1Les controverses scientifiques ont constitué un sujet de recherche très riche en histoire des sciences au cours des dernières décennies. Les historiens ont constaté que ces épisodes, plus fréquents qu’on l’affirmait, générèrent de nombreuses sources d’information permettant d’approfondir nos connaissances sur les conventions épistémologiques des scientifiques et d’autres aspects de l’activité scientifique rarement décrits dans les publications académiques. Les premières analyses de controverses se sont concentrées sur les débats entre les membres de la communauté scientifique au sujet des théories, instruments et expériences cruciales. Mais par la suite, les historiens ont élargi le champ d’étude à d’autres espaces, acteurs et problèmes. Cette nouvelle approche a révélé que les controverses prenaient un tour très différent selon les disciplines et les thèmes débattus (des ondes gravitationnelles à la nature de la combustion, ou des origines de l’humanité à l’énergie nucléaire ou encore le changement climatique), les acteurs y participant (scientifiques, médecins, activistes, industriels, politiques, religieux, etc.) ou les lieux dans lesquels la polémique se déroule (académies, universités, sociétés savantes, tribunaux, parlements, salons, universités populaires, presse, etc.). Ces facteurs sont non seulement décisifs dans le déclenchement de la controverse mais également dans son développement et sa durée, ainsi que dans les formes de clôture du débat (consensus, négociation, imposition, oubli, etc.). Au cours des dernières années, les historiens se sont surtout intéressés aux controverses scientifiques dans la sphère publique. Dans ce cas, les débats s’articulent autour de sujets dans lesquels les problèmes scientifiques sont mêlés à des questions politiques, économiques ou culturelles plus larges (par exemple, changement climatique, organismes génétiquement modifiés, vaccins, etc.). Une part non négligeable de ces controverses naissent, se déroulent ou se terminent dans les cours de justice1.

2François-Vincent Raspail a participé à un grand nombre de controverses au cours de sa carrière comme savant, homme politique et révolutionnaire. Une partie importante de ces polémiques, en particulier celles relatives à la science et la médecine, étaient menées contre Mateu Orfila i Rotger (1787-1853). Puissant doyen de la faculté de médecine de Paris sous le règne de Louis-Philippe, Orfila fut également un célèbre toxicologue et médecin légiste et ses œuvres ont contribué à configurer le rôle des experts devant les tribunaux. Ses discussions avec Raspail tournèrent autour d’une question essentielle au cours de ces années : la validité des preuves scientifiques destinées à établir la culpabilité dans le cadre d’affaires criminelles. Cette question gagna en importance en raison du rôle croissant des médecins dans les tribunaux et sur les transformations de la justice française pendant la première moitié du xix^e siècle. Les débats entre Raspail et Orfila eurent lieu non seulement devant les tribunaux, mais aussi dans les écoles de médecine, les revues médicales, les salons bourgeois et la presse quotidienne. La diversité de contextes de la controverse permit d’y intégrer un ensemble important d’acteurs : médecins, chimistes, avocats, juges et le public en général dont l’opinion, comme on le verra, s’est divisée suite aux positions de ces deux personnages, en particulier lors d’une affaire célèbre qui resta longtemps ancrée dans les mémoires : l’affaire Lafarge. Dans des cas similaires, lors des polémiques entre Raspail et Orfila, les questions scientifiques et médicales se mêlèrent aux problèmes juridiques (par exemple, le rôle du jury ou la valeur des preuves) et à des enjeux politiques plus larges, comme la peine de mort ou la forme de gouvernement (république ou monarchie). Mais il n’est pas toujours aisé de séparer ces trois aspects tant ils apparaissent intimement liés. La confrontation entre Orfila et Raspail fut marquée par des désaccords forts dans le domaine scientifique mais témoigna également de divergences encore plus prononcées dans leur position politique respective et dans leurs rapports avec le pouvoir en place pendant la monarchie de Juillet. D’où ces motifs nouveaux qui les animent lorsque le débat fit son entrée dans la sphère publique vers 1840.

3Dans cet article, on analysera le débat entre Orfila et Raspail de manière chronologique afin d’exposer les transformations inhérentes aux sujets, aux protagonistes, aux publics destinataires ainsi qu’aux espaces de débat. On proposera à titre introductif, une brève biographie d’Orfila jusqu’au milieu des années 1820, date de ses premiers affrontements avec Raspail. Leur premier sujet de discussion porta sur les méthodes de détection de sang au moyen d’analyses chimiques et de l’odorat. Même si la méthode était destinée à être appliquée dans les tribunaux, le débat allait s’engager dans des revues spécialisées et dans les sociétés scientifiques de Paris ; il sera surtout suivi par la communauté savante, médecins, pharmaciens, académiciens et divers collègues des deux protagonistes. Lors de ces premières années, Raspail déploya d’ores et déjà des arguments contre les méthodes d’Orfila qu’il développera au cours des années suivantes : il soulignait le danger des faux positifs dans les analyses chimiques, les illusions des sens (odorat), la variabilité des capacités des experts et les limites de l’expérimentation dans les questions de médecine. Ce premier combat sera suivi de quelques années de trêve correspondant aux années de prison de Raspail et à la nomination d’Orfila comme doyen de la faculté de médecine de Paris.

4La confrontation suivante eut lieu entre 1839 et 1840. Elle concerna les cours d’assises et les célèbres affaires d’empoisonnement à l’arsenic. En raison de la popularité de ces jugements, les débats entre Orfila et Raspail eurent un plus grand retentissement dans la presse, les salons bourgeois et la littérature. Si bien que la controverse se prolongea au-delà de la confrontation entre les deux protagonistes. La dispute se nouait autour des nouvelles méthodes analytiques de haute sensibilité pour détecter l’arsenic. Raspail développait des arguments sceptiques sur la fiabilité des expertises chimiques, déjà employés dans les débats antérieurs. Mais il allait enrichir son arsenal d’arguments avec de nouvelles idées sur les « cercles vicieux » des preuves et contre-épreuves dans les analyses chimiques. Raspail souleva aussi des questions plus larges à propos de la science et la justice : les critères de sélection des experts dans les cours d’assises, les conditions de possibilité des débats ouverts entre experts, les conséquences irréparables des erreurs médico-judiciaires, le rôle des jurés et enfin la question de la peine de mort. Mais, avant de commencer à traiter toutes ces questions, il est nécessaire de rappeler qui fut Mateu Orfila, avant qu’il ne rencontre son adversaire, François-Vincent Raspail (dont la biographie est suffisamment traitée dans d’autres articles de ce volume).

I. Mateu Orfila i Rotger

5Mateu Josep Bonaventura Orfila i Rotger est né à Maó (Minorque) le 24 avril 1787, dans une famille de marchands fortunés qui assureraient une bonne formation à leurs héritiers. Au xviii^e siècle, l’île de Minorque était gouvernée par la couronne anglaise (sauf durant quelques années de domination française), puis par l’Espagne à la fin du siècle. Orfila put profiter de l’atmosphère cosmopolite de l’île grâce à ses précepteurs, parmi lesquels figuraient un moine espagnol, un prêtre languedocien émigré et un clerc d’origine irlandaise. Son père voulait qu’il fasse une carrière navale mais Orfila allait décider d’étudier la médecine et il inaugura sa formation à Minorque avec un professeur d’origine allemande, Carl E. Cook. En l’absence d’études de médecine à Minorque, Orfila quitta l’île en septembre 1804 pour Valence, où se trouvait l’une des plus anciennes et des plus prestigieuses universités d’Espagne. La faculté de médecine de Valence disposait d’une chaire de chimie créée à la fin du xviii^e siècle, équipée d’un petit laboratoire permettant de faire des démonstrations expérimentales. Déçu par l’atmosphère intellectuelle de l’université de Valence, où les professeurs obligeaient les étudiants à réciter par cœur trois ou quatre pages d’un ancien manuel de chimie, Orfila se révolta et se disposa à apprendre la chimie dans un petit laboratoire installé à son domicile avec l’aide d’un militaire éclairé, Juan Sánchez Cisneros, qui avait étudié la chimie à Paris2.

