1Dans ma seconde conférence, je me suis concentré sur la question de savoir comment une décision pouvait être prise en agrégeant un savoir dispersé, et mise en œuvre par l’alignement du savoir commun. Aujourd’hui, je vais me tourner vers la question de savoir comment une décision peut avoir prise sur le comportement futur des acteurs lorsqu’elle est codifiée en un savoir public. À travers le processus de codification, une décision devient une « règle du jeu »2. Quand les règles sont trop rigides pour être modifiées, elles étouffent l’innovation productive ; quand les règles sont trop fluides, les bénéfices de l’apprentissage social diminuent. Dans un système idéalement productif, les règles sont assez fortes pour guider les actions individuelles, mais elles restent ouvertes à la révision et à l’interprétation. À Athènes, des formes dynamiques de savoir furent fixées, grâce à la codification, sous une forme textuelle : une loi (nomos) ou un décret (psephisma). Dans de nombreux cas, ce texte était inscrit sur une stèle de marbre, littéralement « gravé dans le marbre » et publiquement exposé. À Athènes, cette fixation de règles a pu résister à la tendance à l’ossification, alors même qu’au IV^e siècle avant J.-C., les règles y étaient assez claires et assez stables pour produire en retour de substantiels bénéfices en termes de participation politique et d’éducation civique. Le savoir codifié a ainsi permis aux Athéniens de bâtir des projets pour le futur avec confiance, et les a, en même temps, encouragés à imaginer les façons dont leurs vies collectives et individuelles pourraient être améliorées si les règles étaient modifiées.

2J’ai suggéré, dans les deux conférences précédentes, que la démocratie athénienne doit le succès qui fut le sien au fait d’avoir organisé le savoir utile d’une manière qui a permis une innovation continue, tout en encourageant l’apprentissage du savoir social. Aujourd’hui, nous regarderons certaines innovations clefs dans le domaine de la codification des règles présidant à différents types d’échange économique. Je défendrai l’idée que plusieurs innovations légales du IV^e siècle ont été conçues pour augmenter la productivité de l’économie athénienne par le moyen d’une baisse du coût des transactions. L’expression « coût de transaction » désigne le coût prévisible incombant aux individus qui entreprennent de passer des contrats ou de faire des affaires potentiellement profitables. Quand les coûts de transaction baissent, la productivité augmente, parce que l’augmentation du profit tiré de transactions devenues moins coûteuses augmente la valeur et la fréquence de celles-ci. Un bien commun résulte alors de nombreux choix privés accomplis sous les conditions établies par des règles codifiées. Notre but sera de comprendre comment des politiques publiques innovantes menées par l’État athénien ont affecté le coût des transactions contractées par les individus privés qui menaient leurs affaires, et leurs vies, à l’intérieur du territoire d’Athènes.

3Le savoir est un des premiers facteurs déterminants du coût des transactions : si les deux partenaires d’un échange partagent un accès entier et égal à toutes les informations concernant cet échange, leurs coûts de transaction baissent en conséquence. Mais sous certaines conditions d’accès asymétrique à l’information utile, le coût de transaction augmente. Supposons, par exemple, que A (l’acheteur) et V (le vendeur) cherchent à échanger les lingots d’argent de A contre les céréales de V. À première vue, si A est un négociant professionnel en céréales, un examen attentif des biens de V pourra permettre de rendre leur information symétrique3. Mais l’autre côté de l’équation reste énigmatique. A connaît la quantité d’argent contenue dans les lingots qu’il offre, mais V ne le sait pas. V doit contracter un coût afin d’acquérir cette information et aura besoin de couvrir ce coût dans le prix de ses céréales – plus il lui est difficile d’obtenir cette information, plus le prix des céréales sera élevé4. De la même façon, si V offre ses céréales en les pesant au moyen d’une mesure qui est inconnue à A, ce dernier aura besoin de peser les céréales par lui-même et, à nouveau, de couvrir ce coût avant de pouvoir conclure le marché. Pareillement, les échanges seront plus chers si A et V doivent dépenser du temps et de l’énergie à devoir se chercher l’un l’autre avant de pouvoir se trouver. Si en outre A ou V n’a pas de certitudes quant à la façon dont serait arbitré un différend entre eux, ou bien s’il a des raisons de se méfier de la procédure d’arbitrage, ses facteurs de risque augmentent. Dans chacun de ces cas, le coût global des transactions augmente. À mesure que le coût de transaction augmente, les chances qu’une transaction mutuellement bénéfique soit conclue baissent. La question qui se pose à nous est de savoir comment une démocratie participative peut fournir l’avantage d’informations symétriques et de marchés compétitifs, sans avoir besoin de développer une structure hiérarchique de commandement.

4La prospérité athénienne doit être en partie expliquée par le succès rencontré par l’État dans l’abaissement des coûts de transaction. Mon hypothèse est que les non-citoyens du IV^e siècle post-impérial ont apporté du commerce à Athènes et que les Athéniens ont compris que les non-citoyens choisiraient de faire des affaires à Athènes si les coûts de transactions étaient plus bas qu’ailleurs. Les coûts de transaction ont baissé grâce aux règles et aux pratiques de standardisation et de publication qui ont favorisé la construction et le maintien d’un environnement d’échange relativement fiable et sécurisé. Nous pouvons mettre à l’épreuve cette hypothèse de la manière suivante : nous devons dans un premier temps montrer comment divers instruments propres à une démocratie participative devraient fonctionner si le but que se donnait l’État était bien celui de l’optimisation des coûts de transaction, c’est-à-dire leur baisse et leur maintien à un niveau bas. Après quoi il nous faudra nous demander à quel point Athènes s’est conformée ou écartée de cette position optimale (voir l’ensemble des paramètres dans le tableau 1).

