1Depuis la fin des années 1970, la part de l’industrie dans la valeur ajoutée, la population active et le PIB diminue en France, comme dans tous les pays avancés. C’est la conséquence à la fois du déplacement de la consommation des biens manufacturiers vers les services au fur et à mesure de l’élévation du pouvoir d’achat et de gains de productivité relativement plus élevés dans l’industrie que dans les services. Cependant, au sein de l’Union européenne, la trajectoire de la France est absolument unique puisque le processus de désindustrialisation est plus prononcé que dans tous les autres pays : la part de l’industrie dans le PIB (12,6 % en 2010) y est inférieure à la moyenne de la zone euro (18,6 %), le décrochage de l’industrie française étant particulièrement net par rapport aux pays qui ont le mieux résisté à la désindustrialisation, l’Allemagne (23,7 %) [Giraud, Weil, 2013 ; Hau, 2014], l’Autriche (22,3 %), la Finlande (22,3 %) et la Suède (21,1 %). Même le Royaume-Uni fait mieux (15,7 %). L’ampleur des destructions d’emplois est telle que la part de l’emploi manufacturier dans l’emploi total est tombée de 14,6 % en 2000 à 11 % en 2010, alors qu’il résistait mieux en Allemagne où il est passé de 19,7 % à 17,2 %. Les statistiques du commerce extérieur confirment le recul de l’industrie : la France a vu sa balance commerciale des produits industriels (hors énergie) se dégrader depuis 2002 et connaît aujourd’hui un déficit élevé (-45,6 milliards d’euros en 2012), quand la plupart des pays européens ont vu leur excédent progresser, parfois de manière impressionnante, celui de l’Allemagne (295 milliards) triplant presque en douze ans. Le recul de l’industrie explique la détérioration relative du niveau de vie des Français : alors que le PIB par habitant de la France représentait 115,1 % de celui de l’Union européenne (à 27) en 2002, il n’en représente plus que 107,7 % en 2013, le déclassement vis-à-vis de l’Allemagne (86,8 %) étant particulièrement sensible alors que les deux pays faisaient jeu égal au début du siècle.

2Toutefois, pendant longtemps, on a refusé de prendre la mesure du phénomène, alors même que, dès 1988, Jean-Louis Levet avait publié un livre lucide au titre prophétique : Une France sans usines (Levet, 1988). En décembre 2003, le magazine Alternatives économiques s’interrogeait gravement : « Désindustrialisation : faut-il avoir peur ? », avant, très péremptoire, de répondre : « l’industrie française ne disparaît pas, elle se modernise et s’adapte », « les activités manufacturières n’ont pas subi de recul », et d’enfoncer le clou : « la thèse du déclin industriel français résiste difficilement à l’analyse » (Chevallier, 2003). En 2004, la DATAR, dans un rapport intitulé La France puissance industrielle, affirmait doctement qu’il convenait de « parler plutôt de mutations industrielles que de désindustrialisation » (DATAR, 2004, p. 16 et 30). Les rapports parlementaires publiés la même année noiyaient également le poisson. Pour le député Max Roustan, « la désindustrialisation du territoire est un mythe », en revanche, en raison de la concentration de certaines activités qui sont en crise, « il y a bien désindustrialisation de territoires » (Roustan, 2004, p. 8). Étudiant les délocalisations, le sénateur Francis Grignon déclarait qu’elles « s’inscrivent dans un mouvement général et permanent de mutation de l’industrie française » (Grignon, 2004). En 2005 encore, Gilles Le Blanc, directeur du Centre d’économie industrielle de l’École des mines, se demandait : « peut-on parler d’une désindustrialisation du territoire ? », avant de conclure tranquillement à la « persistance du fait industriel », à une baisse du poids de l’industrie « comparable à la moyenne » des autres pays européens et à la « restructuration de l’industrie française sur un ensemble productif contracté mais performant » (Le Blanc, 2005, p. 2, 19 et 20). Donc, en somme, pour toute cette littérature lénifiante, pas de quoi s’inquiéter.

3Cependant, en 2004-2005, des fermetures de sites industriels retentissantes (Metaleurop, Daewo, etc.), la multiplication des délocalisations, le choc de la concurrence chinoise, la destruction de toujours plus d’emplois industriels, l’absorption de Péchiney par le canadien Alcan, le sauvetage in extremis d’Alstom nourrissent l’inquiétude de l’opinion devant un mouvement qui a tout d’une lame de fond. C’est également ce contexte qui est à l’origine de la prise de conscience par le gouvernement de la dégradation de la situation de l’industrie française et de la nécessité de restaurer une base industrielle puissante. Dès ce moment, de nombreuses études ont cherché à décrire et à expliquer le phénomène. Une des plus intéressantes est le rapport de Lionel Fontagné et Jean-Hervé Lorenzi, Désindustrialisation, délocalisations, publié en 2005, qui tout en considérant que le recul relatif de l’industrie est une évolution naturelle des économies avancées, reconnaît « la perte de substance industrielle » subie par notre pays et va jusqu’à parler de « décrochage de l’industrie française », notamment par rapport à l’Allemagne, avant de proposer un ambitieux programme de redressement productif (Fontagné, Lorenzi, 2005, p. 18 et 2). Depuis le rapport rendu par Louis Gallois au Premier ministre en 2012, intitulé Pacte pour la compétitivité de l’industrie française (Gallois, 2012), plus personne ne met en doute la réalité et la gravité du déclin de l’industrie française. L’accumulation de données et d’analyses est telle qu’on n’ignore plus grand-chose de la situation actuelle de notre industrie1 ; en revanche, il n’existe aucun consensus sur les raisons du déclin industriel, même si l’explication par le coût du travail domine largement au sein du patronat comme des milieux gouvernementaux, gauche et droite confondues, et a inspiré le « choc de compétitivité » décidé par le gouvernement socialiste sur la base du rapport Gallois pour rétablir la compétitivité de l’économie française et dynamiser l’emploi2.

