1Dans les différents âges de l’alimentaire décrits pour Louis Malassis, le passage de l’âge agricole à l’âge agro-industriel entre le xviii^e et le xix^e siècle se caractérise notamment par un recul de l’autoconsommation et un recours plus large aux circuits commerciaux pour se nourrir (Malassis, 1997). Les produits agricoles bruts ou transformés constituent une grande partie des échanges commerciaux dans la France préindustrielle. Les réflexions menées par les économistes du xviii^e siècle comme Richard Cantillon cherchent d’ailleurs à comprendre la manière dont les consommations urbaines entraînent une circulation accrue des denrées pour nourrir une population qui ne produit pas ce qu’elle mange. L’insertion sur les marchés alimentaires d’un nombre croissant de consommateurs à partir du xviii^e siècle conduit au développement de circuits commerciaux capables de leur fournir les produits nécessaires à des prix accessibles. Ainsi, le commerce de l’alimentation apparaît comme un secteur clé de la transformation des formes de commercialisation en France entre les années 1750 et le milieu du xix^e siècle, notamment du petit commerce.

2Pourtant le commerce alimentaire de détail n’a que peu retenu l’attention des historiens jusqu’à une période récente. Si de nombreuses recherches ont été consacrées au grand commerce des denrées coloniales ou aux marchés des céréales, la vente au détail a été un peu plus négligée. De son côté, le renouveau initié par l’historiographie anglaise autour de l’histoire de la consommation et de la distribution s’est beaucoup plus intéressé aux produits manufacturés et aux productions de luxe qu’aux aliments ordinaires (Cox, 2000 ; Coquery, 2011). Jugé trop commun et plus difficile à saisir à travers les sources, le commerce de détail des denrées est donc resté un peu plus dans l’ombre. En Angleterre, les travaux de Joan Stobart ont néanmoins permis de montrer comment un réseau dense d’épiciers se mettait en place à travers le royaume permettant la diffusion des denrées exotiques comme le thé ou le sucre (Stobart, 2013). Par l’étude des produits exotiques dans la France moderne, plusieurs recherches récentes ont abordé l’histoire de la commercialisation alimentaire, de ses circuits, de ses clients et de ses méthodes de vente au plus près des consommateurs (Scuiller, 2015 ; Villeret, 2017). Elles viennent compléter les études menées sur des aliments importants et leur distribution comme le pain ou la viande de boucherie (Kaplan, 1996 ; Watts, 2004). Les comestibles sont des marchandises qui présentent généralement des caractéristiques originales qui déterminent leurs conditions de commercialisation : biens périssables, forte variation des prix selon les aléas de la production, faible élasticité de la demande, réglementation étroite des autorités, etc. Il s’agit donc ici de présenter le paysage très diversifié du commerce au détail des produits alimentaires, son rôle économique et ses transformations, de la fin de l’Ancien Régime à l’âge d’or de la boutique.

3Au cours du xviii^e siècle, la gamme des denrées commercialisées s’est largement accrue. Des aliments exotiques comme le sucre ou le café se sont diffusés et, pour chaque produit, les qualités proposées se sont multipliées. Dans le même temps, l’histoire des consommations a bien montré qu’une plus large partie de la population recourait aux circuits commerciaux pour s’approvisionner (Roche, 1997). La croissance de la population urbaine et un désir croissant de consommer, y compris du superflu, entraînent une augmentation de la demande et un recul de l’autoapprovisionnement, même si celui-ci demeure largement pratiqué dans les campagnes du xix^e siècle (Daumas, 2015, p. 245). Les progrès de l’agriculture et l’amélioration des transports à partir des années 1760-1770 permettent une commercialisation plus facile des denrées sur de vastes échelles. De nouvelles formes de commercialisation se développent alors avec un monde de la boutique qui vient compléter le réseau traditionnel des foires et des marchés (Braudel, 1979, t. ii, p. 54).

4Le commerce de l’alimentation est donc bien éloigné de l’image figé et archaïque qu’on lui attribue trop souvent. Au contraire, il participe entre les années 1750 et le milieu du xix^e siècle à une stimulation des consommations et à une redéfinition du commerce de détail en France dans les villes comme dans les campagnes. Offrant un accès aux produits les plus nécessaires mais aussi aux aliments plaisirs, ces lieux du commerce alimentaire marquent en profondeur l’organisation des espaces urbains et apparaissent comme des éléments moteurs de la transformation des réseaux et des méthodes de distribution qui s’amorce au tournant du xviii^e siècle. Si la Révolution, avec la libéralisation du commerce, représente une étape importante, bon nombre de mutations engagées dans la seconde moitié du xviii^e siècle vont se poursuivre et s’affirmer au siècle suivant. Appréhendé au plus près des sources de la pratique comme les inventaires de boutiques, les comptabilités marchandes et les dossiers de faillite, le paysage du commerce alimentaire se révèle beaucoup plus complexe que ne le laisse transparaître les ordonnances et les statuts des métiers. Aux foires et aux marchés s’ajoutent le commerce ambulant et les boutiques comme lieux de vente au détail dans la France de la fin du xviii^e siècle. La spécialisation de ce commerce s’affirme au cours des décennies qui précèdent la Révolution et se poursuit par la suite. Les méthodes de vente, les relations à la clientèle et l’offre de marchandises prennent des formes nouvelles que nous nous proposons d’étudier ici. En centrant notre étude sur le commerce alimentaire de détail et en nous attachant à ses particularités par rapport aux autres commerces, nous voudrions chercher à comprendre comment les mutations de la distribution alimentaire s’inscrivent dans une évolution des cultures de consommation (Meyzie, 2015a), des produits les plus ordinaires comme le pain vendu par les boulangers aux denrées de luxe (truffes, confiserie, pâtés) proposées dans des magasins de comestibles destinés à une clientèle aisée de connaisseurs. De Paris aux capitales provinciales en passant par les campagnes, l’équipement et les pratiques commerciales dans le secteur de l’alimentation changent progressivement de visage et offrent un accès diversifié à une gamme élargie d’aliments à des consommateurs de plus en plus nombreux, dessinant ainsi les contours du monde triomphant du petit commerce alimentaire du milieu du xix^e siècle.

I. Le rôle toujours central des foires et des marchés

5Le commerce périodique constitue toujours au cours de cette période une forme de distribution fondamentale pour les produits alimentaires ordinaires. Foires et marchés restent des lieux d’achat essentiels, fréquentés des plus humbles paysans aux domestiques des maisons aristocratiques. Hérité pour une part du Moyen Âge, ce commerce alimentaire donne accès en particulier aux produits frais dans de nombreux lieux. Ce type de commerce a retenu assez largement l’attention des historiens car il a constitué un enjeu politique de taille pour les autorités qui, à travers le contrôle des marchés, cherchent à éviter disette, cherté et tromperie. Pour la monarchie et ses représentants, il s’agit bien de se conformer au rôle nourricier du roi en veillant à un approvisionnement régulier de ces lieux de vente.

