1En première approximation, la désindustrialisation pour les ouvriers renvoie à trois phénomènes conjoints. Elle correspond d’abord au recul voire à la disparition de certaines branches industrielles. En France, c’est le cas, dans une liste hélas non exhaustive, des mines, de la sidérurgie, de la construction navale, du textile, de la chaussure, et plus récemment de l’automobile. Elle se traduit en outre par la suppression d’emplois ouvriers dans des secteurs industriels. Par là, elle correspond à une désouvriérisation liée à une mutation des systèmes productifs, mais aussi à la recherche permanente de gains de productivité dans les entreprises qui subsistent. Elle s’accompagne enfin d’un déclin de l’imaginaire industriel et de sa dévalorisation. De symbole du progrès en marche, ou d’une entreprise prométhéenne, l’industrie est parfois pensée comme relevant d’un monde révolu, du passé : elle est spontanément associée aux mines, au textile, à la sidérurgie du XIX^e siècle, alors que la modernité correspondrait aux services, aux échanges, au numérique, etc. Cette dimension symbolique pèse sur les ouvriers, voués à devenir des vestiges, des résidus, des surnuméraires destinés à disparaître. Cette troisième dimension, symbolique, est sans doute la plus impalpable, la moins facile à étayer en termes d’administration de la preuve. Pourtant, elle est bien perçue et circule. Deux livres, publiés à une décennie de distance, l’évoquent cependant, fournissant des indices d’une telle dévalorisation. En 1999, l’écrivain Jean Rolin publie Traverses, récit de voyages dans des lieux que l’on fuit habituellement. Il se rend ainsi à Denain et à Hagondange, deux anciennes villes sidérurgiques. Sa description d’Hagondange joue en particulier sur une opposition entre des symboles surannés du mouvement ouvrier (l’Armée rouge, le Karl-Marx Hof à Vienne et Louis Aragon) et une réalité contemporaine sinistre : le parc Wallibi Schtroumpf (Rollin, 2011 [1999], p. 55-57). De même, dans le livre qu’elle consacre aux ouvriers des forges de Billancourt, Martine Sonnet signale dans le dernier chapitre, que l’usine aurait fermé le jour de l’ouverture d’Eurodisney, en 1992 (Sonnet, 2008, p. 225).

2Dès lors, mon propos est d’examiner ce que la désindustrialisation, dans cette triple dimension, fait aux ouvriers et aux ouvrières, et les manières dont ils et elles réagissent, en croisant des sources secondaires avec des textes littéraires et militants, qui s’attachent à restituer une parole ouvrière. À l’instar de plusieurs autres communications, j’aborde une période assez ample, un demi-siècle, depuis la fin des années 1950, pour deux raisons principales. La première est que la désindustrialisation, contrairement à la manière dont économistes et sociologues l’abordent souvent, est un phénomène aussi ancien que l’industrialisation même. Or, pour en mesurer les effets sociaux les plus contemporains, il faut aborder ce déclin à partir du moment où il commence massivement et surgit sur l’agenda politique, à savoir à partir des années 1950. Cette inscription dans la moyenne durée ne vise pas à en minimiser les effets. Tout au contraire, en montrant sa récurrence depuis cinq décennies, en insistant sur le fait que deux générations au moins d’ouvriers ont vécu ce déclin continuel dans certaines régions, j’en souligne les conséquences redoutables aux plans social et politique.

I. Mesurer le phénomène et ses conséquences en chaîne

1. Pesée statistique

3En 1975, la France comptait 8,2 millions d’ouvriers. Depuis le début des années 1980 cependant, le nombre de ces actifs ne cesse de diminuer de 50 000 par an, de sorte qu’au recensement de 1999, le pays en rassemble encore 5,9 millions en emploi auxquels s’ajoute 1,1 million de chômeurs qui ont exercé un métier d’ouvrier (Parodi, 2004, p. 186). Ils constituent par conséquent 21,3 % de la population active en 2010, contre 37 % en 1975. Cette baisse a concerné en priorité les ouvriers non qualifiés de l’industrie passés dans l’intervalle de 2,5 à 1,1 million. Elle se prolonge, puisqu’en 2007, la France en compte un peu plus de 5,7 millions (sans les salariés agricoles)1. De fait, les ouvriers ou ouvrières du cuir, de la confection, des mines, de la sidérurgie, des chaînes de l’automobile se sont considérablement raréfiés pendant cette période, quand ils n’ont pas totalement disparu. Ce déclin traduit à la fois une transformation de l’organisation du travail (parfois baptisée troisième révolution industrielle), mais aussi une évolution de la division internationale du travail sur lesquelles il n’a pas lieu de s’étendre ici.