4Obéissant à la logique du diagnostic, la majorité des études disponibles se sont focalisées sur la recherche des « causes structurelles » et, en conséquence, négligent de se demander comment on en est arrivé là, si bien que le recul industriel du pays est analysé comme si les choix et les stratégies des acteurs n’y avaient aucune part3. Or, les autres pays européens, pourtant soumis à des contraintes semblables, ont suivi des trajectoires différentes parce qu’ils ont fait des choix différents. Aussi, dans le cas de la France, seul un enchaînement de mauvais choix est susceptible d’expliquer un déclin si massif, brutal et continu qu’il en paraît (presque) irréversible.

5On ne peut décrire et expliquer cet enchaînement fatal qu’à la condition d’étudier le rôle des principaux acteurs – pouvoirs publics, organisations patronales, directions des grandes entreprises, centrales ouvrières, mouvement écologiste, et think tanks –, et les interactions entre eux. Néanmoins, dans les limites étroites de cette communication, et sans d’ailleurs prétendre en faire une étude complète, on se focalisera sur les politiques publiques parce que, plus que tout autre facteur, elles ont contribué à façonner la trajectoire de la France. On analysera successivement trois questions : le choix d’une économie postindustrielle, la substitution des politiques horizontales aux politiques sectorielles, et la politique de soutien à la demande.

I. Le choix d’une économie postindustrielle ou les services et le high-tech contre l’industrie

6Dans les années 1970-1980, les élites françaises ont considéré que le déclin de l’industrie était inévitable en Occident et ont fait le double choix de substituer les services à l’industrie et d’abandonner la production aux pays à bas salaires tout en conservant les activités de conception et d’innovation. Ces idées, qui sont bien loin d’avoir disparu, ont joué un rôle déterminant dans l’adoption de la politique de repli industriel qui a triomphé (Gauron, 2011, p. 15).

7Depuis cette époque, le discours public est dominé par l’idée que les pays les plus avancés du monde occidental sont rentrés dans une nouvelle ère, celle de la société postindustrielle. En France, c’est Alain Touraine qui a popularisé le concept (Touraine, 1969), mais le terrain avait été préparé par les livres de Serge Mallet (Mallet, 1963) et André Gorz (Gorz, 1964). À l’échelle internationale, deux livres ont marqué le débat : Le choc du Futur (1970) d’Alvin Toffler et Vers la société postindustrielle (1973) de Daniel Bell. Quoique d’une grande diversité, les théories postindustrielles présentent un certain nombre de convergences que l’on peut résumer à gros traits : la société postindustrielle est une société d’abondance, dominée par une économie de services, où la connaissance est la source de l’innovation, caractérisée par l’intervention de plus en plus étendue de l’État, l’émergence d’une classe de professionnels et de techniciens, et l’affirmation d’un nouveau système de valeurs centré sur l’épanouissement de l’individu et la participation (Julien, Lamonde et Latouche, 1976, p. 309-320 ; Delaunay et Gadrey, 1987, p. 114-121). Le concept de société postindustrielle s’est par la suite beaucoup appauvri puisque n’en subsiste plus aujourd’hui dans le discours commun que le rôle des services et de l’économie de la connaissance, notion d’ailleurs étroitement associée à celles d’économie de l’information et d’économie des réseaux (Boyer, 2002, p. 143 et 170-179).

8C’est aussi ce qui en a été repris dans les cercles européens au moment de la préparation de l’Acte unique (1992) [Prosche, 1993], et qu’on retrouve dans le document issu du Conseil européen réuni au Portugal en 2000, plus connu sous le nom de « stratégie de Lisbonne ». À la fin du siècle, la notion est sortie des milieux académiques pour devenir un thème du débat public. C’est ainsi que, en 1998, dans un petit essai sur Le Modèle français, Jacques Lesourne, ancien directeur du journal Le Monde, expliquait que les difficultés de la France venaient de ce que les Français ne comprenaient pas qu’elle était en train de passer de la société industrielle à la société d’information et restaient obstinément attachés au modèle des Trente Glorieuses (Lesourne, 1998).

9Dans les années 1990, la mode était à la « nouvelle économie » structurée par les nouvelles technologies et les services, et la France devait se spécialiser dans les produits de haute technologie et les services à forte valeur ajoutée qu’elle vendrait aux pays à bas coût de main-d’œuvre, lesquels lui fourniraient les produits industriels et l’énergie dont elle avait besoin. Les décisions du Conseil européen de Lisbonne ont renforcé et en quelque sorte légitimé cette stratégie postindustrielle. En effet, en 2000, le Conseil a fixé à l’Europe l’objectif de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » en 2010. La Commission ne nous en dit pas beaucoup plus sur cette « économie de la connaissance » et sur les moyens à mobiliser pour atteindre cet objectif, sinon que l’Europe doit préparer « la transition vers une économie fondée sur la connaissance, au moyen de politiques répondant mieux aux besoins de la société de l’information et de la R & D ». Du reste, il est significatif que, dans le développement consacré aux « points faibles » de l’Europe, le document adopté à Lisbonne souligne que le secteur des services est « sous-développé » mais ne mentionne pas même en passant le processus de désindustrialisation qui touche pourtant tous les pays de l’Union européenne ; bien plus, le mot « industrie » n’apparaît pas une seule fois dans ce texte pourtant long de treize pages !