6Les foires et les marchés forment un maillage commercial étroit à travers la France à la fin du xviii^e siècle : vers 1793, on dénombre 2 446 lieux de marché et 4 264 lieux de foire (Margairaz, 1988, p. 52). Si les foires n’accordent généralement qu’une place secondaire à la vente au détail des produits alimentaires, elles peuvent être des points d’approvisionnement importants pour des marchands en gros qui fournissent ensuite les détaillants. À la foire de Beaucaire, par exemple, des négociants lyonnais viennent acheter de l’huile d’olive ou des fruits qui sont ensuite distribués par les épiciers (dans les années 1770, les marchandises d’épicerie y représentent environ 15 % des ventes). Les foires de Beaucaire et de Guibray servent aussi à l’approvisionnement des épiciers des villes environnantes comme Tarascon et Falaise (Vidalenc, 1973, p. 258). Les foires sont aussi des lieux de collecte des productions agricoles locales qui alimentent ensuite les divers circuits de commercialisation des denrées (bétail, fromages). Les marchés jouent un rôle beaucoup plus important dans un commerce de proximité en particulier pour les produits frais et périssables (fromage, beurre, légumes, volailles). Pour une très grande majorité de la population, ils demeurent une voie indispensable d’approvisionnement alimentaire (Thomas, 1993, p. 104). Leur répartition demeure néanmoins inégale à l’échelle de la France. La France des foires et des marchés se trouve plutôt dans le Nord-Ouest, l’Ouest atlantique, le long de l’axe de la Garonne et dans un couloir qui va de la Bourgogne au Gard. Dans les campagnes, les aires d’attraction de ces marchés restent limitées aux villages avoisinants (en Touraine, aucun village ne se trouve à plus de 15 kilomètres d’un marché), alors que ceux des plus grandes villes attirent une clientèle et des marchandises de territoires plus vastes : 900 kilomètres carrés pour les marchés de Castelnaudary, 2 500 kilomètres carrés pour ceux de Montauban (Thomas, 1993, p. 193). Leur nombre s’accroît dans les dernières décennies de l’Ancien Régime et la tendance se poursuit au lendemain de la Révolution. Les motifs de demande de création ne sont alors plus les mêmes. Si, dans les années 1780, l’isolement d’une région motive les demandes, c’est au contraire la proximité des voies de communication qui est mise en avant dans les années 1820-1830 pour réclamer la mise en place d’un marché. Cette forme de commercialisation temporaire répond donc toujours à un besoin au milieu du xix^e siècle.

7Comment fonctionne concrètement cet espace commercial si important pour l’alimentation ordinaire ? Les marchés accueillent des marchands itinérants, mais aussi parfois des marchands tenant boutique, qui mettent en place des points de vente temporaire, ce qui montre la porosité entre les différents types de commerce. Toutes les marchandises sont visibles et les prix évoluent au fur et à mesure de la journée au gré des diverses clientèles qui se succèdent (particuliers, marchands, regrattières). Selon Steven Kaplan, la logique du marché réside dans la possibilité de donner à voir les produits, mis tous à disposition en même temps (Kaplan, 1988, p. 18-19).

La place de marché assure la coprésence de tous les offreurs et demandeurs ; elle permet une vente publique où le prix se fait sous les yeux des producteurs ; elle garantit une compétition directe entre tous les producteurs (d’où l’interdiction de la vente hors marché) et les règlements empêchent tout achat spéculatif (Margairaz et Minard, 2008, p. 19).

8Régis par les principes de l’économie morale et la crainte des émeutes, les marchés sont soumis à un contrôle étroit de la part des autorités qui témoigne tout à la fois de l’importance économique de ces lieux de vente et de la sensibilité des produits qui y sont commercialisés. La police des vivres tient une place centrale dans l’économie d’Ancien Régime et les marchés continuent après la Restauration d’être sous surveillance. Il s’agit de lutter contre la spéculation, la fraude et l’accaparement. Pour cela, les autorités pratiquent un encadrement des prix et un contrôle étroit des conditions de vente. Sur les marchés toulousains, par exemple, les capitouls exigent que les marchands séparent bien leur pile de sacs de grains les uns des autres et que les sacs soient ouverts afin que l’acheteur puisse comparer les marchandises (Tuffery, 1998, p. 189-190). Ils demandent aussi aux bouchers d’afficher le prix de leurs viandes devant leur étal. Le commerce de la viande est lui aussi sous étroite surveillance par crainte de la vente de viandes avariées. Il peut aussi s’agir d’un encadrement de prix : à Strasbourg, Chartres ou La Rochelle, les prix de la viande étaient ainsi fixés administrativement. La surveillance porte aussi sur les transactions avec un contrôle des poids et des mesures.

Cet encadrement strict de l’échange ne procède pas d’un refus du principe marchand, mais de l’idée que ce dernier doit, en l’occurrence, être soumis au principe supérieur de préservation de la communauté (Margairaz et Minard, 2008, p. 61).

9Foires et marchés représentent une forme traditionnelle de commercialisation accessible au plus grand nombre en proposant des produits alimentaires de base (céréales, pain, légumes, fruits, viandes, poissons). Leur rythme ne permet néanmoins pas aux consommateurs d’avoir un approvisionnement permanent et accès à une gamme élargie de marchandises. Les productions agricoles acheminées directement des campagnes y tiennent une place de choix ; pour les denrées qui transitent par plusieurs intermédiaires commerciaux, d’autres circuits de distribution se sont développés au cours de la période afin de répondre à une demande plus diversifiée. Comme le souligne Dominique Margairaz, « à la charnière du xviii^e et xix^e siècles, une part croissante des produits échappe aux marchés » (Margairaz, 1988, p. 184.)

II. Commerce fixe, commerce ambulant, commerce informel

10Depuis le Moyen Âge, la distribution des produits alimentaires passe aussi par un commerce fixe d’artisans-commerçants qui occupent une place importante dans l’espace urbain. Le commerce alimentaire représente un secteur majeur dans ce monde de la boutique qui se développe de plus en plus dans la seconde moitié du xviii^e siècle et s’affirme comme le symbole du commerce urbain au siècle suivant. Bouchers, charcutiers, épiciers, boulangers, fruitiers, coquetiers, confiseurs, ou pâtissiers symbolisent cette transformation de l’offre commerciale dans le secteur de l’alimentation et toute la complexité de l’univers de la boutique. Chacun prend en charge des types de marchandises différents : les chairs cuites, par exemple sont vendues par les charcutiers alors que les bouchers vendent toutes les chairs ; les fruitiers vendent fruits, légumes et truffes. Les frontières entre chaque profession ne sont pas toujours aussi nettes dans la réalité malgré l’existence de communautés de métiers. À ces commerces, il faut ajouter aussi tous ceux qui proposent du prêt-à-manger à consommer sur place ou à emporter : aubergistes, rôtisseurs, traiteurs, cafetiers, restaurateurs.

11Dans la plupart des villes, le secteur de l’alimentation représente une part importante du monde du commerce. À Laon, par exemple, 28 % des métiers sont liés à l’alimentation (Geoffroy-Tranoy, 2001, p. 72). Les commerces d’alimentation sont aussi bien présents (environ un quart des marchands identifiés) à Bar-Le-Duc ou à Lunéville à la fin du xviii^e siècle (Villain, 2015, p. 68-70). Les lieux de vente sont nombreux dans les villes portuaires où les marchands se montrent très actifs dans la promotion de leurs marchandises, stimulés en particulier par la vente des denrées coloniales. D’après la capitation des communautés d’arts et métiers de 1777, on compte à Bordeaux 50 bouchers et 121 boulangers, commerces essentiels du quotidien ; leur nombre ne cesse de progresser puisqu’on dénombre 300 boulangers et 96 bouchers en 1796 (Pottier, 1998, p. 10). Les commerces de bouche se répartissent un peu partout dans la ville. À Paris dans les années 1780, selon Louis-Sébastien Mercier, « les boutiques de pâtissiers, de charcutiers, de rôtisseurs, frappent la vue dans tous les carrefours » (Mercier, 1990, p. 179). Le commerce ordinaire de l’alimentation (boulanger, boucher, vinaigrier, cabaretier) est en effet disséminé le plus souvent dans la ville pour permettre les achats quotidiens et s’inscrit dans des relations marchandes de proximité. Ces boutiques sont également réparties à Tours dans les différents quartiers de la ville, même si la rue Colbert concentre le plus grand nombre de lieux de vente (Villeret, 2013). À ces marchands, il convient aussi d’ajouter ceux qui pratiquent de manière occasionnelle, sans doute par opportunité économique, la vente de produits alimentaires. À Orléans, par exemple, le sieur Guyon-Houdas, marchand poêlier, propose des cervelas de Bayonne et du chocolat de Bordeaux dans sa boutique en 17811. Les domestiques des grandes maisons vendent aussi parfois à des regrattières les restes des repas de leurs maîtres qui alimentent ainsi un marché alimentaire de seconde main que Mercier décrit avec un certain dégoût (Mercier, 1990, p. 134-135). Même si les monopoles de vente perdurent en certains lieux et alimentent les conflits entre communautés de métiers tout au long du xviii^e siècle, la diversification des lieux de vente caractérise bien le commerce alimentaire urbain entre 1750 et 1850. La spécialisation des commerces alimentaires s’accroît nettement à partir du milieu du xviii^e siècle. À Nancy, par exemple, on compte 8 spécialités dans le commerce des denrées en 1751 et 18 en 1785 (Villain, 2015, p. 142).

