1Le Grand dictionnaire universel est publié par Pierre Larousse et sa phalange de collaborateurs entre décembre 1863 et septembre 1876. Dans les milliers d’entrées qui rythment les 524 fascicules réunis en 15 volumes, se repère aisément une ligne républicaine claire. Cette ligne, comme l’a opportunément souligné Madeleine Rebérioux1, fut plus qu’hospitalière aux avancées complémentaires du socialisme. Dans la vaste nébuleuse des pensées socialistes s’étant développées depuis les Trois Glorieuses de Juillet et affirmées lors du printemps 1848, Larousse a ses préférences et elles vont vers un socialisme que complète un terme forgé en 1857 par Joseph Déjacque : libertaire. Larousse est hostile à une mainmise trop importante d’un État centralisateur et potentiellement coercitif sur la vie économique, politique, culturelle. Il est sensible à ce que Constantin Pecqueur a désigné comme le « mouvement par en bas » et le Grand dictionnaire s’intéresse donc à la poussée autonome des associations, coopératives, mutuelles que ne cessent de mettre en activité les ouvriers, les artisans surtout. Dans ce contexte, Larousse salue quelques grands doctrinaires, de Louis Blanc à Pierre Leroux, mais il avoue surtout une sympathie pour Pierre-Joseph Proudhon. À l’entrée « Proudhon », évoquant la position de l’auteur de Qu’est-ce que la propriété ? au moment de l’élection présidentielle de décembre 1848, une institution à laquelle il était fortement hostile, on note la phrase suivante : « adversaire de cette institution, il adopta en matière de protestation la candidature de Raspail ».

2Il n’a pas été noté jusqu’ici l’omniprésence de Raspail dans le Grand dictionnaire. Or, un simple relevé signale qu’il est partout, son nom constamment mentionné, ses remarques, ressources textuelles précieuses, constamment citées et mobilisées. Ainsi au volume 13 (Pour-R), les occurrences se succèdent, pour en rester à la lettre P, aux entrées « Poussière », « Prédomine », « Prendre », « Prise », « Probité », « Productif », « Prolixe », « Propension », « Propice », « Prurit », « Puissant », « Pulmonaire », « Pure », « Purpurin », « Pus », etc., etc. Dans le Dictionnaire, Raspail est cité sur les registres attendus, qui vont de l’agronomie, à la médecine, aux prisons, à la religion, à la situation ouvrière, mais aussi à l’engagement politique. Les citations sont soigneusement choisies : « Raison : […] le fanatisme, c’est la raison des dévôts » ; « Quakers : […] Les Quakers n’ont ni juges ni médecins et ils vivent aussi exempts de querelles que de maladies ». On le trouve longuement mentionné à l’entrée « Camphre » (où on ne dissimule pas ses exagérations) et encore aux entrées « Cellulaire », « Cellule », où on pointe le caractère précurseur et pionnier de ses recherches.

3Comme pour les autres entrées du Dictionnaire, il n’est pas possible de déterminer qui fut le rédacteur de l’entrée « Raspail ». Cela a pu être Alfred Naquet, mais aussi bien Auguste Vermorel, Jules Andrieux ou encore un autre. Il est toutefois certain que Larousse, quand il en fut encore capable, a dû avoir un œil attentif sur cette entrée. Entrée étoffée, sur six longues colonnes, et qui met en valeur les vertus et engagements parallèles ininterrompus d’un savant et d’un républicain hostile tant à la monarchie qu’au « despostisme » des Bonaparte. Un libre penseur (« Prêt : […] Le dévôt supplie d’une main et est toujours prêt à frapper de l’autre ») et un acteur ce que signale son activité politique récente dans des temps allant de la fin de l’Empire, à la catastrophe de la Commune et aux combats présents pour imposer définitivement et stabiliser la république.

4La notice qui, significativement signale l’héritage politique de Raspail à travers l’engagement de ses fils (et pointe le sacrifice de sa femme et de sa fille – Marie Raspail décédera en décembre 1876, à 40 ans, d’une pneumonie), s’arrête à l’année 1875. Il nous faut donc dire ici deux mots en complément des trois dernières années de François-Vincent Raspail. En mars 1876, il est élu, sous l’étiquette radicale, député dans la 2^e circonscription de Marseille et désigné comme doyen d’âge pour présider la première séance d’une Chambre à majorité républicaine. En octobre 1877, il est réélu dans la cité phocéenne. En raison de son état de santé, il ne peut, une seconde fois, ouvrir la session parlementaire en prononçant le discours du doyen d’âge. C’est son fils, Benjamain Raspail, député de la Seine, qui le remplace en le lisant à sa place. Son grand combat fut alors l’amnistie des Communards. Le 22 mars 1876, alors que Victor Hugo déposait le projet d’amnistie devant le Sénat, c’est Raspail qui le déposait devant l’Assemblée.