6Pendant l’été 1805, Orfila écrivit à ses parents pour les informer qu’il désirait quitter Valence et continuer ses études à Barcelone. Il n’y avait pas de faculté de médecine à Barcelone, car l’université avait été supprimée au début du xviii^e siècle, mais Orfila allait profiter de l’enseignement dispensé dans de nouvelles institutions éducatives, tel le Collège royal de chirurgie, et notamment des cours de chimie de Francesc Carbonell i Bravo (1768-1837). Carbonell venait de publier sa thèse de médecine soutenue à Montpellier sur les avantages et les risques de la nouvelle chimie dans la médecine et la pharmacie, un sujet fondamental dans la future carrière d’Orfila3. Avec le soutien de Francesc Carbonell, Orfila obtint une bourse (pensión) pour étudier la chimie et la minéralogie. Il se rendit à Madrid afin de rencontrer Louis Proust (1754-1826), professeur dans le Laboratoire royal de Madrid, mais le célèbre chimiste était alors déjà reparti dans son pays. Orfila se mit alors en route pour Paris, où il arriva début juin 1807. À l’instar d’autres pensionados, il prit très rapidement contact avec de célèbres chimistes comme Antoine Fourcroy (1755-1809) et Nicolas Vauquelin (1763-1829)4. À la fin de 1807, Orfila s’inscrivit à la faculté de médecine de Paris pour suivre des cours jusqu’à l’obtention de son titre de docteur en médecine en 1811. En outre, Orfila, comme d’autres étudiants en médecine, fréquentait les cours du Muséum d’histoire naturelle, et était inscrit aux cours de chimie de Jacques Thénard (1777-1857), au Collège de France. Sitôt arrivé à Paris, Orfila commença à donner des cours privés de chimie et d’autres sciences qui deviendront très populaires. Il continuera ces cours privés à l’Athénée de Paris, jusqu’en 1819, où il devint professeur à la faculté de médecine de Paris5.

7Suivant les chemins ouverts par les recherches de Vauquelin et Thénard, les premiers travaux d’Orfila concernèrent le domaine de l’analyse chimique et de la chimie médicale : l’analyse d’urine, les concrétions bilieuses et, bientôt, la toxicologie. Il débuta en 1813 des recherches systématiques sur des poisons en recourant à l’expérimentation animale, recherches qui aboutiront à la publication du Traité des poisons en 1814 et 1815. L’ouvrage fut très bien accueilli par la communauté scientifique et traduit en anglais, allemand, italien et espagnol. Cinq éditions en français suivront, si bien qu’il s’imposa comme l’ouvrage de toxicologie le plus important du xix^e siècle6.

8Le 16 août 1815 Orfila se maria avec Anne-Gabrielle Lesueur (1793-1864), fille du célèbre sculpteur Jacques-Philippe Lesueur. Orfila et sa femme allaient fréquenter les salons parisiens où ils firent la connaissance d’aristocrates et d’influents notables qui l’aidèrent de façon décisive au cours de sa rapide carrière académique. Orfila deviendra célèbre pour sa voix et ses chansons dans les salons et, dans les années suivantes, il organisera des soirées musicales chez lui, où il retrouvait les notables parisiens du régime de Louis-Philippe7.

9C’est avec l’aide de ce réseau social qu’Orfila obtint très rapidement la nationalité française pour devenir, le 1^er mars 1819, professeur de médecine légale à la faculté de médecine de Paris. Ces relations de salon seront aussi décisives pour Orfila à d’autres moments de sa carrière. Quand la faculté de médecine fut fermée en 1822, suite aux protestations des étudiants contre le gouvernement absolutiste, Orfila n’était pas inscrit sur la liste de professeurs mis à pied car suspectés d’entretenir des rapports avec les étudiants révoltés. En réalité, Orfila devint professeur de chimie médicale lorsqu’il remplaça son ancien professeur et protecteur, Nicolas Vauquelin, démissionné pour ses idées libérales. L’autre fait confirmant les bons rapports d’Orfila avec le pouvoir royal est qu’il fit aussi partie en 1820 de la liste des membres fondateurs de la nouvelle Académie royale de médecine de Paris. Dans les années suivantes, il collabora également avec la justice pour résoudre un cas d’empoisonnement à l’arsenic, suivi d’un autre cas concernant la morphine en 1823. Il publia régulièrement des articles de toxicologie et de médecine légale dans les revues médicales de Paris8.

10En bref, quand Orfila débattit avec Raspail pour la première fois en 1827, il était bien installé dans le milieu médical de Paris : professeur de la prestigieuse faculté de médecine, membre fondateur de l’Académie de médecine, expert de plus en plus réclamé dans les tribunaux, auteur d’ouvrages de référence, et très bien placé dans un réseau social fortement lié au pouvoir politique. Une situation commode et d’avenir qui contrastait avec celle de Raspail, installé à Paris depuis dix ans mais sans poste fixe dans une institution éducative même s’il donnait des leçons privées et des cours de science à l’Athénée de Paris, comme Orfila dix ans auparavant. Certes Raspail était connu pour ses recherches microscopiques déjà publiées dans les journaux médicaux. Mais il n’était pas membre des grandes académies de Paris, bien qu’il fréquentât la Société philomatique de Paris et la Société d’histoire naturelle de Paris9. Pendant l’année 1827, Raspail eut aussi une forte discussion avec le botaniste Adolphe Brongniart (1802-1876) et son père, Alexandre Brongniart (1770-1847). Cette dernière marqua la position critique contre les académiciens que Raspail allait développer au cours des années suivantes, notamment dans Annales des sciences d’observation, le journal qu’il commença à éditer en 1829. Dans son journal, Raspail montrait ses idées contraires au monde académique de Paris, où Orfila était déjà si bien intégré : « Les places, les faveurs, les concours, les éloges des journaux scientifiques, tout enfin est à la disposition de la coterie privilégiée »10.

11Les différences entre les deux profils biographiques étaient déjà manifestes en 1827 tant dans leur position académique et leurs rapports avec le pouvoir, que dans leurs intérêts scientifiques et leurs méthodes de travail : l’approche naturaliste de Raspail et ses recherches microscopiques sur les végétaux, contrastaient avec l’approche expérimentale d’Orfila qui s’appuyait sur l’analyse chimique et l’expérimentation animale comme ingrédients essentiels d’une nouvelle toxicologie au service de la justice criminelle. Les différences deviendront encore plus marquées après la révolution de 1830.

II. Les taches de sang

12Le premier débat important entre Orfila et Raspail eut lieu vers 1827 et concerna les méthodes pour détecter des taches de sang11. L’un comme l’autre avaient fait des études sur le sang, mais avec des approches différentes dans le cadre de la médecine légale pour l’un, et de la microscopie, pour l’autre. Raspail connaissait bien les recherches microscopiques publiées en 1821 par Jean-Louis Prévost (1790- 1850) et Jean-Baptiste André Dumas (1800-1884) qui avaient étudié la dimension et la forme des globules du sang dans diverses espèces animales. Ces études microscopiques, et d’autres similaires, avaient favorisé une nouvelle interprétation de la formation des tissus organiques supposés formés de globules disposés en fibrilles élémentaires. Cette idée, qui sera extrêmement populaire pendant quelques années, sera développée par Henri Milne-Edwards (1800-1885), Henri Dutrochet (1776-1847) et, toujours de façon nuancée, par Raspail12. En revanche, l’intérêt d’Orfila pour le sang provenait de ses leçons de médecine légale dans la faculté de médecine de Paris. La question paraissait essentielle car les médecins étaient fréquemment requis par les tribunaux pour déterminer si les taches trouvées sur la scène du crime, parfois sur des instruments en fer ou du linge, étaient du sang13.