10En novembre 2004, dans un bilan à mi-parcours, Wim Kok reconnaissait que les objectifs fixés en termes de R & D, d’emploi et de croissance ne pourraient être atteints à la fin de la décennie et que l’Europe avait perdu du terrain par rapport aux États-Unis et à l’Asie. Cependant, il expliquait cet échec par la conjoncture – la reprise était plus faible en Europe que dans le reste du monde – et, loin de s’interroger sur le bien-fondé de la stratégie lancée à Lisbonne, il invitait à la poursuivre (Kok, 2004). Du reste, la stratégie de croissance « Europe 2020 » se borne en fait à reprendre la même rhétorique et les mêmes objectifs que la stratégie de Lisbonne qui a buté sur trois limites : d’une part, la politique industrielle est subordonnée à la politique de la concurrence ; d’autre part, les politiques horizontales ne suffisent pas à infléchir la spécialisation de l’Europe vers les technologies d’avenir ; et, enfin, la spécialisation dans le high-tech est incapable d’entraîner la croissance de toute l’économie car les secteurs « moteurs d’innovation » (aéronautique, construction ferroviaire, nucléaire, pharmacie, électronique) ne représentent qu’une faible part de la valeur ajoutée industrielle, y compris dans les pays où ils sont les plus développés comme l’Allemagne et les États-Unis ; dans le cas de la France, leur part ne dépasse pas 15 % (McKinsey France, 2013).

11Par ailleurs, l’idée d’une spécialisation dans les activités de R & D et de conception suppose que le savoir et le savoir-faire puissent être durablement séparés alors qu’« une grande partie de l’innovation est réalisée là où se situe l’industrie » (Giraud et Weil, 2013, p. 98-99) ; d’autre part, la production de biens et celle de services étant de plus en plus étroitement imbriquées, les entreprises industrielles exportatrices de biens manufacturés exportent aussi les services qui y sont associés (services aux entreprises, licences/brevets, assurance), si bien qu’on peut douter qu’un pays qui aurait renoncé à son industrie puisse être un grand exportateur de services à haute valeur ajoutée (Cohen É. et Buigues, 2014, p. 21-26 ; Gaulier, Milet et Mirza, 2010, p. 125-147).

12De nombreux économistes continuent cependant de soutenir cette stratégie. Prenons deux exemples particulièrement illustratifs. Daniel Cohen qui écrivait en 2006 dans Trois leçons sur la société postindustrielle que « la fabrication de biens, comme figure socialement pertinente, tend à disparaître » (Cohen D., 2006, p. 116), a défendu dans un rapport du Centre d’analyse stratégique publié en 2009, Sortie de crise : vers l’émergence de nouveaux modèles de croissance, la thèse d’un « renversement de la dynamique industrie-services » car « l’économie de l’usage » qui « déplace l’activité d’innovation et de conception du côté des services » remet en cause le rôle des secteurs de l’industrie comme « moteurs de croissance » et « porteurs de gains de productivité les plus significatifs » ; c’est sur cette base qu’il a annoncé le passage d’une « société de la matérialité » incarnée par l’automobile et la télévision à une « société de la virtualité symbolisée aujourd’hui par le smartphone et demain par la 3D ». Dans ce nouveau modèle de croissance plus orienté vers les services et moins attaché au produit lui-même, l’industrie est « placée en position de sous-traitance » et les TIC permettent « l’intégration des produits et des services » (Cohen D., 2009, p. 53-65). En 2013, dans un petit essai au titre choc Dix idées qui coulent la France, David Thesmar et Augustin Landier argumentent que la désindustrialisation est un processus naturel que la mondialisation a tout au plus accéléré, que plus le niveau de richesse d’un pays est élevé et moins la part de l’industrie y est grande, et que l’économie de demain reposera à la fois sur un petit secteur du high-tech ultra-innovant et l’énorme masse des services à la personne, si bien que l’ambition de réindustrialiser la France reviendrait à subventionner un très coûteux « Jurassik Park industriel » (Thesmar et Landier, 2013, p. 155 et 29).

13L’aveuglement doctrinaire de ces auteurs a quelque chose de proprement stupéfiant car comment ne pas voir ce que la trajectoire française a de singulier en Europe et que leurs analyses sur la désindustrialisation naturelle et inéluctable ne suffisent pas à expliquer, mais aussi que les résultats de la désindustrialisation qui frappe la France sont à l’opposé du monde enchanté digne d’Alice au pays des merveilles4 dont ils nous brossent allégrement le tableau : les emplois perdus dans l’industrie ont été remplacés par des emplois beaucoup moins qualifiés dans les services, généralement dans la distribution et les services à la personne, avant que la France, seule dans ce cas, subisse depuis 2008 un recul à la fois de la production manufacturière et des services marchands ; la position de la France sur le marché mondial des hautes technologies a reculé de 8 % par an en moyenne depuis 1995 ; les performances dégradées dans la production de biens n’ont pas été compensées par des gains dans les services qui, au contraire, dans tous les domaines sauf le tourisme, ont vu leur part de marché se contracter entre 1995 (9,1 %) et 2006 (3,9 %) [Fontagné et Gaulier, 2008, p. 87 et 29-31] ; la balance des paiements courants est lourdement déficitaire puisque le solde bénéficiaire des échanges de services (24,3 milliards en 2011) n’est pas suffisant pour compenser le déficit chronique du commerce de produits industriels (73,7 milliards en 2011) [Glavany, 2012, p. 5]. Comment ne pas voir, en définitive, qu’un pays sans usines s’appauvrit et s’affaiblit inexorablement ?

14Comment aussi ne pas s’interroger sur la pertinence de la stratégie adoptée dans les années 1990 – faire reposer le développement de la France sur les services et le high-tech –, quand l’Allemagne faisait, elle, le choix opposé de valoriser les vertus traditionnelles du modèle allemand (Fabre, 2013, p. 5-16) ? Ce qui explique que notre voisin se porte beaucoup mieux grâce à une spécialisation sectorielle (les biens d’équipement et l’automobile) en phase avec la demande mondiale, à un positionnement haut de gamme de son industrie (le fameux Made in Germany) et à une insertion intelligente dans la division internationale du travail5. C’est dire qu’il n’y a rien de plus absurde que d’opposer développement des activités nouvelles (high-tech et investissements dans la transition énergétique) et renforcement du cœur manufacturier de l’industrie.

