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Les révolutions du commerce. France, xviiie-xxie siècle

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Jean-Claude Daumas

Première partie. De la boutique au commerce concentré

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L’essor d’une culture de consommation à l’époque des Lumières et ses répercussions sur le commerce de détail

Natacha Coquery

Texto completo

1Dans l’introduction à la troisième partie (« Production et consommation ») de La grande chevauchée, livre d’hommage à Daniel Roche, Dominique Margairaz retrace l’approche historiographique du couple production/consommation, qui fut longtemps conçu sous la figure de l’alternative, voire de l’opposition, avant d’être étudié de manière dialectique (Margairaz, 2011). Comme elle le rappelle, l’alternative production/consommation a émergé à la fin des années 1970 dans le contexte d’une interrogation commune aux historiens et économistes sur les dynamiques de la croissance et les origines de la révolution industrielle. Le discours dominant était alors de faire coïncider la modernité avec la révolution industrielle, dans un xixe siècle bien avancé. L’offre était présentée comme le facteur explicatif des évolutions tandis que la question de la demande et de la consommation était laissée de côté, le contexte culturel aussi. À l’époque, qui disait révolution industrielle disait Grande-Bretagne voire Angleterre, si bien que la plupart des travaux, écrits par des Anglo-Saxons, concernent l’histoire britannique, ce que reflètent les références historiographiques données par l’historienne. Dominique Margairaz cite l’article « emblématique » de Joël Mokyr, « Demand vs. Supply in the Industrial Revolution », dans lequel l’auteur reprenait, pour la pourfendre, la thèse d’Elizabeth Waterman Gilboy (Gilboy, 1967 [1932]) sur la suprématie de la demande. La conclusion était sans appel (Mokyr, 1977, p. 1005) :

  • 1 « To summarize, the traditional notion that supply and demand were somehow symmetric in the industr (...)

En résumé, la notion traditionnelle selon laquelle l’offre et la demande étaient en quelque sorte symétriques dans le processus d’industrialisation n’est pas fondée. La détermination de « quand » et « à quelle vitesse » doit être recherchée avant tout dans l’offre, et non dans les processus liés à la demande1.

2Un an plus tard, dans le chapitre de l’Histoire économique et sociale du monde (dirigé par Pierre Léon) consacré à la révolution industrielle anglaise, Louis Bergeron remit en cause cette vision pour insister sur la complexité du processus :

[…] une approche économique globale est-elle capable de rendre compte des circonstances du déclenchement de la révolution industrielle anglaise ? Pour qu’un phénomène tel que celui-là émerge, faut-il que l’ensemble des secteurs de l’économie s’y soient trouvés prêts en même temps ? Ne faut-il pas plutôt admettre qu’un certain type de consommation a pu faire basculer un secteur, une région dans l’aventure industrielle, quitte à rendre compte d’autre part des conditions de sa diffusion ? (Bergeron, 1978, p. 324-325).

3L’historien insistait sur l’articulation entre la puissance du commerce et l’industrialisation du pays, qu’incarne une société marchande riche et entreprenante, mais aussi sur les nécessaires investigations à mener de concert, dans les domaines socioculturel et économique, pour éviter les poncifs.

4C’est sur ce lien entre économie et culture que je me propose de réfléchir ici pour faire comprendre, d’une part, les avancées historiographiques (écoles britannique et française) et, d’autre part, la culture de consommation propre au siècle des Lumières et ses effets sur le commerce de détail : nulle révolution commerciale au xviiie siècle, mais un dynamisme innovant.

I. L’apport des historiens modernistes : lier la culture et l’économie, déplacer la chronologie

  • 2 Notons l’exception de Davis (1966), qui donne un aperçu du commerce du xive au xxe siècle.
  • 3 Deux synthèses de l’état bibliographique de la question vu par les historiens anglais : Alexander e (...)
  • 4 Le manufacturier fut célébré à plusieurs reprises par Neil McKendrick qui, de 1960 à 1982, consacra (...)

5L’interprétation industrialiste provoqua une explosion de travaux sur la consommation à partir des années 1980, dont un certain nombre témoigne de la persistance du dilemme, tel le livre phare de Neil McKendrick publié en 1982 sous un titre qui fit polémique, The Birth of a Consumer Society. The Commercialization of Eighteenth-Century England, tant il remettait en cause avec vigueur la thèse industrialiste et la triade industrialisation, urbanisation et modernisation de la distribution, qu’avaient défendues les premiers historiens à avoir traité du commerce, tous contemporanéistes (Jefferys, 1954 ; Adburgham, 1964 ; Mathias, 1967 ; Alexander, 1970)2. Pour ces derniers, avant le xixe siècle, nulle évolution n’est venue transformer l’organisation d’un petit commerce aux formes et aux fonctions rudimentaires, immuables, au sein duquel les boutiques jouaient un rôle négligeable ; la révolution commerciale (publicité, produits de marque, prix fixe, grands magasins, coopératives, etc.) s’est déroulée entre 1850 et 1950 à la faveur de la révolution industrielle, avec une accélération dans les années 1875-19143. Avec Eric Robinson, Neil McKendrick fut un des tout premiers à mettre sur le devant de la scène l’inventivité marchande et les stratégies commerciales mises en œuvre pour stimuler la consommation, notamment la publicité, qu’il considère comme le témoignage le plus visible de manipulation, de modernité et de savoir-faire commerciaux. Grâce à leur habileté à susciter le désir et l’émulation, les marchands, d’un Wedgwood, manufacturier potier expert en manipulation de la demande4, jusqu’aux plus insignifiants, tel ce marchand de rasoirs inconnu, Georges Packwood, dont il observe les annonces dans la presse, incarnent à ses yeux la révolution de la consommation qui bouleversa les pratiques commerciales de la fin du xviiie siècle et donna naissance à une « société de consommation ». Au risque de l’anachronisme, l’historien emploie les expressions de consumer revolution, consumer boom, mass consumption.

