1Le 28 juin 1984, Didier Pineau-Valencienne, PDG du groupe Creusot-Loire, dépose le bilan de la société auprès du tribunal de commerce de Paris qui décide immédiatement sa mise en règlement judiciaire. Six mois plus tard, le 12 décembre 1984 ce même tribunal de commerce de Paris prononce la liquidation judiciaire du groupe Creusot-Loire. Fleuron de ce groupe industriel, les usines du Creusot sont dans la tourmente. Pour la population de la cité bourguignonne, où des générations d’ouvriers se sont succédé depuis 1837 au sein des usines Schneider, le choc est terrible, mais très vite elle acquiert une conviction : Le Creusot, n’est pas Creusot-Loire1. Le site est rentable, comme le déclare Georges Charnet, alors président du comité des directeurs d’établissements du Creusot :

De 1978 à 1983, il a dégagé 340 millions de francs de résultats nets malgré les pertes de 400 millions de la sidérurgie. Il constitue un ensemble rentable dans une société en difficultés […] À condition de poursuivre les mêmes activités […] (Le Progrès, 10 août 1984)2.

2Aujourd’hui, près de 30 ans après la liquidation de Creusot-Loire, un constat s’impose : Le Creusot est resté une ville industrielle de premier plan. Ici, plus de 38 % de l’emploi total3 est industriel, essentiellement dans la métallurgie et les constructions mécaniques, ce qui représente plus de 3 800 emplois (pour mémoire l’emploi industriel en France représente 13,9 %)4. Autre particularisme, en 30 ans l’industrie creusotine s’est fortement diversifiée passant de la mono-entreprise à la pluralité avec les établissements d’Alstom-Transport, d’AREVA NP, de BSE, de FranceEole, de Haulotte, d’Industeel-France (filiale d’ArcelorMittal), de NFM Technologies, de SNECMA, de Thermodyn (filiale de GE Oil & Gas)…

3La liquidation du groupe Creusot-Loire a déjà donné lieu à de nombreux écrits (Cohen, 1989 ; Beaud, 2001, p. 7-22 ; Vuillermot, 2009, p. 65-67). Dans cet article nous proposons d’analyser le temps court de la reprise des usines du Creusot. Notre interrogation porte sur les raisons qui ont prévalu à la reprise des établissements du Creusot. Au-delà d’une analyse globale de l’évolution de l’industrie du Creusot du début des années 1980 à la liquidation, nous interrogerons le capital acquis de ces usines sous Creusot-Loire. Un des axes de la politique menée par ce groupe fut la volonté de développer ses propres techniques, afin d’acquérir la maîtrise de la technique, dans tous les domaines où il travaillait sous licence, afin de disposer d’une autonomie propre et afin de se situer au premier plan mondial. Quelles furent les retombées de cette politique pour les usines du Creusot déjà porteuses d’une longue tradition d’excellence ? Dans la crise qui entraîne le groupe à la faillite, les établissements du Creusot ne sont-ils pas une exception, faisant partie de ceux qui sont rentables ? Au-delà est-il possible d’identifier dans ces usines du Creusot des savoir-faire particuliers, des technologies particulières qui expliqueraient l’intérêt d’une poursuite des activités ? Pour répondre à ces interrogations nous proposons de conduire cette étude en trois temps avec en premier lieu une analyse de la place des usines du Creusot dans le groupe Creusot-Loire, avant de nous intéresser au moment précis de la liquidation puis aux conséquences de la liquidation

4Pour cette étude, nous avons travaillé notamment à partir des fonds d’archives conservées à l’Académie François Bourdon, particulièrement le fonds Devoisselle du nom d’un ancien directeur de Creusot-Loire par ailleurs administrateur de plusieurs filiales du groupe. Nous avons aussi utilisé les archives de la DATAR.

I. Le Creusot au sein de Creusot-Loire

5La société Creusot-Loire est née en 1970 de la fusion entre la Compagnie des Ateliers et Forges de la Loire (CAFL), filiale du groupe Marine-Firminy et de Société des Forges et Ateliers du Creusot (SFAC), filiale du groupe Schneider. La création de Creusot-Loire est directement le fruit du plan sidérurgique de 1966 marquant la volonté de l’État français de rationaliser la profession. Henri Malcor, ancien PDG de Marine-Firminy, le confirme ajoutant que la détermination des dirigeants de la SFAC de créer Creusot-Loire était bien plus forte que celle des dirigeants de CAFL5. Il est vrai que les deux groupes se sont longtemps opposés sur presque tous les fronts et qu’il fallut aux équipes dirigeantes du temps pour apprendre à travailler ensemble.

