1Initiée en grande partie dans le sillage de la micro-histoire, la vague contemporaine autour de la théorie des réseaux n’ignore plus le champ de l’histoire ancienne1. Qu’il s’agisse de réfléchir sur les identités ethniques à l’époque archaïque (voir notamment Malkin, 2003), ou d’interroger l’articulation entre mythe et rituel et son impact sur la construction territoriale des communautés (à titre d’exemple Kowalzig, 2007), la notion de réseau s’est progressivement imposée comme un des outils de recherche les plus féconds de l’historiographie récente des mondes grecs. Le succès d’un tel paradigme n’est toutefois pas sans ambivalence : dans son usage extensif, la notion peut parfois en venir à recouvrir des réalités très variées, et se contenter dans ce cas de reconduire sans grande originalité une histoire sociale de la cité classique aux fondements bien établis.

2Tel n’est pas le cas, bien au contraire, de l’étude de Josiah Ober, qui nous invite à une véritable relecture de l’ensemble du fonctionnement de la société athénienne. La théorie des réseaux permet en particulier de mettre en lumière une question rarement abordée par les historiens : la circulation du savoir dans la cité classique. La façon dont les différents niveaux d’une société athénienne multiscalaire s’articulent et se coordonnent serait en effet au cœur de deux des trois étapes propres à l’élaboration de la « bonne décision » dans la cité démocratique, celles de l’agrégation et de l’alignement de l’information. Une telle approche conduit en définitive à une relecture d’une des traditions historiographiques les mieux partagées, celle de « la société de face-à-face » chère à Moses Finley (1985). À suivre Ober, la cité apparaît en effet comme un faisceau d’entités composites, un ensemble de réseaux de multiples dimensions, à travers lesquels sont ménagés des écarts permettant à chaque Athénien de jouer sur des liens d’intensité variable. Produits par les institutions civiques, l’ensemble de ces réseaux fonctionnerait ainsi pour les membres du corps civique comme une contrainte susceptible d’être mobilisée, selon les circonstances, comme une ressource ou un capital social, ainsi que le montre le cas fictif – mais tout à fait crédible – de Poseidippos de Paiania.

3Il me semble qu’une telle représentation de la société athénienne de l’époque classique, particulièrement suggestive, pourrait encore être prolongée au-delà du cadre d’interprétation proposé par Josiah Ober. Celui-ci insiste tout particulièrement sur le rôle central de la Boulè, le Conseil des Cinq-Cents, conçu comme le lieu où pourrait particulièrement s’agréger puis s’aligner un savoir dispersé dans l’ensemble du corps social. Parallèlement, l’étude décrit un processus cumulatif par lequel des savoirs élaborés à une échelle locale auraient été en mesure, davantage que dans tout autre régime, d’enrichir les pratiques démocratiques à l’échelon civique. L’hypothèse invite à interroger tout particulièrement la façon dont les différentes échelles de pratiques se coordonnent et s’échelonnent les unes les autres – ou, pour employer la langue de la sociologie de l’acteur-réseau, d’identifier les plug in qui permettent de convertir les acquis réalisés à une échelle spécifique de pratique dans une autre (Latour, 2006). À cet égard, il paraît difficile d’évoquer l’existence d’un savoir public à proprement parler sans prendre en compte le rôle déterminant joué par une échelle intermédiaire (ou « meso ») des pratiques sociales dans la cité, qui ne peut être qualifiée ni de locale, ni de civique. Le phénomène associatif apparaît à ce titre au cœur d’un vaste processus de communication essentiel dans la construction d’un savoir collectif qui se déploie parallèlement au cadre des institutions politiques – ou, pourrait-on dire, dans un espace de type public mais non civique.

4 Que la vie associative soit au cœur de l’expérience démocratique athénienne, l’opposition aristotélicienne dressée dans les livres V et VI de La Politique entre tyrannie et démocratie le confirme à sa manière. Afin de garantir la stabilité de la politeia démocratique et « mélanger les citoyens entre eux », Clisthène aurait en particulier multiplié des groupements de toute sorte dans la cité2. La démocratie se présente ainsi d’une certaine façon comme le produit de la maximisation des interactions sociales aux différentes échelles dans la cité. À l’inverse, le salut de la tyrannie tient à ce que les citoyens se connaîtraient le moins possible, chaque citoyen étant pour ainsi dire enfermé dans son idion. Le régime tyrannique se caractériserait plus encore par l’existence d’un point central à partir duquel l’ensemble du corps social puisse être à la fois appréhendé et distribué3 et, parallèlement, la faiblesse des relations transversales associant les différentes parties du corps civique.