12Mais l’espace urbain est aussi profondément marqué par la présence de marchands ambulants ou forains. L’essor des boutiques ne fait pas disparaître dans la seconde moitié du xviii^e siècle les vendeurs des rues illustrés par les Cris de Paris (Milliot, 1995). Dans ce commerce alimentaire où les femmes sont très présentes, la rue, bien souvent, n’est que le prolongement de l’univers de la boutique. À Paris, par exemple, les bouchers des rues continuent d’avoir une activité importante au xviii^e siècle et il n’est pas rare que des boulangers ou des marchands de fruits envoient leur servante vendre des marchandises dans les rues. Des vendeurs ambulants de sucrerie ou de fruits parcourent la promenade des Champs-Élysées sous la surveillance des gardiens (Farge, 2008, p. 98). À Bordeaux, on peut encore trouver au xix^e siècle dans les rues ou sur les quais de la Garonne des marchandes d’huîtres ou de châtaignes (fig. 1).

Figure 1. Marchande de châtaignes, Bordeaux, 1820

13Ce commerce des rues représente plus une complémentarité qu’une concurrence pour le monde de la boutique, malgré les plaintes exprimées par les communautés de métiers, car il ne s’adresse pas forcément aux mêmes acheteurs et ne répond pas aux mêmes besoins. Il permet tout à la fois de s’approvisionner facilement en petites quantités, de se nourrir hors du foyer et à moindre coût pour les plus humbles et peut-être aussi de céder à une envie alimentaire. Dans les villes de province et même à Paris, ce commerce ambulant comprend également une paysannerie marchande qui vient vendre directement sa production dans les rues et sur les marchés. Les paysans de la vallée de Montmorency se rendent ainsi plusieurs fois par semaine à Paris pour vendre leurs cerises (Mérot, 2015) ; les laboureurs-boulangers de Gonesse viennent deux fois par semaine vendre des gros pains à la mie blanche. À Saint-Malo, des paysannes de la ceinture maraîchère de la ville parcourent aussi les rues pour vendre leurs fruits et leurs légumes. Le commerce alimentaire s’immisce dont partout en ville et offre une large gamme de marchandises.

14Dans l’univers de la boutique, les relations entre marchands et clients possèdent une dimension sociale très forte et s’inscrivent dans la durée. Le recours au crédit, par exemple, est un usage très répandu qui témoigne de liens de confiance et de fidélité indispensables dans ce commerce de détail. À propos des boulangers parisiens, Steven Kaplan résume très bien toute leur importance :

De ces interactions naissaient des liens de clientèle, de réseaux et de communautés, donnant aux vendeurs et aux acheteurs le sentiment d’avoir des droits réciproques les uns sur les autres. Les échanges ne se limitaient pas aux biens et à l’argent ; bien souvent, ils étaient ritualisés et codés (Kaplan, 1996, p. 599).

15La tenue des livres de compte dans le commerce de l’alimentation dans les dernières décennies de l’Ancien Régime témoigne des liens entre le marchand et sa clientèle. Bien souvent, les comptes sont établis par client avec mention des quantités de marchandises et des prix jour par jour, mois après mois. Les lignes de comptes sont ensuite rayées une fois les sommes acquittées. Le commerce alimentaire s’inscrit donc dans une relation marchande personnalisée, suivie et régulière entretenue par le crédit. La vente à crédit ne disparaît d’ailleurs pas au xix^e siècle dans le commerce alimentaire contrairement à ce que l’on observe dans d’autres secteurs comme en témoigne l’exemple de Besançon où les achats alimentaires journaliers s’opèrent encore très souvent de la sorte (Gillet, 2015, p. 190). Par ailleurs, dans les commerces d’alimentation, les marchandises ne sont pas étiquetées, le plus souvent, et sont vendues en vrac et sans prix fixe. Le consommateur est donc contraint de nouer une relation de confiance avec le marchand pour s’assurer de la qualité des denrées qu’il lui achète et pouvoir négocier les prix. Les nombreuses plaintes sur la malhonnêteté des boutiquiers, les fraudes sur la qualité des marchandises ou les tromperies sur la mesure que l’on peut retrouver dans les archives judiciaires suggèrent néanmoins que ces relations sociales peuvent parfois être conflictuelles. Selon les boutiques, les acheteurs peuvent avoir des profils très différents. Les livres de comptes des marchands permettent parfois d’identifier socialement les acheteurs. Dans la plupart des cas, leur clientèle mélange peuple, élites et catégories intermédiaires. Les livres de comptes de bouchers et d’épiciers de Versailles dans les années 1770, par exemple, font apparaître des acheteurs appartenant aussi bien à la noblesse, au clergé, qu’au monde de l’artisanat et du petit commerce (Levron, 1958). Cependant, les plus riches ne se déplacent pas dans ces boutiques, mais y envoient généralement leurs domestiques ; ils réalisent aussi des achats plus fréquents ou en quantités plus importantes. Le fonctionnement de ces commerces s’inscrit donc dans des systèmes sociaux de consommation différents du peuple au monde des élites.

16Les campagnes ne sont pas non plus en dehors de cette diversification de lieux de distribution. Loin d’une image d’autarcie, les villages font preuve d’une « indispensable ouverture » comme le remarquait déjà Fernand Braudel (Braudel, t. i, 1979, p. 150). Même si les recherches sur le commerce rural restent encore en partie à développer (Belmont, 1999), quelques études récentes permettent d’avoir une vision plus nuancée de la réalité des lieux de vente alimentaire dans les campagnes françaises. Épiciers et bouchers se retrouvent ainsi dans les bourgs ruraux pour satisfaire à une demande pour une gamme de denrées de plus en plus large. 190 points de vente de viande de boucherie ont ainsi pu être recensés dans les bourgs de Normandie au xviii^e siècle (Vallez, 2008). On retrouve ce réseau de petites boucheries rurales, souvent associées à des marchands de bestiaux, dans les campagnes picardes, mais aussi quelques boutiques de boulangers ou d’épiciers (Bennezon, 2012, p. 125-136). Autour de Paris, dans les bourgs d’Argenteuil ou d’Aubervilliers, des boutiques rurales proposent à une clientèle composée en partie de paysans les denrées que l’on retrouve en ville. Dans le petit bourg girondin de Cantenac, un marchand-cabaretier se procure auprès d’un négociant bordelais du beurre salé de Dublin, du fromage, des sardines ou des harengs pour être revendus à une clientèle paysanne et rurale2. En 1767, en Bretagne, on peut trouver un épicier dans un quart des paroisses rurales (Villeret, 2017, p. 306). Les colporteurs peuvent aussi à l’occasion proposer des denrées telles du sucre, du café ou des olives dans les campagnes qu’ils traversent (Fontaine, 1993, p. 231). Mais la multiplication des lieux de vente peut aussi concerner des campagnes plus éloignées des centres urbains. En Franche-Comté et en Savoie, Anne Radeff constate ainsi au xviii^e siècle une densification et une ruralisation du commerce (Radeff, 1996, p. 399). Sous l’Empire, on ne dénombre pas moins de 280 épiceries dans le département rural du Gers (Annuaire pour l’an XII du département du Gers). Les villages et les petits bourgs ruraux s’inscrivent donc aussi dans cette diversification de lieux de vente.