6Le nouveau groupe créé devient l’un des plus importants groupes industriels français, le premier de construction de biens d’équipements mécaniques. Il occupe dans le paysage industriel français une série de positions clefs à travers ses outils, comme la grosse forge du Creusot, la grosse tôlerie, la grosse mécanique et chaudronnerie. Ses techniques de fabrication et de contrôle sont aussi une des forces du groupe, au-delà de ses savoir-faire dans l’élaboration et la transformation des aciers spéciaux, il est l’un des leaders mondiaux dans les techniques de soudage de forte épaisseur et contrôle des soudures, dans la connaissance et l’application de la mécanique de la rupture ou encore dans l’usinage de précision des grosses pièces. Les productions du groupe occupent aussi plusieurs positions clefs comme les matériaux à hautes caractéristiques pour les marchés de l’aéronautique, de l’industrie nucléaire, ou encore de la défense nationale. D’autre part les machines élémentaires pour l’industrie comme les pièces forgées ou moulées de grandes dimensions, les pièces creuses pour l’industrie pétrolière ou nucléaire, les grands corps chaudronnés ou encore les compresseurs complètent la gamme. Une grande partie de ces activités est portée par les établissements du Creusot.

7Le groupe Creusot-Loire compte un effectif total de 33 824 salariés, dont 8 883 travaillent dans les usines du Creusot, 1 398 à Chalon-sur-Saône et 689 à Montchanin, commune voisine du Creusot6. Ses activités se répartissent entre la sidérurgie et première transformation de l’acier (42 % du chiffre d’affaires) et les constructions mécaniques (58 % du chiffre d’affaires) [Oth, 1994, p. 393]. L’exportation représente une grande part des marchés du groupe. Durant la période 1970-1974, le pourcentage des exportations du groupe se situe entre 40 et 45 % de sa production. Les exportations atteignent 60 % de la production de 1975 à 1979 pour se stabiliser à près de 50 % au début des années 19807.

8Le groupe est organisé autour d’une double direction, un directeur pour la métallurgie et un pour les activités mécaniques. Après le résultat nul de 1976 et la perte nette de 150 millions de francs l’année suivante, en 1978 le groupe est réorganisé sous une entité unique, Creusot-Loire Industries8. Le site industriel du Creusot, rattaché à ce qui correspond de fait à une nouvelle direction, est organisé en plusieurs divisions. La première, la division Tôles Fortes CREUSOT-MARREL (TFCM) regroupe les activités de l’aciérie, de la fonderie d’acier, des laminoirs et de la forge. Elle produit des tôles spéciales lourdes et hyperlourdes en aciers au carbone, en aciers alliés inoxydables et plaqués. Ses marchés principaux sont ceux du nucléaire, notamment à travers sa filiale Framatome, de l’énergie thermique et hydraulique, de la chimie, de la pétrochimie, la construction mécanique et les applications militaires (blindage). La deuxième division est dénommée « Énergie ». Cette importante division comprend, en 1981, plus de 2 300 personnes au Creusot. Elle est équipée de machines-outils importantes, voire même exceptionnelles pour la réalisation de biens d’équipements lourds. Elle fabrique des composants pour la production d’énergie comme les équipements internes de réacteurs nucléaires de 900 à 1 300 MW en sous-traitance de Framatome, des turbines hydrauliques, des compresseurs. On y retrouve la ligne Thermodyn avec ses départements compresseurs centrifuges, compresseurs alternatifs et turbines à vapeur industrielles. Dans le domaine des compresseurs et motocompresseurs alternatifs, Thermodyn travaille sous licence Cooper Bessemer mais a acquis sa totale indépendance dans le domaine des compresseurs centrifuges. Enfin, la dernière division est la division Traction. Cette activité s’exerce dans le cadre d’une association avec Jeumont-Schneider. Elle fabrique des moteurs Diesel destinés par exemple à l’équipement de groupes électrogènes ou encore aux locomotives. Cette division fabrique également les systèmes de bogies, fruits d’un développement propre très concurrentiel sur le plan mondial. Ces bogies sont destinés aux locomotives, aux TGV, aux métros et tramways. Le Creusot c’est aussi le laboratoire de métallurgie. Créé en 1905, il fait suite au laboratoire de chimie mis en place au début des années 1870 pour étudier la métallographie. Véritable centre de recherche et de développement de la métallurgie creusotine, il est à la fois le lieu d’invention et de développement de nouveaux concepts métallurgiques et un centre d’expertise et de conseils pour les multiples conditions et contraintes d’utilisation des aciers. Le laboratoire de métallurgie du Creusot est autant utile à la métallurgie qu’aux constructions mécaniques. Autre laboratoire, le Centre des applications des techniques de soudage (CATS) s’est spécialisé dans la recherche et la mise au point de nouvelles techniques de soudage par faisceau d’électrons et par laser. L’usine du Creusot dispose d’un service dénommé SERTRA, pour services et travaux. Dans ce dernier se trouvent des ateliers de génie civil, de bâtiments avec l’ensemble des corps de métiers qui y sont liés et des moyens de manutention et de transport. Enfin, les services généraux d’intérêts communs assurent la coordination administrative, juridique et technique des activités communes aux unités du site.