4Les baisses des effectifs dans l’industrie automobile témoignent clairement d’une telle évolution : en 1978, la Régie Renault, alors entreprise publique, embauchait 74 700 ouvriers en France, soit 69 % de son personnel ; en 2009, Renault n’en conserve plus que 12 800, soit un peu moins de 35 % ! Plus de 60 000 postes d’ouvriers ont ainsi disparu en trente ans dans une entreprise qui se flatta longtemps d’incarner un modèle social (Freyssenet, 2006 et mises à jour)2. L’évolution des effectifs aux usines Peugeot-Sochaux est tout aussi spectaculaire : l’établissement est passé de 39 100 salariés à son apogée en 1978 à 19 300 en 1996 ; à l’intérieur, la carrosserie comptait plus de 9 600 ouvriers en août 1979 ; elle en conserve à peine 5 300 en 1996 (Hatzfeld, 2002, p. 558 et 561).

5Une telle décrue se lit inégalement selon les régions, frappant plus violemment les espaces qui concentraient les industries anciennes et/ou lourdes. La Lorraine par exemple a perdu 150 000 ouvriers entre 1962 et 2000. Mais la crise y a été particulièrement sévère dans les vieilles industries de la métallurgie, du textile et de l’extraction de la houille : entre 1975 et 1999, les emplois ouvriers dans ces industries sont passés de 141 500 à 33 500, les effectifs fondant ainsi des trois quarts ! (Petit, 2005)3. De même, en Picardie, si les emplois d’ouvriers dans l’industrie diminuent de 177 000 à 99 000 (- 44 %) durant l’intervalle, la baisse approche 80 % pour le textile (Evrard, 2006). Cette chute brutale des effectifs ouvriers a accéléré une crise du mouvement syndical.

2. Une crise du mouvement syndical

6L’hémorragie, qui frappe les industries des deux premières révolutions industrielles, concerne en effet des branches où la syndicalisation était la moins faible : mines, construction navale, sidérurgie, automobile, etc. Avec elle, ce ne sont pas seulement des viviers militants qui se tarissent ou disparaissent, mais aussi des savoir-faire, et plus encore peut-être, des habitudes et des réflexes : celui d’articuler l’individuel et le collectif, le local (l’atelier ou l’usine) et le national (l’entreprise ou la branche). Cette désyndicalisation, spectaculaire, reste cependant mal documentée car elle porte uniquement sur des évaluations confédérales, sans qu’on connaisse l’évolution des effectifs ouvriers dans les fédérations industrielles : la CGT serait ainsi passée d’environ 1,3 million d’adhérents en 1979 à un peu plus de 520 000 en 2008 (dont 61 000 dans les mines et l’énergie et 59 000 dans les métaux)4. La centrale de Montreuil dépasserait cependant sa rivale cédétiste, qui contient pourtant son hémorragie : des 800 000 adhérents de 1978, elle en aurait conservé 450 000 vingt-cinq ans plus tard (Andolfatto et Labbé, 2009, p. 22). Cette désyndicalisation est encore supérieure dans le monde ouvrier. En effet, au début des années 2000, le taux de syndicalisation dans les entreprises privées oscillerait autour de 5 % contre plus de 15 % dans les entreprises publiques et dans la fonction publique. Pis, celui des ouvriers dépasserait légèrement 6 %, contre 10 % pour les professions intermédiaires et 14 % pour les cadres (Sirot, 2011, p. 328). Ainsi, alors que le monde ouvrier a créé et incarné le mouvement syndical, il tend à le déserter aujourd’hui !