5Il meurt le 7 janvier 1878 à Arcueil.

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6Célèbre chimiste et homme politique français, né à Carpentras (Vaucluse) le 25 janvier 1794. Son père, Joseph Raspail, était un pauvre traiteur, très attaché à la monarchie et qui avait trois fils, dont les deux premiers suivirent la carrière des armes et dont le troisième, François, devait acquérir une retentissante célébrité. Destiné à la prêtrise, le jeune François eut pour premier maître l’abbé Eysseric. Ce prêtre, très instruit, janséniste et même républicain2, ne se borna pas à lui apprendre les langues classiques ; il donna à ses idées une direction philosophique qui ne devait pas tarder à porter ses fruits. Lorsqu’il eut seize ans, sa mère l’envoya au séminaire d’Avignon. Son application à l’étude, ses progrès furent tels que, dès l’année suivante (1811), il était nommé répétiteur de philosophie et, en 1812, professeur suppléant de théologie. La théologie eut pour unique résultat de faire de Raspail un fervent adepte de la libre pensée. Quittant alors le séminaire, il retourna à Carpentras et obtint une chaire d’humanités au collège de cette ville. On était en 1813. La désastreuse campagne de Russie venait de porter une grave atteinte au prestige de Bonaparte, dont les entreprises, jusqu’alors heureuses au point de vue de son ambition personnelle, avaient fait en quelque sorte oublier le monstrueux despotisme. Raspail se vit chargé par le maire et par le curé de Carpentras de prononcer un discours à l’occasion de l’anniversaire d’Austerlitz. Le jeune professeur se soumit, bien qu’à regret, et s’acquitta de cette tâche délicate en s’attachant à montrer la nécessité de se rallier autour du chef de l’État pour défendre la patrie contre l’invasion. Ce morceau, qui eut pour effet de calmer momentanément l’agitation publique, fut envoyé par le sous-préfet à Napoléon, qui lut le discours et dit : « Surveillez ce jeune homme, il ira loin ». Peu après, les Bourbons revenaient en France dans les fourgons de l’étranger. Raspail assista avec irritation à la résurrection grotesque de l’ancien régime du droit divin. Aussi ce fut avec joie qu’il vit, en 1815, ce régime crouler. Comme tant d’autres hommes de sa génération, il crut que Bonaparte, corrigé, désabusé d’un despotisme qui lui avait si mal réussi, allait devenir l’homme de la Révolution, le restaurateur de la liberté. Il fit éclater son enthousiasme patriotique dans une chanson qui eut du succès pendant les Cent-Jours et le signala à la haine des royalistes. Aussitôt après la seconde Restauration, le jeune professeur fut destitué. Pendant les six mois que dura la terreur blanche, il courut les plus grands dangers, ainsi que ses deux frères, l’un lieutenant-colonel, l’autre capitaine, qui, licenciés, étaient venus le rejoindre à Carpentras. Il refusa de se cacher ; lorsque le calme commença à se rétablir, il quitta sa ville natale et vint à Paris (1816).

7Raspail avait alors vingt-deux ans. Dépourvu de toute ressource, il chercha à donner des leçons pour vivre et parvint à se faire admettre d’abord dans une maison d’éducation, puis dans un collège, d’où ses opinions républicaines le firent renvoyer. Devenu préparateur pour le baccalauréat (1820), il continua à mener une existence aussi laborieuse que précaire, s’occupa activement de politique, fut affilié aux carbonari (1822)3 et trouva le temps d’étudier le droit. Lorsqu’il eut pris toutes ses inscriptions, il entra comme clerc chez un avoué ; mais, dégoûté bientôt de la procédure, il renonça définitivement à s’occuper de matières juridiques pour s’adonner avec ardeur, tout en continuant ses leçons, à l’étude des sciences physiques et naturelles.