13Pour résoudre le problème, Orfila appliqua la méthode chimique qu’il avait employée avec succès dans la détection des poisons : les réactifs colorés. Après diverses expériences dans son laboratoire, Orfila constata que « la matière colorante du sang », dissoute dans l’eau, formait avec les réactifs (chlore, acide nitrique, infusion de noix de galle, etc.) des dissolutions de couleurs particulières et différentes de celles formées par d’autres matières colorantes rouges avec lesquelles on ne pouvait les confondre (par exemple, des taches de rouille). Il présenta ses conclusions à l’Académie de médecine de Paris, le 10 juillet 1827, défendant un mémoire sur « les moyens de connaître sur des armes et des vêtements des taches de sang, et de les distinguer de toute autre tache ». Durant cette session, Orfila annonça d’autres résultats concernant les taches de sperme, la submersion et les cadavres des noyés, la détection des poisons dans les cadavres inhumés, et diverses observations sur la putréfaction des cadavres, réalisées avec son beau-frère et collaborateur devant les tribunaux, Octave Lesueur. Toutes ces recherches seront formulées dans son Traité de médecine légale, ouvrage de référence en la matière tout au long du xix^e siècle14.

14Les premières remarques critiques de Raspail furent présentées à la Société d’histoire naturelle de Paris, puis exposées lors d’une session à la Société philomathique et dans une lettre adressée, quelques jours plus tard à l’Académie de médecine au début de l’année 1828. Dans son mémoire, Raspail formulait deux objections (une particulière et l’autre générale) à Orfila. En premier lieu, il affirmait avoir trouvé une matière rouge (un mélange de blanc d’œuf et de garance) dont les taches semblables à celles du sang, produisaient avec les réactifs, des dissolutions colorées identiques à celles décrites par Orfila comme caractéristiques du sang. Suite à cette expérience particulière, Raspail aboutit à une conclusion sceptique plus générale : on pouvait très bien découvrir un jour d’autres substances capables de mettre aussi en défaut les réactifs proposés par Orfila pour reconnaître le sang. Orfila répondit facilement à cette première objection : de nouvelles expériences démontrèrent que le mélange proposé par Raspail pouvait être distingué du sang grâce aux réactifs. La seconde objection, par contre, introduisit un problème épistémologique sans réponse apparente remettant en question la validité des preuves de la médecine légale dans les tribunaux, ce qu’Orfila fit remarquer dans sa réponse :

[Cette question] ne tend rien moins qu’à porter le trouble dans toutes les affaires judiciaires, relatives à l’empoisonnement […] Supposons maintenant que guidé par les nouvelles idées de M. Raspail, un médecin, après avoir constaté tous les caractères du sang, n’ose pas se prononcer sur sa nature, parce qu’il peut se faire que dans mille ans, on découvre un corps qui offrira toutes les propriétés actuellement connues de ce liquide. Pourquoi voudriez-vous, qu’appelé pour donner son avis dans un cas d’empoisonnement, ce même médecin, qui aurait bien reconnu l’opium, un sel de morphine ou de brucine, ne dit au magistrat qu’il ne peut rien affirmer parce qu’il n’est pas impossible que l’on trouve un jour des matières offrant les propriétés qui caractérisent aujourd’hui ces poisons ? […] Mais en attendant cette découverte, je déclarerai qu’une matière est de l’acide arsénieux, du sublimé corrosif, de l’opium, un sel de morphine ou de brucine, et même du sang, quoi qu’en dise M. Raspail, lorsqu’elle présentera les propriétés reconnues suffisantes aujourd’hui, pour la caractériser15.

15D’après Orfila, le médecin auprès des tribunaux ne devrait « s’occuper que de ce qui est connu ». Si la substance trouvée présente les propriétés du sang, et qu’elle se différencie de toutes les matières connues avec lesquelles on pourrait la confondre, le médecin doit en conclure que cette substance est bien du sang (et de même, dans les cas de poisons). Pour discréditer les arguments de Raspail, Orfila lui proposa un duel académique autour d’une expérience apparemment décisive : déposer sur une surface une tache de sang « de la grosseur d’une tête d’épingle », et une autre tache de même taille faite avec le mélange trompeur de blanc d’œuf et de garance suggéré par Raspail. Orfila proposa que si, « au bout de dix minutes », il n’avait pas « reconnu la tache de sang », il paierait « 25 louis » et, dans le cas contraire, il recevrait cette somme de Raspail. Orfila proposa également de parier 9 000 francs sur la validité de ses méthodes de détection de poisons sur des cadavres, plusieurs mois après l’inhumation ; une possibilité qui avait été en outre critiquée par Raspail. La réponse de Raspail fut pleine d’ironie : lui, un « pauvre ami de la science », qui avait du mal à trouver dans sa poche « 9 francs au service d’un ami », comment lui aurait-il été possible de « placer sur jeu 9 000 francs » ? Il ne pouvait promettre disposer d’une telle somme d’argent chaque fois qu’il trouverait « une vérité à dire, et une erreur à réfuter ». Tout en refusant le combat, Raspail souligna donc les inégalités de pouvoir académique, de situation économique et position sociale avec son adversaire, et les avantages excessifs et illicites que lesdites inégalités conféraient à Orfila16. Le ton du débat, plein de sarcasmes et d’attaques personnelles, fut exceptionnellement violent, même dans le milieu de l’Académie de médecine de Paris, habitué aux controverses qui devenaient parfois de véritables combats chevaleresques se prolongeant pendant des mois17.

16Raspail fut encore plus cinglant dans sa critique d’une autre méthode de détection des taches de sang par l’odorat, conçue par Jean-Pierre Barruel (1780-1838), chef de laboratoire et collaborateur d’Orfila à la faculté de médecine de Paris et devant les tribunaux. Barruel affirmait qu’il pouvait à l’aide de son nez distinguer le sang humain du sang des animaux, et même le sang des hommes de celui des femmes. La méthode reposait sur des recherches du xviii^e siècle autour des principes odorants des plantes. Seuls détectables par l’odeur, ces principes étaient conçus comme ingrédients essentiels des parfums ou des extraits médicinaux. Médecins et chimistes recouraient régulièrement à l’odorat dans leur travail quotidien, aussi bien dans les hôpitaux et les laboratoires, que dans les expertises de médecine légale. Les odeurs constituaient un indice généralement utilisé pour reconnaître des poisons comme l’acide cyanhydrique (l’odeur d’amandes amères) ou l’arsenic (l’odeur d’ail après sublimation)18.

17Malgré cette tradition des experts d’utiliser l’odorat, la méthode de Barruel pour reconnaître les taches de sang fut accueillie avec scepticisme par la communauté académique parisienne, comme par Raspail. Malgré les réserves avancées dans ses publications, Orfila se trouvait maintenant du côté du groupe soutenant les travaux de Barruel, dans le journal Annales d’hygiène publique et de médecine légale, lancé en 1829. Orfila intervint aussi comme expert avec Barruel lors de jugements où la méthode fut employée dans les années 183019. Les critiques affirmaient que les essais étaient difficilement reproductibles en raison de la variabilité des organes de l’odorat et des différences d’habileté olfactive des experts, ainsi que des odeurs variant considérablement selon l’âge, l’espèce animale, l’alimentation ou la santé. Un autre sujet de controverse, plus général et qui tient aux conditions d’enquêtes dans la médecine légale, fut l’influence, également très variable, des situations dans lesquelles le sang était trouvé sur les lieux du crime, généralement sec depuis quelques jours d’exposition à l’air, placé sur divers matériaux (chemises, chaussures, terre, couteaux, etc.), et souvent mélangé avec des substances qui pouvaient en altérer l’odeur. De surcroît, il était difficile d’exprimer les subtiles différences entre les odeurs, qui devaient être la base de la distinction entre les types de sang20.

18Raspail avait déjà avancé quelques critiques semblables au sujet des illusions des sens que pouvaient provoquer les indicateurs colorés utilisés dans les tests chimiques : « Du reste voyez combien, en fait de coloration, les mots sont infidèles, ou combien les phénomènes de coloration sont illusoires et variables »21. Il ne lui fut pas difficile d’étendre ces remarques critiques au domaine de l’odorat et d’en profiter pour rédiger une critique plus générale des techniques de la médecine légale défendues par Orfila. « Invoquer l’odorat comme un réactif, c’est faire appel à un organe dont les indications varient à l’infini, selon les individus et selon même les dispositions de l’individu », affirmait Raspail22. La vie ou la mort d’un accusé ne pouvait reposer sur le hasard de la disponibilité de tel ou tel expert. À cela s’ajoutait le niveau des impuretés trouvées sur le lieu du crime, susceptible d’altérer les odeurs et désorienter les experts. Raspail soulignait ici l’écart entre la discipline et la pureté du laboratoire et la situation sur les lieux du crime, où l’expert devait de trouver face à beaucoup d’incertitudes dues aux sources de contamination. Raspail développa ces idées dans ses critiques contre l’utilité de l’expérimentation animale dans la toxicologie, méthode alors privilégiée dans les travaux d’Orfila. L’opposition entre chimie et médecine, entre laboratoire et lieu du crime, deviendra une question récurrente dans les controverses entre Raspail et Orfila23.

