1Depuis le début des années 1970, le Royaume-Uni et la France ont perdu la moitié de leur population industrielle1, ce qui représente les deux plus fortes baisses de l’Europe occidentale. La baisse a été seulement d’un quart en quarante ans pour l’Allemagne2. Il faut ajouter que le problème de la désindustrialisation est moins grave en Grande-Bretagne qu’en France, car le tertiaire exportable de haut niveau s’y est mieux développé, grâce aux activités financières de la City, qui s’accompagnent d’une fonction d’expertise industrielle. Pour maintenir l’emploi, la France a davantage besoin que la Grande-Bretagne d’une activité de fabrication : depuis les années 1980, le taux de croissance du PIB britannique est, malgré une chute comparable de l’emploi industriel, plus élevé que celui du PIB français et les taux de chômage constamment plus bas.

2 La France, particulièrement frappée par la dénatalité au XIX^e siècle, a donné naissance à une école de démographie historique de premier plan. De la même façon, elle devrait, dans l’avenir, devenir un centre majeur pour l’étude de la désindustrialisation et ce colloque est à ce titre tout à fait bienvenu.

3La désindustrialisation est un phénomène aussi ancien que l’industrialisation. Elle en constitue la face cachée. C’est pourquoi elle a été moins étudiée par les historiens. Mais rappelons-nous cette observation terrible, citée par Karl Marx, d’un gouverneur anglais au début du XIX^e siècle : « les os des tisserands blanchissent les plaines de l’Inde » (Le Capital, livre 1, XV.5) ou, plus près de nous, le retour à une activité exclusivement agricole de maintes régions de proto-industrie à la fin du XIX^e siècle, comme la Basse-Normandie.

4Quand peut-on parler de désindustrialisation ? Un premier problème est celui de la définition exacte de ce mot. Faut-il l’utiliser dès qu’il y a une baisse du pourcentage d’actifs occupés dans le secteur industriel, voire une baisse du pourcentage de l’industrie dans le produit intérieur brut ?

5Le mouvement de baisse de la population employée dans l’industrie résulte de trois composantes. D’abord, l’externalisation, par les entreprises industrielles, de certaines opérations vers des entreprises du secteur des services. Un ouvrier mécanicien employé comme intérimaire, par exemple, est compté par l’INSEE dans le secteur tertiaire. Une part de la baisse des effectifs industriels n’est donc qu’apparente.

6Une autre cause de la baisse des effectifs employés dans l’industrie réside dans les progrès rapides de productivité du secteur industriel. Leur rythme dépasse, dans les pays à revenu élevé, celui de la demande de produits industriels : c’est le mouvement dit « de la déformation de la structure de la demande » vers le tertiaire. Dans son livre Le grand espoir du XX^e siècle, paru en 1947, Jean Fourastié avait prévu qu’avec l’accroissement du niveau de vie des populations des pays à revenu élevé, l’effectif employé dans l’industrie pourrait descendre jusqu’à 10 % de la population active (1963 [1947], p. 136). Il ne faut cependant pas sous-estimer la capacité de ce secteur à proposer sans cesse de nouveaux produits. Les services eux-mêmes (enseignement, santé, culture) prennent appui sur une base de matériels toujours plus importante. Beaucoup de prévisionnistes ont annoncé un peu trop vite l’avènement de la « société postindustrielle ». Notons qu’au niveau mondial, la population occupée dans l’industrie continue à s’accroître.

7 La troisième composante du phénomène de diminution de l’emploi industriel, c’est la perte d’activités industrielles d’un territoire au bénéfice d’autres territoires. C’est sans doute ce phénomène-là qui mérite vraiment d’être qualifié de désindustrialisation. Il se marque, non seulement par la baisse des effectifs du secteur industriel, mais encore par la dégradation à long terme du solde des échanges extérieurs de produits fabriqués.