3. Beauté et tombeaux du mort

7Le déclin précoce des vieux bassins industriels encourage sa patrimonialisation. Cette « beauté du mort » selon le mot de Michel de Certeau (1993, p. 46) se marque en premier lieu par l’essor du patrimoine industriel à compter du début des années 1970 d’abord au Creusot puis dans le Nord-Pas-de-Calais minier (Debary, 2002 ; Kourchid et Melin, 2002, p. 37-59). Mais ce développement patrimonial est travaillé par une contradiction. Les pouvoirs publics, et notamment les municipalités, qui doivent d’abord gérer des friches industrielles, et parfois des cités ouvrières, se placent dans une logique de requalification, quand les groupes de salariés entendent d’abord transmettre une mémoire des espaces de travail et de vie. De ce fait, la requalification néglige la dimension sociale, et spécifiquement ouvrière, de ces espaces (Daumas, 2006).

8La littérature accompagne le mouvement. Trois textes dus respectivement à Franck Magloire, Aurélie Filippetti et Martine Sonnet parus entre 2002 et 2008 dressent notamment des « tombeaux de la classe ouvrière »5. Les auteurs se consacrent en effet à la vie de travail de leur mère, ouvrière chez Moulinex pour Magloire, et de leur père mineur de fer et forgeron à Billancourt pour Aurélie Filippetti et Martine Sonnet. Ces textes dressent des tombeaux parce qu’ils évoquent un travail et/ou des entreprises fermées : les usines Moulinex à Cormelles-le-Royal près de Caen, Renault de Billancourt ont disparu, comme la dernière mine de fer d’Audun-le-Tiche abandonnée en 1997. C’est par conséquent un passé qu’il s’agit de rendre, comme Franck Magloire le dit à la toute fin de son livre, en laissant parler sa mère :

[O] u v r i è r e… de la fin du mot, j’entends insidieusement que mon heure est venue, que mon temps est passé… c’était hier… o u v r i è r e… du retour à mes débuts jusqu’à l’épilogue de toutes ces années de fatigue accumulée, je perçois clairement ce « oui » timide… cisaillé par le vrombissement fantomatique des machines qui continuent de tourner dans l’atelier vide (Magloire, 2004 [2002], p. 162).

9Dans le signifiant « ouvrière », la mère ou le fils entendent « hier », et donc une carrière achevée mais passée dans le bruit des machines. Car cette évocation de mondes disparus entend rendre hommage aux ouvriers et passe par une description aussi précise que possible de leur travail. Être mineur de fer expose ainsi à l’usure et à la maladie, explique Aurélie Filippetti :

Le minerai, poussière fine, se dépose dans les alvéoles roses, sanguines, les noircit, c’est pas la silicose, mais la sidérose, la maladie du fer. Sidêros, le fer, l’acier. On en tousse et on crache et un jour c’est la bronchite, qui ne guérit pas, ce n’est pas une bronchite mais un cancer (Filippetti, 2003, p. 53).

10Au quotidien, « les mines c’était ça : ses pieds rougis de mercurochrome, ses grosses mains calleuses et ses jambes imberbes » (ibid., p. 55).

11Mais l’hommage porte également sur l’engagement. Aurélie Filippetti rapporte ainsi l’arrestation par les troupes d’occupation de 14 mineurs d’Audun-le-Tiche, le 3 février 1944, parmi lesquels, ses deux grands-oncles et son grand-père Tommaso, qui meurt en déportation. L’auteure avoue alors que « leurs descendants croulent sous le poids de cette dignité » (ibid., p. 29). Franck Magloire de son côté entend plutôt célébrer une ouvrière ordinaire, restituer la singularité d’un parcours pourtant commun, et par là rendre hommage à tous les travailleurs. Le livre vise à ainsi à lui donner la parole, afin qu’elle puisse raconter le quotidien de sa vie, mais aussi sa révolte face à la fermeture de l’usine :

[En] tout cas, je ne veux pas de ces visages de martyre et de supplicié réduits à leur propre mutisme, et que d’autres dans leurs commentaires s’empresseront de couvrir de leur voix… mon fils a raison, ce livre est l’unique raison de comprendre… pour moi d’abord… et faire entendre… il est ma révolte sourde et différée, sans la volonté de privilégier un point de vue ou un autre… il est ce cri qui ne renvoie pas seulement à lui-même mais cherche à épanouir son écho chez les autres… (Magloire, 2004 [2002], p. 75).