5Parmi les instruments disponibles à une démocratie participative cherchant à faire baisser les coûts de transaction, il y a : des codes clairs et accessibles, constitués de règles officielles destinées à protéger les personnes et leurs biens, des procédures de résolution des conflits standardisées et faciles à utiliser, et des sanctions fiables imposées par l’État pour punir les délinquants. Un second groupe d’instruments comprend l’établissement de mesures fixes pour les poids et les mesures, de moyens d’échanges standardisés (devises et contrats), des installations telles que des places de marché centralisées, des réseaux de transport et de communication bien conçus et un maintien de l’ordre effectif. Troisièmement, l’État peut garder bas le coût des transactions en réduisant les revenus et les taxes qu’il prélève (directement ou indirectement), ou qu’il permet aux autres de prélever5.

6Chacun de ces divers instruments doit manifester deux propriétés générales si l’objectif est effectivement de travailler à baisser les coûts de transaction. Ils doivent être équitables et ouverts. Par « ouvert », j’entends que l’instrument est facile d’accès, par opposition à un accès restreint, régi par des critères extrinsèques. Tout doit également être clair en matière d’interprétation, par opposition à des dispositions qui ne seraient interprétables que par les initiés, ceux qui sont « au parfum ». Par « équitable », je veux dire que l’instrument est impartial dans ses effets, qu’il distribue les biens et des maux selon des critères qui sont équilibrés, par opposition à des critères arbitraires ou « pipés », et en cela encore destinés aux initiés. Tout doit être impersonnel, ne pas réserver à une catégorie d’individus particuliers un traitement spécial (bon ou mauvais), et cela sur la base de critères extrinsèques.

Tableau 1 : Les conditions mises en place par l’État pour effectuer des négociations à faible coût de transaction

7Le tableau 1 spécifie les façons dont l’intervention du gouvernement sur un marché peut rendre la négociation en son sein la plus proche possible de l’absence de friction. Bien sûr, tout véritable gouvernement, dans le monde réel, échouera à atteindre l’impartialité et l’accessibilité parfaites. Ce défaut est, au moins en partie, dû au fait que les gouvernements cherchent à réaliser plusieurs types de fins à travers la législation. Une baisse des coûts de transaction peut entrer en balance avec d’autres buts poursuivis par les politiques publiques. Pour nos gouvernements modernes, par exemple, le principe de transparence (openness), à la fois en termes de clarté et d’accessibilité, peut se heurter non seulement à des considérations relatives à la sécurité, mais aussi tout simplement au fait que les règles sont développées et administrées par des bureaucrates professionnels. Or ces règles répondent à des finalités publiques tout à fait importantes : elles sont faites, entre autres choses, pour protéger le consommateur de fraudes ou de risques relatifs à la sécurité. La complexité des règles modernes et du langage technique légal dans lequel elles sont formulées a néanmoins pour effet d’augmenter certains coûts de transaction. Les règles complexes requièrent que ceux qui font des affaires emploient des spécialistes légaux afin d’établir les contrats. Ces contrats doivent prémunir les parties contractantes contre l’accusation d’avoir violé des règles qui sont loin d’être évidentes pour les non spécialistes qui manquent de la formation technique nécessaire6. Ceci, en retour, bloque l’accès à ceux qui ne peuvent se permettre de faire appel à l’expertise légale requise.

8Les processus législatifs athéniens ont permis d’établir des règles de gouvernement, ainsi que d’autres instruments, qui étaient publiquement accessibles, simples et clairs. Les lois et décrets athéniens, par exemple, étaient relativement courts et rédigés dans un langage ordinaire. Ils étaient affichés dans des lieux publics et disponibles à la consultation sous des formats standards7. Un changement frappant concernant l’accès légal et l’impartialité fut introduit au milieu du IV^e siècle, avec l’établissement de nouvelles procédures pour traiter les affaires judiciaires impliquant les négociants. Les « actions commerciales » (dikai emporikai) furent distingués par deux innovations. Premièrement, on offrait aux non-citoyens – c’est-à-dire certainement aux metoikoi (résidents étrangers) et aux xenoi (visiteurs à court terme), et très probablement aussi aux esclaves – le même statut légal que les citoyens dans les affaires commerciales. Tous (ou du moins tous les hommes) eurent désormais le droit de prendre l’initiative d’une action judiciaire, de paraître comme témoin, aussi bien que de se défendre eux-mêmes en leur propre nom. En outre, le jugement rendu par le jury était encadré par la condition que les charges soient établies et le cas tranché en référence à un contrat écrit8. La responsabilité incombant au jury dans une action commerciale était de décider si les termes d’un contrat spécifique avaient ou n’avaient pas été respectés. Même si cela supposait encore d’avoir à évaluer la véracité des récits avancés par les parties, la marge d’interprétation des jurés s’en trouvait considérablement réduite. Par conséquent, les décisions des jurés, dans les actions commerciales, purent être décrites comme « rendues selon les règles » ou « à la lettre » (akribeis : Démosthène, 7, 12, voir Lanni, 2006, p. 149, n. 4), plutôt que sur le fondement du meilleur jugement, tout bien considéré, de la part des jurés, jugement pouvant impliquer aussi bien le comportement passé que l’estimation de la valeur sociale future des parties en présence. Le motif qui a présidé à l’élaboration de cette nouvelle procédure n’est explicité dans aucun des cinq discours sur lesquels notre connaissance de cette innovation légale repose. Il est néanmoins couramment admis, et ceci certainement correctement, que l’État désirait attirer des commerçants étrangers sur le marché athénien en leur offrant un accès libre aux procédures de résolution des litiges, et cela sur un pied d’égalité avec les Athéniens. Plus encore, la condition selon laquelle les nouveaux procès devaient être jugés « chaque mois » (Démosthène, 33.23) manifeste, quoique sa signification précise demeure un peu obscure, une intention explicite de garantir une action légale rapide, supprimant ainsi pour les locaux tout intérêt à prolonger les débats à la défaveur des visiteurs temporaires.