8Pendant longtemps, la désindustrialisation a été perçue comme un problème spécifique aux régions d’industries anciennes. L’opinion fut plus attentive à la crise des industries traditionnelles qu’à la faiblesse de l’essor des industries nouvelles. Les commentateurs crurent même pouvoir se féliciter, durant de longues années, d’une évolution de la France vers la « société postindustrielle ». En 2001 encore, le patron d’Alcatel, Serge Tchuruk, parlait de faire fabriquer en Asie et de concevoir en Europe, avec son slogan « fabless factory ». À la longue, les experts furent obligés de constater que les emplois industriels disparus n’étaient pas remplacés par ce tertiaire de haut niveau qu’ils appelaient de leurs vœux. Le déclin du secteur secondaire débouchait en réalité sur le sous-emploi endémique et sur ce que l’on appela, dès les années 1980, la « nouvelle pauvreté ».

9En 2008, la direction générale du Trésor commanda à une économiste, Lilas Demmou, un rapport sur les causes de la baisse de l’emploi industriel en France (Demmou, 2010a ; 2010b). En se fondant sur les chiffres de la période 1980-2007, elle estima que l’externalisation de certaines tâches de l’industrie vers le secteur des services contribuait pour près d’un quart aux pertes d’emplois dans l’industrie (Demmou, 2010b, p. 277) et que l’effet hausse de productivité – déformation de la structure de la demande intérieure en expliquait 29 %3.

10L’effet de la concurrence étrangère fut plus difficile à mesurer, le problème étant de calculer le contenu en emplois des importations et des exportations. En appliquant les chiffres de productivité de l’industrie française, l’évolution de la balance commerciale n’expliquait que 13 % des destructions d’emplois industriels. Mais Lilas Demmou mit en doute le bien-fondé de cette méthode. Elle démontra qu’elle conduisait à sous-estimer le contenu en emploi des importations en provenance de pays à bas coûts salariaux (ibid., p. 291 ; Guimbert et Lévy-Bruhl, 2002). Elle distingua alors les importations provenant des pays développés de celles, plus intensives en travail, provenant des pays émergents. Avec cette seconde méthode de calcul, la part de l’évolution des échanges extérieurs dans les destructions d’emplois survenues entre 1980 et 2007 était révisée notablement en hausse, à 39 %, avec une large marge d’incertitude et une tendance récente à l’accroissement.

11Le mérite de cette étude et du débat qu’elle suscita a été de modifier le regard porté sur la désindustrialisation en plaçant au premier plan le problème de la compétitivité des entreprises. Un simple maintien des parts de marché de l’industrie française, tant à l’exportation que sur le marché intérieur, aurait pu empêcher la disparition de centaines de milliers d’emplois industriels et d’emplois de services qui leur étaient liés.

12En fait, depuis le début des années 1970, s’est opérée une grande redistribution des cartes entre les nations. Les nations gagnantes sont un certain nombre de pays d’Extrême-Orient, dont la Chine, et les nations perdantes sont les pays d’Europe occidentale, l’Allemagne ne cédant que peu de terrain, tandis que les deux anciennes nations impérialistes, la France et le Royaume-Uni, ont perdu pied dans un nombre important de branches d’activité. Depuis les années 1990, la croissance des pays du Tiers Monde est plus rapide que celle des pays à haut niveau de revenu et le nombre de pauvres tels que définis dans les organismes onusiens (vivant avec moins de deux dollars par jour) a baissé en valeur absolue dans nombre de pays d’Asie, d’Amérique du Sud et même d’Afrique. Nous vivons aujourd’hui la revanche posthume des tisserands des plaines de l’Inde…

13Sur les causes du phénomène de la désindustrialisation de pays comme la France et la Grande-Bretagne, les explications foisonnent et nous aurons tout ce colloque pour les examiner. Citons en quelques-unes. Aucune n’est totalement convaincante. C’est ce qui rendra nos discussions animées et, espérons-le, fructueuses.