12Le livre exprime une rage face à l’époque, qui s’accommode de renoncements et saccage tant de vies. Il s’agit alors de « chanter pour ne pas casser, hurler pour ne pas écharper, brûler pour ne pas tout incendier » (ibid., p. 152). Car les ouvriers évidemment ne restent pas impavides face à la désindustrialisation.

II. Résistances et réponses

13Si la désouvriérisation apparaît pleinement à partir des années 1975 en même temps que le chômage ne cesse de progresser, la désindustrialisation a été constituée en problème politique, soit local, soit national dès le milieu des années 1950, en parallèle au développement des résistances ouvrières. On peut historiciser le phénomène, en distinguant pour simplifier trois périodes.

1. Un problème local pendant la croissance industrielle des années 1950 et 1960

14L’expansion industrielle est très différenciée dans ces décennies (Woronoff, 1998, p. 535-545). Si le taux de croissance annuel de l’industrie avoisine les 6 % entre 1952 et 1972, il ne signifie pas pour autant une augmentation uniforme des effectifs, tout au contraire. Entre 1952 et 1972 en effet, l’énergie (essentiellement les mines) et les industries de consommation « perdent » respectivement 74 000 et 415 000 postes. De ce fait, il existe donc localement des entreprises en grande difficulté ; des emplois ouvriers disparaissent, notamment dans les zones de mono-industrie. C’est par exemple le cas à Decazeville où, en 1960, le plan d’adaptation des Houillères (dit plan Jeanneney) prévoit la fermeture de tous les puits de Decazeville pour 1965, avec à la solde 2 400 suppressions d’emplois, notamment par la mise en retraite des mineurs les plus âgés (Reid, 2009, p. 233-244). Ce projet suscite une grève des mineurs à la fin de 1961, qui n’hésitent pas ensuite à entamer un jeûne pour contraindre les médias à parler de la grève et/ou à cesser de la dénigrer. Or cette lutte comprend également une dimension régionaliste et le slogan « Volem viure al pais » naît à cette occasion.

15L’exemple des mineurs est emblématique de difficultés plus amples qui frappent un nombre croissant de branches et par-là de bassins industriels : parallèlement au charbon en effet, le textile affronte également des difficultés, par exemple dans la bonneterie cévenole qui sombre dans les années 1950. De même, à compter de la fin des années 1950, la surproduction qui frappe la construction navale précipite le déclin rapide puis la disparition des chantiers de Port-de-Bouc en 1966. Mais la mobilisation du personnel est limitée car certains ouvriers s’embauchent à La Ciotat, tandis que d’autres privilégient la pétrochimie, alors en plein essor, où les salaires sont supérieurs (Domenichino, 1989, p. 258-264 et 279-290). Du coup, les pouvoirs publics n’interviennent que de manière limitée, principalement dans les régions de mono-industrie, pour faciliter les reconversions, souvent articulées à la décentralisation industrielle à compter du milieu des années 1950.

16Cette concentration parisienne, et les inégalités régionales qu’elle induit, conduisent à promouvoir la décentralisation industrielle (Caro, Dard et Daumas, 2002). L’inflexion décisive date de 1955, avec la création du Fonds de développement économique et social (FDES), et l’institution de l’agrément préalable en région parisienne pour les extensions industrielles, que suit la création d’une redevance particulière. Les pouvoirs publics découragent ainsi l’extension des espaces industriels en Ile-de-France et favorisent les transferts en province, pendant une quinzaine d’années. Cette volonté politique, symbolisée par la création de la DATAR en 1963, correspond aux besoins des industries d’équipement mais également des industries électriques et électroniques, à la recherche d’espace et d’une main-d’œuvre bon marché et peu syndiquée.

17Dans le Nord et la Lorraine, la création de commissaire à la reconversion industrielle en 1967 signale les difficultés des mines mais aussi de la sidérurgie et du textile. On compte alors beaucoup sur l’automobile pour assurer des transferts d’emploi.