8Portant dans la science ses idées d’investigation hardie, Raspail débuta par une série de travaux très remarquables sur les graminées, puis fit paraître dans divers recueils un grand nombre d’intéressantes recherches sur la botanique, la paléontologie, la zoologie, l’anatomie microscopique, la chimie et la médecine. Dès 1824, il faisait connaître à l’Académie des sciences le résultat de ses découvertes sur les graminées, dont il fit entièrement la classification, en prenant pour base, au lieu des caractères fugitifs de l’enveloppe, admis jusqu’alors, les caractères anatomiques et physiologiques. Il fut ainsi amené à réduire d’un bon tiers le nombre des genres et des espèces. Son mémoire Sur la formation de l’embryon dans les graminées, publié en 1825 dans les Annales des sciences naturelles, lui fit grand honneur dans le monde savant ; à partir de cette époque jusqu’en 1830, il publia une série de mémoires d’un haut intérêt sur la fécule, l’orge, le suc de chara, l’alcyonelle fluviatile, les bélemnites, etc. S’attachant à l’étude des êtres organisés, il obtint des résultats tout à fait remarquables, bien que sa pauvreté ne lui permît pas l’usage d’instruments perfectionnés et qu’il dût se borner à se servir d’une mauvaise loupe montée et de quelques gouttes de réactifs. Sa méthode consistait à suivre l’être organisé depuis sa naissance jusqu’à sa mort pour prendre note de toutes les transformations qu’il subit et des fonctions de toutes ses parties, à faire cette étude non pas seulement sous le rapport de l’organisation, mais encore sous les rapports physique, chimique et physiologique, en un mot à s’armer de toutes les ressources des diverses sciences d’observation pour étudier tous les objets en eux-mêmes. Une des découvertes qui lui ont fait le plus d’honneur et qui lui ont valu d’être considéré par des savants comme le créateur de la chimie organique est celle qu’il fit au sujet de la fécule. « Avant lui, dit un écrivain, cette substance était considérée par les chimistes comme homogène dans sa constitution, comme une matière immédiate et cristalline. Raspail s’aperçut que le grain de fécule est un organe très compliqué, essentiellement formé d’une mince enveloppe, insoluble dans l’eau et dans tous les réactifs, et d’une matière gommeuse contenue dans ce tégument et soluble dans l’eau. Par la chaleur, le tégument prend une extension considérable et laisse filtrer la gomme entre ses pores, ou bien il crève et tombe en lambeaux. Les chimistes, oubliant de tenir compte des phénomènes de l’organisation, avaient imaginé beaucoup de matières immédiates comme provenant de la décomposition de la fécule par les réactifs, sans s’apercevoir que ces matières ne sont que des débris plus ou moins altérés d’un organe de la fructification des végétaux. » C’est à Raspail que l’on doit la découverte de la cellule considérée comme l’élément primordial de tout système organique. Pendant longtemps les savants officiels l’en dépouillèrent au profit du Prussien Virchow.4 Depuis, les professeurs Broca et Robin ont restitué à l’auteur et à la France cette découverte, qui a ouvert des horizons si vastes aux sciences physiques et physiologiques. Déjà, en 1854, le docteur Dupré, dans un concours pour l’agrégation en médecine, avait dit : « La cellule est toute française ; elle appartient au savant Raspail. » Raspail fut amené à élaguer de la science un grand nombre de matières organiques mal étudiées et qui avaient reçu des dénominations distinctes. Il n’en fallut pas davantage pour lui attirer l’animosité de plusieurs chimistes et, depuis cette époque, il ne manqua aucune occasion d’attaquer avec une ardeur passionnée les savants en quelque sorte officiels. En 1829, il fonda, avec M. Saigey, les Annales des sciences d’observation, dans lesquelles il publia d’intéressants travaux et des critiques souvent acerbe des travaux des autres.