III. Parcours divergents

19Les parcours d’Orfila et de Raspail allaient diverger plus encore après la révolution de 1830 et l’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe. Orfila fut élu doyen de la faculté de médecine en 1831 et restera à ce poste jusqu’aux environs de la révolution de 1848. Il deviendra une personne de confiance du gouvernement qui lui confiera des missions délicates comme l’affaire de la duchesse de Berry en 1833. Par ailleurs, Orfila cumulera un grand nombre de responsabilités dans le système éducatif, les institutions médicales et la représentation politique : il sera nommé membre du Conseil général des hospices, du Conseil royal de l’instruction publique, et du conseil général de la Seine. En 1834, il recevra le titre de chevalier, puis en 1838 de commandeur de la Légion d’honneur. Il joua aussi un rôle très important dans la réforme des études de médecine participant à plusieurs comités ministériels ; il géra en même temps, avec succès, la répression des révoltes républicaines des étudiants dans l’université. Il deviendra, en outre, très célèbre grâce à sa contribution dans des affaires judiciaires retentissantes et par son salon musical à Paris. « S’y faire entendre [dans le salon d’Orfila] était regardé comme un brevet de capacité » pour les artistes, affirmait une très bonne connaisseuse des salons parisiens. Elle souligne que Madame Orfila fit tout ce qui était humainement possible pour « plaire à la camarilla de Louis-Philippe », le public attitré de ces soirées musicales24.

20En revanche, malgré son rôle pendant les journées de juillet 1830, Raspail devint très rapidement un des ennemis du nouveau régime orléaniste. Il sera plusieurs fois emprisonné, et il rédigera dans sa cellule quelques ouvrages, dont son traité de chimie organique appuyé sur l’observation microscopique. Dans cet ouvrage, il consacre un chapitre au sang, où il revient sur la polémique avec Orfila et Barruel et discute des rapports entre preuve scientifique et preuve judiciaire. Cette question, déjà abordée au cours des échanges de 1828, prit un relief nouveau dans le contexte des débats sur la peine de mort et les erreurs judiciaires25.

21D’après Raspail, les preuves pour décider de la vie ou de la mort des accusés devaient être beaucoup plus strictes et incontestables que les preuves du laboratoire. Les essais d’Orfila et de Barruel sur les taches de sang étaient déjà considérés comme « une témérité » dans le domaine restreint de la science, mais au tribunal, ces épreuves devenaient « un crime devant la loi »26. Raspail exigeait plus de « prudence » dans la médecine légale, en rappelant que les savoirs scientifiques se renouvellent sans cesse tandis que les verdicts de justice sont définitifs : « Une erreur peut être réparée en chimie ; en médecine légale elle est souvent irréparable ; le glaive de la loi ne revient pas en arrière comme le fait l’opinion du médecin »27. L’argument était encore plus puissant quand la peine de mort était en jeu, comme dans les affaires d’empoisonnement. Dans une lettre à un avocat de la défense, Raspail se demanda :

[S]i la tête de l’accusé était tombée avant les nouvelles expériences de l’un des trois experts signataires de ce rapport, est-ce que le retrait de la conclusion erronée aurait suffi pour replacer la tête sur les épaules du condamné28 ?

22Malgré les voix d’écrivains comme Victor Hugo et beaucoup d’autres, la peine capitale ne fut pas bannie du système judiciaire français. Mais le débat permit d’introduire quelques changements dans le système de punition (l’élimination des marques de fer, les mutilations, etc.), et, plus important encore pour le rôle des experts auprès des tribunaux, l’introduction en 1832 des « circonstances atténuantes » permit aux jurés de modérer les peines, parfois avec le concours des experts qui pouvaient suggérer une action involontaire (monomanie, folie) ou soulever des doutes raisonnables quant aux résultats des expertises29. Raspail se trouvait donc dans un contexte favorable quand il répondit à Orfila à la cour d’assises de Dijon pendant l’affaire Mercier en 1839 :

Apprenez Monsieur, que la société s’alarme plus de votre doctrine que de la mienne : La vôtre dit : Périsse un innocent plutôt que de permettre qu’un coupable nous échappe ! Ma doctrine à moi dit : qu’il s’échappe vingt coupables plutôt que de compromettre la liberté et la vie d’un innocent ! Or, savez-vous où est écrit ce principe ? Dans l’esprit et dans les dispositions formelles de toutes nos lois pénales30 !

23C’est dans ce nouveau cadre que se déroula la controverse entre Raspail et Orfila devant les tribunaux en 1839 et 1840. Presque dans tous les cas, les accusés furent condamnés, sur la base de l’expertise d’Orfila, mais les jurés invoquèrent des « circonstances atténuantes » ce qui permit de commuter la peine capitale en travaux forcés à perpétuité. Dans ses écrits, Raspail affirma que cette atténuation de peine fut la conséquence des doutes qu’il avait fait naître dans les esprits grâce à ses arguments contre les preuves de la médecine légale, arguments qu’il avait déployés dans sa controverse avec Orfila et Barruel sur les taches de sang, et qu’il adaptera pour critiquer les nouveaux essais de haute sensibilité dans la détection de l’arsenic.

IV. Un nouvel acteur : le test de Marsh

24Outre les parcours de carrière divergents d’Orfila et de Raspail et les changements dans la gestion des délits et des peines durant la décennie de 1830, voici qu’un nouvel acteur allait entrer en jeu relançant la controverse. En octobre 1836, James Marsh (1794-1846) présenta à la Royal Society of Arts de Londres sa « nouvelle méthode de séparation d’infimes quantités d’arsenic ». Cette méthode est dépeinte comme un jalon dans l’histoire de l’analyse chimique et de la toxicologie mais, en réalité, des essais chimiques similaires avaient déjà été réalisés les années précédentes, et son introduction ne put évincer les méthodes traditionnelles. L’appareil de Marsh était basé sur une propriété déjà connue de l’arsenic : le fait qu’il se combine avec de l’hydrogène à l’état naissant pour former le gaz arsine. Si l’échantillon étudié contient de l’arsenic, l’arsine formée se décompose en hydrogène et arsenic, ce dernier formant une fine pellicule métallique sur la surface d’un récipient de porcelaine. Ce nouveau test était si sensible qu’il pouvait détecter des quantités infimes d’arsenic. En outre, il fournissait une preuve matérielle (les taches d’arsenic sur la porcelaine) qui pouvait être présentée aux jurys dans les cours d’assises au cours des affaires d’empoisonnement pour montrer le « corps du délit » ; elle produisait en quelque sorte le même effet dramatique que celui du couteau maculé de sang dans les crimes à l’arme blanche31.

25Le test fut accueilli avec enthousiasme par les toxicologues de l’Europe entière. En France, il fut employé avec succès lors d’une affaire d’empoisonnement au mois de mai 1838. Aucun équipement spécial de laboratoire n’était nécessaire, en dehors de certains tubes et récipients en verre, mais l’appareil de Marsh exigeait une longue expérience dans la pratique des analyses chimiques. Au fur et à mesure de son emploi dans les tribunaux, les toxicologues se rendirent compte qu’il posait certains problèmes : les composés organiques produits par la décomposition des cadavres, les impuretés des réactifs, les réactions secondaires inattendues et d’autres effets difficiles à contrôler pouvaient produire de dangereux faux positifs. Toutes ces incertitudes ont diminué le pouvoir probatoire des taches fournies par le test de Marsh : elles ne sauraient « parler par elles-mêmes », car elles devaient être interprétées et parfois contestées par les experts. Le paradoxe est que les difficultés rencontrées découlaient de sa haute sensibilité, principal avantage de l’appareil de Marsh d’après ses défenseurs. Avec le test de Marsh on pouvait en effet découvrir d’infimes quantités d’arsenic, petites traces de poison qui ne pouvaient pas être décelées par les tests chimiques conventionnels. Or, les quantités d’arsenic décelées étaient parfois impondérables, si petites qu’un avocat de la défense pouvait affirmer « ce n’est pas un poids, c’est l’imagination qui est forcée d’en faire un »32. Et Raspail, toujours si créatif avec le langage, n’hésita pas à décrire le test de Marsh comme « de la chimie légale homéopathique »33. Aussi, il se demanda si une quantité si minime de poison pouvait entraîner la mort de la victime34.