2. La généralisation des difficultés du milieu des années 1970 au milieu des années 1980

18À compter du mitan des années 1970, une bascule s’opère : la croissance industrielle s’interrompt et aucune branche industrielle n’est plus en mesure d’absorber les ouvriers devenus surnuméraires. Le conflit dans l’entreprise horlogère Lip de Besançon qui s’étire en réalité de 1973 à 1976, en deux phases successives, rassemble presque tout l’éventail possible des réactions ouvrières. À l’été 1976 en effet, les salariés engagent une grève inédite marquée par une reprise partielle de la production en attendant de retrouver un repreneur. Cette lutte, qui connaît une vive popularité dans le pays, est adoptée dans une vingtaine de cas dans les mois qui suivent. Elles débouchent parfois sur la création de coopératives de production, comme on le voit également chez Lip. Le plus souvent cependant, les salariés en sont réduits à occuper les locaux. La CFDT nomme ces luttes « les conflits longs sur l’emploi », à partir de 1976 et recense plusieurs dizaines de cas. Quand reprise il y a, elle n’empêche pas une baisse des effectifs (Vigna, 2007, p. 107-111 et 139-141).

19Le problème devient encore plus aigu par l’ampleur des effectifs licenciés, quand il atteint gravement la sidérurgie, notamment entre 1979 et 1984, et l’automobile au début des années 1980. En effet, les milliers de suppressions d’emploi déclenchent de véritables révoltes ouvrières dans les quelques villes concernées (Longwy, Denain et Pompey notamment). Dans le secteur automobile, les entreprises sont confrontées à de graves difficultés à partir du début des années 1980. Arguant d’un risque de dépôt de bilan, le groupe PSA annonce en juillet 1983 vouloir supprimer plus de 4 100 emplois dans son usine de Talbot-Poissy dont 2 905 licenciements d’ouvriers de la production. Après négociations avec le gouvernement, ce chiffre est ramené à 1 905. Ce projet débouche sur une grève qui commence en décembre 1983 et se prolonge jusqu’en janvier 1984, marquée par de très violents affrontements entre ouvriers grévistes, souvent immigrés marocains, et non-grévistes, la plupart membres du syndicat « indépendant » CSL, appuyés par des militants du Parti des forces nouvelles, d’extrême droite (Gay, 2014, p. 37-50).

20Face à ces difficultés, et par-delà l’alternance politique de 1981 qui ne modifie guère la donne sur ce plan, les politiques publiques couplent trois types d’actions. La première vise d’abord à fluidifier le marché de l’emploi et à abaisser (déjà !) le coût du travail par la construction d’une périphérie salariale précaire, et passe notamment par le développement de l’intérim et la création des contrats à durée déterminée (Vigna, 2012, p. 301-309). Quand les entreprises licencient, des conventions ou des plans sociaux sont crées avec des dispositifs dérogatoires pour les salariés concernés qui, le plus souvent, partent en préretraite dès 55 ans, voire 50 dans la sidérurgie. Jusqu’en 1984, près de 700 000 travailleurs, ouvriers dans l’immense majorité des cas, quittent ainsi le marché du travail. Enfin, les pouvoirs publics freinent dès 1972 l’arrivée en France de travailleurs immigrés, puis entendent l’interrompre en 1974. À partir de 1977, ils souhaitent le départ d’une partie de ces ouvriers, via l’instauration d’une prime de retour dite « million Stoléru » (du nom du secrétaire d’État Lionel Stoléru qui la promeut) ; après l’arrivée au pouvoir de la gauche, et malgré des régularisations en 1981, les immigrés sont ciblés, notamment à partir de 1983 quand le président Mitterrand déclare « devoir protéger l’emploi des Français » (Bantigny, 2013, p. 317). De ce fait, le conflit Talbot fonctionne ici comme laboratoire, le gouvernement de Pierre Mauroy met en place une nouvelle prime au retour baptisée désormais « aide à la réinsertion » de 20 000 francs.

3. Depuis le milieu des années 1980 et la crise permanente, si l’on ose cet oxymore

21En dépit des fluctuations de la conjoncture économique, la période est caractérisée par la fermeture d’entreprises industrielles, mais également la restructuration d’entreprises pérennes (restructurations dites offensives), voire les fermetures de sites industriels pourtant rentables, mais jugés insuffisamment pour rémunérer les actionnaires. Dans un tel cadre, les salariés et leurs organisations syndicales s’engagent dans trois types d’actions, parfois combinées.