9Lors de la révolution de 1830, Raspail prit un fusil et se joignit aux combattants. Blessé à l’attaque de la caserne de Babylone, il reçut la décoration de Juillet. Le pouvoir nouveau, voulant gagner à sa cause le savant doublé d’un ardent républicain, lui offrit la place de conservateur général des collections du Muséum. Raspail consentait à accepter ce poste, à la condition qu’on introduirait dans cet établissement des réformes radicales ; mais il lui fut impossible de s’entendre à ce sujet avec Cuvier. Peu après, un décret inséré au Moniteur le nomma chevalier de la Légion d’honneur. Mais Raspail refusa d’accepter la croix et, dans une lettre rendue publique, il déclara qu’il renonçait pour toujours aux titres et aux places. Attaché à la partie la plus avancée du parti républicain, il devint président de la Société des amis du peuple et fit, soit par des discours prononcés dans des clubs, soit par des articles de journaux, une active propagande révolutionnaire. Une lettre, qu’il publia dans la Tribune au sujet des troubles qui eurent lieu à Saint-Germain-l’Auxerrois en février 1831, le fit condamner à trois mois de prison. Au mois de janvier de l’année suivante, il fut traduit devant le jury, avec quelques autres républicains, comme ayant excité à la haine et au mépris du gouvernement dans le journal de la Société des amis du peuple. Le jury l’acquitta ; mais, ayant prononcé ces paroles : « Il faudrait enterrer vivant dans les ruines des Tuileries le citoyen qui demanderait à la France quatorze millions pour vivre, » la cour le condamna à quinze mois de prison et 500 francs d’amende (12 janvier 1832). De Sainte-Pélagie, où on l’avait enfermé, on le conduisit à la prison de Versailles, les fers aux mains. Ces rigueurs ne firent qu’accroître sa popularité. Raspail employa ses heures de prison à écrire en partie un de ses meilleurs ouvrages scientifiques. Il venait d’être rendu à la liberté lorsque l’Académie des sciences songea à lui décerner le prix Montyon de 10,000 francs ; le 5 juillet 1833, le savant Geoffroy Saint-Hilaire, comme président de l’Académie, lui écrivait à ce sujet : « Ma position est de donner de l’encouragement à tous les efforts heureux qui se font en faveur des sciences ; d’être, comme président, la pensée active et providentielle de tous les membres de la corporation. Or, qui a plus de droits aux encouragements des savants que vous, monsieur, qui venez d’ouvrir une nouvelle voie de recherches, en trouvant des faits aussi pleins d’avenir, en créant des idées si nouvelles et si heureusement inspiratrices d’idées subséquentes ! J’eusse proposé un prix de 10,000 francs pour l’invention du sulfate de quinine ; l’utilité de vos travaux et leur avenir d’influence ont une valeur bien autrement incommensurable. » Ce prix ne fut pas décerné à Raspail, Guizot, alors ministre de l’instruction publique, s’y étant opposé par intrigue et menaces : « Je vous défends, avait-il dit, de grossir la caisse de l’émeute. » Quelques jours plus tard, Raspail, qui présidait, à la place du général La Fayette, une réunion à laquelle assistaient des députés de la gauche, fut arrêté sous l’accusation de complot contre la sûreté de l’État, mais il fut acquitté. L’année suivante, il devint rédacteur en chef du Réformateur, dans lequel il se fit le promoteur de nombreuses réformes scientifiques et administratives. Au bout de quinze mois, le journal, frappé coup sur coup d’un grand nombre de condamnations entraînant 115,000 francs d’amende, cessait de paraître et son rédacteur en chef expiait en prison la hardiesse de son langage. Lors du célèbre procès d’avril 1835, Raspail fit partie des défenseurs que la cour repoussa sous le prétexte qu’ils n’étaient ni avocats, ni avoués, et signa à ce sujet avec Voyer d’Argenson, Lamennais, Carrel, etc., une énergique protestation.

10Ce grand procès avait porté le dernier coup au parti républicain qui, pendant douze ans, devait rester à peu près silencieux. Le 29 juillet 1835, jour de l’attentat de Fieschi, Raspail était arrêté aux portes de Nantes, où il allait présider un banquet patriotique, et ramené à Paris sur l’ordre du ministre Thiers. Le gouvernement n’ayant pu l’impliquer dans cette affaire, Raspail n’en fut pas moins condamné à deux ans de prison et cinq ans de surveillance pour prétendus outrages envers le juge d’instruction Zangiacomi. Il obtint la cassation de cet arrêt et fut renvoyé devant la cour de Rouen qui l’acquitta, en quelque sorte, en le condamnant à six mois de prison, y compris ses cinq mois et demi de prévention. Raspail, renonçant à la politique militante, poursuivit ses travaux scientifiques, qu’il n’avait du reste presque point interrompus. Les importants ouvrages qu’il avait publiés lui avaient acquis une grande notoriété, surtout à l’étranger, où il était loin de trouver parmi les savants la même hostilité systématique qu’en France. Du reste, sa valeur, comme chimiste, n’était point contestée. À diverses reprises, il fut appelé à intervenir, à ce titre, dans des procès de cour d’assises où il s’agissait d’empoisonnement. En 1839, il eut devant le jury de Dijon une discussion très vive avec Orfila au sujet d’un empoisonnement par l’arsenic. L’animosité des deux savants trouva une nouvelle occasion de se produire, avec un immense retentissement, lors du procès de M^me Lafarge, à Tulle, en 1840. Appelé à contrôler l’expertise d’Orfila, Raspail, par suite d’un accident de voyage, ne put arriver assez à temps pour influer sur l’issue de ce grand procès ; il ne parut pas devant la cour d’assises. Néanmoins, il procéda à une rigoureuse enquête, et, de retour à Paris, il rédigea un Mémoire à l’appui du pourvoi en cassation de M^me Lafarge. Ce mémoire, ainsi que des articles publiés dans la Gazette des hôpitaux, eut un très grand retentissement, car Raspail soutint qu’Orfila avait commis un faux matériel en affirmant avoir trouvé dans le corps de Lafarge de l’arsenic qu’il avait apporté lui-même dans son nitrate de potasse. Ce mémoire fut distribué à la cour de cassation, qui ne fut déterminée à rejeter le pourvoi que par une allégation du procureur général Dupin, lequel prétendit que le jury n’avait pas condamné M^me Lafarge d’après les preuves chimiques présentées par Orfila ; mais sur les preuves morales.