9Le chiffre d’affaires du site du Creusot représente 42 % de celui de la société Creusot-Loire en 1980 et 56 % en 1983 (Charnet, 2005, p. 21). Cette même année 1983, les effectifs du Creusot représentent, hors Framatome, 6 166 salariés pour un effectif total de la société Creusot-Loire de 12 610 salariés9. Depuis la création de Creusot-Loire, le site du Creusot a perdu environ 2 700 emplois, ce qui représente plus du quart des effectifs de 1970.

II. Le Creusot en crise : la faillite de Creusot-Loire

10Le dépôt de bilan du groupe Creusot-Loire intervient le 28 juin 1984, mais la dégradation des résultats du groupe est plus ancienne. Depuis 1977 les résultats nets après impôts sont négatifs10. En 1983, les pertes atteignent 1,7 milliard de francs. La situation du groupe oppose son président Philippe Boulin à Didier Pineau-Valencienne, le nouveau PDG du groupe Schneider, actionnaire principal. Ce dernier, pousse Philippe Boulin à la démission lors du conseil d’administration du 30 décembre 1982 et prend sa place à la tête de Creusot-Loire. L’opposition entre les deux hommes porte sur les difficultés et l’avenir du groupe. Philippe Boulin considère que les difficultés que rencontre le groupe sont plus conjoncturelles que structurelles. Dans son message aux cadres annonçant sa démission11, il défend sa confiance en l’avenir de Creusot-Loire. Le groupe répond à une logique industrielle et il occupe plusieurs positions clefs dans l’industrie française et internationale. Les restructurations entreprises les dernières années permettent d’entrevoir un avenir positif. Il pense qu’il ne faut pas avoir d’inquiétude pour l’avenir et prédit :

encore de beaux jours pour nos techniques et nos métiers. Il nous reste […] simplement ! […] à en garder la maîtrise et à savoir, en scrutant l’avenir, discerner les secteurs où nous aurons à les exercer. N’ayez donc pas d’inquiétude sur l’avenir à long terme. Si vous restez vigilants, imaginatifs, entreprenants, vous le verrez progressivement s’éclairer devant vous, une fois passée la crise d’adaptation du monde que nous traversons actuellement12.

11Pour Philippe Boulin l’avenir de Creusot-Loire repose dans la complémentarité de ses métiers et les liens entre les différentes composantes du groupe, y compris avec l’activité sidérurgique.

12Cette confiance en l’avenir est loin d’être partagée par Didier Pineau-Valencienne qui a une approche totalement différente de la situation de Creusot-Loire. Dès son arrivée à la présidence du groupe il demande à M. Bes de Berg, directeur général de la société, de réaliser une analyse sur la situation financière de Creusot-Loire et de ses filiales dont il présente les résultats lors du conseil d’administration du 25 mai 198313. Au-delà de l’analyse financière qui laisse apparaître une perte pour l’année 1982 de 645 millions de francs, l’absence de fonds de roulement et de trésorerie, l’analyse industrielle et économique permet, à Didier Pineau-Valencienne de diviser les activités du groupe en quatre catégories. La première catégorie recouvre les activités liées à la métallurgie et à la sidérurgie. Pour le nouveau PDG de Creusot-Loire leur sort ne peut être réglé que dans le cadre d’une négociation à l’échelon national. Il considère que les restructurations qui doivent être entreprises de manière urgente sont hors de portée d’une société privée comme Creusot-Loire « alors que l’industrie sidérurgique française est dominée par deux sociétés publiques bénéficiant d’une aide massive de l’État, et que des regroupements se dessinent à l’étranger qui peuvent définitivement compromettre la position de la France dans ce domaine si une action concrète n’est pas entreprise immédiatement ». L’analyse de Pineau-Valencienne n’est pas nouvelle. Déjà en 1980, Creusot-Loire a demandé au ministre de l’Industrie d’alors, André Giraud, une aide de l’État qui lui a été refusée. Le motif était : « on vous a donné [sic] le nucléaire »14. Effectivement, Framatome, filiale de Creusot-Loire, a obtenu le marché très lucratif de la construction des centrales nucléaires et régulièrement une partie des bénéfices de Framatome passe à la maison mère pour diminuer ses pertes. Framatome accordait aussi des prêts pour pallier les insuffisances de la trésorerie de Creusot-Loire. Pour Didier Pineau-Valencienne, compte tenu en particulier des nouveaux arrangements convenus entre Framatome et l’ÉDF, cette situation ne peut perdurer.