26D’autre part, grâce à cette sensibilité dépassant l’imagination (comme Justus von Liebig l’avait décrite), l’appareil de Marsh avait le pouvoir de détecter les petites impuretés arsenicales des réactifs, des verres employés pendant l’analyse ou des terrains qui entouraient le cadavre après son inhumation. L’arsenic était un produit chimique qu’on employait couramment dans l’agriculture, l’industrie et la vie quotidienne tout au long du xix^e siècle, si bien que les sources de contamination pouvaient s’avérer multiples, du moment que les quantités à détecter étaient minimes, presque impondérables : « Si on peut dire qu’il [le test de Marsh] est infaillible quand il donne un résultat négatif », arguait un avocat défenseur en 1840, « il n’est pas aussi infaillible quand il donne une parcelle infiniment petite de poison qui, après tout, peut venir ou du contrepoison administré, ou des réactifs employés, ou même, qui sait ?, du corps à l’état normal »35. L’avocat faisait référence à une récente découverte : l’existence de l’arsenic dans les os des individus sains, non empoisonnés. L’arsenic dit normal ajoutait d’autres possibles sources d’erreurs, et ce constat fut employé par les avocats de la défense durant plusieurs décades36.

27Afin de contrer ces problèmes, les toxicologues adaptèrent le test de Marsh aux usages des enquêtes judiciaires. Au cours des années 1838 et 1841, ils proposèrent de nombreux nouveaux réactifs, différentes méthodes de préparation des échantillons et des modifications plus ou moins importantes des desseins expérimentaux. « Ce qui prouve évidemment que cet appareil [de Marsh] présente toujours de graves inconvénients, c’est qu’il n’est pas de semaine qu’on ne lui fasse des modifications », affirmait en 1841 un des experts de l’affaire Lafarge, le cas d’empoisonnement qui allait déclencher la plus célèbre et la plus durable des controverses entre Orfila et Raspail. Le pharmacien Léonard Borie avait vu Orfila obtenir, avec l’appareil de Marsh, des taches d’arsenic provenant des restes du cadavre de Lafarge, alors que quelques jours auparavant lui et un groupe de plusieurs médecins et pharmaciens n’avaient pu réussir à déceler la moindre trace du poison. Borie, comme Raspail, ne croyait pas à la fiabilité des preuves fournies par le test de Marsh :

Quant à moi, je ne puis me déclarer pour cet instrument […] Avec lui, la justice doit craindre […] d’accorder trop de confiance à ses décisions qui peuvent se convertir en arrêts de mort pour des personnes capables de contribuer à la gloire de la société. Je le déclare hautement, avec le système des taches arsenicales, on ne peut rien prouver ; je me trompe, avec ce système dangereux, on peut encore atteindre un coupable sur dix condamnés. […] Encore une fois, je ne saurais condamner un accusé sur les seules données de cet appareil37.

V. Raspail et l’analyse chimique

28Tout comme Borie et bien d’autres experts, Raspail avait probablement pris connaissance du test de Marsh dans un article publié dans le Journal de Pharmacie à la fin de l’année 183738. À cette époque-là, il était en train de rédiger des commentaires critiques à propos d’un livre écrit par le célèbre chimiste allemand Justus von Liebig à propos d’une autre méthode d’analyse chimique : le Kaliapparat, l’appareil qui révolutionna en quelque sorte la chimie organique du xix^e siècle. Comme l’appareil de Marsh, le Kaliapparat est issu du développement des méthodes proposées par Thenard, Gay-Lussac et Berzelius dans l’analyse élémentaire des composés organiques. Toutefois, à la différence du test de Marsh, le Kaliapparat fournissait des données quantitatives permettant de calculer les proportions de carbone, d’oxygène, d’hydrogène et d’azote dans les composés organiques. Cette information fut cruciale dans la détermination des formules chimiques fondées sur la nouvelle théorie atomique de Dalton, question qui fit polémique jusqu’à, au moins, le milieu du siècle39.

29Dans son long « examen critique », publié à la fin de la traduction française du livre de Liebig, Raspail exprimait ses doutes sur la fiabilité des analyses chimiques en général et du Kaliapparat en particulier. Contrairement à la plupart des chimistes européens, Raspail affirma que « le procédé de Liebig est le moins propre de tous les procédés précédemment employés à inspirer sur les résultats une sécurité quelconque »40. Il remarqua les difficultés rencontrées pour répliquer les analyses, particulièrement dans le calcul de proportion de l’azote (une question qui restera problématique pendant plusieurs années) et la détermination de la quantité d’eau (soumise aux variations des échantillons et des différentes techniques de dessèchement)41. Il émit aussi la possibilité que des composés inattendus se forment, résultant d’impuretés ou de réactions encore inconnues, composés chimiques pouvant substantiellement altérer les résultats quantitatifs. Dans ce contexte d’incertitudes si nombreuses et rempli de pièges, Raspail déplorait que le Kaliapparat paraisse offrir « tant de facilité à la manipulation » à la portée de « nullités scientifiques » n’ayant ni le temps ni l’habilité d’apprendre les techniques du laboratoire. Aucune surprise si les données obtenues par ces soi-disant experts sont confuses, peu crédibles et non reproductibles. Pour contrôler la qualité des résultats, Liebig avait suggéré différentes méthodes pour estimer les erreurs. Raspail ajoutait un chapitre spécial incluant une « revue critique des diverses précautions signalées » par Liebig pour « servir de garantie à l’exactitude des résultats » obtenus avec le Kaliapparat42. Les critiques de Raspail s’apparentaient en quelque sorte aux problèmes que les sociologues de la science ont appelés « experimenter’s regress », c’est-à-dire, le cercle vicieux entre théorie et expérience affectant particulièrement les nouvelles lignes de recherche, dans lesquelles on ne saurait faire la démarcation entre données et erreurs expérimentales sans recours à la théorie, parfois celle-là même que l’on cherche à confirmer ou réfuter par le biais d’expériences43. Raspail affirmait :

Si l’on soumet au raisonnement, la filiation de ces preuves et contre-preuves [du Kaliapparat de Liebig], on verra qu’elle se réduit à un cercle vicieux, dont le point de départ est arbitraire et idéal, et peut varier au gré de quiconque recommencera l’expérience. Vous contrôlez une expérience par d’autres, dirigées d’après le même principe ? Si le principe est équivoque, où se trouvera l’expérience vraie et l’expérience fausse ! Où est le fait, où est la preuve ? Si vous obtenez la preuve et la contre-épreuve à la filière du même procédé, et que ce procédé soit entaché radicalement d’inexactitude, la contre-épreuve n’échappera pas plus à l’accident que la preuve première. Si la dénomination de cercle vicieux est susceptible d’être appliquée à l’une de ces déterminations, c’est principalement au cas, où la chimie a recours à la théorie, pour contrôler une expérience, qui, elle-même, est destinée à servir de base à la théorie44.