11Ce fut peu de temps après que Raspail fut conduit par ses travaux à entreprendre de réformer complètement l’art médical : « Mes recherches, dit-il, m’ayant amené à admettre que le plus grand nombre des maladies émanent de l’invasion des parasites internes et externes et de l’infection par les produits de leur action désorganisatrice ; d’un autre côté, ayant en vue de simplifier la médication autant que je venais de simplifier la théorie médicale, je ne pouvais pas arrêter ma préférence sur une substance meilleure que le camphre, dans le double but d’étouffer la cause immédiate du mal et d’en neutraliser les effets. » Il rangea dans neuf groupes toutes les causes de maladie : l’impureté de l’air respirable, le défaut d’assimilation des aliments, l’influence de la température, les blessures, l’introduction dans les organes ou les tissus, soit d’une substance vénéneuse, soit d’un corps étranger qui les déchire ou y opère quelque solution de continuité ; le parasitisme des insectes et des vers intestinaux, enfin les impressions morales, et, à chacun de ces groupes, il attacha un ensemble de prescriptions hygiéniques faciles à exécuter et très peu coûteuses. Au camphre, qui devint la base de sa médication et qu’il fit prendre soit en poudre, soit en grumeaux, soit sous forme de cigarette, qu’il mêla à l’axonge pour en faire une pommade, à l’alcool pour servir aux frictions, il joignit divers autres médicaments, l’aloès, l’eau sédative, etc., en ayant soin d’écarter de la thérapeutique les poisons, qui ne triomphent d’une maladie que pour engendrer le plus souvent des maladies nouvelles. Cette réforme, qu’il exposa dans le Médecin des familles (1843, in-12), avait été entreprise par Raspail dans un but essentiellement démocratique. Il voulut répandre dans le peuple des préceptes d’hygiène, de tempérance, le soustraire à des médications toujours coûteuses, souvent nuisibles, et offrir à tout individu les moyens de se soigner soi-même à très peu de frais. Pour populariser sa méthode, il fit paraître, en 1845, le Manuel annuaire de la santé (in-18), dont, depuis lors, il a donné chaque année une édition nouvelle, modifiée et augmentée. Cette méthode eut un succès si rapide, si prodigieux, que le corps médical s’en émut. On ne se borna pas à critiquer vivement le système de Raspail, à accuser le savant d’avoir voulu faire du camphre une panacée universelle, à nier qu’il fût possible qu’un individu, ignorant de quelle maladie il est atteint, pût se soigner lui-même d’une façon rationnelle ; les médecins, voyant disparaître une partie de leur clientèle et la foule accourir aux consultations gratuites données par Raspail, demandèrent à cor et a cri qu’on poursuivît ce dernier pour exercice illégal de la médecine. Ce qui eut lieu le 19 mai 1846, « sur la dénonciation formelle de MM. Orfila et Fouquier, médecin du roi. » L’avocat du roi, M. Puget, conclut à l’application contre Raspail du minimum de la peine (1 fr.) « moins pour le punir que pour le forcer à régulariser sa position médicale vis-à-vis de la loi. » Raspail présenta lui-même sa défense et, dans une éloquente improvisation, il exposa les principes qui lui ont toujours fait refuser titres, honneurs et diplômes. Le tribunal le condamna au maximum de la peine (15 fr.). Raspail n’en continua pas moins ses consultations gratuites rue Culture-Sainte-Catherine, déclarant que si, désormais, il était de nouveau poursuivi, il ne se défendrait plus et répondrait simplement au président : « Oui, j’ai fait de la médecine en exercice très illégal, mais éminemment morale ; voici les 15 francs d’amende et je me retire pour retourner à mes malades. » Il continua, en effet, ses consultations jusqu’au 15 mai 1848, et plus tard en exil. Raspail ne doit qu’au produit de ses publications la modeste aisance dont il jouit.