14Commençons par l’argument le plus souvent évoqué : l’euro fort. L’euro semble surévalué pour l’industrie française. Mais ce même euro semble au contraire sous-évalué pour les industries allemande et néerlandaise qui enregistrent des excédents commerciaux croissants, même hors de la zone euro. Il n’est guère contesté que, si la France a pu, après 1958, enregistrer plusieurs années d’excédent commercial, cette performance reposait en partie sur deux dévaluations successives de grande ampleur (de 20 % en août 1957 puis de 17,5 % en décembre 1958). Mais, dès 1963, le déficit commercial réapparut. On peut se demander si l’effet le plus durable de cette dévaluation trop réussie ne fut pas de masquer provisoirement le problème plus profond de la disparité des coûts de production de la France avec les autres pays. Le rapport Rueff sur les obstacles à l’expansion, publié en 1959, ne fit pas la moindre allusion à ce problème (Armand et Rueff, 1960). Les dévaluations qui suivirent (1969, 1981, 1982, 1983, 1986) permirent surtout de gagner du temps et de reporter à plus tard le débat sur la compétitivité des entreprises françaises. Il en est allé de même pour le Royaume-Uni, où ni la dévaluation de 1967 ni la dépréciation de la livre sterling au début des années 1990 ne permirent un redressement durable de la balance des biens et services : le déficit britannique s’aggrava à partir de 1999, malgré l’avantage spécifique que constituaient l’activité financière de la City et l’exploitation du pétrole de la mer du Nord. À l’inverse, le cours actuel de l’euro n’a pas empêché l’Italie et l’Espagne d’être revenues à un excédent commercial en 2013.

15Faut-il alors invoquer l’absence, depuis 1986, d’une véritable « politique industrielle » ? La politique industrielle à la française, telle qu’elle a été menée à partir de la Libération, s’est appuyée sur de grands programmes technologiques conçus dans un cadre national et sous le contrôle de l’État. Mais elle n’a connu de succès que pour les programmes liés à des commandes publiques (dans les domaines du transport ferroviaire, de l’aéronautique, de l’espace, de la production d’énergie ou des télécommunications). Après 1974, elle s’est essoufflée et a conduit à des échecs là où les marchés étaient moins dépendants de l’État : le plan Calcul, le Minitel, le plan machine-outil ont enregistré des résultats décevants, alors qu’aux États-Unis, des entreprises parties de rien, comme Intel, Apple, Microsoft ou Google, sont devenues en quelques années des géants mondiaux et que les PME allemandes ont fait face avec succès à la poussée japonaise dans les machines à commandes numériques. Le mode de gestion centralisé de la recherche-développement s’est avéré comme trop indifférent aux besoins du marché (Gaudard, 2005, p. 198 à 204). On peut en dire autant du Royaume-Uni, où les programmes de recherche très ambitieux dans le domaine aéronautique de la période 1945-1974 ont coûté 1,5 milliard de livres 1974 et n’ont rapporté que 142 millions de recettes (l’aventure du Concorde, commune aux deux pays, figure dans ce bilan) [Caron, 1985, p. 269].

16Faut-il plutôt réagir au coup par coup en se portant au secours des industries en difficulté ? L’État français est celui qui est allé le plus loin dans cette voie en créant, en 1974, le Comité interministériel d’aménagement des structures industrielles (rebaptisé en 1982 Comité interministériel de restructuration industrielle). Ses membres jouèrent de toutes les possibilités qu’offraient les différents leviers de l’État : exemptions fiscales, prêts des banques nationalisées, voire révisions de marchés publics (Cohen, 1989, p. 198). Mais cette politique, fortement soumise à la pression des élus locaux, a conduit à prolonger inutilement des entreprises condamnées par l’évolution et à détourner des ressources qui auraient pu s’investir dans les industries d’avenir.

17Faut-il alors relancer la demande intérieure pour stimuler la production nationale ? Mais, en économie ouverte, le supplément de pouvoir d’achat peut tout aussi bien stimuler les importations. C’est ce qui est arrivé avec les magnétoscopes, dont le gouvernement Mauroy tenta en vain, en 1981, de freiner l’importation en concentrant leur dédouanement à Poitiers. Les fabricants français, au premier rang desquels le groupe nationalisé Thomson, renoncèrent à profiter du répit qui leur était offert : ils ne pouvaient pas produire à un prix aussi bas que leurs concurrents japonais.