13L’analyse sur la situation de la sidérurgie creusotine de Creusot-Loire est largement partagée par les pouvoirs publics. Déjà en février 1982, la mission interministérielle pour la sidérurgie est saisie de la faiblesse de cette sidérurgie trop dépendante des marchés de l’énergie. Reprenant, en partie, les analyses de la CGT, André Billardon, alors Député de la circonscription, dénonce le manque de politique industrielle cohérente des dirigeants de Creusot-Loire et la suppression de la branche des produits longs qui accentue encore plus la dépendance aux marchés de l’énergie. Il propose que l’État favorise la création d’un grand groupe spécialisé dans les aciers spéciaux, Usinor et Sacilor n’étant pas spécialistes dans ce domaine15. Pour sa part, la CGT va plus loin, demandant la nationalisation de l’ensemble du groupe Creusot-Loire16. Pour le Gouvernement de Pierre Mauroy, la question de la nationalisation du groupe Creusot-Loire n’est pas envisagée notamment, explique André Billardon, car elle n’est pas prévue dans les accords issus du programme commun signé avec les communistes.

14La seconde catégorie des activités du groupe, comprend celles considérées comme non stratégiques, comme les filiales Pinguely, Ermont ou encore Martin. Pour Didier Pineau-Valencienne leur devenir passe par une cession à d’autres groupes. La troisième catégorie est celle des activités qui présentent des pertes, comme Creusot-Loire Entreprises, Delattre Levivier, Batignolles ou encore la chaudronnerie de Chalon-sur-Saône. La solution passe par des efforts importants sur le plan de la gestion et éventuellement par des associations ponctuelles avec des tiers. Enfin, la dernière catégorie est celle des activités entrant dans les métiers du groupe et qui présentent des résultats positifs, on y trouve Neyrpic, les divisions énergie et traction ainsi que Framatome, autrement dit une grande partie de l’industrie du Creusot. Le nouveau PDG considère qu’elles ont des capacités technologiques et une réputation commerciale qui les classent parmi les meilleures :

Il serait aberrant de laisser compromettre un tel potentiel faute de trouver des réponses raisonnables aux problèmes fondamentaux de Creusot-Loire.

15Il souhaite que ces activités soient dotées des moyens financiers nécessaires, pour maintenir leur compétitivité au niveau mondial. Par ailleurs, il ajoute :

Il n’est plus question, dans la crise actuelle, de soutenir des activités structurellement perdantes grâce aux bénéfices réalisés ailleurs17.

16Cette dernière prise de position, tranche totalement avec la gestion précédente de Creusot-Loire. Pour Didier Pineau-Valencienne, il faut que les productions non rentables du groupe le deviennent très vite. Dans le cas contraire il envisage de les vendre ou de les liquider. Cette doctrine qu’il va tenter d’appliquer à Creusot-Loire, est celle qu’il a mise en place au niveau du groupe Schneider pour lequel Creusot-Loire est une filiale non rentable.

17Au comité central d’entreprise du 26 mai 1983, Didier Pineau-Valencienne annonce aux représentants des syndicats que Creusot-Loire est « virtuellement en faillite »18. Le choc est rude, mais comme il l’a dit la veille au conseil d’administration « l’heure n’est plus aux habiletés qui embellissent la vérité ». Le lendemain, Didier Pineau-Valencienne informe le Premier ministre, Pierre Mauroy, de « l’extrême gravité de la situation de Creusot-Loire dont la survie même est immédiatement en cause »19. La raison première qu’il met en avant est celle des pertes structurelles et massives des activités sidérurgique et métallurgique. S’ensuit une négociation avec les pouvoirs publics qui débouche sur un protocole d’accord signé le 10 novembre 1983, dans lequel Schneider SA s’engage, à contrecœur, à participer à la recapitalisation de Creusot-Loire à hauteur totale de 520 millions de francs. Les accords prévoient aussi la reprise par Sacilor et Usinor d’une partie de la sidérurgie du groupe Creusot-Loire20. La sidérurgie du Creusot n’est pas concernée. Son aciérie est encore considérée comme faisant partie des métiers relevant des compétences du groupe en raison notamment à ses activités liées au programme nucléaire.

