1Cette première conférence présente l’ambitieux projet de Josiah Ober : étudier la cité athénienne de l’âge classique à l’aide des outils forgés par les théories économiques de la décision et de l’action collective afin d’apporter une contribution à la théorie contemporaine de la démocratie. S’inscrivant dans la lignée des hellénistes, qui, tel Moses Finley, pensent que la démocratie moderne a quelque chose à apprendre de la démocratie antique, J. Ober propose une thèse audacieuse : l’exemple athénien montre que la démocratie est une forme de gouvernement qui est non seulement plus morale que les autres, mais également plus efficace du point de vue politique et économique. Sous sa forme athénienne, c’est-à-dire délibérative et participative, la démocratie réalise certes des valeurs morales, comme la liberté et l’autonomie, mais elle favorise également la stabilité, la prospérité et la puissance militaire. La stabilité du régime démocratique athénien et son rayonnement dans le monde grec s’expliqueraient par l’existence à Athènes d’institutions politiques permettant d’organiser le savoir public et de l’exploiter. La mobilisation de concepts et modèles issus de la théorie du choix rationnel permet en effet d’identifier certains traits de la démocratie athénienne qui assurent l’agrégation, l’alignement et la codification du savoir public : 1) l’existence de réseaux au sein de la cité, qui permet que les informations disséminées circulent et soient agrégées ; 2) la publicité instituée par l’architecture et les rituels athéniens, qui facilite l’alignement et l’action collective ; 3) l’édiction de lois connues de tous codifiant le savoir utile, qui abaisse les coûts des transactions individuelles et instaure une égalité d’accès à l’information. La mise en commun des informations dispersées au sein de la population permet de résoudre certaines difficultés bien connues de l’action collective, illustrées par les modèles classiques du dilemme du prisonnier, du défaut de coordination, de la tragédie des biens communs ou du resquilleur. Athènes nous montre donc, conclut J. Ober, que la thèse influente selon laquelle la démocratie serait un système juste mais inefficace est infondée. Le calcul des coûts et des bénéfices permet de soutenir la thèse inverse, celle de la compétitivité du régime démocratique : les gains produits par l’exploitation politique et économique du savoir public sont plus importants que les coûts associés à l’inclusion de tous les citoyens dans les institutions participatives et délibératives. C’est pour cette raison que l’Athènes démocratique a pu dominer si longtemps ses rivales autoritaires. Les régimes contemporains devraient tirer des leçons de l’exemple athénien : inventer des institutions participatives et délibératives adaptées à nos sociétés qui permettraient d’agréger, d’aligner et de codifier le savoir public permettrait de compenser les imperfections des systèmes représentatifs.

2La démarche consistant à montrer que l’organisation de la cité athénienne permet de parer à certaines difficultés formalisées par les théories économiques de la décision soulève toutefois trois questions.

3Premièrement, le cadre théorique présupposé par le dilemme du prisonnier, la tragédie des biens communs ou le cas du resquilleur porte sur les décisions des individus et non sur un processus collectif de prise de décision. Il construit l’action collective comme le produit d’un ensemble de décisions individuelles coordonnées et vise à déterminer sous quelles conditions – d’information, d’incitation, etc. – ces décisions peuvent produire un résultat optimal du point de vue collectif. Son objet n’est donc pas la décision politique centralisée, prise par des institutions agissant au nom de tous, et contraignante pour tous, même pour ceux qui n’y ont pas individuellement consenti. Le paradigme visé par ces théories est le marché, sur lequel des individus indépendants les uns des autres passent des transactions, et non l’assemblée, dans laquelle des individus doivent s’accorder sur une décision unique qui les engagera et contraindra tous. De fait, l’analyse de la cité athénienne que propose J. Ober se concentre sur les transactions interindividuelles au détriment des institutions décisionnelles. Ainsi le processus d’agrégation du savoir public qui est décrit consiste-t-il en une libre circulation des informations, permettant à chacun de disposer de celles dont il a besoin au moment où il en a besoin, mais non en un processus centralisé de collecte ou de synthèse permettant d’intégrer ces connaissances aux procédures de prise de décision collective. Dès lors, il n’est pas certain que le raisonnement proposé porte vraiment sur le gouvernement démocratique en tant que tel. Une société non démocratique peut autoriser la circulation d’informations de nature économique, instaurer certaines formes de publicité, et bien sûr organiser la codification de connaissances utiles à la prospérité, sans faire participer pour autant les citoyens à la prise de décision politique. Ceci soulève une première question : l’analyse de la cité athénienne à partir des théories économiques de la décision montre-t-elle vraiment que le gouvernement démocratique est efficace, ou montre-t-elle plutôt que certains modes d’organisation de la société, dissociables de la démocratie, favorisent la prospérité économique ?