22À chaque fois, ils en appellent aux collectivités territoriales et à l’État, pour obtenir un plan social plus favorable mais également pour retrouver un repreneur. Cette interpellation se fait plus vigoureuse pour dénoncer les faillites frauduleuses, telle celle qui affecte la fonderie Metaleurop (ex. Penarroya) à Noyelles-Godault en 2003, pillée par son actionnaire suisse Glencore. Mais malgré les promesses du gouvernement Raffarin et notamment du ministre des Affaires sociales François Fillon, rien n’a été fait. Ils recourent également à la justice afin de tenter de retarder les fermetures, améliorer le plan social, voire faire condamner les entreprises pour licenciements abusifs. De telles actions ont été entreprises par les salariés de Molex (connectique) à Villemur-sur-Tarn à partir de 2008, ou deux de Continental (pneumatique) à Clairoix en 2009 (Depoorter et Frigul, 2014, p. 51-68). Mais ces procédures judiciaires, même quand elles débouchent sur des décisions favorables aux salariés, s’étirent sur plusieurs années et de fait rendent impossible une mobilisation prolongée ; par ailleurs, les entreprises, quand elles sont condamnées après une fermeture ou des licenciements abusifs, ne réembauchent pas les ouvriers.

23C’est pourquoi, des explosions de rage surviennent. Ainsi en juillet 2000, à Givet, une vieille entreprise de soie artificielle, Cellatex, est placée en liquidation judiciaire (Larose et alii, 2001). Tandis que les négociations sur le plan social traînent en longueur, des ouvriers décident de méthodes beaucoup plus radicales, séquestrent les négociateurs avec brutalité et les insultent ; des bouteilles de gaz sont apportées à proximité de la réunion en même temps que le sol est aspergé d’essence par des ouvriers cagoulés qui jouent avec des boîtes d’allumettes. Le quartier est évacué en raison des risques d’explosion de l’usine classée « Seveso », c’est-à-dire présentant des risques chimiques. Pour obtenir gain de cause, un groupe d’ouvriers menace également de déverser plusieurs dizaines de milliers de litres d’acide sulfurique dans la Meuse. Le gouvernement finit par intervenir et, au terme de négociations acharnées, les salariés obtiennent des conditions plus favorables. Les salariés de Cellatex suscitent immédiatement des émules, en juillet 2000 toujours, à la brasserie Heineken d’Adelshoffen et chez Forgeval, à Valenciennes. Ces exemples, dont la liste pourrait être sensiblement allongée, témoignent aussi du retour des séquestrations (Parsons, 2012, p. 111-130 ; Hayes, 2012, p. 185-201). Ils s’opèrent dans des usines souvent périphériques, et peinent de ce fait à attirer durablement l’attention. Surtout, par ces violences et ce chantage environnemental, les ouvriers courent le risque d’être davantage stigmatisés. Pourtant, ils témoignent aussi d’une rage et d’un désespoir qu’accroît aussi la dévalorisation symbolique du monde ouvrier, et dont témoignent d’autres écritures de la désindustrialisation.

III. Dévalorisation et écritures de la désindustrialisation

1. Désillusion et menaces

24Plusieurs textes ouvriers, qui chroniquent la crise et la désindustrialisation qui l’accompagne, évoquent une désillusion et des menaces insistantes. Cinq ouvrages peuvent plus strictement ressortir à ce genre, avec, par ordre de publication, Chroniques des années d’usine de Robert Piccamiglio (1949), ouvrier prolifique travaillant dans les Alpes ; Putain d’usine de Jean-Pierre Levaray (1955), rédigé entre 2000 et 2001 alors que l’auteur travaille dans l’usine chimique Grande Paroisse au Grand-Quevilly, prolongé par Classe fantôme. Chroniques ouvrières ; Carnet d’un intérimaire de Daniel Martinez (1954), écrit dans la région bordelaise entre 1994 et 1998 ; Ouvrière d’usine de Sylviane Rosière (1950), journal tenu par une ouvrière alors âgée de 57 ans, travaillant dans une usine de décolletage de la vallée de l’Arve entre 2006 et 20076.