17Le commerce informel offre une autre voie d’accès à différentes denrées en réponse à des besoins alimentaires essentiels mais aussi aux désirs des consommateurs. Dans les zones frontalières, en particulier, il représente une forme originale du commerce alimentaire. La contrebande de sel, par exemple, est une activité toujours répandue dans la seconde moitié du xviii^e siècle. Afin de contourner la gabelle, les faux-sauniers des vallées alpines font entrer clandestinement le sel dans les provinces pour le revendre à bon compte, fournissant ainsi un commerce occasionnel pratiqué notamment par les femmes dans une logique de pluriactivité (Montenach, 2017). Dans les Pyrénées, le commerce clandestin de part et d’autre de la frontière avec l’Espagne alimente la vente illicite dans les auberges et les cabarets. Le long de la façade atlantique, un commerce clandestin de denrées exotiques (sucre, café) peut aussi se mettre en place à la suite d’un naufrage. Le pillage des épaves sur les côtes charentaises ou girondines permet de faire entrer sucre et café dans des circuits commerciaux locaux clandestins, donnant aux paysans un accès à ces produits (Pontet, 1999). Le commerce de ces denrées non nécessaires mais recherchées alimente finalement des circuits parallèles aux marges de la légalité. À Bordeaux, par exemple, un cabaretier est poursuivi en 1786 pour vente illégale de sucre et de café qu’il avait volés à bord d’un navire à quai ; un portefaix est condamné la même année pour avoir vendu à plusieurs reprises du sucre volé3. La limite entre commerce licite et illicite est donc parfois très ténue confirmant la porosité entre les espaces de l’échange dans la continuité du xvii^e siècle (Montenach, 2009).

III. Les épiceries en ville et dans les campagnes

18La boutique d’épicerie représente sans doute le lieu de vente le plus approprié pour saisir le fonctionnement du commerce alimentaire de détail en France et ses transformations des années 1750 au milieu du xix^e siècle. Ce commerce illustre à la fois l’élargissement de la gamme des produits proposés, les modalités de vente mises en œuvre et la diversité du monde de la boutique en ville et à la campagne.

19Contrairement aux charcutiers, aux bouchers ou aux confiseurs, les épiciers détaillants n’apparaissent pas a priori comme des artisans-commerçants, mais avant tout comme des intermédiaires marchands. Les épiceries sont des boutiques que l’on rencontre souvent dans les villes et les bourgs ruraux comme nous l’avons noté précédemment. En outre, la large gamme des aliments qu’ils proposent généralement, et leur rôle central dans la vente des denrées exotiques justifient qu’on leur accorde une attention toute particulière. La diffusion du goût pour des denrées exotiques qui ne peuvent pas être obtenues par autoconsommation ou sur les marchés, participe en effet largement au développement de ce type de commerce. D’ailleurs, à l’instar des recherches menées en Angleterre, plusieurs études sur le commerce en France au xviii^e siècle se sont intéressées aux épiciers, symbole finalement de la révolution des consommations (Audibert, 2003 ; Scuiller, 2015 ; Villain, 2015 ; Villeret, 2017). La fréquentation nécessaire des boutiques pour se procurer du sucre ou du café a très vraisemblablement contribué à installer des habitudes de consommation plus marquées par le recours aux achats alimentaires dans des lieux de vente fixes et permanents. Ces espaces de vente témoignent de la place croissante prise par l’achat de denrées superflues comme le sucre et le café, devenues des aliments ordinaires au xix^e siècle pour une plus large partie de la population.

20Les épiciers commercialisent en effet des denrées que l’on ne trouve pas sur les marchés et répondent à des besoins particuliers. Ce sont le plus souvent des produits secs, de longue conservation : poissons séchés, épices, fromages, jambons, café, cassonade, etc. Les statuts de la communauté des épiciers d’Autun, par exemple, définissent assez bien en 1773 leur champ d’activité tel qu’on peut le retrouver à quelques nuances près un peu partout en France avec une liste précise des marchandises qu’ils ont le droit de débiter dans leurs boutiques (sucre, biscuits, huile d’olive, raisins, marrons, café, fromages, liqueurs, etc.)4. Les inventaires des épiceries confirment la très grande diversité des marchandises proposées où les denrées exotiques, l’huile et la morue côtoient les chandelles, les savons et les drogueries. L’épicier malouin Benezi conserve entre autres dans son magasin en 1770 du sucre, du riz, différentes sortes d’huile, du vinaigre, 30 tonneaux de sel, des épices (gingembre, muscade, cannelle) [Scuiller, 2015, p. 516]. Chez les épiciers de Mâcon, Autun et Beaune, on trouve dans la seconde moitié du xviii^e siècle du café, de l’huile d’olive, du vermicelle, du gruyère, des confitures, des fruits séchés ou du sucre5. La diversité des denrées proposées par les épiciers s’avère en général plus grande dans les villes portuaires ouvertes au grand commerce où girofle, chocolat et thé sont plus couramment présents. Les épiciers ne se contentent pas toujours de vendre des denrées fabriquées ailleurs ; ils ont parfois des ateliers et du matériel pour préparer des confitures, du chocolat ou torréfier du café. Dans les campagnes, la gamme des aliments est un peu plus réduite qu’en ville. En Lorraine, par exemple, l’offre est moins diversifiée dans les épiceries des villages qui proposent avant tout de l’huile, du riz, du poivre et du café (Villain, 2015, p. 333). Le commerce d’épicerie permet de mettre les consommateurs en relation avec des approvisionnements plus lointains. Pour se faire, ils ont des relations avec un large réseau de fournisseurs et s’inscrivent dans une chaîne de distribution complexe qu’il faut tenter de reconstituer. Les épiciers détaillants se fournissent généralement auprès de marchands épiciers ou commissionnaires sur des places commerciales importantes (Paris, Bordeaux, Rouen, Nantes, Lyon). À Besançon, par exemple, l’épicier Faivre se procure des harengs à Dieppe, de l’huile à Lyon, du sucre à Bordeaux, du café Moka à Nantes, etc.6. Les épiciers de Besançon distribuent ensuite ces denrées auprès d’une clientèle urbaine, mais fournissent aussi les épiciers de la région.