6Les formulations provocatrices de Neil McKendrick ont eu du bon, malgré leur excès, car l’ouvrage occasionna des mises au point qui aboutirent à balayer les idées reçues. La question clé était posée, celle de la révolution des consommations, en résonance avec celles de révolution industrielle et de révolution commerciale, une remise en cause indissociable du contexte dans lequel ces travaux furent pensés (les années 1960, les années 1980, etc.). Peut-on qualifier les évolutions qui touchèrent la consommation, notamment son élargissement, de « révolution » ? De nombreux chercheurs ont souligné le danger des amalgames, les différences d’échelle et de nature dans les modèles de consommation et de production entre la fin du xvie siècle et le début du xxe siècle (Styles, 1997 [1993], p. 535-542). Pour l’historienne anglaise Nancy Cox, le problème vient de ce que les historiens utilisent les mêmes termes avec des sens différents, sans s’entendre sur leur signification (Cox, 2000, p. 2-5). Pour les uns, la révolution de la consommation est synonyme de production, marketing et consommation de masse, et le marché en est la clé ; pour d’autres, elle reflète une variété de biens et une sophistication des échanges décelables dès le xviie siècle, voire la Renaissance (Welsh, 2005 et 2017). Or, comme celle de révolution industrielle, c’est une notion à appréhender dans toute sa complexité. L’adoption de nouveaux modèles de consommation fut un processus équivoque, qui s’étala dans le temps, avec une chronologie plurielle et des centres d’impulsion qui changèrent (l’Angleterre fut loin d’être un cas isolé [De Vries, 1997 (1993), p. 107]).

7L’apport fondamental des historiens modernistes à l’étude des mutations du commerce de détail a été de lier les dimensions économiques et utilitaires aux pratiques sociales, culturelles et symboliques, et de rectifier la chronologie. Les études anglo-saxonnes sont prédominantes, ce qui s’explique par l’ancienneté du débat historiographique sur les origines de la révolution industrielle de la première puissance mondiale du temps et de l’interrogation sur le poids du marché intérieur dans le processus, marché dont le changement de dimension et le dynamisme expliquent pour une bonne part l’avance britannique (Willan, 1976 ; Thirsk, 1978 ; Spufford, 1984 ; Weatherill, 1988 ; Mui et Mui, 1989 ; Shammas, 1990 et 1997 [1993] ; Fine et Leopold, 1990 ; Smail, 1992 ; Berg, 1993, 1998, 2002, 2004, 2005 et 2012 ; De Vries, 1994, 1997 [1993] et 2008 ; Styles, 1997 [1993] ; Verley, 1997 ; Fox et Turner, 1998 ; Berg et Clifford, 1999). En France, Fernand Braudel puis Daniel Roche ont été les pionniers d’une nouvelle histoire de la consommation et de la culture matérielle (Braudel, 1979 ; Roche, 1981, 1989, 1997). Les travaux de Daniel Roche sur la France et de Maxine Berg sur l’Angleterre sont une belle illustration du renouvellement historiographique. Les deux historiens, venus d’horizons différents, l’une de l’histoire de la production et de l’industrialisation, l’autre de l’histoire sociale de la consommation et de la culture matérielle, se rejoignent sur plusieurs points. Tous deux ont entremêlé production, échanges et consommation, culture, économie et société, et soulevé les questions de l’inventivité artisanale et commerciale, et de l’autonomisation du jugement des consommateurs. En écho avec les thématiques libérales et émancipatrices des Lumières, émerge la figure du consommateur (le mot est d’usage courant vers 1745) comme sujet autonome, citoyen instruit et informé (Hilaire-Pérez, 2000a, p. 298 et 2000b, p. 207 et p. 221 ; Walsh, 2000a, p. 229-230) ; comme l’amateur, le client est considéré comme un sujet sensible, capable de juger par l’exercice du goût.

8Depuis la fin des années 1990, avec l’intérêt croissant pour les marchés extra-européens et le marché du luxe, la prise en compte des variations régionales et sectorielles, le choix d’une démarche ouverte à la fois à l’économie et à la culture, les paradigmes ont évolué. La relation entre production et consommation est pensée dans l’interaction, plutôt que dans l’opposition ou le déséquilibre, et les circulations, de tous ordres, à toute échelle, sont mises en avant, extirpant les recherches du traditionnel cadre ouest-européen, voire anglais. Comment expliquer l’évolution des formes du commerce sans les relier à l’essor de la demande et aux dynamiques productives ? Maxine Berg a montré l’enchevêtrement des transformations ; pour elle, les origines de l’industrialisation se trouvent dans ce lien crucial entre consommation et production : les biens de luxe importés ont donné naissance à un processus d’invention par imitation et de fabrication de nouveaux biens de consommation grâce à de nouvelles techniques de production (Berg, 2012).

  • 5 « This was a “product revolution” made by inventors, and manufacturers, merchants, retailers and ad (...)

C’était une « révolution des produits » faite par des inventeurs, des fabricants, des marchands, des détaillants et des annonceurs, mais surtout par les personnes qui achetaient du « nouveau luxe » (Berg, 2005, p. 6)5.

II. Les interactions entre production, consommation et distribution

9À travers de vivifiants débats sur les origines de la culture de consommation, sur les liens entre progrès économique et changements culturels, les chercheurs ont souligné l’augmentation des biens de consommation, notamment en provenance d’Amérique et d’Asie, les processus d’adaptation et d’appropriation induits, et la pluralité de choix inédite, qui répondait aux désirs de distinction et d’individualité de consommateurs de plus en plus divers, eux aussi. À la fin du xviiie siècle, le plaqué, les indiennes, le sucre, le café ou le thé se sont diffusés à travers la société, malgré le persistant avantage urbain. Les marchandises asiatiques ont modifié la culture matérielle européenne, en offrant une variété de choix et de qualité inconnue jusqu’alors, cotons, porcelaine, meubles de laque, paravents, papiers peints, éventails… Le goût et la distinction ne sont plus l’apanage des élites mais se propagent aux classes moyennes. Comme l’a observé Maxine Berg, la réception des produits de luxe asiatiques sur les marchés européens a renforcé le commerce global et favorisé la culture de consommation, ce que confirment les inventaires après décès, les stocks des boutiques ou les importations. La participation aux jeux de la séduction, de l’imitation et de la distinction varie selon les classes sociales et au sein de chacune (Roche, 1981 et 1989 ; Bouveret-Gauer, Marenco, Parizet et Péron, 1994, p. 87), et l’horizon des consommateurs et leurs comportements (la cérémonie du thé, du chocolat) s’en sont trouvés transformés.

  • 6 Outre les travaux de Maxine Berg déjà cités, voir McKendrick (1960) ; Robinson E. (1963) ; Fowler ( (...)