II. Des politiques sectorielles aux politiques horizontales ou l’absence d’une politique industrielle véritable

15Après la période de croissance de l’après-guerre qui a constitué l’âge d’or des politiques industrielles, les années 1970 ont marqué une rupture profonde (Levet, 1988, p. 18-34 ; Cohen É., 1989, p. 305-316 ; 1992b, p. 197-218 ; 1996, p. 81-115, 178-223 et 224-271). Après le premier choc pétrolier, alors que le pouvoir tenait un discours libéral organisé autour du thème du désengagement de l’État, l’intervention de l’État n’a cessé au contraire de s’étendre et les dispositifs d’aide de se multiplier, sans aucune cohérence. Dans les secteurs en déclin (sidérurgie, construction navale, charbonnages, textile) a prévalu une gestion à court terme, largement improvisée, alors que l’importance des mutations technologiques n’a été perçue que tardivement, les pouvoirs publics demandant au Boston Consulting Group de définir les secteurs d’avenir (bureautique, bio-industries) et créant le CODIS en 1979 pour coordonner les actions dans ce domaine. À la fin du septennat de Giscard d’Estaing, cet interventionnisme tous azimuts avait échoué et les grandes entreprises étaient mal en point. Arrivée au pouvoir en 1981, la gauche a lancé une politique industrielle dirigiste qui s’organisait autour de trois axes : la constitution d’un large secteur public, la restructuration des industries traditionnelles et la promotion des industries de pointe. Si les nationalisations ont permis de sauver les grands groupes, les résultats de la « politique de filière » appliquée de manière trop globale et rigide ont été décevants, d’autant qu’elle se heurtait à l’héritage de la stratégie des « créneaux » et à l’incapacité des grands groupes à susciter des synergies. L’échec de la politique de relance a imposé en 1983 le « tournant de la rigueur » et l’abandon de la politique dirigiste dont les pouvoirs publics n’avaient plus les moyens. La réhabilitation de l’entreprise et la promotion du « moins d’État » ont accompagné l’abandon du volontarisme étatique. C’est le début du démantèlement de l’outil d’intervention de l’État qui s’est poursuivi malgré les alternances politiques : libéralisation du marché des capitaux, remise en cause de l’économie de financements administrés, suppression du contrôle des prix et des changes, privatisations, suppression de l’autorisation administrative de licenciement, dérégulation des services publics, déclin du plan qui a fini par être supprimé en 2005, et abandon de la politique des grands projets fondés sur la coordination entre recherche publique, entreprises publiques et commande publique.

16Le renoncement à une politique industrielle digne de ce nom n’a pas eu pour seule cause les échecs des années 1970 et 1980 mais, plus profondément, est lié à la transformation profonde du contexte intellectuel, institutionnel et économique qui résulte du ralentissement de la croissance, de l’emprise accrue des idées néolibérales qui attribuent une supériorité absolue à la régulation par les marchés, de l’intégration européenne qui impose le respect des règles de la concurrence, du choix du marché unique qui condamne toute préférence nationale en matière de commandes publiques, de la financiarisation de la gestion des entreprises qui privilégie la « valeur pour l’actionnaire » et le court terme, et de la puissance des grandes entreprises multinationales qui agissent sur un marché mondialisé. En définitive, le détricotage systématique de la politique industrielle opéré à partir de 1986 n’a laissé subsister pour l’essentiel que les politiques « horizontales » de soutien aux PME et à l’innovation et les mesures ponctuelles de gestion des conséquences sociales et territoriales des défaillances d’entreprises.

17Il existe une réelle continuité dans l’action des gouvernements qui se sont succédé au cours de la décennie : ils ont sacrifié l’investissement productif et la restructuration de l’industrie au maintien de la paix sociale en gérant au coup par coup le déclin de l’industrie en s’appuyant sur le CIASI (Comité interministériel pour l’aménagement des structures industrielles) créé en 1974 et devenu le CIRI (Comité interministériel de restructuration industrielle) en 1982. Ces « commandos de l’anticrise » ont renfloué les entreprises en mal de fonds propres, organisé des reprises en jouant au stratège sans en avoir les moyens, et accompagné les fermetures d’usines, évitant ainsi des drames sociaux et territoriaux majeurs (Cohen É., 1989).

18La destruction du modèle français a été accompagnée de la dénonciation permanente du « colbertisme » qui s’appuie sur une vision de l’économie où l’État n’est qu’un obstacle à l’efficacité du marché et une image noire de l’histoire de l’économie française et de ses performances passées. Certes, la mondialisation et la transition d’une économie de rattrapage à une économie de l’innovation obligeaient à repenser le rôle de l’État, mais le personnel dirigeant, de droite comme de gauche, s’est convaincu que la modernisation exigeait que l’on se débarrasse de l’héritage « colbertiste » sans faire le « tri entre ce qu’il fallait d’urgence corriger et ce qui pouvait être relancé moyennant réforme » (Gauchet, 2016, p. 227). Le modèle français a été détruit sans être remplacé, les pouvoirs publics se trouvant ainsi condamnés à une action au coup par coup. Qui plus est, la destruction de l’appareil « colbertiste » et la conversion massive de la haute fonction publique au néolibéralisme ont eu pour conséquence la perte de compétence et de savoir-faire de l’État en matière d’intervention économique. Aussi, lorsque confrontés à la menace d’un naufrage industriel majeur, comme dans le cas d’Alstom, les pouvoirs publics se résolvent à intervenir, c’est toujours trop tard, sans moyens suffisants et sans vision stratégique, si bien qu’on a alors affaire à un « colbertisme industriel qui ne va pas jusqu’au bout de ses choix » (Guaino, 2016, p. 606). Plus largement, l’appareil politico-administratif en charge de l’industrie qui s’est construit progressivement souffre de nombreuses « pathologies » : multiplication des comités et des agences, complexité du système d’aides, préférence pour l’action à court terme, et triple déficit de prospective, de stratégie et d’évaluation (Levet, 2012, p. 237-294).