25Ces cinq livres constituent des chroniques par leur caractère situé. Loin de retracer des événements exceptionnels, ils s’attachent à rendre l’ordinaire et la quotidienneté du travail et de la vie. Ces chroniques signalent alors une transformation du rapport au temps : car la crise renvoie à celle du futur, qui n’entretient plus l’espoir, mais nourrit l’angoisse, notamment face à l’emploi. La peur du chômage rode en effet. Jean-Pierre Levaray commence ainsi par expliquer :

On sait que ça va arriver, on s’y attend. Comme pour le textile, les fonderies… un jour, l’industrie chimique lourde n’aura plus droit de cité en Europe.

26Sylviane Rosière partage la même désillusion, qui engendre un rapport distancié à l’entreprise. En effet, « les patrons délocalisent à tour de bras et ce sont ces fainéants de chômeurs qui foutent la merde, ce n’est pas nouveau. Pour rester intacte dans le boulot, il faut savoir répondre et n’y mettre aucun affect. T’as signé un truc pour gagner trois sous chez monsieur Machin, un point c’est tout ! Il n’est ni ton papa, ni ton curé. Il ne te veut pas de bien et si tu pars, un autre te remplacera » (Levaray, 2002, p. 4 ; Rosière, 2010, p. 111). De ce fait, loin d’entretenir une fierté du producteur, le travail en devient réduit à son terme populaire traditionnel : le chagrin.

27Les chroniques, solidement ancrées dans le quotidien, témoignent d’un désenchantement qui sape le monde ouvrier, déstabilisé non plus par la répression, mais par la domination qui le ravage :

Une nouveauté, les suicides, comme les primes dites de participation ou d’intéressement. L’effet n’est pas le même (Piccamiglio, 2002 [1999], p. 111).

28Dès lors, l’usine devient un lieu à fuir, et dont il faut que les enfants réchappent.

Rêve et cauchemar. Le rêve, c’est de ne jamais voir son propre fils franchir les doubles grilles électriques de l’usine. Le cauchemar, c’est de le voir un beau matin de septembre, quand le temps a la douceur d’une étreinte, attendre au poste de garde (ibid., p. 160 et 164).

29Sylviane Rosière délivre une mise en garde similaire :

Il ne faut pas trop s’approcher des usines, ce sont comme des grosses bêtes, elles happent les gens qui les frôlent de trop près (Rosière, 2010, p. 148).

2. Écrire la fin

30L’écriture de la désindustrialisation passe également par le recours à des écrivains pour aider à raconter les fermetures d’entreprises accompagnées de licenciements7. Deux types de configurations apparaissent. Des associations d’anciens salariés sollicitent des écrivains qui prêtent leur plume pour raconter l’usine, le travail et la fermeture. Ainsi, en 2003, les salariés de la fonderie Metaleurop (anciennement Penarroya) de Noyelles-Godault, réunis dans l’association Chœurs de fondeurs, accueillent l’écrivain Frédéric Fajardie (1947-2008), qui interroge et transcrit les entretiens (Fajardie, 2003, p. 17). Les salariés interrogés témoignent du passé de l’entreprise, de leur travail et de sa dureté, et dressent un bilan de la lutte. Parmi les diagnostics les plus souvent relevés figure l’absence des intellectuels aux côtés des ouvriers. Pascal, de l’atelier zinc explique la défaite finale parce qu’il leur « a manqué beaucoup de choses. Tiens, par exemple, les intellectuels, on les a pas vus » (ibid., p. 29 ; voir aussi p. 41 et 76-77). Cette critique, énoncée en présence d’un écrivain pourtant, signale qu’aux yeux d’un certain nombre d’ouvriers, la centralité ouvrière est défunte, et qu’en conséquence, toutes les constructions de solidarité ont disparu. De manière similaire en 2005-2006, les salariés des anciens laboratoires Roussel-Uclaf de Romainville, passés successivement sous le contrôle de Hœchst, Rhône-Poulenc, Aventis et Sanofi-Synthelabo, fondent l’association Résistance Universelle qui fait appel à l’écrivain Sylvain Rossignol. Ce dernier rédige ensuite un roman choral construit d’autour d’un certain nombre de personnages travaillant dans les laboratoires entre 1967 et 2007. La fiction présente alors comme des récits de vie enchâssés, mais avec des ellipses, croise ainsi trois histoires : celles des salariés, de l’entreprise et du pays. Sylvain Rossignol relaie en outre l’attention des salariés à la question de la santé au travail, signalant par exemple les dérèglements hormonaux consécutifs à la manipulation récurrente de certains produits (Rossignol, 2008, p. 16-17 et 62). L’appel à des écrivains vise ainsi à redire le passé du travail, mais aussi à exprimer leur douleur de la fermeture et de la perte. Tel un travail de deuil, l’écriture collective tente d’éviter les dépressions et les suicides qui menacent8.