10Tous les historiens modernistes s’accordent sur l’essor des consommations, accompagné, si ce n’est suscité, par les mutations et la vitalité du système distributif, dans ses diverses formes, colportage, foires, marchés, boutiques, sans parler des économies souterraines, vol, revente… La périodisation adoptée à la suite des travaux initiateurs de James B. Jefferys est tombée en désuétude ; l’innovation en matière commerciale fut antérieure au xixe siècle. Dès le xviie siècle, bien avant l’essor des magasins de nouveautés – à Paris, le Petit Saint-Thomas ouvre en 1810 (Juilliard, 1997) – puis des grands magasins qui marquent, entre autres, l’autonomisation des dispositifs de vente par rapport à la texture de la ville (Bouveret-Gauer et alii, 1994, p. 28), se sont développés des lieux et des moyens nouveaux, des pratiques inédites, des inventions jusqu’alors attribuées aux xixe et xxe siècles : commis voyageurs, cartes commerciales, prospectus et catalogues, salles d’exposition, grandes boutiques, larges vitrines, prix fixe, ventes promotionnelles, etc.6

11Certains penseurs contemporains étaient conscients des transformations en cours et du lien entre consommation et distribution, tels Daniel Defoe et Malachy Postlethwayt ou Bernard Mandeville. Pour le premier, qui expose son point de vue dans A Plan of the English Commerce (1731), l’augmentation de la consommation intérieure et du commerce extérieur repose sur la consommation des manufacturiers et des boutiquiers, grâce à leur nombre et à la variété de leur demande, bien plus que sur le luxe, la vanité ou le niveau de vie élevé des membres de la gentry et de l’aristocratie, qui ne visent que le haut de gamme : « These are the people that carry off the gross of your consumption […] these are the life of our whole commerce » (Berg et Clifford, 1999, p. 6-7). Pour le deuxième, la diversité des qualités, l’élégance des produits et l’éventail des prix adaptés aux différents pouvoirs d’achat jouent un rôle essentiel dans le processus (Britain’s Commercial Interest Explained and Improved, 1757). La femme de l’artisan n’achètera pas un damas à 15 shilling le yard mais se laissera tenter par celui qui en coûte 8 ou 9… Suivre la mode a le pouvoir de susciter une émulation, et c’est un élément central dans les tentatives de définition et d’explication du « luxe populaire » (Styles, 1994 ; Roche, 1981). Bernard Mandeville avait bien saisi les changements de comportement et l’aiguillon de la distinction, qu’il expose à sa manière dans sa Fable des abeilles (1714).

La femme du plus pauvre journalier du village, qui dédaigne de porter une bonne ratine chaude, comme elle le pourrait, se fera presque mourir de faim avec son mari pour acheter une robe et un jupon d’occasion qui ne lui feront pas moitié autant d’usage, parce que, vraiment, c’est plus distingué (Mandeville, 1974, p. 104).

III. L’armature commerciale en France : la résistance des foires et l’essor des boutiques dans les villes et les campagnes

12« Le neuf ne chasse pas le vieux », écrivait Fernand Braudel à propos des marchés anciens qui se maintiennent au cœur des villes malgré les changements urbains (Braudel, 1979, t. 2, p. 17). Anne Montenach a montré à quel point l’espace de la ville est constamment envahi par le commerce et ses multiples acteurs, sous des formes variées, vieilles ou nouvelles, fixes ou éphémères, licites ou illicites, aux frontières souvent brouillées, foires, marchés, boutiques, échoppes, étals, bancs, chambres, auberges (Montenach, 2009). Les campagnes elles aussi sont innervées de réseaux commerciaux diversifiés, foires, marchés, boutiques, colportage, ventes aux enchères…

13À la fin du xviiie siècle, le réseau des foires et marchés reste très dense et vivace : 4 264 lieux de foire, dont les trois quarts sont des paroisses rurales, 2 446 lieux de marché (Margairaz, 1988, p. 52). Le système, ancien et divers (des échanges locaux aux circulations régionales et internationales, du village à la ville), fait preuve d’une grande adaptabilité aux circonstances malgré l’apparente rigidité du cadre, et continue de croître, une évolution qui touche aussi l’Angleterre ou les Pays-Bas du Sud (Van Damme, 2009, p. 100-103). Dominique Margairaz a montré le rôle essentiel des foires de marchandises dans les transformations de l’économie et des rapports sociaux (Margairaz, 1988, p. 108-136), comme Laurence Fontaine a pu le faire pour le colportage, autre forme ancienne des échanges qui perdure avec vigueur (Fontaine, 1984, 1993, 2003 et 2008). Dans certaines régions textiles, comme le Languedoc, les foires constituent le débouché privilégié pour la part la plus dispersée de la production, éloignée du processus d’industrialisation ; des petits fabricants, voire des artisans y apportent des étoffes de qualité médiocre, achetées par des négociants chargés de toiles de coton et de mousselines, redistribuées par les détaillants du Roussillon ou du Languedoc venus s’y approvisionner. La foire joue ici une fonction de drainage, instrument commercial au service des producteurs et des marchands ; c’est un relais qui rayonne bien au-delà de l’espace régional (Suisse, Levant, îles d’Amérique…). Mais l’immense majorité des foires de marchandises sont, au xviiie siècle, des foires de détail, vouées à la fois à la commercialisation et à l’approvisionnement ; elles ravitaillent des marchés de consommation locaux par l’intermédiaire de détaillants, de tailleurs et par la vente directe au consommateur. Les marchands urbains, les manufacturiers s’y fournissent ou y écoulent leurs fonds de stocks ; dans les années 1770-1780, même les grandes foires deviennent des foires de soldes, souligne Dominique Margairaz. Par leur nombre et leur fréquence, par la concentration des marchands et la variété de leur offre, à des prix concurrentiels, par leur rôle d’initiation et d’incitation à l’élargissement des consommations (coton, bijouterie, mercerie, porcelaines, jouets…), les foires, « spectacle[s] des commodités urbaines » (Roche, 1997, p. 61), contribuent à susciter et satisfaire les besoins en produits manufacturés auprès d’un large public. Intégrées dans l’infrastructure globale de la vente au détail en milieu rural, elles ont participé de manière active à l’accroissement des transactions commerciales et à la circulation des modèles de consommation entre villes et campagnes.

  • 7 Hoh-Cheung et Lorna Mui ont dénombré 141 700 boutiques en Angleterre et au pays de Galles en 1759, (...)
  • 8 Les historiens médiévistes se sont attaqués à la question lors des 36e journées internationales d’h (...)