5Ces associations sont souvent présentées comme de simples subdivisions reproduisant passivement des structures civiques qui seraient les seuls acteurs « efficients » de l’histoire athénienne (voir ainsi Osborne, 1990 ; et de façon indirecte, Jones, 1999). Je crois au contraire que l’ensemble de ces communautés constituent des lieux d’agrégation ou de connexion, au sein desquels se constituent des formes de savoir collectif susceptibles de « circuler » jusqu’au niveau civique. Le phénomène est particulièrement visible concernant ce que l’historiographie a dénommé « les associations régionales » qui regroupaient autour de pratiques cultuelles communes différentes communautés de tailles variées (ainsi la Tétrapole de Marathon, la Ligue d’Athéna Pallènis, ou les Tetrakômoi de Phalère). On peut faire l’hypothèse que ces communautés, et les sanctuaires dont elles avaient la charge, ont joué un rôle essentiel dans la circulation des connaissances entre les différentes échelles de fonctionnement de la cité.

6Considérons par exemple une des innovations les plus marquantes de l’Athènes du V^e siècle : la gestion financière des biens des sanctuaires. Immensément nombreux en Attique, les sanctuaires locaux constituaient sans aucun doute un des lieux où ces processus de communication pouvaient connaître une première formalisation. Il apparaît très clairement par exemple qu’un modèle de comptabilité inédit, reposant sur la distinction entre capital actif et passif et impliquant des opérations de crédit parfois de grande envergure, s’est développé dans le cadre des structures associatives avant d’être repris par les instances civiques – par exemple concernant la gestion du sanctuaire de Délos4. Les sanctuaires, et les associations qui en assuraient la gestion, ont ainsi sans doute constitué des lieux de médiation de première importance en termes d’élaboration de savoirs collectifs – en un mot les plug-in par lesquels les savoirs circulaient d’un niveau à l’autre dans la société athénienne.

7S’il met particulièrement en évidence le rôle de la Boulè, Josiah Ober ne se contente pas, toutefois, d’une approche étroitement institutionnaliste. Il insiste en effet tout particulièrement sur le rôle central joué par les grands rituels civiques dans la mise en commun de l’information. Se déroulant le plus souvent selon une scénographie qui serait celle du « cercle orienté vers l’intérieur », les rituels civiques offriraient des moments privilégiés d’autoreconnaissance de la société civique athénienne par l’ensemble de ses membres. La proposition, qui s’inspire des travaux de M. Chwe, peut en partie sembler paradoxale au regard de « la cité des réseaux » que nous avons évoquée. En effet, comme l’a montré Nicole Loraux au sujet des oraisons funèbres, l’idéologie civique qui semble se déployer dans la plupart des grands rituels civiques célèbre une cité idéalisée, caractérisée par son unité et son homogénéité. La pluralité y est pensée sur le mode tragique de la scission (L oraux, 1981 ; 1997). Un tel discours semble précisément réfuter voire même, pour reprendre les termes de Loraux, refouler la « cité des réseaux » et l’ensemble des processus de circulation qui traversent le corps civique. Songeons par exemple aux processions des grandes fêtes civiques, qui jamais ne mettent en scène la cité dans la variété de ses composantes. La « cité des égaux » célébrée dans les grands rituels civiques est une cité quelque peu écrasée !

8On aurait tort toutefois de réduire l’ensemble des configurations rituelles de la religion athénienne au cadre d’analyse proposé par Nicole Loraux. Il est sans doute intéressant à ce titre, encore une fois, d’observer quelques rituels communautaires qui ne sont pas civiques à proprement parler, et dont la scénographie semble obéir à une logique quelque peu différente. Considérons par exemple les fêtes organisées autour du grand sanctuaire d’Athéna Pallenis au centre de l’Attique du V^e siècle. Celles-ci mettent en scène, dans la célébration d’un même culte, différents acteurs de niveaux variés : sous l’autorité d’un archonte civique, des archontes et des parasitoi issus des dèmes de la région participent au rituel ; la petite communauté d’Acharnes jouit par ailleurs de prérogatives spécifiques dans l’animation du culte. Pour autant qu’on puisse le déterminer, il semblerait que le rite ait pour objet de mettre précisément en scène un processus de circulation et de coordination entre différents groupes s’inscrivant dans différentes échelles de pratique dans la cité (Ismard, 2010). Un phénomène analogue est sans doute observable dans le cadre du culte d’Héraklès à Marathon ou dans ceux des Tétrakômoi du Phalère. Il me semble en définitive que ces pratiques rituelles, correspondraient bien davantage que les grands rituels civiques au processus d’autoreconnaissance de la société athénienne que Josiah Ober met en valeur.