9Adriaan Lanni suggère que « les parties impliquées dans les dikai emporikai semblent avoir concentré leurs arguments sur les termes du contrat, tandis que les orateurs des affaires non commerciales impliquant des contrats écrits ou des testaments, fournissaient des conclusions plus contextualisées, fondant leurs démonstrations sur leur perception de ce que serait la bonne interprétation contractuelle ainsi qu’un résultat équitable » (2006, p. 166). L’« équité » à laquelle se réfère Lanni concerne la juste distribution des biens, avec des partages équitables déterminés par la valeur sociale relative des parties plutôt que « l’équité au sens d’impartialité » sur laquelle j’ai jusqu’à présent insisté. Lanni affirme avec raison que les innovations procédurales dans les actions commerciales ne sont pas une révolution dans la doctrine légale athénienne. L’attention permanente au contexte social, ainsi qu’une façon assez généreuse de considérer ce qui pouvait être reconnu comme un argument pertinent dans les affaires non commerciales sont significatives, suggère-t-elle, d’un attachement athénien, profond et durable, à des procédures légales qui donnaient au jury un large champ d’interprétation. Comme je l’ai dit dans mon livre Mass and Elite (Ober, 1989), la latitude d’interprétation donnée au jury constituait un important garde-fou contre le détournement du système judiciaire démocratique par les élites. Les dikai emporikai ne doivent pas, cependant, être considérés comme un phénomène anormal, ni même entièrement suscité par des besoins propres au IV^e siècle. Il faut bien plutôt reconnaître que les deux sens de l’équité – en tant que justice procédurale et en tant que justice substantielle – représentent deux facettes des valeurs démocratiques athéniennes. Le premier sens, procédural, de l’équité, insiste sur l’impartialité dans le jugement – il s’agit alors d’assurer l’égalité des chances. Le deuxième sens insiste sur le fait de parvenir au résultat le meilleur et le plus équitable. Si, lorsqu’ils se présentaient au tribunal, les parties n’avaient eu aucune une idée du type de valeurs qui seraient placées au premier plan, la présence simultanée des deux sens de l’équité aurait mené à la confusion, à des jugements arbitraires, et probablement à pousser à de nombreux comportements d’évitement du système légal. Durant la crise de la fin du V^e siècle, un tel dysfonctionnement est apparu sous une forme avancée. Mais, dans l’environnement légal codifié du IV^e siècle, le système a retrouvé sa légitimité, et donc son rôle salutaire de stabilisateur de l’équilibre démocratique. Avec l’inauguration des actions commerciales, deux domaines légaux distincts étaient clairement distingués, et de ce fait, les parties potentielles pouvaient assez bien savoir à quoi s’en tenir quant aux valeurs et aux règles qui seraient appliquées dans un cas donné.

10Nous n’avons pas d’accès direct aux intentions de ceux qui ont proposé ou voté les nouveaux dikai emporikai, mais nous avons en revanche un texte qui n’est peut-être pas sans rapport avec elles. Peu avant que la nouvelle procédure concernant les actions commerciales ne soit introduite, au milieu des années cinquante, l’écrivain athénien et prolifique, Xénophon, faisait circuler un pamphlet au sujet des « Revenus », dans lequel il faisait un certain nombre de suggestions pour augmenter ceux de l’État athénien. Il recommandait une combinaison de mesures propres à développer la recherche de rente et à étendre l’accessibilité. Sa mesure la plus rétrograde consistait en ce que les Athéniens acquièrent un large corps d’esclaves, propriété de l’État, qui pourrait être loué à des personnes privées, tout particulièrement comme travailleurs dans les mines d’argent. Xénophon affirmait qu’il fallait comparer cela à la privatisation de la collecte des impôts, la location d’esclaves étant néanmoins plus lucrative, parce que se prêtant moins à la fraude. Il insistait sur le fait que les esclaves pouvaient être contrôlés, même en temps de guerre, en les tatouant comme propriété publique et en établissant autour des districts miniers des garnisons stratégiques. L’ombre de la Sparte classique, où Xénophon a vécu en exil, avec sa population d’hilotes propriété de l’État, s’étend sur ces passages. D’un autre côté, tandis que Sparte était célèbre pour ses expulsions périodiques et massives d’étrangers (Rebenich, 1998), Xénophon proposait des modifications institutionnelles destinées à rendre Athènes plus attractive pour ceux-ci. Son but était la croissance économique : « l’augmentation du nombre de résidents et de visiteurs aboutirait à une expansion correspondante de nos importations et de nos exportations, de nos ventes, à la création de salaire et de taxes de douane » (3, 5). Les moyens que Xénophon préconisait étaient l’autorisation d’entrée sur le territoire et l’assurance de procédures rapides et justes en cas de litige. Xénophon suggère en outre que l’on décerne des prix aux responsables des marchés qui résolvent les différends de la manière la plus juste et la plus rapide, avançant l’idée qu’en conséquence « un beaucoup plus grand nombre de marchands feraient du commerce avec nous et en seraient bien plus satisfaits » (3, 3). Xénophon propose également de dispenser les métèques du service militaire obligatoire, en leur permettant cependant le rôle honorifique de servir comme volontaires dans la cavalerie. Il suggère aussi de donner aux étrangers des droits qui soient à la mesure de leurs biens immobiliers (enktêsis : 2, 5). Il souligne le fait que tout cela n’est qu’une simple question de modification des règles : « ces mesures ne doivent rien nous coûter de plus que de bienveillantes décisions publiques (psephismata) et leur correcte mise en œuvre » (epimeleiai :3, 6).