21La diversité des marchandises proposées permet de toucher une clientèle hétérogène. Pour les épiciers, il s’agit bien de vendre au plus grand nombre. Pour le sucre, par exemple, les épiciers peuvent proposer du sucre brut, accessible aux plus modestes, de la cassonade, du sucre raffiné en pain ou parfois même du sucre candy réservé aux plus fortunés (Villeret, 2017, p. 328). Les achats sont généralement réalisés en petites quantités par la clientèle populaire. Selon Louis-Sébastien Mercier, « le peuple n’achète point de fromages en gros, ni même une livre de sucre, ni une pinte d’huile […], il achète en détail jusqu’au girofle, le matin seulement pour le dîner et le soir seulement pour le souper » (Mercier, 1788, p. 77). Le livre journal de l’épicier parisien Jacques Philippe Chapelle dans les années 1750 donne un bon aperçu de ceux qui se rendent dans les boutiques des épiciers pour ces menus achats puisqu’on y retrouve tapissier, blanchisseuse, procureur, serrurier, aubergiste ou marchande de modes7. La boutique de l’épicier dijonnais Antoine Lansel en 1781 est fréquentée par des menuisiers, des peintres et des domestiques des maisons nobles ou des couvents qui s’y procurent cassonade, vins, huile d’olive ou marrons8. Parmi les clients de l’épicerie de Jacques Nicolas Zola à Châlons-sur-Saône en 1825 figurent des curés, des professions libérales et des artisans9. Conservées en vrac dans le magasin, placées dans des boîtes rangées sur des étagères, les denrées sont généralement vendues au poids comme l’atteste la présence systématique de balances. Pour les produits les plus chers comme le thé vendu à l’once, la pesée s’opère à l’aide de trébuchets. Leur boutique est avant tout un espace de stockage qui ne cherche pas à mettre en valeur les produits. Néanmoins, les épiciers assurent une fonction de sélection et de conditionnement des aliments qui leur sont généralement livrés en vrac. Au xix^e siècle, selon Alain Faure :

C’est à la boutique que se faisait le conditionnement : pesée, empaquetage, étiquetage… L’épicier de ce temps ne vendait que des produits anonymes de fabricants anonymes et se devait de posséder, tant pour le choix que pour le maniement de ses marchandises, des connaissances qui valaient bien celles requises par les métiers de la main (Faure, 1979, p. 115).

22Ces commerces pouvaient également être des lieux de transformation, ce qui devient de plus en plus le cas dans les grandes villes au xix^e siècle. À Paris, en 1848, les 1 130 épiceries-laboratoires recensés produisent 17 % de la confiture, 23 % du chocolat et 77 % du café torréfié vendus dans la capitale (Faure, 1979, p. 115-117). Entre 1750 et 1850, les épiceries tiennent ainsi une place majeure dans la distribution de nouveaux produits suivant ainsi l’évolution des consommations. Au xviii^e siècle, les épiciers assurent la vente du sucre, du café ou thé ; dans la première moitié du xix^e siècle, ils accompagnent la diffusion des conserves alimentaires qui vont occuper une place grandissante dans leurs boutiques (Vidalenc, 1973, p. 260 ; Bruegel, 2004). De l’épicerie rurale qui propose une gamme de marchandises ordinaires à la boutique de l’épicier parisien installé dans un quartier d’élites à côté de marchands de luxe (rue Saint-Honoré ou au Palais-Royal), il existe cependant des profils très variés. Certains épiciers de Versailles, par exemple, proposent au xviii^e siècle des produits alimentaires haut de gamme (confiserie, jambons, épices) qui les rapprochent de l’univers marchand du luxe régi par d’autres usages commerciaux et d’autres pratiques de consommation que celles d’un approvisionnement ordinaire de proximité.

IV. Le développement d’un commerce alimentaire de luxe

23La seconde moitié du xviii^e siècle voit en effet se développer un secteur nouveau, celui du commerce alimentaire de luxe représenté par les confiseries ou des produits réputés pour leur origine tels les truffes du Périgord ou les saucissons de Bologne (Meyzie, 2015b et c). Si ces denrées sont plus chères que des aliments ordinaires, elles ne sont pas pour autant des produits financièrement inaccessibles comme des bijoux en or ou des objets d’arts, mais par leurs modalités de fonctionnement, ces boutiques se rapprochent de l’univers du luxe où le poids de la distinction sociale, les effets de mode et la recherche du plaisir modèlent le fonctionnement du marché. Ce secteur rend compte d’une segmentation grandissante du commerce alimentaire à partir des années 1770-1780.

24Certains métiers comme ceux de confiseurs et de pâtissiers témoignent assez bien de l’émergence de ces nouveaux commerces alimentaires. Les confiseurs vendent différentes qualités de sucres, des bonbons et des confitures. Ce sont des produits distingués à la fois par leur prix et par leur adéquation avec les modes du temps marquées par un goût prononcé du sucré. Ces confiseurs sont installés à Paris et dans les grandes villes de province notamment de la façade atlantique marquée par la diffusion du sucre antillais, implantés le plus souvent dans les quartiers habités par les élites, dans les nouveaux quartiers et à proximité des boutiques des métiers du luxe. À Paris, plusieurs d’entre eux tiennent boutique dans la rue des Lombards qui devient un haut lieu de commerce (Villeret, 2015, p. 132). Leurs livres de compte font apparaître une clientèle composée uniquement de la partie la plus aisée de la population urbaine. Le confiseur parisien Bonvallet, par exemple, compte parmi sa clientèle le marquis de Noailles, l’ambassadeur de Russie, la marquise de Polignac ou le marquis de Dampierre ; il leur fournit des dragées, des meringues et des confitures sèches10. Le goût du sucre se développe en effet chez les élites depuis le xvi^e siècle, mais face à la diffusion de la cassonade dans les milieux intermédiaires, les plus riches recherchent des produits fins, plus exclusifs que leur fournissent les confiseurs (comme les bonbons, le sucre candy, l’anis de Verdun ou le cotignac d’Orléans). Les confiseurs proposent donc en permanence des nouveautés et une grande diversité de produits afin de susciter et d’entretenir le désir d’achat. L’évolution du métier de pâtissiers à Paris ou à Bordeaux dans les années 1780 illustre également cette adaptation aux attentes nouvelles de cette clientèle gourmande. En effet, les pâtissiers du xviii^e siècle proposent dans leurs boutiques des pâtisseries essentiellement salées sous forme de tourtes et de pâtés auxquelles viennent s’ajouter quelques préparations sucrées comme massepains et échaudés. Dans les dernières décennies du xviii^e siècle, des pâtisseries un peu différentes font leur apparition dans les rues et les quartiers élitaires des grandes villes. Elles proposent principalement des pâtisseries sucrées (brioches, macarons, biscuits) dans des décors raffinés et cette orientation nouvelle se poursuit au xix^e siècle. Les allées de Tourny à Bordeaux, nouveau lieu de promenade crée au xviii^e siècle, accueillent des pâtissiers qui vendent dans un cadre plus raffiné des pâtisseries sucrées (Meyzie, 2007, p. 83). Le tropisme des élites et des lieux urbains à la mode influence fortement l’implantation de ces boutiques qui finalement se regroupent beaucoup plus, notamment dans les quartiers centraux, alors que les autres commerces alimentaires restent dispersés dans la ville. Traiteurs, confiseurs, pâtissiers, fruitiers et épiciers, fournisseurs des élites parisiennes, sont ainsi installés à la veille de la Révolution dans le faubourg Saint-Honoré, dans les galeries du Palais-Royal et à Versailles. En 1769, on peut ainsi trouver 28 épiciers, 11 limonadiers et 7 rôtisseurs concentrés dans la rue Saint-Honoré (Coquery, 2013, p. 299).