19Contrairement aux politiques « sectorielles » qui ont pour objectif de soutenir tel ou tel secteur, les politiques « horizontales » visent à améliorer l’environnement économique de toutes les entreprises. Compétitivité et attractivité sont leurs maîtres mots. Ce type de politique bénéficie du soutien de la Commission européenne qui n’a jamais vu d’un bon œil les politiques industrielles auxquelles elle oppose la politique de la concurrence car, selon elle, l’État n’a ni les informations ni les compétences pour faire les bons choix, si bien que ces politiques se traduisent toujours par des échecs, des gaspillages et des phénomènes de rente. Par souci proclamé de simplicité, de transparence et d’efficacité, les politiques horizontales passent par des exonérations fiscales plutôt que par des subventions directes.

20Au tournant du siècle, alors que l’industrie française continuait de reculer et enregistrait des résultats décevants en matière de R & D, l’inefficacité de cette politique est apparue de plus en plus nettement. De nombreux rapports ont souligné la concentration excessive des aides sur les grandes entreprises (76,6 % en 1995), le poids du passé lié aux aides aux secteurs en restructuration, un contrôle insuffisant des pouvoirs publics, et un fonctionnement du système particulièrement complexe. Le rapport du Commissariat général du Plan de 2003 sur les aides publiques aux entreprises a repris les mêmes constats tout en insistant sur la très grande diversité des dispositifs d’aide et de financement, le caractère complexe et opaque du système, l’hétérogénéité des acteurs et des procédures, l’inadaptation des outils administratifs et techniques, et l’insuffisance de l’évaluation, et proposé une réorientation des aides vers les PME et le développement local (Levet, 2003). Répondant à une commande du Président de la République J. Chirac, Jean-Louis Beffa, alors PDG de Saint-Gobain, a dressé à son tour en 2004 un bilan de la politique française de soutien à l’innovation et à la R & D qui fait ressortir quatre faiblesses principales : la concentration de l’aide publique à la R & D dans les secteurs liés à la Défense et aux grands programmes historiques, l’absence de focalisation des aides sur les secteurs d’avenir, l’insuffisance du financement de la R & D dans les grands groupes hors des grands programmes et de la Défense, et le saupoudrage sectoriel et géographique des aides aux PME. C’est sur cette base qu’il a préconisé le lancement de « programmes mobilisateurs » et la création de l’Agence de l’innovation industrielle (A2I) pour les sélectionner et les financer (Beffa, 2005, p. 25-31). Parallèlement, Chirac et son gouvernement ont mis en place de nouveaux outils de politique industrielle : les pôles de compétitivité en 2004, OSEO en 2005, l’Agence nationale de la recherche (ANR) en 2005, et les pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) en 20066 (Askenazy, 2002 ; Duraton et alii, 2008).

21La politique des pôles de compétitivité a oscillé entre deux objectifs : l’aménagement du territoire et le renforcement du contenu technologique de l’industrie française. En raison du trop grand nombre de pôles sélectionnés (77 en 2005) et de la faiblesse des financements publics (4 milliards entre 2006 et 2011), on a assisté à un saupoudrage de moyens finalement peu efficace. Pilotés par les grandes entreprises, les pôles n’ont pas permis le renforcement des coopérations entre PME et grandes entreprises ni entre entreprises et centres de recherche publique. Les régions n’ont guère pesé sur leur développement et la dimension territoriale des pôles s’est beaucoup affaiblie, au point que la DATAR a relancé en 2009 son soutien aux clusters baptisés « grappes d’entreprises ». Au total, cette politique n’a pas débouché sur la cristallisation de véritables écosystèmes d’innovation (Fried, 2012, p. 61).

22Les propositions de Beffa ont débouché sur la sélection de 17 projets dans cinq domaines stratégiques (énergie, transport, environnement, santé, TIC) et sur la concentration des fonds sur les grandes entreprises. Mais l’A2I a subi les critiques de la Commission européenne qui contestait ses choix et sa gouvernance, ce qui a amené le gouvernement à la supprimer en 2008 (Paquette, 2008) en la fusionnant avec OSEO afin de réorienter les aides publiques vers les PME. Les résultats de cette politique ont d’ailleurs été bien maigres comme le fait ressortir l’exemple de QUAREO, présenté comme une alternative à Google, qui a souffert de l’insuffisance de son budget et de la défection des entreprises allemandes qui ont préféré mener un projet concurrent. En 2008, le relais a été pris par le Fonds stratégique d’investissement (FSI), un fonds souverain doté de 20 milliards d’euros dont l’objectif est le soutien aux projets novateurs dans les secteurs prioritaires (numérique, nano- et biotechnologies, énergies renouvelables, véhicule du futur) et aux PME prometteuses ayant des difficultés pour accéder aux financements.