18Si les entreprises ont du mal à se battre sur les prix – argument fréquemment évoqué pour expliquer la désindustrialisation –, une solution est de monter en gamme. C’est ce qu’ont fait les entreprises d’Allemagne du Sud et de Suisse, où coexistent de hauts niveaux de salaires, des pourcentages élevés d’emplois industriels dans la population active et de bas taux de chômage. Mais, pour cela, il faut des bureaux d’études étoffés et des efforts de formation de la main-d’œuvre, donc de solides ressources financières. Or, restées cantonnées dans des fabrications trop banales, les entreprises françaises doivent laminer leurs marges pour conserver leurs marchés. Elles sont engagées ainsi dans une spirale de compétitivité déclinante.

19Faut-il alors stimuler l’innovation des entreprises grâce à des aides publiques ciblées ? La France a excellé dans ce domaine, multipliant les organismes chargés de distribuer ces aides et donnant naissance à ce que l’on appelle le « capitalisme de guichet ». Mais ces aides n’ont jamais compensé le manque chronique de ressources d’autofinancement et nécessitent de la part des entreprises des démarches longues et complexes. En 2010, les trois quarts des PME de l’Île-de-France ne connaissaient pas un seul des 98 interlocuteurs publics auxquels elles pouvaient déjà s’adresser pour obtenir des aides à l’innovation (ministère de l’Industrie, 2010). Le système administratif français entretient de nombreux fonctionnaires pour prélever un grand nombre d’impôts et de cotisations sur les entreprises et de tout aussi nombreux fonctionnaires pour leur distribuer des aides publiques.

20Signalons un autre paradoxe, qui n’est du reste pas spécifique à la France, la coexistence entre chômage et pénurie de main-d’œuvre. Le pourcentage d’entreprises connaissant des difficultés de recrutement se situe en France entre 20 et 40 % selon la conjoncture et ce « trou de compétence » a tendance à s’élargir. Ceci, alors que, depuis de nombreuses années, 20 à 25 % des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage en France contre 10 à 15 % en Allemagne et 15 à 20 % au Royaume-Uni. En France, les dispositifs de formation et les choix de carrière des jeunes restent insuffisamment adaptés aux besoins de l’économie réelle. S’il faut en croire les auteurs anglais, la situation serait à peine moins défavorable de l’autre côté de la Manche, où l’enseignement professionnel et technique serait même encore moins développé qu’en France.

21Raisonnons en historiens et élargissons notre champ de vision à d’autres problèmes que ceux de la fiscalité, de la réglementation ou du système de formation. À l’intérieur de l’espace français, c’est-à-dire dans le même environnement fiscal et administratif, des régions résistent beaucoup mieux que d’autres à la désindustrialisation. Les Pays de la Loire sont passés depuis quelques années devant le Nord-Pas-de-Calais pour le nombre de personnes employées dans l’industrie et la Bretagne devance désormais la Lorraine. L’étude des statistiques par branches d’industrie fait ressortir un fait intéressant : dans le Nord-Pas-de-Calais et en Lorraine, la désindustrialisation n’a pas touché seulement les vieilles industries du textile, du charbon et de l’acier, elle a touché également, nombre d’industries d’implantation beaucoup plus récente4.

22Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur l’une des constatations les plus curieuses du récent livre d’Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, Le mystère français. C’est dans les régions où la pratique religieuse catholique s’est maintenue le plus longtemps que l’on trouve aujourd’hui le plus d’élèves de sexe masculin orientés vers l’enseignement technique relativement aux élèves de sexe féminin : Bretagne, sud-est du Massif central et Savoie. L’espace le plus précocement déchristianisé est au contraire celui où l’engagement des élèves de sexe masculin dans l’enseignement technique ne dépasse guère celui des élèves de sexe féminin : Bassin parisien, littoral méditerranéen (Le Bras et Todd, 2013, p. 107). Ajoutons que les régions où la pratique religieuse catholique a le plus longtemps survécu se caractérisent par des taux de chômage des jeunes inférieurs à la moyenne française (ibid., p. 192). Une corrélation peut en cacher une autre et il faut éviter d’interpréter ces observations d’une façon simpliste. Mais tout cela laisse l’observateur bien perplexe.

23Restons dans cette utile perplexité : nous avons tout le colloque pour tenter d’apporter quelques réponses.