11D’autres mesures, en revanche, comme la construction de nouveaux hôtels à l’attention des armateurs et des visiteurs, ou l’amélioration des locaux du marché pour les marchands, pourraient requérir, comme l’admet Xénophon, un investissement substantiel en capital de la part de l’État. Mais Xénophon pense qu’il serait possible pour Athènes d’emprunter le capital nécessaire à des sources privées. L’État pourrait offrir de hauts taux d’intérêt, et, ce qui est au moins aussi important, les emprunts seraient garantis par la crédibilité de l’État lui-même, « qui paraît être, parmi les institutions humaines, la plus durable et la plus sûre » (ho dokei tôn anthrôpinôn asphalestaton te kai poluchrononiôtaton einai :3, 9). Bien que Xénophon ne le dise pas explicitement, il y a un contexte favorable à de telles mesures : la réputation établie de la démocratie restaurée eu égard au paiement de ses emprunts (favorablement remarquée par Aristote, Ath. Pol., 40.3). L’idée de Xénophon selon laquelle la démocratie pourrait se sortir d’un déficit financier et militaire par l’emprunt, grâce à la crédibilité de son engagement à rembourser, préfigure les arguments contemporains en faveur des fondements politico-économique de la « supériorité démocratique » (democratic advantage) [Schultz et Weingast, 2003].

12Il est tentant d’imaginer un groupe tribal du conseil athénien des 500 se penchant sur les idées de Xénophon, rejetant son projet de recherche de rente par l’acquisition et la location d’esclaves publics, mais renchérissant sur celui d’offrir un meilleur accès légal aux non Athéniens engagés dans le commerce. Même si nous ne savons pas si celle-ci, ou aucune autre proposition de Xénophon, fut directement adoptée par les Athéniens qui se trouvaient en situation de prendre des décisions, la similarité entre certaines des recommandations contenues dans les Revenus et la procédure réformée des affaires commerciales est forte. Cela suggère que certaines des notions de Xénophon étaient en phase avec les réalités politiques du milieu du IV^e siècle et aussi avec les intentions des législateurs de cette époque. Les dikai emporikai ne sont pas l’unique signe de la valeur que les Athéniens du IV^e siècle attribuaient aux non-citoyens : les Athéniens décernèrent de grands honneurs aux étrangers, y compris la citoyenneté, plus facilement au IV^e siècle qu’ils ne l’avaient fait dans le passé (Henry, 1983). Il y avait là bien plus qu’un geste sans signification réelle. À mesure que des étrangers riches et généreux se voyaient ouvrir l’accès à la circulation publique de l’estime, de l’honneur et de la gratitude réciproque, ils gagnaient aussi l’assurance non négligeable d’un sûr refuge dans une puissante cité, au cas où les choses tourneraient mal chez eux. Dans certains cas, on accordait l’enktêsis, c’est-à-dire la permission publique d’acquérir des biens immobiliers, à des communautés de résidents étrangers, dans le but que s’établissent les pratiques religieuses de leurs pays d’origine. En 333/332, par exemple, l’Assemblée accorda l’enktêsis à un groupe de marchands résidant à Athènes et originaires de Citium à Chypre, afin qu’ils édifient un sanctuaire consacré à Aphrodite, « de la même manière que les Égyptiens ont construit le sanctuaire d’Isis » (Rhodes et Osborne, 2003, p. 91 ; voyez aussi Simms, 1989). L’accès au droit à la propriété et l’accès aux cultes religieux de son choix sont associés dans les décrets concernés, et cette conjonction aurait de toute évidence diminué les coûts psychologiques d’une longue résidence à Athènes pour les adeptes du culte d’Aphrodite de Citium et d’Isis l’Égyptienne. Si le décret ne dit pas pourquoi ces autorisations ont été données, il mentionne bien en revanche qu’elles le furent à un groupe de marchands. Il semble vraisemblable que le but poursuivi par cette législation ait été de rendre Athènes plus attractive aux commerçants étrangers, y compris non grecs.