23Cette politique n’ayant pas donné les résultats attendus en raison de la modicité et de la dispersion des moyens ainsi que de la faiblesse et du manque de cohérence de l’appareil d’intervention de l’État, Nicolas Sarkozy a confié en 2009 à la mission Juppé-Rocard le soin d’inventer « un nouveau modèle moins dépendant des énergies fossiles et davantage tourné vers la connaissance » et de définir les conditions et les modalités d’une « intervention publique résolue » visant à « renforcer les incitations » à investir et devant « se porter là où les défaillances de marché sont avérées ». Le rapport des deux anciens premiers ministres a défini sept priorités stratégiques (soutenir l’enseignement supérieur, la recherche et l’innovation ; favoriser le développement des PME innovantes ; accélérer le développement de sciences du vivant ; développer les énergies décarbonées et l’efficacité dans la gestion des ressources ; faire émerger la ville de demain ; inventer la mobilité du futur ; investir dans la société numérique), recommandé de lancer un grand emprunt de 35 milliards (augmenté de 10 milliards supplémentaires sous la présidence Hollande) destiné à financer l’innovation, et proposé de mettre en place une « gouvernance exemplaire » pour gérer les fonds (appel à projets, sélection par des jurys internationaux, évaluation continue, séparation du Programme d’investissements d’avenir et du budget de l’État, pilotage par un organisme ad hoc, le Commissariat général à l’investissement) [ministère de l’Économie, 2009, p. 13, 14, 16 et 43]. Fin 2015, 37 milliards ont été effectivement engagés et 2 500 projets sélectionnés. Dans l’enseignement supérieur et la recherche, le Programme d’investissements d’avenir (PIA) a permis la labellisation de nombreux projets dits d’« excellence » en évitant une logique de saupoudrage territorial, mais il est évidemment encore trop tôt pour qu’on puisse mesurer l’efficacité du transfert des résultats de la recherche vers les entreprises ; de même, dans l’industrie, on ne peut pas encore, à mi-parcours, évaluer l’impact du PIA sur l’investissement et l’emploi (Cour des comptes, 2015 ; Guillou et Salies, 2015).

24Revenons un instant sur le crédit d’impôt recherche (CIR) qui est sans doute le meilleur exemple des politiques horizontales de compétitivité. Ayant pour objectif d’inciter les entreprises à investir davantage en R & D, il consiste à leur rembourser sous forme de réduction d’impôt une partie des dépenses de R & D qu’elles ont réalisées. À sa création en 1983, la ristourne fiscale ne s’appliquait pas aux dépenses déclarées mais seulement à leur accroissement par rapport à l’année précédente. Depuis la réforme de 2008, il n’est plus calculé sur leur accroissement mais sur leur volume ; son taux a été fixé à 30 % jusqu’à 100 millions d’euros de dépenses de R & D, et à 5 % au-delà. Alors que les entreprises plébiscitaient le CIR (Ernst & Young, 2013, p. 18-19), de nombreux rapports ont cherché à évaluer son coût et son efficacité. Dans son rapport de juillet 2013 (Cour des comptes, 2013, p. 21-23, 28-29, 43-44, 46-56, 68-81, 94-95, 100-104, 106- 107, 118-119, 124-142 et 179-182), la Cour des comptes souligne que la réforme de 2008 a été adoptée sur la base de chiffrages fantaisistes et sans instruments de suivi, et que les lois de finances de 2008 à 2012 ont continué à en sous-estimer le coût. Alors que ce dispositif n’a pas d’équivalent par son ampleur parmi les pays de l’OCDE, la Cour juge que « l’évolution des dépenses de R & D des entreprises n’est pas proportionnelle à l’avantage fiscal accordé ». Les études microéconomiques sur l’impact du CIR montrent qu’il a un effet additif, mais pas d’effet d’entraînement : pour un euro de subvention, il entraîne seulement 1,06 euro de R & D supplémentaire (Lhuillery, Marino et Parrotta, 2013, p. 44) ! Au niveau macroéconomique, le résultat est particulièrement décevant : alors que le coût du CIR est passé de 2 millions d’euros en 2007 à 5 millions d’euros en 2011, soit une augmentation de 3 millions d’euros, la dépense de R & D des entreprises (y compris le crédit d’impôt reçu) s’est élevée de 18,4 millions d’euros à 20,1 millions d’euros, soit une augmentation de 1,7 million d’euros. Les dépenses des entreprises hors CIR ont donc diminué alors que le financement public augmentait (OCDE, 2014, p. 204-205). Par ailleurs, la Cour estime que la gestion du CIR est trop lourde, qu’il existe des « zones de risques propres au CIR » (qualification incertaine des dépenses de R & D, utilisation abusive du CIR par les sociétés d’informatique, engraissement des cabinets de conseil fiscal, création de sociétés éphémères pour bénéficier des mécanismes de versement du CIR), que le MSER n’a pas les moyens d’effectuer les contrôles nécessaires et que le fisc n’est pas en mesure de lutter efficacement contre la fraude. Les rapports parlementaires ont également noté l’effet d’aubaine (le CIR finance des projets qui auraient de toute façon été réalisés) et la captation de 33,8 % du CIR par le secteur tertiaire. La plus grande partie des sommes allouées est allée aux grandes entreprises même si, en nombre de déclarations, les PME sont majoritaires ; qui plus est, entre 2007 et 2012, le crédit d’impôt versé aux grandes entreprises a été multiplié par six quand leurs dépenses de R & D n’augmentaient que de 15 %, ce qui fait soupçonner des pratiques d’optimisation fiscale (Piliu, 2014). Globalement, alors que le coût du CIR pour le budget de l’État a augmenté, la dépense de R & D des entreprises a stagné entre 1995 et 2011 (1,4 % du PIB), la contribution de la France à la production mondiale de brevets a diminué, et la part de la R & D (publique et privée) dans le PIB est restée stable (2,2 %) alors qu’elle augmentait dans la plupart des pays européens, certains s’approchant ou dépassant même l’objectif des 3 % fixé par la Commission (Finlande, Danemark, Allemagne, Autriche). Donc, au total, un dispositif coûteux qui n’a pas contribué à l’accroissement des dépenses de R & D privée. Dès lors, il n’y a pas lieu de s’étonner que le CIR n’ait pas permis à la France de rattraper son retard sur l’Allemagne en termes d’effort de recherche des entreprises – les dix premières entreprises investissent trois plus en R & D en Allemagne (45,4 milliards) qu’en France (17,2 milliards) – ni que la France, seule parmi les grands pays, ait vu ses exportations de hautes technologies reculer entre 2005 et 2011 (OFCE, 2016, p. 12). Certes, les nombreuses mesures techniques que recommandent les rapports de la Cour des comptes et des assemblées parlementaires permettraient vraisemblablement d’en améliorer le fonctionnement7, mais on pourrait légitimement se demander si des mesures ciblées ne seraient pas plus efficaces : les pays les plus intensifs en R & D (Allemagne, Suède, Suisse, et Finlande jusqu’en 2013) ne sont-ils pas ceux qui ne possèdent pas de CIR ? Le plus surprenant est le refus obstiné des gouvernements successifs de poser la question de l’efficacité du CIR relativement à sa générosité, d’autant qu’en définitive « l’effet essentiel du CIR semble pour l’instant de permettre aux entreprises de maintenir leurs profits nets d’impôts » (Askenazy, 2002, p. 244).