14« La première concurrence aux marchés […] a été celle des boutiques. Cellules restreintes, innombrables, elles sont un autre outil élémentaire de l’échange » (Braudel, 1979, t. 2, p. 44). La multiplication des boutiques au xviiie siècle en Europe est un fait remarqué, bien que les essais de quantification aient été menés surtout par des chercheurs britanniques à propos de l’Angleterre (Alexander, 1970, p. 92-93 ; Mui et Mui, 1989, p. 29-45, p. 135-147 et p. 291-292 ; Cox, 2000, p. 38-75 ; Styles, 1994 ; Shammas, 1990, p. 225-226)7. Julien Villain s’est lancé dans une entreprise analogue en offrant un tableau très documenté de l’appareil commercial en Lorraine centrale et méridionale, qui met en valeur la précocité et la densité, dès le début du xviiie siècle, du semis de boutiques sur l’ensemble du territoire observé (Villain, 2015). Certes, les campagnes restent moins touchées par la diffusion des produits d’épicerie coloniaux, tel le sucre, un déséquilibre relevé également par Maud Villeret pour la région ligérienne (Villeret, 2017, p. 272-273). Mais l’auteur insiste sur l’homogénéité de l’offre vestimentaire (étoffes de laine, cotonnades et indiennes, rubans, bas, mouchoirs et autres accessoires) proposée par les boutiques des villes, bourgs et villages, qui traduit l’intégration des campagnes dans le marché des biens de consommation – la spécificité urbaine tenant à une spécialisation poussée et au luxe. Le goût de la nouveauté, l’attrait de la mode touchent aussi les ruraux, et les boutiquiers savent y répondre. Observant les produits vendus, en ville et dans les campagnes, Julien Villain évoque la similitude des comportements. Pour le chercheur, nul doute, il existe un modèle de consommation unifié en Lorraine centrale et méridionale, porté par les boutiques. Quelques autres recherches récentes témoignent de la solide implantation des boutiques dans les campagnes, et de leur rôle dans la diffusion des biens, un objet d’étude jusqu’alors peu exploré (Meyzie, 2007 ; Margoline-Plot, 2014 ; Ferrand et Petrowiste, 2019)8. Le changement, tant dans les structures du commerce que dans les consommations, n’est pas un privilège urbain.

  • 9 La bibliographie, tant anglaise que française, sur le développement économique des deux pays est pl (...)

15La vitalité de la boutique, rouage essentiel de la circulation des biens et de la formation d’un marché intérieur unifié, s’explique par un contexte économique, social et culturel favorable, qui relativise le « retard » français par rapport à une Angleterre considérée comme seule touchée par l’expansion des marchés, au xviiie siècle9. En voici les grands traits : la croissance de la population et de l’urbanisation multiplie les centres de consommation ; l’élévation des niveaux de vie, même ténue, permet de penser au superflu (ce dont témoignent les inventaires après décès et les stocks de boutiques), les classes moyennes et populaires, urbaines et rurales, participent plus largement au marché des biens de consommation ; le déploiement du commerce d’outre-mer et l’expansion de l’industrie entraînent l’afflux de marchandises nouvelles transformées par les producteurs et les marchands en autant de nouveaux besoins ; l’amélioration des réseaux de transport et d’information va de pair avec une mobilité accrue des populations qui renforce les liens entre villes et campagnes – les visites des ruraux aux marchés et boutiques de la ville deviennent des pratiques courantes – ; la pratique de voyages plus lointains fait émerger le tourisme et le shopping, c’est-à-dire la transformation de l’acte d’achat en une activité socioculturelle liée au loisir (Stobart, 1998 ;Walsh, 2000a, Cox, 2000, p. 139-145), à la fois divertissante et instructive, bien dans l’esprit des Lumières, même si l’échoppe peu attrayante des quartiers délaissés échappe au circuit du visiteur (Crossick, 2000). Pour le touriste de passage, courir les magasins devient partie intégrante de ce que l’on doit faire à Paris, comme visiter des jardins d’agrément, la foire, les boulevards (Walsh, 2000a, p. 234).

16Le dynamisme des boutiques tient aussi à des caractéristiques propres à cet instrument clé de l’appareil distributif, la variété, la spécialisation, la disponibilité, l’adaptabilité, la publicité, le crédit accordé (Coquery, 2011). Au-delà de l’échange économique, leur rôle est essentiel dans la structuration de l’espace urbain, dans les sociabilités grâce à des relations interpersonnelles encore prégnantes (pensons aux liens de crédit ou aux « visites » chez les marchands, entre amis ou en famille, à la boutique comme lieu de sociabilité où l’on se retrouve entre soi), enfin, dans l’élaboration d’une image nouvelle de la ville, façonnée par les échanges plus que par les antiquités. Mais quel est le prix à payer pour cette évolution ? Dans le contexte de croissance du xviiie siècle, le triomphe du secteur distributif ne va pas de soi. Face à la banalisation de la boutique, à des consommateurs plus nombreux et plus exigeants, à la variété des produits, aux modes incessantes et à la baisse des prix liées à l’expansion de la production et de la consommation, qui induisent une circulation accrue des biens et de l’argent, les petits commerçants doivent faire preuve d’une capacité d’adaptation et d’anticipation décuplée. La boutique renvoie à une réalité plurielle où coexistent échecs et réussites, routine et inventivité, résistances et adaptations.

IV. Mutations et contrastes du commerce de détail français à la fin de l’Ancien Régime

17L’élargissement spatial et social des marchés de consommation, à laquelle les boutiques ont fortement contribué, s’est fait sans bouleversement des formes et des pratiques commerciales, et Julien Villain peut conclure sa thèse de doctorat sur « [l]’introuvable “révolution de la consommation” dans la Lorraine du xviiie siècle » (Villain, 2015, p. 435-442). L’activité de la petite entreprise commerciale à l’ère préindustrielle est fondée sur un mélange d’archaïsmes ou de pesanteurs et de nouveautés qui exprime la spécificité du siècle des Lumières, à savoir l’essor d’une culture de consommation, mais non d’une révolution ou d’une société de consommation (Coquery, 2011). Du côté des archaïsmes ou pesanteurs, relevons l’immaturité du système bancaire, la persistance du troc, la lourdeur du crédit, une comptabilité brouillonne et non conforme à la loi, le poids d’implantations professionnelles urbaines ancestrales, les statuts corporatifs, des représentations du petit commerce dévalorisantes, des hiérarchies socioprofessionnelles prégnantes, la rareté et la conservation des objets dans une société qui ne connaît pas la production de masse. Du côté des nouveautés, une publicité et un marketing en pleine croissance, la souplesse et la diversité des moyens de paiement, une diffusion rapide et élargie de biens de consommation de plus en plus nombreux et variés, des produits coloniaux et des inventions techniques abondamment commercialisés, qui structurent un marché innovant et vivace, le demi-luxe (faux, plaqué, faïence, tissus mixtes, etc.), particulièrement florissant dans la capitale française, des collaborations interprofessionnelles efficaces, l’affirmation de la bourgeoisie commerçante, enfin, le sentiment d’urbanité fondé sur le commerce, pivot de l’animation et des changements urbains. L’appareil commercial du temps est constitué par ces contrastes, car pesanteur du passé et modernité restent indissociables.