13L’innovation légale n’est pas seulement un phénomène de la fin du quatrième siècle, comme en témoigne une loi passée sur la motion d’un certain Nicophon en 3759. Cette loi révise les règles selon lesquelles les pièces d’argent circulant sur le marché athénien étaient inspectées par les vérificateurs, deux esclaves appartenant à l’État, menant leur activité en public, sur l’Agora et au Pirée. Cette loi fournit un exemple intéressant de baisse des coûts de transaction par le moyen de la codification des règles et de la mise à disposition publique de l’information utile. L’intention du législateur était de faciliter les échanges mercantiles. Le nouveau vérificateur du Pirée était établi pour la commodité des armateurs, des marchands et des « autres ». Le but apparent de la loi est de faire en sorte que la pièce d’argent soit un moyen d’échange fiable et peu coûteux. À l’agora comme au Pirée, un expert officiel au service de l’État serait disponible pour garantir que les pièces en circulation à Athènes sont de bonne qualité. La loi exige que ceux qui font des affaires à Athènes acceptent les pièces d’argent produites dans la cité et portant la marque (le kharaktêr) standard : le buste d’Athéna sur l’avers et une chouette sur le revers (figure 1, n^os 1 et 2).

Figure 1 : Chouettes athéniennes officielles (colonne de gauche, 1-3) et imitations (colonne de droite, 4-6), à l’époque de la loi de Nicophon

14Cette loi impose expressément l’acceptation des pièces qui ont été approuvées par les vérificateurs. Elle permet la certification tacite de certaines pièces d’argent étrangères jugées bonnes et la confiscation des mauvaises. Elle permet à tous ceux qui sont impliqués dans le commerce, qu’ils soient citoyens ou non citoyens, d’avoir recours aux procédures de résolution des litiges mises en place par l’État dans l’éventualité où la loi serait enfreinte. Finalement, cette loi prévoit des incitations et des sanctions de telle sorte que les Athéniens officiellement impliqués dans le processus soient incités à accomplir leur devoir. Le résultat escompté est que ceux qui participent aux échanges sur les marchés athéniens reçoivent tous, en commun, l’information suivante : la monnaie en circulation à Athènes est digne de confiance.

15La « marque à la chouette » des pièces d’argent athéniennes était très bien établie et véhiculait une image de solide qualité : les tetradrachmes athéniens étaient presque en argent pur et d’un poids parfait. Une « chouette » véritable était par conséquent un moyen d’échange fiable : une fiabilité qui servait à baisser les coûts de transaction. Au IV^e siècle, les chouettes athéniennes comptaient toujours parmi les pièces les plus communes en circulation dans la région à l’est de la Méditerranée (tableau 2)10. Un marché favorisant la pièce athénienne était bénéfique à Athènes dans de nombreux domaines : l’État faisait probablement un petit profit sur chaque pièce qu’il produisait, le travail de la mine enrichissait beaucoup de particuliers athéniens et soutenait l’économie de dèmes locaux comme celui de Thorikos, dans le sud. Et le plus important, peut-être : cela contribuait à attirer des marchands et leur commerce à Athènes – où ils savaient qu’ils pourraient mener leurs affaires avec un moyen d’échange fiable11.

16Le prestige des chouettes dans la Méditerranée orientale entraîna la production de pièces « à chouette » en dehors d’Athènes. Dans les années370, un nombre substantiel de chouettes d’imitation – c’est-à-dire de pièces portant le « cachet athénien », mais non produites par l’État athénien – étaient en circulation dans les marchés de Méditerranée orientale, y compris à Athènes (figure 1, n^os 4 à 6).

Tableau 2 : Comparaison du volume des pièces émises par des cités, en pièces datables, V^e et IV^e siècles av. J.-C., et pourcentage du nombre total de trésors où elles sont trouvées, pour les dix cités dont les pièces sont les plus répandues

17Le phénomène des « pseudo-chouettes » a bien été étudié par les numismates. Des imitations de chouettes commencent à apparaître au V^e siècle mais ne deviennent très courantes qu’au début du quatrième siècle. Certaines pseudo-chouettes étaient de bonnes pièces, c’est-à-dire que ce qu’elles contenaient d’argent était comparable aux volumes contenus dans les chouettes produites à Athènes. D’autres pseudo-chouettes étaient de mauvaises pièces en ce sens qu’elles ressemblaient aux vraies chouettes mais ne contenaient que très peu d’argent. Une part importante du travail des vérificateurs était de distinguer les bonnes des mauvaises chouettes et de les traiter en conséquence12.

18Dans les économies modernes, il est naturel de penser que tout imitation de monnaie constitue une contrefaçon, produite avec l’intention de tromper et donc d’escroquer. Cependant, la loi athénienne ne traitait clairement pas toutes les imitations de chouettes comme « contrefaites » en ce sens. Peter Van Alfen a récemment apporté une plus grande précision terminologique au débat numismatique au sujet de l’imitation en distinguant sept catégories de pièces anciennes (tableau 3).

19La loi de Nicophon a pour but de faire en sorte que les prototypes (les chouettes d’argent produites par l’État athénien, catégorie 1) soient acceptés à Athènes. La loi se réfère ensuite à deux catégories principales d’imitations. La loi de Nicophon mentionne des pièces d’argent étrangères qui possédaient les deux caractéristiques authentifiant les prototypes : le timbre public et (apparemment, car il y a une lacune dans le texte de loi) la bonne quantité d’argent. Ces pièces que l’on peut appeler de « bons faux », doivent être restituées, par l’intermédiaire des vérificateurs, aux individus qui les produisent.