18Dès ce protocole signé, Didier Pineau-Valencienne demande à Roger Schulz21 de dresser un rapport sur un plan de restructuration industrielle de Creusot-Loire. Ce rapport Schulz, remis en mars 1984, diagnostique que le protocole d’accord de novembre 1983 est insuffisant pour assurer la pérennité de Creusot-Loire. Il en appelle à nouveau à l’État et aux entreprises publiques pour qu’ils prennent en charge les risques liés à la filiale américaine Phoenix Steel et pour que les activités de la division sidérurgique Creusot-Marrel, avec la sidérurgie du Creusot, soient en partie reprises par Usinor. Pour la filiale Framatome, une des orientations proposées par le plan serait que le CEA achète la totalité de la participation de Creusot-Loire dans Framatome et que Framatome reprenne l’usine de Chalon-sur-Saône tout en garantissant les accords industriels qui prévoient le maintien au Creusot des activités nucléaires existantes. Enfin, le plan Schulz prévoit la fermeture ou la vente de plusieurs établissements et filiales de Creusot-Loire qui s’accompagne d’un plan social estimé à 2 710 personnes qu’il appartiendra aux pouvoirs publics de prendre en charge. Roger Schulz termine son rapport par un exercice de calcul du coût de la liquidation de Creusot-Loire, donnant crédit à cette possibilité.

19Ce rapport ne met pas en cause les établissements creusotins de Creusot-Loire, au contraire il les renforce. La division énergie est bénéficiaire. En 1983 elle a réalisé un bilan positif de 85,2 millions de francs. Les prévisions pour 1984 sont à la baisse mais restent dans le vert à 44,6 millions de francs. Pour les années suivantes, le plan de restructuration s’accompagnant de 653 licenciements devrait permettre de maintenir les résultats positifs à partir de 1986 à environ 60 millions de francs pour un chiffre d’affaires d’un peu plus d’un milliard de francs et des effectifs ramenés à 1957 salariés.

20Il n’en est pas de même de la partie sidérurgique. La conjecture s’est inversée. Jusqu’en 1983, la sidérurgie du Creusot, avec la grosse forge, a été préservée partiellement de la crise grâce aux fournitures pour le programme nucléaire. Sa réduction en France et la difficulté que rencontre Framatome à vendre des centrales à l’étranger font que la sidérurgie creusotine est entrée en crise à l’instar de l’ensemble du secteur en France (Mioche, 1994, p. 17-28). Après un plan de rationalisation qui ramènerait les effectifs du Creusot de 2 215 salariés à 1903 et un programme d’investissement important Roger Schulz prévoit que cette activité perdrait chaque année un montant équivalent de 4 à 5 % de son chiffre d’affaires. Bien que ce ratio soit inférieur aux ratios habituels de la sidérurgie, il considère qu’il n’appartient pas à un groupe privé d’avoir à supporter ces pertes. Néanmoins, la sidérurgie creusotine a pour elle ses marchés : les approvisionnements pour le nucléaire et ceux pour l’armement, deux activités stratégiques pour la France. Il conviendrait qu’elle maintienne ses activités dans un partenariat avec les unités énergies du Creusot et Framatome.

21Pour Didier Pineau-Valencienne, le rapport Schulz remet en cause le protocole d’accord de novembre 1983. Il demande à l’État de nouvelles négociations et annonce que Schneider SA n’apportera pas la contribution initialement prévue. Dans l’opinion publique et particulièrement dans les villes où est implantée Creusot-Loire, comme au Creusot, la divulgation de ce rapport et l’attitude de Didier Pineau-Valencienne sont très mal perçues par les salariés et les responsables politiques. Un bras de fer s’engage entre le PDG de Creusot-Loire, par ailleurs PDG de Schneider SA, et les pouvoirs publics ces derniers demandant en préalable à toute nouvelle négociation que les actionnaires de Creusot-Loire se mobilisent pour apporter des fonds propres à hauteur de 800 millions de francs. Nous n’allons pas entrer ici dans ce différend qui aboutit au règlement judiciaire de la société Creusot-Loire le 28 juin 1984 et à la liquidation par jugement du 12 décembre 1984. Vouloir tenter l’analyse en dehors des contextes économiques et politiques de l’époque serait une gageure, tout comme de ne pas tenir compte de la vision industrielle de Didier Pineau-Valencienne pour le groupe Schneider22. Intéressons-nous aux usines du Creusot et à leur devenir suite à la liquidation de Creusot-Loire.