18À la fin du xviiie siècle, les marchandises continuent de servir de moyens de paiement ou de gages au crédit. Le troc alimente un marché de l’occasion de luxe et demi-luxe florissant puisque l’aristocrate, à la pointe des modes, consommateur impénitent mais à court d’argent, est un grand pourvoyeur d’objets (meubles, flambeaux, tapisseries, bagues, montres…). Le boutiquier les revend à des clients plus modestes, qui s’approprient des manières de consommer inédites. Les nouveautés, qui dès lors ne le sont plus tout à fait, se diffusent aussi par ricochet. Une pratique archaïque (le troc) est facteur de nouveauté (accès au marché).

19La rigidité corporative, qui a pu être considérée comme un frein à l’innovation, est contournée de multiples façons : ignorer la taxinomie professionnelle, le genre des métiers, l’unicité du lieu de vente… Se laisser impressionner par les textes normatifs serait réducteur. À l’intérieur de la communauté commerçante, l’hétérogénéité des acteurs est forte, l’importance des réseaux primordiale. Les hiérarchies verticales, comme la domination des négociants et de quelques gros marchands (tels les orfèvres sur le secteur de la bijouterie parisienne), ne peuvent faire oublier l’intensité des relations et des solidarités horizontales, grâce auxquelles tournent aussi les petites entreprises (soutiens familiaux, associations, dons en confiance…). Outre une division du travail poussée, la variété des modes de collaboration, pour la plupart informels, révèle la souplesse structurelle, la circulation des biens, du crédit et des compétences, le pragmatisme foncier des boutiquiers.

20Plutôt qu’une science exacte, la comptabilité boutiquière est une pratique constitutive des relations socioéconomiques, une forme de pouvoir et de connaissance empirique. L’appropriation des normes, au sens d’adaptation, qui existe bel et bien (les innombrables livres de comptes en font foi), aboutit à un mélange de savoir-faire et de désordre incroyable, grâce auquel les boutiquiers faisaient face à la souplesse et à la rudesse du commerce. L’hétérogénéité des livres de comptes pose la question des savoirs pratiques plutôt que celle de l’incompétence ou de l’inexactitude.

  • 10 L’abandon a eu lieu le 15 janvier 1780 : Delespine et sa femme devaient plus de 13 000 livres (arch (...)

21La boutique est une plaque tournante du crédit, réalité ambivalente s’il en est qui met en jeu des faits économiques et financiers, socioprofessionnels, culturels, juridiques. Il suscite des liens de confiance et de défiance, de dépendance et d’interdépendance, recherchés et redoutés ; il est signe de puissance, de réussite mais aussi de défaillance, voire de ruine. La vitalité boutiquière ne peut se comprendre que replacée dans son contexte, à savoir l’insertion, l’encastrement des marchands dans des institutions, dans des systèmes de relations socioprofessionnelles, eux-mêmes produits par les stratégies et les comportements (Pecqueur et Zimmermann, 2004, p. 21 ; Muldrew, 2001, p. 83 ; Hoppit, 2002 [1986], p. 65 ; Martin, 1980a, p. 1262-1263 ; Orlean, 1994, p. 17). Les circuits du crédit révèlent une forte intrication sociale : grossistes, détaillants, intermédiaires, clients, capitalistes sont liés, non sans tensions. On en revient à la notion d’épaisseur, à savoir la complexité des rapports sociaux, la pression des liens de confiance et de méfiance qui provoque parfois la crise (la faillite), l’intégration, réussie ou pas, de l’entreprise boutiquière dans le marché, bref, aux contrastes de la société commerçante, tels que les révèlent dossiers de faillite et inventaires après décès. Le mercier Granchez (quai Conti), le marchand d’art Daguerre (rue Saint-Honoré) incarnent le milieu raffiné des grands boutiquiers du luxe, ouverts aux marchés étrangers, jonglant avec les milliers de livres, traitant avec des centaines de fournisseurs et de clients, offrant un éventail inouï d’objets de curiosité. Mais à leur côté travaillent une armée d’anonymes, dont une minorité, fragilisée par sa médiocrité, bascule dans la misère au moindre incident. Quel rapport entre Delespine, bijoutier à l’enclos Sainte-Marie-du-Temple, sans maîtrise, qui a dû avec sa femme abandonner ses dettes actives à un créancier coriace « au moyen de quoi lesdits sieur et dame […] n’ont plus que leurs vêtements et mobilier évalué à la somme de 500 livres », et l’illustre Granchez, bijoutier de la reine, dont l’actif atteint 398 890 livres et à qui 371 clients, en majorité aristocrates, doivent près de 180 000 livres10 ?

  • 11 L’inventaire après décès d’Agard, qui habite quai de la Mégisserie dans un appartement au deuxième (...)
  • 12 Archives nationales, Paris, et/XV/695, 1751.
  • 13 Archives de Paris, D4B6 67-4373, 1778.
  • 14 Archives de Paris, D4B6 63-4077, 1777.