20Les catégories 3 et 4 de Van Alfen (les imitations anonymes et les imitations marquées) sont, je présume, les principales catégories concernées. Les bonnes imitations de chouettes se différenciaient des mauvaises : les contrefaçons de la septième catégorie de Van Alfen et peut-être des pièces plaquées produites par l’État (catégorie 6)13 encore en circulation. Par opposition aux bonnes imitations, ces mauvaises pièces étaient confisquées par le vérificateur. C’est une caractéristique notable de la loi de Nicophon que de ne pas regrouper toutes les pseudo-chouettes dans une seule catégorie de mauvaises pièces (en tant que non-prototypes).

Tableau 3 : Catégories de pièces anciennes (d’après Van Alfen, 2005)14

21Les bons faux, c’est-à-dire les pièces qui ressemblaient aux chouettes et qui étaient présumées, par le vérificateur, contenir autant d’argent que les chouettes véritables, étaient rendus à l’individu qui les présentait pour obtenir l’approbation. Il est évident que les bonnes imitations n’étaient pas retirées de la circulation par l’État athénien et que leurs détenteurs n’étaient pas pénalisés. En effet, en la retournant à leur propriétaire, le vérificateur avait pour ainsi dire « certifié » la pseudo-chouette en exprimant une opinion experte déclarant qu’elle était bonne (kalon). Les mauvaises imitations ne sont pas seulement confisquées par le vérificateur : elles sont destinées à être coupées et consacrées par le Conseil des500 à la Mère des dieux. C’était peut-être le sort réservé aux pièces plaquées (figure 1, n° 3)15.

22Le tableau 4 présente une grille schématique d’évaluation à l’usage des vérificateurs avec les entrées de l’origine (verticalement : pièce athénienne ou étrangère) et de la qualité (horizontalement : qualité bonne ou mauvaise).

Tableau 4 : Grille d’évaluation des vérificateurs, mesures prises (en gras), et conséquences pour la circulation et l’utilisation légale de la pièce (en italique gras)

23Rendant son jugement d’expert concernant la « case » dans laquelle la pièce devait tomber, le vérificateur accomplit une action qui s’impose avec la force de l’obligation : c’est une action qui a pour résultat de savoir si cette pièce reste en circulation ou si elle en est retirée. Dans le cas des bonnes pièces (colonne de gauche), le vendeur est soit tenu par la loi d’accepter la pièce en paiement de ses marchandises (dans le cas où la pièce est reconnue comme bonne et reconnue comme athénienne) ou, selon l’interprétation la plus vraisemblable, il est laissé libre de l’accepter ou non (si celle-ci est reconnue comme bonne mais n’est pas reconnue comme athénienne). La case 1 est donc simple : l’intention explicite de la loi est de protéger la valeur de l’argent produit par Athènes en garantissant sa qualité et en rendant obligatoire son acceptation dans le commerce. La case 4 est tout aussi simple étant donné que les contrefaçons présentent une menace évidente pour la marque des chouettes athéniennes. Pareillement, pour la case 3, il était essentiel de distinguer les séries produites en urgence par l’État en cas de guerre, mais pas encore retirées de la circulation, des véritables chouettes d’argent. Si des pièces ressemblant à des chouettes et passant pour telles, tout en n’ayant pas le contenu d’argent des véritables chouettes, étaient autorisées à circuler librement, il s’ensuivrait une augmentation des coûts de transaction, ainsi qu’une perte de confiance dans la monnaie athénienne comme moyen d’échange, ainsi que dans le marché athénien. L’État couvrait ainsi les coûts d’un processus officiel d’approbation publique afin de repousser une telle conséquence néfaste.

24La case 2 est plus intrigante. Il n’est pas immédiatement évident de comprendre pourquoi la loi aurait permis à des pièces (comme celle de la figure 1, n° 4 et 5), qui pouvaient être confondues avec les véritables chouettes (n° 1 et 2), de rester en circulation. Une pseudo-chouette, une fois restituée à son propriétaire, était, en effet, grâce à la certification de l’expert, donnée comme « bonne » – c’est-à-dire déclarée par un expert de la monnaie investi par l’État comme étant « ni douteuse ni frauduleuse ». De cette manière, la production « d’imitations sincères » des pièces athéniennes n’était pas criminalisée par l’État athénien, ni le commerce faisant usage de pseudo-chouettes découragé. Le fait que la loi déclare explicitement que les « bonnes » pseudo-chouettes étaient dispensées de la confiscation peut véritablement être vu comme une garantie explicite, pour la communauté marchande, qu’Athènes garantirait les droits de propriété de ceux qui étaient en possession de bonnes imitations. Si l’on suppose que la « marque » à la chouette était déterminante pour l’environnement commercial athénien et que les gains provenant de la production de pièces en argent étaient considérables, pourquoi permettre aux « fausses » chouettes de circuler dans la cité sans pénalités ? Pourquoi ne pas protéger la marque en confisquant tous ces faux ou en imposant à leurs propriétaires une taxe pour le retrait de la circulation ? J’avance l’hypothèse que ceux qui ont conçu cette loi ont dû réaliser que punir les « bonnes impostures » conduirait à une augmentation des coûts de transaction, en plaçant une pression inutile sur les transactions légitimes. Les Athéniens ont donc tacitement permis une « franchise » de leur marque à la chouette, parce qu’agir ainsi facilitait le commerce16.