III. Le Creusot : la continuité après Creusot-Loire

22Des différentes analyses industrielles qui ont été effectuées lors de la crise finale du groupe Creusot-Loire, il ressort systématiquement que les établissements du Creusot font partie de ceux qui auraient dû se trouver au cœur de la nouvelle stratégie industrielle du groupe. Ils portent les métiers qui ont acquis une grande maîtrise sur des marchés porteurs d’avenir.

23Ceci souligné, Le Creusot est la ville qui a le plus à perdre de la liquidation du groupe Creusot-Loire. N’oublions pas que depuis l’implantation des Schneider en 1837, la cité bourguignonne s’est développée autour d’une mono-industrie dont elle dépend entièrement. Après les Schneider la situation ne change pas avec Creusot-Loire. La liquidation se pose ici avec une acuité particulière. L’inquiétude sur le devenir des établissements du Creusot provoque d’importantes manifestations de salariés et mobilise l’ensemble des syndicats ainsi que les élus et responsables économiques locaux. Les pouvoirs publics ont bien pris conscience de la situation. Ils prennent en main directement le dossier, qui est confié à Louis Gallois alors Directeur Général de l’Industrie. Son intervention porte, pour la partie Creusot-Loire, sur la division énergie et la sidérurgie avec Creusot-Marrel. Il a aussi en charge la question des filiales directement rattachées comme CLECIM, Neyrpic, Martins SA ou encore Mecanica Pesada (Brésil). Les effectifs concernés sont estimés au total à 10 300 salariés sur le territoire métropolitain. Louis Gallois n’a pas dans son périmètre d’intervention la division traction. Elle est en cours de reprise par le groupe Schneider SA, plus particulièrement par sa filiale Jeumont-Schneider.

24Effectivement, très tôt, dès le 7 février 1984, Didier Pineau-Valencienne fait réaliser par un cabinet extérieur, pour le compte de Schneider SA, un audit financier et d’évaluation « dans le cadre du regroupement envisagé des activités du secteur ferroviaire du groupe Schneider au sein de la société Schneider-Jeumont Rail »23. Cet audit concerne à la fois, la division ATS de Jeumont-Schneider et l’Unité Traction de Creusot-Loire. Ces deux unités complémentaires travaillent ensemble, Jeumont-Schneider construit des moteurs et des alternateurs de traction, l’unité du Creusot construit les bogies24. Celle-ci est en situation de monopole pour les bogies TGV ainsi que pour les bogies des locomotives électriques en France, et en très bonne position pour ces dernières à l’exportation. Au moment de l’audit l’unité traction s’est lancée dans de nouveaux débouchés ceux des bogies moteurs et porteurs pour les transports urbains. L’Unité dispose d’un outil industriel considéré par les experts comme performant, particulièrement dans le domaine de la mécano-soudure auquel il faut adjoindre un savoir-faire de ses salariés tout autant performant25. L’Unité Traction est bénéficiaire. Elle réalise un chiffre d’affaires, en 1983, de près de 288 millions de francs et un résultat net d’un peu plus de 15 millions de francs26. Cet audit, réalisé bien à propos, sert de base à la reprise par Jeumont Schneider de l’Unité Traction du Creusot qui devient effective le 27 septembre 198427. Jeumont Schneider acquiert l’Unité Traction de Creusot-Loire pour un montant de 48 millions de francs28. L’ensemble des 540 salariés est repris. La nouvelle entité porte le nom de Schneider-Jeumont Rail29. Cette reprise, très rapide, a été justifiée par l’important contrat pour la fourniture de matériel roulant pour le métro de New York. Le groupe Schneider SA a aussi repris, à travers sa filiale Spie-Batignoles, les participations que Creusot-Loire détient dans la société CLECIM30.

25Pour le reste de Creusot-Loire, une première offre de reprise se dessine durant l’été 1984. Elle est portée par le groupe Five Cail Babcock, se déclarant opérateur industriel d’un groupe de sociétés dans lequel on trouve Framatome et Usinor, prêt à reprendre globalement les activités de Creusot-Loire. Ce projet s’accompagne de licenciements massifs. Pour les seuls établissements du Creusot ils sont estimés à 2 500 personnes sur un effectif d’environ 5 650 personnes. La présentation de cette première offre suscite, au Creusot, une très vive opposition des syndicats ainsi que des élus locaux et provoque de nombreuses manifestations d’opposition sur les sites. Devant ces réactions importantes Five Cail Babcock retire, dès le mois de septembre, son projet31.