25Ce commerce alimentaire haut de gamme est en corrélation étroite avec les cultures de consommation des élites urbaines et leurs nouvelles attentes. Si jusqu’au xviii^e siècle, une partie de l’approvisionnement des grandes maisons aristocratiques passait par des marchés de pourvoirie qui permettaient à un marchand de s’assurer du monopole de la fourniture de viande, de poisson ou de vin, le recours à des marchands détaillants tenant boutique s’avère de plus en plus courant (Couperie, 1964). Comme l’a bien montré Natacha Coquery, les hôtels de l’aristocratie parisienne font appel à de multiples fournisseurs y compris dans le domaine de l’alimentation : épiciers, confiseurs, fruitiers, crémiers, charcutiers, marchands de légumes (Coquery, 1998, p. 45). L’approvisionnement de la table des Bourbon-Penthièvre s’appuie sur les mêmes commerces : 38 marchands fournissent la bouche des Bourbon-Penthièvre en 1772 et 1777 (Duma, 1995, p. 434). Ces marchands se chargent généralement de livrer leur marchandise dans les hôtels. Alors que l’achat des nourritures ordinaires est généralement confié à la responsabilité d’un maître d’hôtel ou d’un intendant, les produits recherchés de ce commerce suscitent une attention particulière des aristocrates qui, à l’occasion, ordonnent et suivent en personne ces achats. Le prince François-Xavier de Saxe, par exemple, se préoccupe chaque année de la fourniture de pâtés de Périgueux auprès d’un pâtissier de cette ville (Meyzie, 2014, p. 256). Ces usages commerciaux confirment la désirabilité sociale de ces denrées. Les clients de ces boutiques s’affichent comme des connaisseurs. Les boutiquiers revendiquent d’ailleurs leurs liens avec l’univers des élites. Certains se présentent comme le fournisseur de tel ou tel aristocrate. Au xviii^e siècle, des marchands tenant boutique à l’image du vinaigrier parisien Maille possèdent le titre de marchand privilégié du roi ou de la reine. Il est à noter que cette stratégie de différenciation et de positionnement perdure au xix^e siècle où l’on retrouve toujours la référence à des clients prestigieux ou des listes de marchands privilégiés. Plusieurs marchands parisiens (épicier, marchand de volailles, confiseur) se présentent comme fournisseur privilégié de la duchesse de Berry dans les années 182011.

26Ces lieux de vente se différencient nettement des autres commerces alimentaires. Ces boutiques ont généralement un aménagement plus spacieux et confortable. Pour les élites mues par la mode du shopping, ces magasins peuvent même être des espaces de sociabilité. En 1803, le gastronome Grimod de La Reynière, dans son Itinéraire nutritif ou promenade d’un gourmand dans divers quartiers de Paris, décrit le luxe des étalages des boutiques de charcutiers « illuminés comme des salles de bal » à la veille de Noël (Grimod de la Reynière, 1978, p. 235). Les modalités de vente diffèrent aussi. Ainsi, la vente au détail de ces denrées recherchées peut s’opérer sur de longues distances et il n’est pas rare que ces marchands détaillants proposent de faire des envois sur commande dans toute la France et à l’étranger. Le Gazetin du comestible publié en 1767 incarne ce marché alimentaire des produits d’origine vendus à distance et la forme originale de distribution qu’il représente. En effet, ce journal associé à un bureau de messagerie installé à Paris, rue du Mail, se propose de fournir à ses lecteurs les denrées venues des provinces et de l’étranger qui sont présentées chaque mois dans ses pages (Meyzie, 2015b, p. 152). La similitude avec le marché du luxe s’exprime également à travers les stratégies de vente mises en œuvre. Ces commerces alimentaires font en effet partie des premiers comme les orfèvres ou les marchandes de modes à recourir à la publicité commerciale à travers notamment les journaux d’annonces ou les cartes promotionnelles à l’instar de celle de cet épicier-confiseur de Valenciennes dont l’esthétique renvoie clairement au secteur de la mode (fig. 2).

Figure 2. Carte de commerce, vers 1770-1790

27Si le discours commercial s’appuie sur des arguments traditionnels comme le juste prix, l’usage du titre de maître ou la référence à des clients prestigieux, ces annonces mettent aussi en avant la nouveauté et la diversité des marchandises proposées à travers des listes de marchandises. Cette pratique rejoint une nouvelle culture de la consommation où la liberté de choix et l’attrait du nouveau prennent toute leur importance. Ces détaillants se doivent de diversifier en permanence la gamme de leurs marchandises pour continuer à entretenir le désir de leur clientèle. Le vinaigrier parisien Antoine-Claude Maille assoit ainsi sa réputation sur sa capacité à inventer et à proposer de nouveaux vinaigres parfumés vantés dans les annonces (Watin-Augouard, 2000, p. 26. ; Martin, 1996). Ce commerce alimentaire du luxe à la veille de la Révolution expérimente des pratiques commerciales (publicité, vente par correspondance, large gamme de marchandises proposées) que l’on retrouve par la suite au cours du xix^e siècle dans le reste du commerce alimentaire et dans d’autres secteurs. La volonté de s’adapter aux goûts et à la culture de consommation des élites constitue une prise en compte assez nouvelle de la demande dans les orientations de la commercialisation que l’on retrouve dans d’autres secteurs pionniers. Par ces usages, il participe à une différenciation croissante des réseaux de distribution et à une spécialisation croissante des commerces alimentaires de détail dans la première moitié du xix^e siècle.

V. Une structuration croissante du commerce de l’alimentation au xix^e siècle

28La suppression des communautés de métiers par la Révolution et l’instauration de la liberté du commerce ne bouleversent pas en profondeur le secteur du commerce alimentaire de détail. Les lieux de vente restent sensiblement les mêmes et les liens qui unissent le monde marchand et leurs clientèles perdurent. Les bouchers et les boulangers parisiens, par exemple, continuent de pratiquer une forte endogamie qui assure en partie la cohésion des métiers (Démier, 2017). Malgré les expériences tentées au moment de la Révolution, ces lieux de vente restent soumis à un étroit contrôle de la part des autorités (Szulman, 2008). Entre 1791 et 1802, le commerce de la viande devient en effet un marché libre avec la suppression des corporations et de l’obligation de s’approvisionner sur les marchés de Sceaux ou de Poissy. Le nombre de bouchers s’accroît alors très nettement. Mais, rapidement, les bouchers réclament le retour d’un contrôle étroit sur la liberté d’installation. En 1802, la corporation est rétablie et le nombre d’étaux de nouveau limité. Ce système néocorporatif reste en place jusqu’en 1858 (Leteux, 2011). Ces mesures ont pour but d’assurer le débit journalier de denrées périssables dans un nombre limité de points de vente, de faciliter les contrôles sanitaires et de maintenir des prix modérés pour la viande qui tient une place importante dans l’alimentation urbaine. Les circuits d’approvisionnement restent aussi globalement les mêmes privilégiant avant tout des denrées de proximité et une forte personnalisation des liens commerciaux.

29L’augmentation de la population urbaine entraîne cependant une multiplication nécessaire des lieux de vente. On compte, par exemple, à Paris au milieu du xix^e siècle, 422 charcutiers, soit une augmentation sensible par rapport au siècle précédent. 1 246 épiciers détaillants sont recensés en 1846 (Faure, 1979). De 1826 à 1848, le nombre de limonadiers passe de 248 à 739 à et celui de pâtissiers de 220 à 315 (Démier, 2017). À Lyon, le nombre de boulangers qui reste soumis à un étroit contrôle jusqu’en 1863, augmente très lentement, mais on peut observer que les boulangeries se répartissent dans les différents quartiers selon la croissance de la population (Angleraud, 1998). Cette hausse du nombre de commerces s’observe de même dans les villes moyennes et les petits bourgs. En 1826, la Statistique du département de l’Aisne donne un aperçu de la croissance du nombre de détaillants dans le secteur de l’alimentation depuis 1802 : les boulangers passent de 186 à 381, les bouchers de 310 à 486, les charcutiers de 93 à 170 (t. ii, p. 329). En 1802, on compte 28 épiciers dans le département du Doubs et 58 pour la seule ville de Besançon en 1837 (Gillet, 2015, p. 175). La distinction entre les différents commerces est d’ailleurs de plus en plus nette et suggère une structuration grandissante du secteur. L’histoire du petit commerce alimentaire de la première moitié du xix^e siècle en France, en particulier en province, est cependant mal connue. Entre les études de plus en plus nombreuses consacrées au commerce sous l’Ancien Régime et les recherches sur le développement des grands magasins dans la seconde moitié du xix^e siècle, cette période, comme dans d’autres domaines, reste peu explorée jusqu’à présent par l’historiographie alors même que les sources potentielles existent (dossiers de faillites, patentes, annuaires de commerce). On peut tout de même, à partir d’un certain nombre d’exemples, essayer de comprendre les orientations de ces commerces alimentaires de plus en plus différenciés.