30Raspail s’appuya sur ce raisonnement sceptique pour discréditer l’appareil de Marsh. Comme il l’avait déjà remarqué pour le sang, les taches d’aspect métallique fournies par le test de Marsh pouvaient être produites par des matériaux autres que l’arsenic, par exemple, l’antimoine. Au cours des années suivantes, il fut démontré que beaucoup d’autres produits étaient susceptibles de donner lieu à des taches semblables au risque de créer de faux positifs dans les expertises judiciaires. Or, pour authentifier la nature des taches il fallut recourir aux essais chimiques anciens, c’est-à-dire, comme Raspail l’avait remarqué, aux réactifs qui, après la découverte du test de Marsh, avaient été « dédaignés » et considérés comme « trompeurs, inexacts, indécis et incomplets ». Avec cette idée du cercle vicieux en tête, Raspail pouvait donc affirmer devant le juge que « l’appareil de Marsh en chimie légale n’est malheureusement qu’une inconcevable pétition de principe » :

Dès que la description de l’appareil de Marsh eût été publiée, on se dit : « Voilà l’appareil seul qui doit résoudre le problème. À bas les réactifs jusqu’à ce jour employés ! Ils sont tous suspects d’avoir menti à la justice. Si nous obtenons de l’appareil de Marsh une seule tache, cette tache équivaudra à cent réactions, et suppléera à leur absence » […] Mais […] pour décider de la nature de ces taches, savez-vous à quoi l’on a recours ? À la contre-épreuve de ces réactifs tant dédaignés, conspués avec si peu de reconnaissance, considérés comme trompeurs, inexacts, indécis et incomplets. Concevez-vous, maintenant, Messieurs, l’ingénieuse marche de cette pétition de principe45 ?

31Cet argument fut employé par Raspail les années suivantes dans les cours d’assises, où il mobilisa avec succès ses arguments sur la variabilité de l’analyse chimique selon les échantillons, les réactifs et les analystes. Dans le domaine de la justice, cette variabilité pouvait conduire à des verdicts soumis au hasard des circonstances ou au népotisme dans la sélection des experts incompétents. Le test de Marsh, comme le Kaliapparat de Liebig et la plupart des nouveaux essais d’analyse chimique avec réactifs et éprouvettes, n’exigeait pas d’instruments sophistiqués et complexes. En réalité, le plus souvent les instruments étaient fabriqués par ces mêmes chimistes au moment de mener l’expérience, ce qui nécessitait de maîtriser avec habileté les techniques de manipulation du verre et de l’analyse chimique46. Quiconque avait pu lire les descriptions dans la presse médicale pouvait réaliser le test. Or, l’usage de l’appareil de Marsh, adapté aux besoins des enquêtes judiciaires, était une chose bien différente. Dans la plupart des jugements auxquels Orfila et Raspail furent confrontés, les premiers experts consultés (médecins et pharmaciens locaux) ne réussirent pas à déceler la moindre trace d’arsenic dans les échantillons à analyser, et cela même en utilisant les versions les plus modernes de l’appareil de Marsh (d’après ce qu’ils avaient lu dans la presse médicale). En revanche, Orfila obtint de l’arsenic en employant le test sur les mêmes échantillons de cadavre. Grâce à son laboratoire de la faculté de médecine, son statut académique, son expérience dans les tribunaux et sa connaissance de la littérature médicale, Orfila était bien préparé pour éviter les pièges du nouveau test de Marsh, particulièrement dans les cas les plus complexes (par exemple, après une longue inhumation du corps sur lequel il ne restait que quelques petites traces d’arsenic à déceler). Ainsi, malgré sa disponibilité apparente, le test de Marsh exigeait une combinaison de savoir-faire en techniques de laboratoire, une longue pratique des expertises judiciaires et une solide connaissance des dernières publications spécialisées, ce qui n’était pas à la portée des médecins et pharmaciens qui intervinrent en tant qu’experts dans les cours d’assises des départements de France.

VI. En cours d’assises

32Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que lors des affaires judiciaires où s’affrontèrent Raspail et Orfila, une partie de la controverse fut générée par les résultats divergents des expertises fournies par les médecins et les pharmaciens locaux. Dans toutes les affaires qui se déroulèrent entre 1839 et 1840, on retrouva, les quatre caractéristiques suivantes : cadavres inhumés depuis longtemps, emploi de tests chimiques traditionnels et de l’appareil de Marsh avec des résultats contradictoires, controverse entre les experts locaux et participation inégale d’Orfila et Raspail, le premier requis par la Cour (comme expert assermenté devant la loi), le second appelé par la défense pour avis consultatif. Dans tous les cas, bien que de façon exceptionnellement importante dans le cas de Lafarge, les jugements alimentèrent des débats non seulement dans la presse judiciaire et les journaux quotidiens, mais également dans des revues médicales, dont les articles furent parfois discutés lors des sessions des académies scientifiques et médicales de Paris. Raspail déploya les arguments sceptiques qu’il avait accumulés pour signaler les incertitudes des essais chimiques et les tensions existantes entre preuves scientifiques et juridiques. La haute sensibilité de l’appareil de Marsh renforça encore plus ses arguments. D’une part, il s’agissait d’un instrument très récent, donc les experts n’avaient pas eu le temps de prendre connaissance des éventuels pièges à éviter et des causes produisant de faux positifs telles que les petites impuretés des réactifs, le terrain des cimetières ou encore le corps humain (l’arsenic dit normal). Dans ce contexte empreint de doutes, Raspail en profita pour mettre en œuvre ses idées sur le « cercle vicieux » des preuves et contre-épreuves de l’analyse chimique en général et du test de Marsh en particulier. Il souleva par ailleurs de nouvelles questions qui font aujourd’hui écho à celles des historiens des controverses et des études d’experts dans les sociétés démocratiques : lieux de la controverse, acteurs autorisés à participer, rapports de pouvoir des experts et conditions requises pour mener un débat ouvert et juste. Toutes ces questions étaient soulevées par la défense dans les tribunaux et soulevaient au-delà, la question du suffrage universel et de son lien avec le gouvernement. Afin de mieux saisir tous ses arguments, décrivons brièvement un des cas judiciaires, peut-être l’un des moins connus, dans lequel Orfila et Raspail se sont affrontés dans les années 1840.

33À la fin de 1839, Antoine Rigal, fut accusé d’avoir empoisonné sa femme, Thérèse Larroque, et fut jugé par la cour d’assises d’Albi. Les experts locaux présentèrent des rapports contradictoires : l’autopsie, faite par les docteurs Gaspard Campas et Séverin Caussé (ce dernier publiera plusieurs ouvrages sur l’empoisonnement les années suivantes), suggérait l’action d’une « substance vénéneuse irritante » (comme l’arsenic), tandis que l’analyse chimique des organes de la victime, faite par les pharmaciens Durand et Limousin-Lamothe d’Albi, ne fournit aucune trace d’arsenic. Le juge d’instruction envoya les rapports à Orfila avec des échantillons à analyser : « une portion de la liqueur aqueuse d’ébullition de l’estomac de la femme Rigal, et d’une petite quantité de liqueur provenant du traitement par l’eau du produit de l’incinération du tube intestinal ». Le juge demanda l’avis d’experts parisiens « sur l’ensemble des faits […] dans le but de déterminer si la mort de la femme Rigal a été le résultat d’un empoisonnement ». Réunis en janvier 1840 dans le laboratoire de la faculté de médecine, Orfila, Lesueur et Devergie, à l’aide de l’appareil de Marsh, réussirent à obtenir « une quinzaine de petites taches jaunes, légèrement ardoisées à leur centre, très miroitantes et semblables quant à l’aspect aux taches jaunes arsenicales » (remarquons le langage utilisé pour les couleurs que nous avons mentionné antérieurement). Comme à l’accoutumée, les experts confirmèrent la nature arsenicale des taches avec la chaleur (« se volatilisent facilement ») et les réactifs (acide nitrique et nitrate d’argent). Les résultats furent positifs dans presque toutes les preuves, mais ils n’avaient pu obtenir avec le nitrate d’argent, la couleur « rouge-brique » attendue. Les experts parisiens rapportèrent ce fait : « tout en considérant comme étant arsenicales les taches que nous avons obtenues, un caractère nous manque pour en donner une démonstration à l’abri de toute objection ». Malgré ce problème probant, et suite aux rapports des premiers médecins sur les symptômes et l’autopsie, Orfila et ses collègues affirmèrent dans leur rapport destiné au juge que la victime fut empoisonnée. Ils expliquèrent avec prudence et compréhension les résultats négatifs obtenus par les pharmaciens d’Albi : il s’agissait d’une « très petite » proportion d’arsenic dans les liqueurs analysées, « proportion telle qu’il faut une grande habitude de l’appareil de Marsh pour condenser la matière arsenicale sur la porcelaine »47.