26L’échec du projet Five Cail Babcock, ouvre plus grande la voie de la reprise par appartement des activités de Creusot-Loire. Cette question divise les syndicats. La CGT est fortement engagée pour une reprise globale de Creusot-Loire. Son leader national, Henri Krasucki, prend fait et cause pour ce schéma32. Les autres syndicats, CFDT, CFTC, FO et CGC sont plus modérés. Ils préfèrent laisser la porte ouverte à une partition du groupe, si les projets industriels sont viables à long terme. Ceci étant, soulignons que la CGT ne s’est pas opposée à la reprise par Jeumont Schneider de la division traction, mettant d’ores et déjà à mal son engagement pour une reprise globale.

27Faute de repreneur de la globalité de Creusot-Loire, c’est finalement la partition du groupe qui s’engage. Les établissements du Creusot sont repris, à la demande des pouvoirs publics, par deux entreprises publiques : la métallurgie par Usinor, la division énergie par, l’ancienne filiale, Framatome.

28Usinor reprend, à travers une filiale constituée à cet effet, Creusot-Loire Industrie, les activités de Creusot-Marrel : l’aciérie du Breuil, la grosse forge et la tôlerie du Creusot33. Les activités creusotines disposent d’équipements exceptionnels uniques en Europe avec la grosse presse de 11 000 tonnes et ses très gros moyens dans la fonderie et parmi les plus lourds dans le monde. Les diagnostics réalisés sur ces équipements montrent que leur arrêt entraînerait une perte de capacité impossible à combler sur le plan national et même européen. Le plan Shulz le met en avant en juin 1984. Le plan de redressement de Creusot-Loire proposé par les conseillers du tribunal de commerce de Paris, le souligne34. Les études engagées par Usinor avant la reprise le confirment35. Cette dernière étude va plus loin relevant que l’arrêt de la division aurait des conséquences pour la France car elle alimente plusieurs industries stratégiques : nucléaire, armement, pétrochimie… l’approvisionnement de remplacement ne pouvant alors être trouvé qu’à l’étranger, au Japon, en RFA ou aux USA.

29Lors de l’étude pour la reprise, les experts d’Usinor considèrent que les équipements, bien que relativement vieux, sont homogènes et complémentaires. L’aciérie électrique avec son installation d’affinage en poche chauffante est « une des meilleures au monde » avec des performances remarquables et un savoir-faire unique dans l’élaboration des lingots creux. Ils confirment l’analyse réalisée par Didier Pineau-Valencienne d’une sous-activité importante. Elle est à la fois conjoncturelle liée à l’effondrement des marchés du nucléaire, du gros équipement et de la chaudronnerie. Elle est aussi structurelle avec une capacité de production supérieure au marché dans ses domaines spécifiques de compétence. Tout ceci nécessite une amélioration forte de la productivité et laisse présager des licenciements. Néanmoins, et c’est là incontestablement l’autre point fort de la sidérurgie creusotine, elle est positionnée sur des marchés de la métallurgie « haut de gamme ». Elle a gagné cette position spécifique en s’appuyant sur son laboratoire de recherches du Creusot. Il apparaît dès lors, indispensable qu’elle s’appuie sur un ensemble de recherche et développement bien équipé, performant et de haut niveau scientifique36.

30Framatome, reprend la division énergie37 alors que l’ancienne filiale est elle-même devenue indépendante de Creusot-Loire. Cela est rendu possible par le statut juridique de Framatome qui est alors une société en nom collectif constituée de trois associés, Creusot-Loire, la société CEA Industrie et la SARL Framatome (ayant pour porteur de parts à égalité Creusot-Loire et CEA Industrie). Lors de sa liquidation, Creusot-Loire a perdu sa qualité d’associé. Dès lors CEA Industrie se retrouve seul actionnaire de Framatome qui devient de fait, une entreprise publique. La perte des 50 % de participation de Creusot-Loire dans Framatome a donné lieu à une indemnité d’un montant de 805 millions de francs38.