31La seconde modalité consiste à ce qu’un écrivain organise un atelier d’écriture pour les travailleuses licenciées (Gallot, 2012, p. 516-526). L’opération vise alors à ce que les ouvrières apprennent à se saisir d’un outil pour évoquer la vie de travail, la fermeture et les douleurs qu’elle engendre, et par là prolongent la mobilisation, en déployant alors de nouvelles ressources. Ainsi, à l’usine Levi’s de La Bassée (Pas-de-Calais), qui ferme en mars 1999, un atelier d’écriture fonctionne brièvement en mai et juin 2000, auquel participent 25 ouvrières nées entre 1949 et 1971. Les textes sont ensuite montés pour un spectacle mis en scène par Christophe Martin9. Dans une telle configuration, les travailleurs conservent donc la maîtrise de leurs propos ; la mise en scène les montre ensuite actrices, au double sens du mot, de leur histoire. De même, des salariés de l’usine Moulinex de Cormelles-le-Royal, réunis dans une association en 2004, ont travaillé avec le dramaturge Philippe Ripoll pour aboutir à une création : Nous ne sommes pas une fiction. Toutefois, ce recours à des écrivains peut aussi générer des tensions, liées à un sentiment d’altérité et de dépossession dont témoignent les propos d’une ouvrière :

Ils s’imprègnent de nos lieux mais sans connaître notre histoire… ils sentent pas notre transpiration… ils ont pas goûté le… ils ont pas goûté notre sang, ils savent pas ce que c’est. Ils sont là, ils imaginent et… ils sont pas de notre horizon et ils peuvent pas comprendre cet attachement à une putain d’tranchée, à une putain d’poubelle des lieux (cité in Clarke, 2012, p. 19).

Conclusion

32Presque trente ans après les affrontements dans l’usine de Talbot – Poissy, de nouveaux heurts opposèrent des ouvriers en octobre 2013, mais en Bretagne cette fois-ci. On vit ainsi quelques dizaines de salariés licenciés de l’abattoir Gad de Lampaul-Guimiliau (Finistère) être violemment repoussés par leurs collègues de Josselin (Morbihan), alors préservés10. Les premiers voulaient convaincre les seconds de les soutenir et d’arrêter le travail. Ces images proprement tragiques illustrent que la désindustrialisation peut déboucher une espèce de lutte de tous contre tous.

33Les conséquences politiques d’un phénomène qui dure depuis presque un demi-siècle dans certaines régions, s’avèrent particulièrement redoutables depuis une quinzaine d’années. En effet, un vote ouvrier en faveur de l’extrême droite progresse et se banalise, s’appuyant sur un conservatisme longtemps sous-estimé ou nié dans cette fraction de la population. Dans les zones les plus frappées par la désindustrialisation, le chômage et donc une paupérisation, ces ouvriers estiment ne plus avoir rien à perdre et s’en remettent à ceux qui leur apparaissent incarner la dernière alternative. Pour la majorité des ouvriers qui ne le choisissent pas, cette situation entraîne une nouvelle dévalorisation symbolique. Car ce sont bien tous les ouvriers nationaux qui désormais sont suspects ou suspectés. La désindustrialisation ne constitue donc pas seulement un problème économique. Faute d’activités économiques qui viennent prendre le relais, elle contribue à déliter le lien social, à radicaliser le conservatisme ouvrier, et à aviver les tensions politiques.