22Les marchands de nouveautés, épiciers, parfumeurs, ébénistes, tapissiers, éventaillistes, marchands de modes, porcelainiers, tabletiers, orfèvres, bijoutiers et autres merciers et vendeurs de chinoiseries, ont joué un rôle crucial dans l’essor des consommations. La mercerie de luxe anime un vaste marché : Guillaume Glorieux et Carolyn Sargentson ont montré la prodigieuse hétérogénéité des centaines d’objets entassés dans les boutiques des grands merciers parisiens, objets de bronze et de cristal, meubles, porcelaines, sculptures, tableaux, bijoux, pendules… (Glorieux, 2002, p. 269 sqq. ; Sargentson, 1996, p. 23 sqq.). Contemporain du marchand d’art Edme Gersaint, l’orfèvre joaillier Joseph Agard incarne le milieu raffiné des grands boutiquiers du luxe11. Dispersés à travers les étages, les tableaux, dessins et estampes, les figures et vases de bronze, de plâtre ou de terre cuite, les coquillages, la porcelaine de la Chine et des Indes s’entassent ici et là : dans la salle de compagnie et le cabinet voisin, au deuxième, dans deux chambres au cinquième, enfin dans une dernière au quatrième, dépendant d’une maison voisine ; la chambre du cinquième sur cour abrite un mélange baroque de fioles remplies d’animaux curieux, madrépores, plantes, coraux, coquilles, poissons desséchés, instruments de mathématique, canons et mortiers, mâchoires d’animaux, côte de baleine, habits chinois… L’inventaire liste 306 tableaux, 8 552 dessins, 207 planches d’estampes, sans compter le contenu des volumes, portefeuilles et paquets, 49 pièces de papillons, dix têtes d’animaux, une machine plumatique, 155 médailles, des vases, urnes, pots, dragons, bouteilles, fontaine, gobelets, théières, tasses, soucoupes… Le tout représente une part considérable de la richesse d’Agard (23 000 livres, 87 % de l’actif). Les marchandises de bijouterie et de joaillerie pèsent lourd dans les bilans : le joaillier de la Garenne possède 21 739 livres d’« effets et diamants tant en brillants qu’en karats et roses montées et hors d’œuvre »12, le bijoutier Jobart, 16 000 en « marchandises de pierres »13, le bijoutier Martinet, « bons et différens models en cuivre ou bronze… 3 000, trois pendules d’éléphant finies… 5 000, […] marchandises non finies provenant de l’atelier… 2 930, marchandises de porcelaines, feux et bras dorés d’or moulu, pendules, commodes, secrétaires, glaces, estampes et figures de bronze… 25 000 »14.

  • 15 Archives de Paris, D4B6 3-182, 1742.

23Les listes d’objets parfois jointes aux bilans en disent long sur l’étendue, parfois insoupçonnée, des activités : le joaillier Carelu vend des tableaux, des meubles de la Chine et des armoires15. Les documents rendent possible l’étude des prix, des produits et des matières, des modes, et mettent au jour la variété quasi inépuisable des objets, des formes et des couleurs. Grâce à la diversité de leur offre, le boutiquier convient à un élargissement du marché inédit, qui contribue à brouiller les frontières sociales. L’adaptabilité du marchand à une demande mobile repose sur la diversité des marchandises, l’infinie variation des modèles, dans un contexte de non-standardisation de la production. La diversité et la multiplicité des biens présents dans la boutique atténuent les distinctions des modes de consommation : à la variété des objets et des prix correspond une clientèle élargie.

  • 16 « Strass. Les pierres fausses ou de composition les plus à la mode sont les Stras, nom d’un Jouaill (...)

24Dans un discours simpliste et répétitif, la publicité témoigne à sa façon de la croissance et du changement des consommations ainsi que des techniques et méthodes utilisées par les marchands. La diffusion grandissante de la publicité (almanachs de commerce, presse de mode, affiches, annonces et avis divers) est un signe de l’essor de la culture de consommation. Dans les années 1770-1780, au moment où décolle la production du faux et du plaqué, la qualité et l’inventivité font partie des leitmotive dominants. Faire accepter et même désirer le faux implique un retournement des valeurs qui ne va pas de soi (Styles, 2000, p. 126-147). Les merciers, bijoutiers, émailleurs, horlogers ou lapidaires vont utiliser l’argument de la qualité pour propager la mode du faux. « On fait à Paris des perles qui imitent si bien les naturelles, et qui sont à si bon marché, que la plupart des femmes croient pouvoir se passer des fines » (Almanach général des marchands, 1785-1786, p. 505). Le savoir-faire, la virtuosité à créer du faux en imitant la « nature » sont mises en avant, si bien que le faux devient signe de prouesse et d’inventivité ; l’imitation est invention, c’est même la marque de l’« art ». L’opinion est partagée par les consommateurs, en témoigne le succès des nouveaux matériaux prônés par les marchands : similor, pinchbek, or moulu, tombac, cuivre doré ou argenté, simili argent, straz16

V. Aperçu du paysage commercial parisien : poids du centre historique, primauté des radiales

25Comme pour toute ville issue d’une longue évolution, la géographie commerciale et artisanale de Paris est complexe (George, 1952, p. 39). À la fois diffuse et polarisée, elle est le fruit de facteurs variables selon les métiers et le temps : tracé et ancienneté de la rue, inertie spatiale (le livre rue Saint-Jacques, l’or dans la Cité), besoins matériels (eau, espace, voie d’approvisionnement), impératifs commerciaux (concurrence, proximité), tonalité socioéconomique du quartier…, des traits que l’on peut retrouver dans bien d’autres cités. « […] il est certain que c’est une chose bien avantageuse à un Marchand que d’être bien placé » (Savary, 1777, t. i, p. 272). Certains commerces trouvent n’importe où les conditions favorables à leur prospérité (boulangers, épiciers, vitriers), d’autres sont tributaires d’une ambiance particulière, liée à la densité locale ou au contraire à la rareté (marchands de modes, orfèvres, bijoutiers, libraires) [Bertrand, 1978, p. 97 ; Rouleau, 1983 [1967], p. 116 sq ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 1992, p. 43 sq].

26La zone commercialement la plus dense de Paris correspond à une croisée élargie qui inclut les Halles, la rue Saint-Honoré jusqu’au Palais-Royal, la moitié occidentale de la Cité et la bordure occidentale de la rive gauche. Si les secteurs de l’habitat, de l’alimentation et du vêtement se déploient à l’intérieur d’un large périmètre qui mord sur les faubourgs, celui du luxe est resserré autour du centre historique. Les radiales et les rues-faubourgs, ces voies de peuplement ancien qui vont du centre vers les portes de la ville (Saint-Antoine, du Temple, Saint-Martin, Saint-Denis, Montmartre, Saint-Honoré) ou qui démarrent aux portes (rues du Faubourg-Saint-Antoine, du Faubourg-Saint-Honoré, de Sèvres), jouent un rôle essentiel dans la structuration de l’espace commercial. La suprématie de l’implantation commerciale linéaire est nuancée par l’existence de quelques points forts, enclos, ports, carrefours, places ou marchés (Palais, Halles, Temple, abbaye Saint-Martin, carrefour de Buci, place Maubert, port de l’École…), autour desquels s’est développé au fil du temps un réseau connexe de voies qui donne au quartier sa griffe.