31À la suite du retrait du projet de plan de reprise de Creusot-Loire par Five Cail Babcock, les pouvoirs publics demandent à Framatome d’étudier la reprise de la division énergie (Le Creusot) et chaudronnerie (Chalon-sur-Saône) et des filiales qui leur sont liées. La division énergie, celle qui nous intéresse ici, fait l’objet d’une étude approfondie39. Comme nous l’avons déjà souligné plus haut, cette division a développé des savoir-faire propres et de très haute technologie. En dehors de la partie nucléaire et hydraulique, les productions intéressent des marchés qui ont encore du potentiel. Leur perspective est considérée comme convenable dans la mesure où l’effort d’investissement et de développement est maintenu et si les effectifs sont revus à la baisse pour gagner en productivité. Suite à ces études, Framatome reprend à forfait la totalité de la division énergie avec le centre d’application des techniques du soudage et le département Maintenances Montages extérieurs. Framatome reprend aussi 2 123 salariés de la division énergie, dont 193 bénéficient en 1984 de la convention générale de protection sociale (CGPS) signée en 198440.

32Cette dernière reprise marque la fin de l’ère Creusot-Loire au Creusot. Les trois principales activités industrielles ont toutes été reprises : l’activité traction par le groupe Schneider SA, l’activité sidérurgique par Usinor et l’activité énergie par Framatome. D’autres activités secondaires ont aussi fait l’objet d’une reprise. Au final, hors bénéficiaires de la convention générale de protection sociale, au Creusot on dénombre 728 salariés licenciés. Ils sont pris en charge par l’ARFAS (Association pour le reclassement et la formation des anciens salariés de Creusot-Loire), qui se glorifie d’en avoir reclassé plus de 90 %41.

33Dans cette crise industrielle majeure, l’industrie du Creusot a finalement été préservée. Plusieurs raisons l’expliquent. La première est le savoir-faire qu’elle a su développer depuis plusieurs décennies. Au Creusot l’industrie dispose non seulement d’une main-d’œuvre hautement qualifiée, mais elle a su aussi, grâce à ses programmes de recherche et développement, acquérir une autonomie technique qui lui permet non seulement de s’affranchir des licences extérieures mais aussi de développer une technologie propre, reconnue au niveau international. C’est le cas par exemple dans la sidérurgie avec le lingot creux, tôles fortes, dans l’énergie avec les compresseurs centrifuges ou encore dans la traction avec les bogies. Nous voulons souligner ici l’importance du lien qui existe entre le site de production et la recherche qui, au Creusot, est une des clefs de la réussite. La deuxième raison qui participe à l’explication de la place particulière de l’industrie creusotine est celle de ses marchés. Au moment de la liquidation de Creusot-Loire l’industrie du Creusot s’est placée sur des marchés porteurs avec un potentiel de développement (TGV, transports ferroviaires urbains, équipement pour l’énergie…) ou sur des marchés stratégiques pour la France (Défense nationale ou encore nucléaire). La troisième raison que nous mettons en avant ici est celle de la rentabilité des établissements creusotins de Creusot-Loire, à l’exception de l’aciérie. Un important travail de recherche de productivité a déjà été accompli à l’époque Creusot-Loire, ce qui explique qu’au final « la casse sociale » est limitée.

34Dans le cas de la sauvegarde des usines du Creusot, la puissance publique joue un rôle très important. Au final sur les trois grandes activités industrielles, une est reprise par un groupe privé et deux le sont par des groupes à capitaux publics. Si ces deux derniers sont intervenus à la demande de l’État, ils ont fait à la fois le choix du périmètre de leur reprise et des conditions de cette reprise. Au vu des rapports des experts ce choix n’a pas été contraignant en raison de la qualité des sites et des productions. Cette forme de nationalisation, que dénonce Didier Pineau-Valencienne42 dans son ouvrage, est, dans le cas de l’industrie creusotine, salutaire. À travers ces entreprises, l’État a non seulement protégé de la casse un site industriel performant mais lui a permis de poursuivre ses activités et par la suite d’accompagner son évolution.

35Trente années après la liquidation du groupe Creusot-Loire l’industrie du Creusot est de nouveau confrontée à la crise, mais elle résiste plutôt mieux qu’ailleurs. Depuis 1984, les différents sites ont changé de propriétaires, certains ont connu d’importantes restructurations, de nouvelles industries se sont implantées, mais pour les anciennes, elles ont conservé dans leur cœur de métier les mêmes productions qu’en 1984 : Industeel France continue la fabrication de lingots creux et des tôles fortes, Thermodyn-Ge Oil & Gas a développé ses fabrications de compresseurs centrifuges, Alstom transport fabrique toujours ses bogies pour les TGV, les locomotives, les métros et maintenant les tramways, Areva poursuit la fabrication de la chaudronnerie nucléaire. Tous ces établissements ont gardé une politique de recherche et de développement importante qui a permis aux technologies et méthodes de fabrications d’évoluer et par conséquent de maintenir le niveau d’excellence qui caractérise l’industrie creusotine.