25Les rapports Beffa et Juppé-Rocard s’inscrivent dans un mouvement de « retour de la politique industrielle » (The Economist, 2010) qui traverse toute la décennie et touche plusieurs pays de l’OCDE (Japon, Corée, Pays-Bas, Royaume-Uni, États-Unis, etc.) touchés par de graves déséquilibres sectoriels, un déclin rapide de leur industrie et la perte irréversible de savoir-faire (OCDE, 2014, p. 7-11). La crise de 2008-2009 et les succès spectaculaires de l’économie chinoise ont encouragé cette évolution, d’autant que certains économistes admettent désormais que « le démantèlement des outils nationaux de politique industrielle a accéléré la désindustrialisation de certains pays européens » dont la France où il n’y a pas eu de « politique de substitution » aux grands projets (Aghion et alii, 2011, p. 44). C’est dire que la politique industrielle a retrouvé sa légitimité, y compris dans les cercles bruxellois8, et de nombreux travaux ont cherché à la repenser.

26Confrontée à l’échec de la stratégie de Lisbonne, la Commission européenne a proclamé en novembre 2010 dans sa communication « Une politique industrielle intégrée à l’ère de la mondialisation » que « l’Europe a besoin de l’industrie » et que « l’industrie est au cœur d’un nouveau modèle de croissance », et a proposé sur cette base une « approche originale de la politique industrielle » associant mesures horizontales et sectorielles et n’excluant aucun secteur ! Cependant, la réorientation par rapport à la stratégie de Lisbonne semble très limitée. En effet, si la stratégie « Europe 2020 », adoptée en juin 2010 et qui guide désormais toute l’action de l’UE, fait bien de la « priorité industrielle » une de ses trois priorités, il s’agit toujours de promouvoir « une économie fondée sur la connaissance et l’innovation » (laquelle est déconnectée du cœur manufacturier de l’industrie) et, surtout, il est clairement affirmé que, pour atteindre les objectifs fixés, l’UE doit mieux utiliser « l’ensemble des politiques et des instruments transversaux ».

27Les politiques mises en œuvre depuis 2004 souffrent de faiblesses criantes bien mises en évidence par les économistes. Michel Fried insiste sur « l’insuffisance du diagnostic économique qui [les] fonde », le ciblage sur les seules hautes technologies qui sacrifie les industries traditionnelles (chimie, sidérurgie, biens d’équipement), la concentration des aides sur les grands groupes pourtant florissants et l’oubli du territoire (Fried, 2006, p. 26-31). Hugues Bertrand pointe l’absence de hiérarchisation des onze « filières stratégiques » et des huit « projets d’avenir » sélectionnés en 2010 par les États généraux de l’Industrie, et les faiblesses des pôles de compétitivité créés en 2004 qui pâtissent de la faiblesse de leurs moyens et de leur pilotage (Bertrand, 2011, p. 114-117). Landier et Thesmar signalent que « la politique industrielle se fait sans doctrine et sans garde-fous » et s’accompagne de ratages coûteux comme celui de l’A2I (Thesmar et Landier, 2013, p. 64 et 72). Enfin, selon l’OCDE, la politique d’aide à l’industrie souffre d’un manque de « cohérence stratégique des décisions », profite trop peu à des secteurs pourtant compétitifs comme l’agroalimentaire et le luxe, privilégie les grands groupes au détriment des entreprises de taille intermédiaire (ETI), fait trop de place aux exonérations fiscales par rapport aux aides directes pour lesquelles on peut parler de saupoudrage, et se distingue par la faible efficacité d’aides fiscales pourtant très généreuses (OCDE, 2014). Le bilan est sévère : à la fin du quinquennat de Sarkozy, malgré l’importance des ressources mobilisées, la France n’a toujours pas de véritable politique industrielle et la désindustrialisation se poursuit. L’arrivée au pouvoir de la gauche n’y a fondamentalement rien changé, même si le rapport Gallois a eu le mérite de susciter un large consensus autour de l’impératif de la réindustrialisation et le discours d’Arnaud Montebourg, le ministre du Redressement productif, de réhabiliter l’idée du Made in France.

III. Les politiques de soutien à la demande ou la consommation contre la production

28Depuis le premier choc pétrolier en 1974, à chaque ralentissement économique, les pouvoirs publics, de droite comme de gauche, ont affirmé que « la croissance française est tirée par la consommation » et ont adopté une politique de soutien à la demande. Dans Changer de modèle, Philippe Aghion, Gilbert Cette et Élie Cohen décrivent bien les mécanismes de ce « keynésianisme primitif » :

[…] en période de récession, pour faire repartir l’économie, on mise davantage sur une relance de la demande par la dépense publique. Cela accroît évidemment le déficit public et, si celui-ci devient trop important, alors on se rabat sur l’impôt. Pour ne pas grever la consommation, on impose en priorité les entreprises en se disant qu’une relance de la demande des ménages et des commandes publiques à court terme leur offre de toute façon de nouveaux débouchés (c’est le fameux multiplicateur keynésien), si bien qu’on peut se permettre de les taxer davantage. Mais si l’on se rend compte que la charge fiscale supplémentaire sur les entreprises décourage l’investissement, et surtout mine l’emploi, alors on introduit des « niches fiscales » pour dédommager les entreprises, notamment celles qui sont dépendantes d’une main-d’œuvre abondante (Aghion et alii, 2013, p. 53-54).