27Ancien axe royal dont quelques bâtiments perpétuent le souvenir glorieux tel l’hôtel de Beauvais où se pressèrent les courtisans lors de l’entrée de la reine Marie-Thérèse d’Autriche en 1660, la rue Saint-Antoine est devenue la grande artère commerciale d’un quartier populaire qui s’étend jusqu’à la Seine. L’aristocratie a depuis longtemps déserté les lieux et le secteur est caractérisé par la variété des petits métiers (alimentation, métaux et textiles). L’intense activité laborieuse du faubourg Saint-Antoine est liée au régime de liberté favorisé par l’abbaye Saint-Antoine-des-Champs (Monnier, 1981, p. 35 ; Thillay, 2002). Entourées de congrégations religieuses, dans un paysage dominé par les jardins, les champs et les marais, les rues sont peuplées d’artisans et d’ouvriers du bois, du textile, des métaux. Les manufactures de faïence et de porcelaine, les fabriques de poêles, les ateliers de poterie de terre, les brasseries sont ici à leur aise.

28L’étroit quartier Saint-Denis, qui s’étire entre les deux longues voies nord-sud de la rive droite, Saint-Martin et Saint-Denis, est un des plus denses de Paris. La rue Saint-Martin, « la plus longue et la plus droite de toute la Ville » (Le Rouge, 1716, p. 97), est à l’image du quartier qui porte son nom : une occupation bigarrée, qui mêle métiers du vêtement, des métaux, de l’alimentation et, dans une moindre mesure, du bâtiment. Rue Saint-Denis, la toilette est reine. C’est l’artère industrieuse de la mode parisienne ; l’Essai sur l’Almanach général d’indication d’adresse personnelle et fixe, des Six Corps, Arts et Métiers (1769) y signale 133 merciers, 24 rubanniers, 23 brodeurs, 19 bonnetiers, 11 drapiers, 8 lingères, 8 éventaillistes…

29Entre les rues Montmartre et Saint-Honoré s’étendent les quartiers Saint-Eustache et Saint-Honoré qui attirent depuis le xviie siècle la cour, la haute finance et l’aristocratie corporative. La rue Saint-Honoré est devenue la voie marchande la plus brillante et raffinée de la capitale. Elle est l’axe royal du siècle. Modèle de grand’rue traversante, c’est un long alignement (1,9 km) de magasins de luxe. De la fin du xviie siècle au xixe siècle, le parcellaire est resté identique (Boudon, Chastel, Couzy et Hamon, 1977, p. 50, p. 61, carte p. 22). Dans le tissu urbain préindustriel, les axes à forte concentration commerciale sont des rues à petit parcellaire régulier, à hautes façades, aux rez-de-chaussée occupés par des boutiques (Cabestan, 2004) : le poids de la fonction commerçante l’emporte sur l’évolution parcellaire. La présence des élites sociales a provoqué un afflux de marchands et d’artisans, opulents et célèbres, qui bouleverse les frontières établies entre spécialités : confiseurs, pâtissiers, marchands de vins, épiciers ou marchands de marée fournisseurs de tortues, porcelainiers, opticiens, horlogers, bijoutiers, gantiers-parfumeurs, merciers (modes et soieries), marchands d’art… La densité et la variété des activités de prestige, qui vont atteindre un apogée à la veille de la Révolution avec la promotion du Palais-Royal en centre commercial de luxe, donnent à la rue son caractère unique, qui explique l’image du microcosme tant prisée des voyageurs.

Ce palais, ce jardin sont uniques sur le globe. Allez à Londres, à Madrid, à Vienne, à Pétersbourg, vous n’y verrez rien de pareil. Tout s’y trouve. Ce séjour enchanté est une petite ville luxurieuse, renfermée dans une grande. Quoique tout augmente, triple et quadruple de prix dans ce lieu, il semble y régner une attraction, qui attire l’argent de toutes les poches, surtout de celles des étrangers, qui raffolent de cet assemblage de jouissances variées et qui sont sous leur main (Reichard, 1970 [1810], p. 70).

30Dans les boutiques décorées avec art, tout devient précieux, objet de curiosité. Le « palais marchand » s’offre comme un lieu de promenade élitiste, temple de la consommation placé sous le signe du luxe et des plaisirs (Dautresme, 2000, p. 239). Une annonce de l’Almanach du Palais Royal donne le ton.

La boutique de M. Poix-Menu, que les Fées semblent avoir pris plaisir d’établir elles-mêmes, en l’embellissement de tous les objets propres à produire le plus grand éclat par les reflets colorés de la lumière, fixe, par sa beauté et son brillant, l’attention du Public qui peut y trouver les bijoux les plus précieux, et ceux de simple fantaisie dans tous les genres (1786, p. 152).

31Rive gauche, quelques rares boutiques de luxe s’imposent, tel le Petit Dunkerque, quai Conti. Louis-Sébastien Mercier a brossé un tableau de la célèbre boutique du bijoutier de la reine Granchez, en entremêlant, à son habitude, le moralisme (le luxe futile) et une vision économique aiguisée, qui lie innovation, circulation, consommation et travail (Mercier, 1783, t. vii, chap. dlv, p. 81-84).

C’est la boutique d’un marchand bijoutier, à la descente du pont-neuf. Elle étincele de tous ces bijoux frivoles que l’opulence paie, que la fatuité convoite […]. Rien n’est plus brillant à l’œil que cette boutique : rien n’est plus triste à la réflexion […]. […] les enfantillages de l’industrie délicate sont là sur leur trône. […] Nos petits seigneurs prennent ces petits bijoux à crédit, les distribuent d’un air de nonchalance ; et ces dépenses de fantaisie excedent les dépenses nécessaires. […] Mais après avoir gémi en philosophe, il faut rendre justice au goût du maître. […] En donnant la vogue à plusieurs colifichets, il a fait travailler dans la capitale ce qu’on étoit obligé de faire venir à grands frais de l’étranger. La bijouterie a fait plus de progrès, depuis qu’il a mis sous les yeux du public des modèles élégans et variés, qu’elle n’en avoit fait depuis long-tems. D’ailleurs chez lui le prix des bijoux est fixe et invariable ; et si la rivalité fait dire aux autres marchands, qu’on paie le double au petit-Dunkerque, c’est la jalousie qui parle. La grace et le fini des bijoux ne les rendent pas là plus chers qu’ailleurs. […] Comme le luxe change continuellement d’objets, et que les modes varient avec rapidité, les ouvriers du luxe éprouvent des vicissitudes ruineuses ; et leur sort est toujours incertain, tandis que celui de l’agriculteur ne l’est pas. Tel colifichet perd de sa faveur, et voilà des hommes qui tombent inopinément dans le besoin […].