12La chute de la monarchie de Juillet poussa de nouveau Raspail dans les luttes ardentes de la politique. Le 24 février 1848, il pénétra avec des combattants dans l’Hôtel de Ville et, le premier, il y proclama la République. Le gouvernement provisoire lui offrit des fonctions publiques, qu’il ne voulut point accepter. Le 27 février, il publia le premier numéro de L’Ami du peuple, journal qui portait cette épigraphe : « Dieu et patrie, liberté pleine et entière de la pensée, tolérance religieuse illimitée, suffrage universel. » Soit dans cette feuille, soit au club qu’il présidait, il attaqua bientôt le gouvernement provisoire, qu’il accusa d’indécision et de faiblesse. Il posa sa candidature à l’Assemblée constituante, mais ne fut point élu. Partisan de la Pologne, qui venait de se soulever et d’être écrasée encore une fois par les Russes, Raspail consentit à rédiger en faveur de ce malheureux pays une pétition qu’on décida de porter à l’Assemblée nationale. Une manifestation imposante fut organisée dans ce but par Hubert et les principaux chefs des clubs, et, le 15 mai (v. mai 1848), le peuple se porta vers le palais de l’Assemblée, qui fut envahi. Raspail y lut à grand’peine la pétition, se joignit inutilement à Louis Blanc pour engager la foule à se retirer, et fut arrêté le jour même, bien qu’il n’eût point suivi à l’Hôtel de Ville, Blanqui et Barbés. Il était détenu au fort de Vincennes, lorsqu’il fut élu député de la Seine, le 17 septembre suivant. Mais, sous le coup de poursuites, il ne put siéger. Lors des élections pour la présidence de la République, il fut porté candidat par quelques socialistes, et 36,329 électeurs lui donnèrent leurs voix (10 décembre 1848). Au mois de mars 1849, il comparut devant la haute cour de Bourges pour sa participation à la journée du 15 mai, se défendit lui-même et fut condamné à six ans de détention. Il les subissait dans la citadelle de Doullens, où il avait repris avec ardeur ses travaux scientifiques, qui l’amenèrent à créer son système de météorologie, lorsque, le 8 mars 1853, il eut la douleur de perdre sa femme, la digne compagne de ses longues épreuves. Le corps de M^me Raspail fut ramené à Paris ; les journaux du temps évaluèrent à 100,000 le nombre des personnes qui assistèrent aux funérailles. Le tombeau dramatique élevé à M^me Raspail est un des plus populaires et des plus visités du Père-Lachaise. Il est l’œuvre du sculpteur Etex. Le mois suivant, Raspail vit les deux années qui lui restaient à faire changées arbitrairement en bannissement ; il se retira en Belgique, où il habita Boitsfort-les-Bruxelles et ensuite Stalle-sous-Uccle. Quelques années après l’amnistie de 1859, il revint en France et se fixa dans sa propriété d’Arcueil-Cachan, près de Paris.

13Depuis longtemps, il vivait dans la retraite sans faire parler de lui, lorsqu’aux élections générales de 1869 il fut porté à la fois candidat de l’opposition radicale dans le département du Rhône, contre M. Jules Favre, et dans la V^e circonscription de la Seine, contre M. Garnier-Pagès. Élu député dans le premier de ces départements par 16,585 voix contre 5,991 données à son concurrent, il échoua à Paris, au second tour, où il obtint 14,685 voix contre 19,474 données à M. Garnier-Pagès. Le 29 juillet suivant, il adressa aux électeurs lyonnais une lettre dans laquelle il exposa les réformes qu’il se proposait de réclamer, notamment la liberté entière de la presse et de la pensée, la liberté des cultes sans religion d’État, l’instruction laïque, gratuite et obligatoire ; la transformation des prisons en écoles d’amélioration et de travail, l’amélioration progressive de l’humanité par l’amour de l’étude, du travail, etc. Il s’associa ensuite à la mise en demeure faite par M. de Kératry au pouvoir de convoquer le Corps législatif dans le délai légal, c’est-à-dire au plus tard le 26 octobre 1869, et, le 27 septembre, il écrivit à ses électeurs : « Le 26 octobre, à une heure et demie, qui est l’heure du rendez-vous, je me trouverai à mon poste, aux portes de la salle de nos séances, fussé-je seul ! » Toutefois, il renonça à cette manifestation sur la sollicitation d’un certain nombre de ses électeurs, craignant « qu’un coup de police ne fût organisé contre lui ». Le 2 décembre, il remercia la Société des libres penseurs de Lyon de lui avoir décerné le titre de président honoraire. « J’accepte ce titre avec enthousiasme, écrivit-il ; mais permettez-moi d’y mettre une condition : c’est que tous ceux qui font partie de cette société se mettent à donner l’exemple de la libre pensée en adoptant pour devise : Naître sans prêtre, se marier sans prêtre, mourir sans prêtre. Honneur et conscience, c’est la seule religion que la nature ait gravée dans nos cœurs. »