34Le jugement eut lieu à la cour d’assises du Tarn (Albi) au cours du mois du juin. « Un auditoire d’élite composé d’étrangers de distinction, de médecins, de magistrats, des autorités civiles et militaires, se pressait-il dans la salle »48. Raspail, consulté par la défense, présenta un mémoire contenant les arguments sceptiques déjà mentionnés : les symptômes et les lésions nécroscopiques pouvaient avoir été produits par « une foule de cas de maladie spontanée », tandis que les résultats positifs d’Orfila pouvaient être obtenus avec d’autres substances, certaines communes comme une décoction d’oignon. Le même argument avait été employé quelques mois auparavant dans la célèbre affaire Mercier à Dijon, où le magistrat demanda à Orfila et Raspail de réaliser des expériences pour résoudre la question. À Albi, les pharmaciens furent chargés de mener de semblables expériences. En cours d’assises, Orfila affirma que les critiques de Raspail avaient déjà été réfutées par ses recherches présentées aux académies de Paris. Il se demandait pourquoi Raspail n’avait jamais exposé ses conclusions dans le même cercle académique :

Je ne m’explique pas comment M. Raspail qui, depuis quelque temps, s’acharne à attaquer des faits que j’ai soumis au jugement de l’Académie et au public il y a plus d’un an, n’est pas encore venu devant un corps savant détruire par de nouveaux faits les résultats de mes recherches ; là il aurait été jugé par des hommes compétents, et si ses assertions sont vraies, il aurait rendu un immense service à la société en démontrant que ce que l’on accepte partout déjà comme une vérité n’est qu’une erreur. M. Raspail n’a rien fait et n’en fera rien ; Je le défie de suivre une pareille voie49.

35Dans sa lettre de réponse envoyée aux journaux, Raspail affirma qu’il avait toujours refusé d’adhérer à ces académies, qu’il écrivait justement contre « la constitution vicieuse de nos sociétés savantes ». Et Raspail ajouta : « Laissons donc là les sociétés savantes : le juge, c’est tout le monde, c’est le public ». Il proposa à Orfila de tenir une discussion publique avec lui dans l’amphithéâtre de la faculté de médecine de Paris. Le public, qui deviendrait ainsi juge, devait se composer de « quiconque se présentera muni d’un diplôme de médecin, pharmacien, chimiste, d’avocat, avoué, notaire, juge et homme de loi, d’une carte d’élève de quelque école publique que ce soit »50. Sans surprise, Orfila refusa de combattre sur ce terrain :

Raspail aimerait mieux soutenir une controverse devant tout le monde que de faire juger ses opinions par l’Institut ou par l’Académie royale de médecine. Les questions qui font le sujet du débat étant des plus ardues, chacun a déjà décidé qu’il est préférable de les soumettre au jugement des hommes éminents qui font partie de ces corps savants qu’à celui de la foule presque toujours ignorante51.

36Ce débat entre Orfila et Raspail rappelle les études sur les controverses liées à la technoscience moderne : les organismes génétiquement modifiés, la nanotechnologie, le changement climatique, l’énergie nucléaire, etc. Dans ces domaines, au-delà des questions techniques ou médicales, il est difficile d’établir un consensus sur les lieux du débat (la presse, les congrès scientifiques, les commissions internationales, les tribunaux), les règles de sociabilité (les voix autorisées, les silences acceptés, les moyens du débat), les formes de preuve, la délimitation du groupe d’experts et leurs compétences, ainsi que sur les rapports entre experts, activistes, victimes et pouvoirs économiques et politiques52.

37La réponse de Raspail à ces questions ne fut pas aussi naïve que l’affirma Orfila. Durant toutes ces années, Raspail défendit le suffrage universel contre le régime censitaire de la monarchie orléaniste. Dans ses écrits, la discussion publique avait une place prépondérante dans sa conception de la gouvernance publique. D’après Raspail, le suffrage « a pour limite la compétence », « l’opinion émise a pour limite la connaissance du sujet ». Le suffrage universel représentait « le vote de chacun sur toutes les questions sur lesquelles il a quelque chose d’utile à dire ». Or, Raspail se positionnait contre « la hiérarchie des professions », car d’après lui les titres académiques ne permettaient pas de rendre compte de la compétence des individus. Seul le débat public permettrait, toujours selon lui, d’apprécier au mieux les compétences des individus. Il fallait donc œuvrer pour ouvrir la discussion sans laquelle on ne saurait remplir les conditions pour une société démocratique53. Il justifiait avec ces arguments sa participation aux cours d’assises, alors qu’il n’a jamais obtenu le titre de médecin requis pour les experts assermentés devant la loi. Lors de ses premières controverses avec Orfila, il affirmait :

On me demandera, peut-être, en vertu de quel titre je viens m’immiscer dans ces questions de médecine légale. Je répondrai que, lorsqu’il s’agit de la tête de son semblable, tout homme est appelé à exprimer son opinion, et que ce n’est pas toujours le témoignage du dernier des citoyens qui offre le mois d’intérêt aux yeux du magistrat qui s’éclaire54.

38De la même façon, Raspail critiqua le pouvoir des magistrats professionnels et défendit simultanément la nouvelle institution du jury, telle qu’elle avait été introduite pendant la Révolution française. Il critiqua les réformes réalisées postérieurement, pendant l’Empire et la Restauration, réformes qui permirent à « la magistrature » de reprendre « tous ses avantages sur l’institution du jury ». Par la suite, les magistrats conservèrent le pouvoir discrétionnaire d’appeler les témoins et les experts, d’ouvrir et de clore les débats, de poser les questions et, en conséquence, d’influencer substantiellement le jury dans leur verdict. Raspail regrettait aussi l’existence de barrières sociales empêchant de devenir membre du jury, même après la révolution de 1830, car l’éligibilité se restreignait aux électeurs (limités par la richesse dans le régime censitaire) et aux membres de quelques groupes professionnels. Raspail dénonça encore le népotisme présent dans l’élection des jurés par les préfets, représentants du pouvoir royal au niveau départemental. Il n’était alors pas surprenant de constater que sur les listes de quelque 1 500 citoyens sélectionnés chaque année pour participer aux jurys de cours d’assises du département, on ne trouva aucun « citoyen qui ne professerait pas un dévouement sans bornes aux intérêts du gouvernement »55.

39C’est dans cette logique que Raspail demanda d’élargir le débat sur les problèmes de la médecine légale, au-delà des sociétés savantes, dans les tribunaux et la presse. Il ajouta d’autres remarques sur les inégalités du monde académique et la possibilité de tenir un débat contradictoire entre experts, notamment lorsqu’un expert aussi puissant qu’Orfila, le « doyen de ceux qui jugent », y participait. Orfila « est juge de ceux qui enseignent ; membre du Conseil royal d’instruction publique, son livre est de droit universitaire », protestait Raspail56. Pendant la fameuse affaire Lafarge, suite aux expertises contradictoires, Raspail se demanda comment les experts locaux (« simples pharmaciens de province ») pouvaient être en mesure de s’opposer aux positions d’Orfila, « un expert tout-puissant dans l’administration », « qui préside à Paris, aux nominations et aux destitutions universitaires ». On ne saurait imaginer une discussion pondérée sur les questions scientifiques tant qu’une partie des experts se trouveraient « exposés un jour aux tracasseries de quelque destitution, ou entraînés à solliciter une place », c’est-à-dire, exposés aux décisions d’autres experts comme Orfila qui cumulait les postes dans l’administration éducative et médicale du régime orléaniste57. Raspail et d’autres critiques connaissaient bien les effets de ces inégalités de pouvoir lors des controverses avec Orfila, lequel n’hésiterait pas à mobiliser ses relations avec le pouvoir, et même avec la police. Durant l’été 1839, à la suite d’une de ces polémiques avec le médecin Francesco Rognetta au sujet des remèdes contre les empoisonnements, la presse médicale publia le rapport d’une rencontre qui se déroula dans le cabinet du préfet :

Hier, 29 août, M. Rognetta a reçu de M. le préfet de police l’invitation de se rendre ce matin 30 août, à dix heures, dans son cabinet. M. Rognetta s’est trouvé là dans l’antichambre d’abord, et ensuite dans le cabinet de M. le préfet, en face de M. le doyen qui a de nouveau formulé sa plainte. Une discussion vive et longue s’est élevée entre M. le doyen et M. Rognetta, discussion que M. le préfet de police a écoutée avec impartialité, et qui parfois a excité son hilarité […] Sur le nouveau refus de M. Rognetta […] le doyen s’est encore laissé aller à des menaces, et a dit que non seulement il continuerait à défendre à M. Rognetta de professer dans les pavillons de l’École, mais qu’il allait, par l’intermédiaire du ministère de l’instruction publique, lui faire retirer l’autorisation d’exercer la médecine en France, et le faire chasser du royaume58 !!