30Face la croissance de la population urbaine et au développement du travail salarié, de plus en plus de Français ne peuvent se nourrir de leur production et doivent se fournir régulièrement auprès de petits marchands. Les conditions de conservation limitées pour les produits frais dans cette première moitié du xix^e siècle ne permettent pas de constituer de stocks. Le recours à l’épicier, au boucher ou au marchand de légumes est donc une nécessité pour une partie grandissante de la population. L’identification et la spécialisation des détaillants semblent plus nettes. Les bouchers parisiens délaissent ainsi progressivement l’abattage des animaux pour se consacrer uniquement à la vente de viande (Piette, 2016). Il s’agit là d’une évolution notable permise par la création de plusieurs abattoirs au début du xix^e siècle. À partir des années 1820, les tueries individuelles disparaissent peu à peu et les boutiques des bouchers cessent d’être des lieux d’abattage pour devenir uniquement des lieux de vente de la viande au détail (Leteux, 2017, p. 303). L’image de ces boutiques change alors progressivement et cette évolution se traduit dans leur aménagement ou dans la tenue vestimentaire des bouchers (Leteux, 2005). Le décor des boucheries se veut plus attrayant pour faire face à une concurrence accrue liée à la multiplication des lieux de vente dans la première moitié du xix^e siècle ; elles deviennent plus claires et mieux éclairées (Vidalenc, 1973, p. 253). Dans leurs boutiques, les bouchers se parent alors d’un tablier blanc, symbole de propreté ; comme le souligne Sylvain Leteux, « la bonne présentation » devient progressivement une donnée essentielle du succès commercial de la boucherie de détail » (Leteux, 2005, p. 8). L’offre commerciale permet alors de plus en plus au consommateur de trouver les denrées selon sa fortune ou ses choix de consommation. Les restaurants apparus à Paris dans les années 1770, par exemple, se sont multipliés et ont changé de profil (Spang, 2000). Cette évolution confirme les liens étroits entre la transformation de cultures alimentaires socialement différenciées et la structuration des formes de commercialisation. À l’origine lieu de consommation de simples bouillons destinés à une clientèle populaire, les restaurants sont en effet devenus dans la première moitié du xix^e siècle des commerces alimentaires qui proposent le choix de mets variés servis à des tables individuelles. Ils répondent à des nouveaux usages, ceux d’une clientèle bourgeoise qui ne reçoit pas forcément chez elle comme l’aristocratie du siècle précédent, mais qui cherche un cadre confortable et intime pour se réunir autour d’une table loin de l’ambiance populaire des cabarets ou des auberges. Le succès du restaurant s’accompagne bien d’une diversification de l’offre puisque si certains comme le Rocher de Cancale ou les Frères Provençaux sont fréquentés par les élites parisiennes sous l’Empire et la Restauration, d’autres plus modestes s’adressent à une clientèle urbaine plus large. Cette offre alimentaire élargie est de plus en plus souvent mise en scène dans les vitrines des boutiques afin de susciter la tentation du consommateur. L’Almanach des gourmands de 1803 rend compte de ce changement :

Les marchands renchérissent à l’envi l’un sur l’autre pour donner la plus grande extension au luxe des étalages, absolument inconnu autrefois. Au lieu de ces énormes vases d’étain, qui obstruaient la boutique des pâtissiers, on y voit des montres vraiment attrayantes par les objets qu’elles renferment, et même plus élégantes que celle des confiseurs et des bijoutiers de l’ancien temps. Avant la Révolution l’on n’avait pas imaginé de mettre ainsi les pâtés, les brioches et les biscuits sous verre. On ne voit plus à la porte des charcutiers ces lampes de cuivre flamboyantes, qui éclairaient toute une rue ; mais à travers les carreaux des châssis dorés, on distingue des pyramides de saucisses, de boudins et d’andouilles tout à fait appétissantes ; sans compter ces chapelets de cervelas, de toutes grosseurs, dont plusieurs même figurent indécemment d’énormes phallus, et ces pièces de lard qui, descendant jusque sur le pavé, sont disposées de manière à graisser les habits de tous les passants. Les restaurateurs ne le cèdent ni aux hommes de pâte, ni à ceux de cochon, dans l’art de disposer avec adresse ces tentateurs étalages (Grimod de la Reynière, 2012, p. 102).

31Dans les campagnes, les magasins semblent aussi plus nombreux dans les bourgs et les villages, même si les colporteurs et les marchands ambulants originaires du Cantal, des Hautes-Alpes ou d’Aveyron continuent aussi d’y assurer la vente de fromages, de beurre, de fruits ou de jambons (Chatelain, 1971, p. 383). Dans des petits villages du nord du Périgord où l’on ne trouvait encore au milieu des années 1830 que quelques cabarets ou auberges, des épiciers, des limonadiers et des cafetiers font leur apparition dans le recensement de 1851 (les professions liées à l’alimentation représentent alors 53,9 % des commerçants), même s’il faut attendre la fin du xix^e siècle pour voir la densité des commerces augmenter significativement (Marache, 2006, p. 199-202 et 488-489). La multiplication des commerces alimentaires touche alors très progressivement les campagnes françaises, même les plus éloignées des centres urbains où la spécialisation des lieux de vente s’avère néanmoins nettement plus importante et plus précoce.

32Dans les premières décennies du xix^e siècle, le commerce du luxe se détache alors de plus en plus nettement du commerce alimentaire ordinaire et accompagne le développement de nouvelles formes de consommations urbaines. Les boutiques d’épiciers se consacrent à la commercialisation de marchandises devenues des biens de consommation courants pour la population (sucre, café, poivre, huile). Les denrées les plus fines et recherchées sont alors vendues par des magasins de comestibles, sorte d’épicerie fine apparue à Paris dans les années 1770-1780. Sur un modèle assez semblable aux Italian warehouses de Londres, les magasins de comestibles parisiens qui se développent dans les premières années du xix^e siècle, distribuent les produits les plus fins et les plus recherchés (Aron, 1967, p. 33). Ils présentent un décor raffiné comme chez Victor Fontaine, rue Jacob à Paris, qui accueille ses clients derrière un comptoir en marbre dans une boutique éclairée sur la rue où il vend des volailles truffées, du champagne et des macaroni12. Les cartes promotionnelles de ces magasins (l’emploi du terme de magasin rapproche clairement ces lieux de vente des magasins de nouveautés qui se développent au même moment) laissent apparaître l’étendue de la gamme des aliments en vente et la diversité des réseaux de fournisseurs nécessaires pour se les procurer. Comme il le présente sur une carte promotionnelle, Debarle, marchand de comestibles, rue Neuve Vivienne, à Paris en 1836 (Aron, 1967, p. 78-79), « tient les marchandises ci-dessous, savoir :

Huîtres vertes fraîches-Coquillages de mer
Écrevisses et carpes du Rhin et autres poissons
Truffes et dindes du Périgord-Poulardes du Mans
Sangliers, chevreuils, gélinottes, faisans, coqs de bruyère et autres gibiers des Ardennes
Galantines et dindes, poulardes, lapereaux aux truffes
Pieds de cochon à la Ste-Menehould
Boudin noir et blanc aux truffes
Saucisson de Lyon, d’Arles et de Bologne
Hure de Troyes en Champagne
Jambonneau de Paris et autres charcuteries
Pâtés de Périgueux aux truffes. Idem de foie gras de Strasbourg, de Rouen, de Chartres, d’Amiens
Terrines de Nérac
Fromages de Parmesan, Chapsigre, Roquefort, Gruyère
Fromage de Chester (anglais)
Fruits conservés de Provence
Anchois de Nice. Thon mariné à l’huile vierge
Fruits de toutes les saisons
Ananas, Oranges de Malte. Citrons de Gènes, etc.
Liqueur des îles
Vins de propriétaires des premiers crus
Vins français et étrangers
Bière anglaise
Vinaigre de Moutarde de MM. Maille et Bleuze, fournisseurs du roi.

