Josiah Ober ne s’en tient pas à l’étude du seul Xénophon dont le programme n’a au demeurant jamais été directement mis en œuvre et dont on connaît mal la réception des œuvres. Pour étudier le processus de codification à l’œuvre dans la cité démocratique, l’auteur dévoile tous les présupposés de la loi (nomos) de Nicophon (375 av. J.-C.), qui réglemente l’usage de la monnaie à Athènes. L’exemple est bien choisi, à la fois sur la forme et sur le fond, pour qui souhaite comprendre le processus de codification du savoir à l’œuvre dans la cité athénienne.
4Sur la forme tout d’abord. Incarnant un subtil équilibre entre fluidité et rigidité, la loi est à Athènes l’outil de codification par excellence. Rappelons qu’au IVe siècle, il existait une différence de nature entre les lois (nomoi) et les décrets (psêphismata) – les lois ayant une visée générale, les décrets portant sur des sujets particuliers et limités. Les lois athéniennes étaient certes modifiables – et en cela, elles respectaient l’exigence de fluidité propre à une bonne codification –, mais elles ne pouvaient l’être qu’à la suite d’une procédure assez lourde : il fallait mettre en accusation une ancienne loi, la condamner, pour la remplacer par une nouvelle. À cette fin, il fallait créer un corps spécifique de nomothètes, tirés au sort parmi les jurés des tribunaux. Les lois étaient donc suffisamment rigides pour permettre la transmission routinière du savoir collectif, sans être pour autant immuables et définitivement gravées dans le marbre.
5 Sur le fond, ensuite, la loi de Nicophon démontre à merveille comment Athènes a su abaisser les coûts de transaction pour les marchands étrangers, en acceptant même les pièces frappées ailleurs, du moment qu’elles imitaient fidèlement la drachme attique. La loi codifiait donc des usages variés, sans légalisme excessif, de façon à permettre le fonctionnement optimal du système économique athénien.
6Dans ce cadre de réflexion clairement défini, Josiah Ober analyse avec précision le fonctionnement de la loi de Nicophon et sa démonstration emporte l’adhésion. Au terme de la lecture, il reste toutefois une question en suspens qui porte, non sur la codification en tant que telle, mais sur ses fondements. La loi de Nicophon est-elle véritablement liée à l’agrégation et l’alignement d’un savoir dispersé, comme le soutient Josiah Ober ? Répondre à cette question suppose de trancher d’autres interrogations en amont : comment la cité athénienne est-elle parvenue à faire accepter son monnayage dans la plus grande partie du monde grecque ? Comment les chouettes athéniennes sont-elles devenues la monnaie internationale de référence – une situation dont la cité tire de substantiels bénéfices au IVe siècle et qu’elle gère intelligemment, comme le prouve la loi de Nicophon ?
7Même si ce n’est pas l’unique facteur, cette position dominante fut, me semble-t-il, acquise par la force, et non en lien avec les formes de circulation du savoir propres à la démocratie. L’impérialisme athénien avait en effet une dimension financière et monétaire affirmée. Dans les années 440, selon toute probabilité, le décret de Cléarque généralisa l’utilisation de la monnaie athénienne dans toute la ligue de Délos, à un moment où Athènes avait déjà marginalisé ses rivales sur le plan monétaire, et ce, depuis la mise au pas de Thasos dans les années 460. Menée par Périclès, la guerre contre Samos, en 440, trouve d’ailleurs là une de ses causes sous-jacentes – au-delà de l’origine proclamée du conflit. De fait, jusqu’en 440, Samos émettait encore sa propre monnaie : ces séries monétaires disparaissent brutalement après la victoire athénienne contre l’île, en 440- 439. Une anecdote relayée par Plutarque, dans la Vie de Périclès (XXVI, 4), souligne la dimension monétaire du conflit : au cours des combats, des prisonniers athéniens furent capturés et les Samiens leur tatouèrent sur le visage une chouette athénienne ; après avoir capturé des Samiens, les Athéniens leur rendirent la pareille, en tatouant le visage de leurs captifs d’une Samaina, une proue de bateau samien. Cette anecdote ne met pas seulement en exergue les horreurs de la guerre. En les tatouant de la sorte, les belligérants transformaient leurs adversaires en signes monétaires et, donc, en marchandises interchangeables : la chouette représente le type monétaire athénien, et la Samaina, celui de Samos. Au-delà de sa dimension anecdotique, l’histoire rapportée par Plutarque – et remontant probablement à Ion de Chios au Ve siècle – signale en filigrane les enjeux monétaires de la montée en puissance de l’impérialisme athénien. En mettant au pas les Samiens, Athènes faisait place nette pour la circulation de ses « chouettes ».