4Deuxièmement, les modèles qui sont invoqués correspondent à des cas où il existe une situation optimale pour tous, qui peut être reconnue comme telle par tout individu rationnel suffisamment informé. Les théories de l’action collective fondées sur le choix rationnel s’intéressent aux problèmes de coordination et de coopération entre individus ainsi qu’aux conditions sous lesquelles ils peuvent être résolus. Si chacun est suffisamment informé pour percevoir les bénéfices de la coopération, si les préférences des autres lui sont connues, et s’il existe des incitations suffisantes pour qu’il ne tente pas de tirer profit de la coopération sans coopérer lui-même, les difficultés signalées peuvent être largement évitées. La possibilité que subsistent entre des individus rationnels et informés, prêts à coopérer, des désaccords persistants sur les fins de la coopération ou l’identification de la solution optimale n’est pas prise en charge. Or les critiques du régime démocratique comme régime inefficace, notamment celles formulées par Tocqueville, que mentionne J. Ober, ne visent pas simplement les difficultés de coordination entre actions individuelles. Elles visent également l’existence de conflits de valeurs et d’intérêts inconciliables entre citoyens, ou encore la versatilité d’un gouvernement soumis à l’alternance. Même en situation d’information parfaite, ces sources d’inefficacité politique perdurent. Ceci motive une seconde question : l’existence de mécanismes d’agrégation, d’alignement et de codification du savoir public peut-elle suffire à expliquer le succès et la stabilité politiques d’Athènes ? Peut-elle plus généralement garantir l’efficacité du mode démocratique de gouvernement ?

5La notion de « savoir public » me paraît soulever un troisième type de difficultés. Tout d’abord, il n’est pas évident que les informations dispersées au sein du public constituent un savoir, si l’on entend par là des croyances (ou des ensembles de croyances) vraies. Les informations dont la circulation est favorisée par la publicité et l’existence de réseaux peuvent être exactes ou inexactes, apporter des connaissances ou colporter des rumeurs. J. Ober signale à juste titre que les théoriciens de la démocratie qui se penchent sur les mécanismes agrégatifs et délibératifs ont tendance à considérer que la circulation des opinions et les cascades informationnelles ont des effets négatifs, mais il me paraît tomber dans l’excès inverse, en supposant que ces phénomènes sont toujours, ou le plus souvent, positifs. L’argument selon lequel les enjeux de réputation incitent les individus à ne pas faire circuler des informations fausses et à diffuser des informations vraies paraît insuffisant pour justifier cet optimisme. D’une part, la rétention d’informations précieuses peut souvent entraîner des bénéfices supérieurs aux effets de réputation positifs liés à leur divulgation, et n’entraîne pas d’effets de réputation négatifs tant qu’elle reste inaperçue. D’autre part, les informations mensongères ne sont qu’un type parmi d’autres d’informations erronées : l’incitation à diffuser des informations vraies ne protège pas contre les erreurs de jugement. Ceci conduit à une troisième question : en quoi les institutions athéniennes favorisent-t-elles la circulation et l’exploitation d’un savoir public et non simplement d’informations publiques, qui peuvent tout aussi bien être erronées et nocives qu’exactes et bénéfiques ?