14Au Corps législatif, Raspail ne s’agrégea à aucun groupe ; seul, Henri Rochefort s’associa en partie à ses idées. Ils proposèrent ensemble, le 8 décembre 1869, une sorte de projet de constitution dans lequel ils demandaient la décentralisation pour tous les intérêts locaux, l’extension du pouvoir du Corps législatif, réglant en dernier ressort tout ce qui concerne les intérêts généraux ; un impôt unique, l’impôt progressif ; le service militaire obligatoire pour tous les citoyens de vingt à cinquante ans, etc. Le 8 juin 1870, il interpella les ministres au sujet des peines disciplinaires portées contre des soldats et des officiers de santé qui avaient voté contre le plébiscite. Le 17 du même mois, il défendit devant le Corps législatif la proposition qu’il avait faite d’abolir toutes les peines afflictives : la mort, les travaux forcés, la prison, en s’appuyant sur cette idée, que la société doit corriger le coupable sans le faire souffrir. Le 8 juillet, il demanda que le cumul fût aboli, qu’on réduisît le traitement des ministres, de 130,000 fr. à 50,000 fr. et que les plus hauts traitements fussent ramenés à 20,000 fr. Raspail, qui, dans une lettre à ses électeurs (25 avril 1870), avait combattu vigoureusement le plébiscite, vota constamment contre les propositions faites par le gouvernement impérial et particulièrement contre la déclaration de guerre. Il fit paraître, en outre, quelques articles d’une vigueur juvénile dans la Marseillaise, fondée par Rochefort le 19 décembre 1869.

15Rentré dans la vie privée après la révolution du 4 septembre, Raspail vit avec une profonde douleur les malheurs qui frappaient la patrie. Il vécut à l’écart et ne posa point sa candidature aux élections du 8 février 1871. Le 18 mars suivant, au moment où éclatait à Paris le mouvement d’où devait sortir la Commune, parut un journal intitulé la République de Marat et annonçant des articles de F. V. Raspail et Alphonse Esquiros. Raspail écrivit le jour même une lettre rendue publique, dans laquelle il disait : « Je suis complètement étranger à cette élucubration et bien éloigné de vouloir reproduire la république de 1792 qui, du reste, fut moins une république qu’une révolution. L’histoire ne se répète jamais, et vouloir rappeler cette époque aujourd’hui, ce ne serait pas un progrès, mais une honteuse reculade ; que le ciel en préserve la France ! Ce qui fut beau alors ne ferait qu’ajouter une honte de plus à toutes celles qui nous affligent. » Au mois d’octobre 1873, un comité républicain de Toulouse lui offrit de soutenir sa candidature à l’Assemblée nationale ; mais il déclina cette offre, la jugeant inopportune. Le 12 février 1874, Raspail fut traduit devant le jury de la Seine sous l’inculpation d’avoir fait, dans les éphémérides de son Almanach et calendrier météorologique pour 1874, l’apologie de fait qualifiés crimes. Dans la plupart des faits dont il rappelait le souvenir, il signalait l’influence néfaste des jésuites qui, avec la police, ont de tout temps inspiré au savant chimiste un sentiment d’inexprimable horripilation. Condamné le même jour, malgré ses 81 ans, à deux ans de prison et 1,000 francs d’amende, il se pourvut devant la cour de cassation qui annula l’arrêt. La cour de Versailles, devant qui fut portée l’affaire, condamna définitivement Raspail à une année d’emprisonnement qu’il a subie dans la maison de santé de Bellevue, entouré des soins de sa fille Marie, qui s’est faite l’ange gardien de sa vieillesse.