32« Révolution du commerce »… : le terme est excessif car le secteur commerçant continue de baigner au xviiie siècle dans un milieu traditionnel, façonné par des représentations, des pratiques, des règles ancestrales. Pourtant le dynamisme commercial éclate de tous côtés, indiscutable cheville ouvrière de l’expansion du siècle, en dépit des risques multipliés par la croissance même : la souplesse des façons d’exercer le métier en réponse aux rigidités corporatives ; la délicate maîtrise du crédit et du temps et la pugnacité face aux aléas professionnels ; la volonté nouvelle d’une visibilité conquérante ; l’aptitude à saisir les opportunités, à propager les modes, à jouer sur les qualités, les prix et les goûts pour attirer la clientèle, et réussir.

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Notas

1 « To summarize, the traditional notion that supply and demand were somehow symmetric in the industrialization process is unfounded. The determination of “when”, and “how fast” are to be sought first and foremost in supply, not demand related processes ». Le point de vue de Joël Mokyr a évolué depuis, en témoignent ses derniers ouvrages plus ouverts au contexte culturel (Mokyr, 2002, 2009 et 2016).

2 Notons l’exception de Davis (1966), qui donne un aperçu du commerce du xive au xxe siècle.

3 Deux synthèses de l’état bibliographique de la question vu par les historiens anglais : Alexander et Akehurst (1998) ; Cox (2000, p. 1-5 et p. 11-13).

4 Le manufacturier fut célébré à plusieurs reprises par Neil McKendrick qui, de 1960 à 1982, consacra six articles à l’entrepreneur (Fine et Leopold, 1990, p. 155).

5 « This was a “product revolution” made by inventors, and manufacturers, merchants, retailers and advertisers, and above all by people who bought “new luxury” ».

6 Outre les travaux de Maxine Berg déjà cités, voir McKendrick (1960) ; Robinson E. (1963) ; Fowler (1998) ; Berg et Clifford (1998) ; Walsh (1995, 2000b et 2001) ; Coquery (2000b) ; Stobart (2012) ; Bartomolei, Lemercier et Marzagalli ( 2012) ; Villeret (2017).

7 Hoh-Cheung et Lorna Mui ont dénombré 141 700 boutiques en Angleterre et au pays de Galles en 1759, dont 21 603 à Londres. Ils proposent un ratio moyen de 43,3 habitants par boutique, 30 à Londres, en soulignant les fortes inégalités entre les régions du Sud, mieux équipées, et celles du Nord, sous-équipées. Nous serions bien en peine de proposer un comptage équivalent pour la France et pour Paris.

8 Les historiens médiévistes se sont attaqués à la question lors des 36e journées internationales d’histoire de l’abbaye de Flaran (17 et 18 octobre 2014), qui avaient pour thème « Le nécessaire et le superflu. Le paysan consommateur dans l’Europe médiévale et moderne (xie-xviiie siècle) ».

9 La bibliographie, tant anglaise que française, sur le développement économique des deux pays est pléthorique. Contentons-nous de renvoyer aux auteurs fondamentaux : François Crouzet, l’un des rares à adopter une démarche comparative, Phyllis Deane et William Alan Cole, David Saul Landes, Paul Mantoux, Maurice Lévy-Leboyer, Pierre Léon, Jean Meuvret… La question du décalage entre les structures socioéconomiques des deux pays a été discutée par plusieurs historiens français, entre autres, Crouzet (1966, p. 272-291, 1985 et 1998, p. 263-286), Braudel (1979, t. 3, chap. iv), Morineau (1985, p. 95-119). Liliane Hilaire-Pérez a étudié la densité des échanges entre les deux pays, voir notamment Hilaire-Pérez (1997).

10 L’abandon a eu lieu le 15 janvier 1780 : Delespine et sa femme devaient plus de 13 000 livres (archives de Paris, D4B6 85-5786, 1782). Le bilan de Charles Raymond Granchez, en 1787, révèle des chiffres grandioses : 296 518 livres de dettes actives, 10 000 livres de meubles, 34 000 livres d’immeubles, 7 000 livres de rentes et 376 817 livres de dettes passives (archives de Paris, 1787, D4B6 91-6280). Carolyn Sargentson (1996, p. 119-126) a étudié l’inventaire après décès dressé après la mort de la femme de Granchez, le 4 octobre 1784 (Archives nationales, Paris, et/IX/794).

11 L’inventaire après décès d’Agard, qui habite quai de la Mégisserie dans un appartement au deuxième étage, date du 14 mars 1750 (Archives nationales, Paris, et/XI/571). Comme Gersaint, il fait travailler le peintre François Boucher, qui « s’est obligé de lui faire soixante quatre dessins des contes de La Fontaine, 24 livres chacun ». Entre 1736 et 1745, Agard fut client de plusieurs ventes publiques dirigées par Gersaint (Glorieux, 2002, p. 568-569).

12 Archives nationales, Paris, et/XV/695, 1751.

13 Archives de Paris, D4B6 67-4373, 1778.

14 Archives de Paris, D4B6 63-4077, 1777.

15 Archives de Paris, D4B6 3-182, 1742.

16 « Strass. Les pierres fausses ou de composition les plus à la mode sont les Stras, nom d’un Jouaillier de notre temps, qui le premier les mit en vogue ; elles ne different des fines que par la dureté et le poids… » (Savary des Bruslons, 1741).

Autor

Natacha Coquery, ancienne élève de l’ENS Fontenay, agrégée d’histoire, est professeure d’histoire moderne à l’université de Lyon 2, directrice adjointe du LARHRA (Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes, UMR 5190), et membre senior de l’Institut universitaire de France (2014-2019). Spécialiste de la consommation, du crédit et du commerce de détail à Paris au xviiie siècle (Tenir boutique à Paris au xviiie siècle. Luxe et demi-luxe, Paris, CTHS, 2011), ses recherches actuelles portent sur le marché du luxe sous la Révolution française.

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