33Certains de ces magasins fréquentés par une clientèle aisée acquièrent une grande renommée comme ceux de Chevet ou de Morellet qui proposent même des services de traiteur. Boulevard des Italiens dans les années 1820, le magasin de comestibles Au Friand de la chaussée d’Antin met en vente plus d’une centaine de denrées différentes sans compter les vins et les liqueurs. Ce magasin se propose de faire des envois en province et dans les pays étrangers, s’engageant même à remplacer ou à rembourser les marchandises si le client n’est pas satisfait. Ces commerces d’un nouveau genre font aussi petit à petit leur apparition au milieu du xix^e siècle dans les villes de province. À Angers, par exemple, dans la boutique du marchand de comestibles Armand Guichard inventoriée en 1864, on trouve une gamme de denrées très variées (fromages, café, sardines, huiles, chocolat, vins, etc.) avec, en particulier, de très nombreuses conserves, soit un total de 345 articles différents pour une valeur d’ensemble de 2 720 francs13. L’offre de marchandises tout à fait exceptionnelle ici par sa diversité montre que le commerce alimentaire, à l’instar des magasins de nouveautés et des grands magasins de la seconde moitié du xix^e siècle, vise dès lors à répondre aux attentes d’une clientèle urbaine qui recherche des aliments nombreux, différents et immédiatement disponibles, bien loin donc d’un commerce alimentaire de nécessité limité à quelques denrées.

34L’emploi du terme de magasin au lieu de celui de boutique pour désigner ces commerces alimentaires montre que de nouvelles formes de distribution se mettent en place dans ce secteur dans les années 1830-1840. Le magasin s’entoure alors d’une image de modernité (Gillet, 2014). Les magasins d’alimentation deviennent au xix^e siècle des lieux essentiels du commerce de l’alimentation. D’après le vicomte d’Avenel, ils représentent un élargissement de la gamme des denrées proposées par rapport aux épiceries existantes (Avenel, 1896, p. 169). Le succès de l’entreprise parisienne de Félix Potin illustre bien la nouvelle ère qui s’annonce et les changements de pratiques commerciales mises en œuvre au milieu du xix^e siècle dans le secteur de l’alimentation. Félix Potin commence sa carrière comme épicier en 1836. Après huit ans d’apprentissage, il ouvre sa première boutique en 1844, rue Neuve Coquenard dans le 9^e arrondissement, dans un décor encore assez semblable aux épiceries du xviii^e siècle. D’après le témoignage de son gendre, « ce n’était qu’une boutique au sens vulgaire du terme. La façade était flanquée de larges tonneaux contenant les pruneaux et les olives. Des chapelets de harengs saurs et le pain de sucre pendaient aux poutrelles du plancher. Les objets étaient enveloppés à la hâte dans des feuilles de papier grossier et sentant la paille » (Camborde, 1997, p. 72). Afin de mettre fin aux différents abus que l’on retrouve dans le monde de l’épicerie (sur le poids, le mélange des marchandises, la falsification), Félix Potin opte pour une nouvelle stratégie commerciale : prix affichés, prix fixes, paiement comptant, vente à bon marché sans majoration, limitation de recours aux intermédiaires pour s’approvisionner. La stratégie de Félix Potin consiste notamment à attirer la clientèle en proposant des prix réduits sur quelques marchandises (pratique dénommée la « gâche ») de sorte qu’ensuite les consommateurs, une fois dans la boutique, achètent d’autres denrées (Faure, 1979, p. 118). Pour obtenir les meilleurs prix, Félix Potin noue des relations directes avec les producteurs, notamment pour le sucre, afin de se passer du recours aux grossistes qui dominaient alors le secteur de l’épicerie. Délaissant peu à peu la vente en vrac, il propose des produits emballés sur lesquels il appose son nom. Autant d’innovations qui leur permettent de développer son entreprise dans les années 1850 et d’instaurer une relation nouvelle avec les clients. La naissance des grands magasins, symbole de la révolution du commerce, n’ignore pas non plus le commerce alimentaire puisqu’on retrouve au rez-de-chaussée du Bazar Bonne-Nouvelle ouvert en 1838 de la vente de nourriture (Gillet, 2014, p. 193). De Félix Potin aux grands magasins, le commerce de l’alimentation se place donc au cœur des mutations de la distribution au milieu du xix^e siècle.

Conclusion

35Le commerce sédentaire incarné par la boutique du boulanger, de l’épicier ou du confiseur apparaît comme le symbole des transformations notables du commerce au détail de l’alimentation à partir du milieu du xviii^e siècle. La croissance de la population urbaine et le désir de consommer des produits venus d’ailleurs entraînent une fréquentation plus large de ces lieux de vente qui se multiplient et se distinguent de plus en plus nettement les uns des autres. Cet essor du petit commerce alimentaire, que l’on rencontre dans les villes, les villages et les bourgs, n’implique pas pour autant la disparition des foires et marchés comme circuits de distribution temporaire, indispensables à l’approvisionnement en produits ordinaires (légumes, viandes, céréales) et aux consommateurs ruraux, ni non plus celle des vendeuses des rues ou des paysans-marchands. Le marché de l’alimentation reste donc marqué, tout au long de la période, par la coexistence du commerce périodique, du commerce ambulant, du commerce sédentaire, voire du commerce informel. Le commerce alimentaire fait preuve d’innovations à travers les stratégies de vente mise en place par les confiseurs ou les pâtissiers. Le recours aux journaux d’annonce, l’aménagement attrayant des boutiques (vitrines, décors, éclairage) et la proposition de marchandises très variées témoignent de nouvelles pratiques commerciales adaptées aux attentes de consommateurs aisés. Ces changements entrepris dès les années 1770 entraînent une différenciation progressive entre des boutiques proches de l’univers du luxe, où le plaisir guide l’achat des denrées, et des commerces plus ordinaires dans lesquels vient se servir la majorité de la population pour parvenir à se nourrir au quotidien. Néanmoins, entre 1750 et 1850, le commerce alimentaire, comme le commerce de détail en général (Blondé, Briot, Coquery et Van Aert, 2005, p. 17), reste toujours imprégné d’une dimension sociale très forte et marqué par des relations personnelles de proximité et de confiance où le crédit joue toujours un rôle particulièrement important. Le petit commerce alimentaire, malgré les évolutions que nous avons pu souligner, demeure donc une forme de vente où nécessité et désir animent les relations commerciales et définissent les contours de l’offre marchande. Le paysage du commerce alimentaire de détail se caractérise par la cohabitation de différents lieux et modes de vente, de la vendeuse des rues au magasin de comestibles. Chacun représente une forme différenciée de distribution des denrées selon les besoins de clientèles variées aux cultures de consommation différentes. Au milieu du xix^e siècle, l’ouvrier urbain a toujours besoin d’acheter son pain au boulanger du coin de la rue dans les quartiers populaires, le paysan de se fournir en marchandises variées une fois par semaine sur le marché ou chez l’épicier du village alors que le riche bourgeois se plaît à déambuler avec gourmandise devant les vitrines mises en scène des charcutiers ou des confiseurs.