16Raspail a considérablement écrit. Indépendamment de communications et de mémoires insérés dans les Annales des sciences naturelles, les Mémoires de la Société d’histoire naturelle, le Répertoire général d’anatomie, le Bulletin des sciences de Férussac, il a fourni un grand nombre d’articles aux recueils et journaux qu’il a fondés : les Annales des sciences d’observation (1829-1830) ; Le Réformateur (1834- 1835) ; L’Ami du peuple (1848) la Revue élémentaire de médecine et de pharmacie (1847-1849, 2 vol. in-8°), plusieurs fois rééditée, en dernier lieu en 1870 ; la Revue complémentaire des sciences appliquées (1855-1860, 6 vol. in-8°), etc. Parmi ses mémoires, ouvrages et écrits divers, nous citerons de lui, outre ceux déjà mentionnés : Les Missionnaires en opposition avec les bonnes mœurs et avec les lois de la religion (Paris, 1821, in-8°), sous le pseudonyme de M. Lutrin ; Sainte Liberté, discours maçonnique (1822, in-8°) ; Nouveaux coups de fouet scientifiques (1830, in-8°) ; Essai de chimie macroscopique appliquée à la physiologie (1831, in-8°) ; Cours élémentaire d’agriculture et d’économie rurale (1831-1832, in-18) ; Nouveau système de chimie organique, fondé sur des méthodes nouvelles d’observation (1833, 3 vol. in-8°), réédité et considérablement augmenté (1838, 3 vol. in-8°), avec atlas. Cet ouvrage fort remarquable, qui a été traduit en allemand, en anglais et en italien, comprend la manipulation, la chimie descriptive, la théorie de l’organisation déduite de la chimie et de l’anatomie et l’étude de l’atome en lui-même ; Mémoire comparatif sur l’insecte de la gale (1834, in-8°) ; Nouveau système de physiologie végétale et botanique (1836, 2 vol. in-8°), avec atlas, et plusieurs fois réédité ; De la Pologne sur les bords de la Vistule et dans l’émigration (1839, in-8°) ; Réforme pénitentiaire, lettre sur les prisons de Paris (1839, 2 vol. in-8°) ; Cigarettes de camphre (1839, in-32) ; Reproduction des 601^e et 602^e planches qui manquent habituellement aux Champignons de Bulliard (1840, in-fol.), avec une notice sur ce savant ; Réponse relativement au procédé de dorure de M. Elkington (1841, in-8°) ; Histoire naturelle des ammonites et des térébratules, suivie de la description des espèces fossiles des Basses-Alpes, de Vaucluse et des Cévennes (1842, in-8°) ; Histoire naturelle de la santé et de la maladie chez les végétaux et chez les animaux en général et en particulier chez l’homme (1843, 3 vol. in-8°), ouvrage plusieurs fois réédité, dans lequel il expose complètement sa nouvelle méthode de médication curative et d’hygiène ; Procès et défense de F.- V. Raspail, poursuivi le 19 mai 1846 en exercice illégal de la médecine (1846, in-8°) ; La Lunette de Vincennes (1848, in-12) ; La Lunette de Doullens (1849, in-12) ; Le Fermier vétérinaire (1864, in-18), manuel dans le genre de son Manuel de la santé, destiné au traitement des animaux et qui parait chaque années ; les Bélemnites fossiles retrouvées à l’état vivant (1861, in-8°) ; Nouvelles études scientifiques et physiologiques (1861-1864, in-8°)5, avec planches ; Appel urgent au concours des hommes éclairés contre les empoisonnements industriels qui compromettent la santé publique (1863, in-18) ; Le Choléra en 1865 (1865, in-8°) ; Almanach et calendrier météorologique (1865 et suiv., in-18) ; Réformes sociales (1872, in-8°), etc.

17Raspail a quatre fils qui partagent toutes ses idées démocratiques, et qui ont rempli leurs devoirs de patriotes pendant l’invasion prussienne : Benjamin Raspail, artiste peintre et graveur, né à Paris, le 16 août 1823, s’est également occupé de sciences et s’est associé aux travaux de son père. Élu représentant du peuple à l’Assemblée législative en 1849, par 69,308 électeurs du Rhône, il siégea à la Montagne, fit une opposition constante à la politique rétrograde de Louis-Napoléon Bonaparte et fut expulsé de France après l’attentat du 2 décembre 1851. Il alla habiter la Belgique, où son père, en sortant de la forteresse de Doullens, alla le rejoindre, en 1863, il revint à Paris. En octobre 1874, il a été élu membre du conseil général de la Seine. Pendant son exil, il a pris part à toutes les expositions importantes de la Belgique, de la Hollande et de l’Angleterre, et s’est abstenu d’envoyer à celles de Paris. — Camille Raspail, né à Paris le 17 août 1827, s’est fait recevoir docteur en médecine en 1857 et, depuis cette époque, il pratique son art conformément à la méthode de son père. On lui doit : Notice théorique et pratique sur les appareils orthopédiques de la méthode hygiénique curative de F.-V. Raspail (1862, in-8° ; 2^e édit., 1873). — Émile Raspail, ingénieur-chimiste, né à Paris le 7 mai 1831. Il est sorti de l’École centrale un des premiers de sa promotion. Il a fondé une importante usine pour la fabrication des produits se rattachant à la méthode Raspail. La Revue complémentaire de son père contient de lui une série d’articles sur l’Exposition universelle de 1855 et spécialement sur la catégorie des machines agricoles. — Xavier Raspail, médecin ; né à Montrouge le 2 décembre 1840. Il a fait la campagne de 1870 en qualité de médecin aide-major aux éclaireurs de la Seine (corps Mocquard). Le 12 février 1874, il comparut devant la cour d’assises de la Seine à côté de son père et fut condamné, comme éditeur de l’almanach incriminé, à six mois de prison et 500 francs d’amende ; il a subi sa peine à Sainte-Pélagie. Pendant sa détention, de nouvelles poursuites furent dirigées contre lui à raison de la publication des noms des jurés dans le compte rendu de ce procès ; condamné en première instance à 500 francs d’amende, la cour, sur son appel, l’acquitta. Il a publié : les Éclaireurs de la Seine ; Relation de la guerre en Normandie (1872, in-18) ; Procès de l’almanach Raspail, compte rendu in extenso avec un avant-propos et de nombreuses annotations (1874, in-18 ; 2^e édit., 1875) ; Mémoire sur les premiers états de l’hépiale louvette (1875, in-18), avec une planche.