25Un hypothétique arbre de décision à l’intention du législateur (figure2) montre que le choix en effet accompli par la loi de Nicophon – confisquer les mauvaises imitations et permettre aux bonnes de rester en circulation – optimise l’environnement commercial en abaissant les coûts de transaction pour les commerçants honnêtes et bien informés, tout en décourageant les tricheurs et les naïfs. Une comparaison entre les branches réelles (en gras) et les branches contrefactuelles de l’arbre de décision, suggère assez fortement que l’intérêt des Athéniens à protéger leur marque ou à récolter des bénéfices en prélevant une rente sur les marchands sous la forme d’une contribution obligatoire pour le retrait de circulation, devait être dominé par le souci de conserver les coûts de transaction à un bas niveau17.

Figure 2 : La loi de Nicophon sur la monnaie d’argent. Arbre de décision

26La loi reconnaît trois classes distinctes de pièces : les prototypes (Van Alfen, catégorie 1), les bonnes imitations (Van Alfen, catégories 2, 3, 4 et 5) et les mauvaises pièces (Van Alfen, catégories 6 et 7). La matrice (tableau4) indique que chaque classe était traitée différemment. Mais que dire des pièces qui sont à la marge ? Par exemple, d’un bon faux, ayant un peu perdu de son éclat, peut-être en raison d’un volume d’argent plus bas que la normale, mais pouvant tout aussi bien avoir été employé en toute bonne foi ? Que dire d’une pièce imitant avec une telle précision une véritable chouette qu’un expert même soit incapable de décider si c’est ou non un prototype produit par l’État ? Quelques cas ne pouvaient être objectivement tranchés sans avoir recours à des tests laborieux. Cependant, la vitesse et la clarté du processus de vérification étaient essentielles à sa valeur économique : un processus de vérification lent et incertain aurait été pire qu’une absence de vérification. Tout cela suggère que l’expert vérificateur ne pouvait être considéré simplement comme une sorte d’automate, commandé par une technique astreignante mais purement mécanique : il était plutôt un arbitre, habilité à émettre des jugements rapides et absolus (confisqué contre rendu ; certifié et approuvé contre certifié sans approbation) sur des cas intrinsèquement ambigus. La situation est exactement la même que dans le cas de la faute au football : elle n’en est pas une avant que l’arbitre ne l’ait désignée comme telle. Une pseudo-chouette étrangère en argent circulant à Athènes était bonne si le vérificateur l’appelait bonne ; une pièce était une chouette véritable si celui-ci la déclarait telle. D’une manière essentielle, donc, en introduisant un expert dans le système d’échange, l’État athénien ajoutait une valeur fiduciaire marginale à des pièces qui conservaient toujours une certaine ambiguïté18.

27Le système des vérificateurs est un exemple primordial de l’usage innovant fait par Athènes du savoir expert afin d’atteindre un résultat qui soit bénéfique à la communauté. Le système de vérification décrit dans la loi de Nicophon protégeait à la fois l’acheteur et le vendeur sur le marché athénien. Si nous supposons que les marchands grecs avaient le choix des marchés sur lesquels mener leurs affaires, et si nous supposons qu’Athènes était (au moins initialement) la seule cité à mettre des experts à disposition des marchés, nous comprenons pourquoi les marchands auraient choisi de commercer à Athènes. Ainsi, nous pouvons commencer à entrevoir comment le savoir codifié en quoi consistait le système légal démocratique donnait à Athènes des avantages différentiels sur ses cités rivales. Si nous nous référons à nouveau au tableau 2, nous voyons que dans le IV^e siècle post-impérial, comme dans le V^e siècle impérial, il y a plus de pièces athéniennes qui apparaissent dans les trésors contenant des pièces grecques que de pièces venant d’autres cités. Relativement aux pièces des autres cités, les pièces athéniennes avaient la faveur de ceux qui amassaient des trésors monétaires au IV^e siècle, bien plus encore qu’au V^e siècle. Bien que la croissance, au IV^e siècle, des émissions de monnaies non étatiques ait limité la « part de marché » de l’État, le pourcentage des pièces athéniennes dans l’ensemble des trésors augmenta de 3,7 à 6,5 % ; parmi les monnaies rivales, seule celle de Corinthe présente une augmentation similaire. Ce sont des données qui ne vont pas sans une certaine marge d’erreur, mais la conclusion selon laquelle l’importance de la demande des pièces athéniennes dans le monde méditerranéen reste croissante longtemps après la fin de l’ère impériale n’est pas à mettre en doute. Ce résultat positif était au moins en partie le résultat d’innovations dans la loi athénienne, incluant les dikai emporikai, l’autorisation de l’enktêsis pour les biens des étrangers, et les efforts vigoureux de l’État athénien pour assurer la valeur de la monnaie circulant dans la cité.

28Dans ces trois conférences, j’ai esquissé un portrait de l’Athènes classique comme démocratie participative et délibérative, comme un État qui surpassa ses rivaux en partie grâce à sa capacité supérieure à faire usage du savoir. Le premier document présenté lors de ma première conférence était un tableau statique de la relation entre les processus du savoir et le design organisationnel démocratique. La dernière figure (3) montre la dynamique des flux du système et rassemble ainsi la présentation du gouvernement athénien par le peuple qui a été accomplie au cours de ces trois conférences.