29Cette politique qui privilégie le consommateur au détriment du producteur a eu pour conséquence la dégradation de la situation des entreprises (Saint-Étienne, 2014, p. 46 ; Artus et Virard, 2011, p. 30-33). En septembre 1975, Giscard d’Estaing a annoncé un plan de relance qui comportait 5 milliards pour les familles et les personnes âgées, alors que le SMIC augmentait de 16,9 % sur l’année. En 1981, la gauche a répété l’erreur de 1975 en adoptant un plan de relance par la consommation qui reposait sur l’augmentation spectaculaire des prestations sociales et la revalorisation du SMIC. Dans les deux cas, ce sont les entreprises qui ont absorbé pour l’essentiel les effets de ces plans de relance : l’augmentation considérable des prélèvements obligatoires « qui n’avait aucune contrepartie dans l’accroissement en valeur réelle du PIB ne pouvait que compromettre gravement la capacité d’autofinancement des entreprises françaises » (Caron, 1995, p. 397). Il en a résulté une dégradation de la marge des entreprises. Au-delà des deux exemples jumeaux de 1975 et 1982, cette politique a été poursuivie sur l’ensemble de la période à travers les exonérations de charges en faveur des bas salaires, la création de niches fiscales en faveur des services à la personne, la revalorisation du salaire minimum, la mise en place de nouvelles mesures de solidarité, etc. Elle s’est traduite par une forte augmentation de la dépense publique qui a progressé de 46 % du PIB en 1980 à 56,1 % en 2011-2012, soit dix points de plus qu’en Allemagne.

30Par ailleurs, l’augmentation du pouvoir d’achat a profité davantage aux entreprises étrangères qu’aux entreprises françaises, lesquelles n’étaient pas en mesure de répondre – tant en termes de produits que de prix9 – à la demande qui leur était adressée. En effet, entre 1998 et 2012, la production a diminué de 5 %, quand la demande en biens manufacturés augmentait de 60 %, si bien que les importations ont augmenté de près de 100 % (Artus, 2012). C’est pourquoi la part des produits importés dans la consommation intérieure est montée de 16 % en 1996 à 22,6 % en 2011 (Saint-Étienne, 2014, p. 81), mais elle est sensiblement plus forte pour les biens de consommation (Angels, 2009). Cette poussée des importations a entraîné mécaniquement une réduction de l’activité des entreprises françaises sur leur marché domestique et, à terme, des pertes d’emplois, des défaillances d’entreprises et, finalement, l’affaiblissement du tissu industriel. D’où la conclusion lucide de Robert Rochefort : « On ne peut indéfiniment vendre et consommer sans produire » (Rochefort, 2012, p. 29). De son côté, Patrick Artus conclut de la faible substituabilité des produits français aux produits importés à l’absurdité de toute politique de relance par la consommation :

Tant que les conditions de l’offre de produits industriels n’ont pas été améliorées et la profitabilité de l’industrie restaurée, il est inutile et dangereux de stimuler la demande intérieure : la hausse de la demande ne provoquerait qu’une hausse des importations et la dégradation du commerce extérieur (Artus, 2012).

Conclusion

31Depuis les années 1980, le modèle productif des Trente Glorieuses a été remis en cause sans qu’un nouveau modèle cohérent de développement économique, adapté aux enjeux d’aujourd’hui, le remplace, ce qui s’est traduit par l’affaiblissement continu de la base industrielle du pays avec des conséquences catastrophiques pour l’emploi, la balance commerciale, les finances publiques et le niveau de vie. Certes, depuis une dizaine d’années, la politique industrielle a retrouvé sa légitimité mais, faute de véritable vision stratégique, les pouvoirs publics ont affiché des objectifs changeants et multiplié les dispositifs qui s’empilent sans cohérence. En conséquence, l’intervention de l’État a été brouillonne, peu lisible, et souvent contradictoire avec les objectifs proclamés. Comment dès lors s’étonner qu’elle ait été impuissante à enrayer le déclin industriel du pays ? Tous les rapports récents soulignent la gravité de la situation : en 2012, le rapport Gallois proclamait clairement que « la cote d’alerte est atteinte » (Gallois, 2012, p. 7) ; en 2014, le rapport sur l’état de la France du Commissariat général à la stratégie et à la prospective soulignait avec force que « dans plusieurs domaines, nous sommes dangereusement proches du seuil critique en dessous duquel l’écosystème industriel est menacé dans son existence » (Pisani-Ferry, 2014, p. 129) ; enfin, en 2016, l’OFCE a souligné que la France étant « prise en sandwich entre une concurrence en prix croissante et une anémie persistante de son effort de recherche et de ses investissements productifs », il existe « une réelle menace de décrochage de l’appareil productif français » (OFCE, 2016, p. 15-16). Est-il encore possible d’inverser le cours des choses ? Certains en doutent (Artus, 2016) mais, pour tous ceux qui ne se résignent pas au décrochage industriel de la France, la situation actuelle rend nécessaire l’élaboration d’une stratégie de réindustrialisation ambitieuse, cohérente et mobilisatrice qui n’aurait pas pour objectif un impossible retour aux Trente Glorieuses et ne se limiterait pas non plus à la seule politique industrielle, mais s’appuierait sur un ample programme de réformes et de transformations10 et une réorientation de la politique macroéconomique. Étant donné l’ampleur du recul, le défi de la réindustrialisation ne sera pas aisé à relever. Cependant, notre pays n’est pas dépourvu d’atouts (Veltz et Weil, 2015), et les exemples de redressement industriel réussi de l’Allemagne (Cohen É. et Buigues, 2014, p. 167-195) et de la Suède (Bourdu-Szwedek, 2015, p. 249-257 ; Cohen É. et Buigues, 2014, p. 113-130) soulignent assez que le déclin n’est pas une fatalité.