8C’est donc la force qui permit aux Athéniens d’acquérir une position dominante en matière monétaire, et c’est en profitant de cette situation de quasi-monopole que les Athéniens purent ensuite, au IVe siècle, gérer rationnellement cet avantage de départ. Peut-être même pourrait-on pousser l’analyse plus loin. Ne pourrait-on pas dire que cette position dominante permit de dissimuler pendant longtemps une cascade de mauvaises décisions collectives ? Pour le dire autrement, la dynamique impériale ne conduisit-elle pas les citoyens à prendre des décisions collectives catastrophiques, qui menèrent finalement à l’effondrement de la ligue de Délos ? Le « fantôme de l’empire » continua d’ailleurs à hanter la cité démocratique au IVe siècle : Athènes prit la tête d’une seconde confédération maritime en 378 – trois ans avant le vote de la loi de Nicophon, qu’il est difficile de comprendre en dehors de ce contexte impérialiste renaissant – jusqu’à ce que les Alliés se révoltent à nouveau, moins de vingt en plus tard, entre 357 et 355 av. J.-C.
9Une dernière question émerge lorsque l’on considère, non plus l’amont – i.e. l’empire athénien du Ve siècle –, mais l’aval – i.e. la domination macédonienne. Que nous apprennent les succès de Philippe sur les processus d’agrégation, d’alignement et de codification du savoir dans un contexte monarchique ? Comment expliquer l’incapacité d’Athènes à résister à cet autre modèle de circulation du savoir ? Ce parallèle entre Athènes et la Macédoine mérite d’autant plus d’être exploré que, dans les années 350, le royaume dirigé par Philippe II partageait certains traits communs avec la cité démocratique du début du Ve siècle.
10Comme Athènes, la Macédoine disposait d’un territoire unifié, d’une population nombreuse et, avec la conquête de la Pérée thasienne, de mines très riches. Comme Athènes, la Macédoine jouissait d’une supériorité militaire, grâce à des innovations techniques (comme la sarisse et la réorganisation de la phalange) et à l’utilisation des ressources financières extraordinairement vastes : grâce au minerai du mont Pangée, les Macédoniens furent en mesure de recruter de très nombreux mercenaires, tout comme les Athéniens purent multiplier le nombre de leurs trières après la découverte d’un nouveau filon argentifère dans les mines du Laurion, en483. Profitant de leur position de force, les Macédoniens promurent les « Alexandres » en tant que nouvelle monnaie d’échange, utilisée dans tout le bassin méditerranéen, marginalisant rapidement les « chouettes » athéniennes. N’est-ce pas là une preuve a contrario du rôle joué par les succès militaires dans la diffusion de la monnaie ?
Notes de bas de page
1 Reste néanmoins que le but avéré de l’œuvre est bien plus d’accroître les prosodoi, les ressources financières, que de favoriser l’expansion économique.
Auteur
Est maître de conférences d’histoire ancienne à l’université Paris-Est Marne la Vallée, et membre junior de l’IUF. Il est entre autres, l’auteur de Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, (Prix de l’Association des études grecques 2005), de Périclès. La démocratie à l’épreuve du grand homme, Paris, Armand Colin, 2010 (Prix du livre d’histoire du Sénat 2011). Il a coordonné, avec Paulin Ismard, l’ouvrage Clisthène et Lycurgue d’Athènes. Autour du politique dans la cité classique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011. Il travaille en particulier aujourd’hui sur les statues à l’époque classique : entre honneur et outrage.
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