29La case de la figure 3 consacrée aux « processus épistémiques participatifs coûteux » est mise en évidence parce que j’ai insisté sur la contribution du savoir social et technique latent à l’épanouissement des États démocratiques, phénomène qui a été sous-estimé. Le flèche noire indique la ligne principale de mon argumentation : les défis créés par un environnement compétitif ainsi que les problèmes d’action publique soulevés par la taille du corps social ont contribué à stimuler le développement d’institutions formelles dotées de capacités d’incitation et de sanction appropriées à l’encouragement de choix individuels favorables à l’accomplissement des buts publics. Les institutions athéniennes traitent des problèmes fondamentaux de l’action publique dans les domaines de l’action collective, du fonds commun de ressources et de la coordination. Ces problèmes sont traités en partie par le moyen d’un éventail spécifique de processus épistémiques démocratiques. Ces processus épistémiques, plutôt que d’être un poids pour le système, contribuèrent substantiellement à l’avantage qu’Athènes sut prendre sur ses rivaux républicains. Le fait d’aborder les problèmes d’action publique à travers ces processus épistémiques introduisait des coûts substantiels. La participation des citoyens, hors de l’élite, au gouvernement constituait une dépense publique majeure. Mais cette dépense fut mieux que couverte, car cette participation, certes coûteuse, eut l’effet bénéfique de produire des relations productives et dynamiques entre le savoir et la gouvernance. Les récompenses publiques ont encouragé l’expérimentation. Les innovateurs répondaient en mettant au point des politiques nouvelles. En conséquence, les politiques athéniennes répondaient mieux aux défis inattendus de leur temps, tandis que les institutions athéniennes s’adaptaient plus rapidement à un environnement sujet au changement. Des processus épistémiques évolutifs aidèrent en retour à traiter les dilemmes endémiques de l’action publique, par exemple en baissant les coûts de transaction grâce à la réduction de l’asymétrie dans l’information. Simultanément, une coopération sociale enrichie accompagnait l’apprentissage social en cours pour les nombreux individus accumulant de l’expérience politique, à mesure qu’ils faisaient « marcher la machine » de l’autogouvernement. Athènes encourageait le fort investissement des individus dans l’apprentissage social, ce qui, en retour, apportait des biens publics très substantiels. Il était rationnel pour les individus d’investir dans l’apprentissage parce que les innovations institutionnelles en cours étaient construites sur la base de principes démocratiques stables. Les institutions athéniennes étaient établies de manière fiable sur des pratiques garantissant la responsabilité des gouvernants, la transparence et la légitimité des désaccords. Ces principes stables assuraient que l’effort fait pour apprendre la manière dont fonctionnait le système n’était pas fait en vain, tandis que les innovations continuelles faisaient en sorte que la routine gouvernementale évite l’ossification. Le design institutionnel permettait ainsi à l’innovation et à l’apprentissage social de s’autoréguler réciproquement, en récompensant aussi bien les innovateurs que les apprenants.

Figure 3 : Diagramme de flux du gouvernement athénien par les individus

30Parce que les principes fondamentaux du gouvernement athénien restaient assez stables, les individus pouvaient faire des projets avec une relative confiance. Parce que de nouvelles formes institutionnelles étaient élaborées et que les anciennes évoluaient facilement en réponse aux nouveaux défis, les acteurs sociaux voyaient constamment se multiplier les nouvelles opportunités. Le système offrait une série d’incitations à ceux qui apprenaient et innovaient avec succès, et des sanctions pour ceux qui échouaient à apprendre. Un « équilibre épistémique » productif est ainsi apparu et fut dynamiquement nourri sur le long terme par l’activité volontaire de nombreux participants motivés. Avec l’innovation et l’apprentissage en équilibre dynamique, l’économie athénienne fut florissante à travers des conditions changeantes et la capacité de l’État s’accrut. Le résultat est qu’Athènes fut capable de tirer un plus grand avantage de sa relative grande taille, de ses ressources naturelles et de son capital humain, et atteignit ainsi (au V^e siècle) puis regagna (au IV^e siècle) une position de prééminence parmi ses États-cités rivaux.

31Athènes, telle que je l’ai présentée, paraît étonnamment « moderne », à plus d’un titre. Et mes conclusions, si elles sont correctes, ont des implications pour penser la démocratie actuelle ; si la gestion du savoir a contribué à promouvoir de hauts niveaux de performance dans l’environnement compétitif de la Grèce classique, il n’y a aucune raison de supposer que le rôle du citoyen dans une démocratie moderne doive être limité au simple fait de voter. Le cas athénien suggère que, contrairement aux arguments standards des technocrates et des « élitistes démocratiques », une communauté démocratique n’a pas besoin, pour être efficace, d’imiter les systèmes centralisés de commandement et de contrôle caractéristiques des organisations oligarchiques et autocratiques. Peut-être, alors, n’y aurait-il pas nécessité à restreindre la « modernité » à des traits qui n’appartiennent qu’aux cent dernières années de l’histoire humaine. La modernité pourrait avoir des précédents anciens. Il se pourrait qu’un État moderne, à l’instar de l’ancien État athénien, puisse être nourri par la diversité plutôt que par l’homogénéisation, par la distribution du savoir plutôt que par l’expertise centralisée, par la démocratie et le choix, plutôt que par le commandement et le contrôle. Les démocraties, anciennes et modernes, portent en elles le potentiel pour réussir, parce que la coopération rationnelle et l’épanouissement social se font jour lorsque chacun de nous profite d’une meilleure chance de réaliser son potentiel humain. Ce potentiel inclut une extraordinaire habileté d’innovation et d’apprentissage. Dans une communauté démocratique véritable, il y aurait, parmi les choses que l’on apprendrait, cette idée : lorsque nous partageons avec d’autres ce que nous savons, nos perspectives individuelles s’épanouissent à mesure que notre monde devient meilleur.