40Rognetta n’accepta pas cette menace et, avec l’aide de Raspail, publia ses écrits à l’encontre des positions d’Orfila. Il dénonça publiquement le fait que « Orfila s’était imaginé que sa puissance à la Préfecture de police et ailleurs pouvait changer le mode d’action de l’arsenic, et métamorphoser en vérités ses hérésies toxicologiques ». Mais on ne pourrait conclure que les menaces et « la puissance » d’Orfila « à la Préfecture de police et ailleurs » n’eurent aucun effet sur les controverses menées, tant dans les tribunaux et les académies que dans la sphère publique. Un an plus tard, suite à l’affaire Rigal à Albi, les amis de Rognetta lui conseillèrent « de ne pas répondre du tout » aux commentaires critiques d’Orfila, car sa réponse « entraînerait […] des persécutions policières nouvelles qui feraient plaisir au délirant chanteur ». Les lettres de Rognetta adressées à Raspail dénonçaient également la façon dont Orfila profitait de ses rapports avec certains journaux médicaux (notamment, L’Esculape et Annales d’hygiène publique et de médecine légale) et de sa position au sein des sociétés savantes de Paris (l’Académie de médecine)59.

41Le dernier débat public entre Orfila et Raspail eut lieu en 1846, quand le second fut poursuivi en justice pour exercice illégal de la médecine par une association de médecins fondée et présidée par Orfila60. Pour Raspail, cette dénonciation n’était qu’une « vendetta baléare » qui « avait été longuement préparée par un système de diffamation » par les journalistes et la presse médicale proche d’Orfila. D’après Raspail, Orfila aurait profité du congrès de médecins organisé en 1845 à Paris pour lancer une nouvelle attaque (contre les traitements médicaux de Raspail, notamment ceux à base de camphre), relayée par la suite dans la presse médicale. Raspail mentionna dans ses écrits pour se défendre, d’autres exemples des diverses stratégies employées par « le puisant » Orfila, « qui est partout, qui voit tout, qui entend tout ». Ainsi lorsque Raspail mentionnait la possibilité d’un débat ouvert entre experts, il faisait sans doute allusion à sa confrontation avec Orfila comme un des exemples les plus significatifs61.

VII. Conclusion

42Le débat entre Orfila et Raspail continua après 1840, même après la mort des deux protagonistes. La controverse sur l’affaire Lafarge s’est prolongée durant des décennies, et beaucoup d’auteurs, scientifiques et hommes de lettres, y participèrent. Raspail reprendra sa plume pour écrire sur le sujet après la révolution de 1848, quand il lui sembla opportun de présenter ses idées sur l’innocence de Marie Lafarge devant le nouveau gouvernement révolutionnaire. Mais sa campagne n’eut aucun résultat positif et Marie Lafarge resta en prison. Elle fut libérée pour des raisons médicales sous la présidence de Louis Napoléon Bonaparte. Orfila, qui après la révolution n’était plus doyen de la faculté de médecine, ne répondit pas à la nouvelle provocation de Raspail. Les débats se poursuivront, au début du xx^e siècle, entre les descendants des deux protagonistes. Ils emploieront alors de nouvelles données de recherche sur l’arsenic pour défendre les positions de leurs ancêtres62.

43La persistance du débat Raspail-Orfila tint à la pertinence des questions sur l’expertise et les décisions judiciaires. Les remarques de Raspail concernaient au moins trois « cercles vicieux » liés à l’expertise chimique présentée devant les tribunaux : les pièges liés à la haute sensibilité, le flux des preuves et contre-preuves, et les doutes quant au choix des experts. La première question fut soulevée par l’introduction de l’appareil de Marsh en 1836, le test chimique permettant de déceler de très petites traces d’arsenic. Le nouveau test fournit des preuves d’empoisonnement d’après des échantillons prélevés sur des cadavres longtemps inhumés, et sur lesquels les méthodes traditionnelles ne pouvaient trouver trace de poison. Or, sa haute sensibilité avait rendu plus probable les faux positifs parmi les innombrables sources de contamination et les impuretés. Le second cercle vicieux provint du renouvellement des méthodes toxicologiques. Les toxicologues comme Orfila avaient dénoncé les pièges des méthodes anciennes pour proposer d’utiliser de nouveaux essais perfectionnés grâce à ses nouvelles expériences de laboratoire. Or, pour constater l’efficacité des méthodes modernes, il fut parfois nécessaire de mobiliser les anciennes (comme dans les affaires Rigal et Mercier). Le problème fut encore plus manifeste suite au renouvellement constant des méthodes toxicologiques, accru par le ressort de la chimie analytique au xix^e siècle, et offrit une ressource rhétorique que Raspail n’allait pas manquer de mettre au service de la défense. Le souci croissant d’éviter les erreurs judiciaires, le débat sur la peine de mort et l’apparition de « circonstances atténuantes » lui fournirent un contexte fertile pour faire valoir ses arguments sceptiques devant les cours d’assises. Enfin, le troisième cercle vicieux repéré par Raspail releva du choix des experts, leurs compétences et leur impartialité, des questions insidieuses et récurrentes dans les études sur le thème de l’expertise dans tous les domaines de la vie sociale, notamment dans l’administration judiciaire. Raspail avait mis l’accent sur les inégalités de pouvoir des experts et les possibilités de mener un débat ouvert sur les preuves scientifiques, conformément à sa réflexion sur le suffrage universel, les délibérations publiques et le rôle du jury dans les cours d’assises.

44Par ailleurs, la période à laquelle la controverse est survenue apparaît également comme un facteur de sa durabilité. Il s’agit en effet d’années cruciales dans le développement de la médecine légale et de la toxicologie, durant lesquelles le nouveau rôle des experts dans les tribunaux s’affirma. Les premiers débats entre Orfila et Raspail eurent lieu dans des sociétés savantes (Société d’histoire naturelle, Société philomatique, Académie de médecine) et dans la presse médicale de l’époque. Mais les polémiques des années 1839 et 1840 se déroulèrent dans les cours d’assises, et allaient attirer l’attention de publics pluriels s’intéressant aux détails des affaires d’empoisonnement repérés dans la presse quotidienne (La Presse, Journal des débats) et juridique (Le Droit, La Gazette des Tribunaux). Lors des fameux jugements de Mercier et Lafarge, Raspail critiqua les analyses chimiques en développant des arguments similaires à ceux exprimés en 1827 et 1828 remettant en question les méthodes de détection des taches de sang. Il développa ses arguments dans son étude critique du Kaliapparat de Liebig, employés aussi pour discréditer le test de Marsh et souligner les pièges de la haute sensibilité. Par ailleurs, dans la nouvelle ambiance des cours d’assises, et confronté à un public plus large et varié, Raspail avait élargi ses repères au domaine des politiques de l’expertise et des inégalités parmi les experts. Pour ses contemporains, ces thématiques relevaient clairement de la divergence de parcours entre Orfila et Raspail, tant au niveau académique que politique durant la monarchie de Louis-Philippe. Sans surprise, la controverse liée à l’affaire Lafarge devint un sujet de débat récurrent entre monarchistes et républicains. C’est pour cette raison qu’on ne saurait distinguer les aspects scientifiques, juridiques et politiques de la controverse, qui furent reformulés ultérieurement par d’autres critiques depuis les premières réapparitions du débat jusqu’au début du xx^e siècle.