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Les encyclopédismes en France à l'ère des révolutions (1789-1850)

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Vincent Bourdeau
, 
Jean-Luc Chappey
, 
Julien Vincent

Deuxième partie. Arbres, tableaux et systèmes

7

Structure et fonction de l’encyclopédie chez Auguste Comte

Laurent Clauzade

Texte intégral

  • 1 Voir Yeo Richard, 1993, Defining Science: William Whewell, Natural Knowledge, and Public Debate in (...)

1Richard Yeo, dans son ouvrage sur Whewell, rapporte que ce dernier, en 1856, en prévision de la troisième édition de son History of the Inductive Sciences, avait l’intention de rendre compte des progrès faits dans les sciences depuis la seconde édition de son ouvrage, datant de 18471. Mais ce projet n’aboutit qu’à une révision marginale, et les additions furent relativement restreintes et très générales : la spécialisation et la vitesse de progression des sciences avaient eu raison de son encyclopédisme.

  • 2 Comte Auguste, 1975, « Lettre de Comte à Mill du 24 août 1842 », in id. (textes établis et présenté (...)
  • 3 Ibid., p. 586.

2Auguste Comte, après son Cours de philosophie positive (1830-1842), dans lequel il montrait qu’il était possible de réaliser un système encyclopédique intégralement positif, expliqua à John Stuart Mill qu’il ferait pour lui une exception à son régime mental, qu’il nommait « hygiène cérébrale », et qui consistait à s’abstenir de « toute lecture philosophique ou politique »2. Cette hygiène qu’il avait suivie pendant la majeure partie de la rédaction du Cours, il la poursuivit le reste de sa carrière, ne lisant plus, aux dires de Littré, que « ses poètes favoris et, sur la fin de sa vie, l’Imitation de Jésus-Christ »3. Cela ne l’empêcha point, en 1851, dans le premier tome du Système de politique positive, de reprendre l’encyclopédie élaborée dans le Cours, de lui donner une nouvelle organisation, et de fonder sur elle sa politique et sa religion.

3Le rapprochement entre ces attitudes se justifie à plus d’un titre. Tout d’abord, elles émanent de deux auteurs dont on peut dire qu’ils ont été des penseurs encyclopédiques, non au sens où ils auraient mené des projets éditoriaux qui se seraient traduits par la publication, en plusieurs volumes, de dictionnaires ou de recueils thématiques ayant pour ambition d’embrasser toutes les connaissances disponibles, mais au sens où ils ont élaboré une réflexion très profonde sur l’ensemble des sciences de leur époque, et où cette réflexion, de nature principalement épistémologique, mais n’excluant pas, bien au contraire, des buts plus lointains, politiques, moraux ou religieux, a pris la forme d’une revue exhaustive du savoir scientifique disponible. Bref, il s’agit de deux auteurs encyclopédiques pour qui la globalité des connaissances est à la fois un objet de réflexion, et un moyen pour produire des thèses sur le savoir scientifique d’autant plus robustes qu’elles étaient confrontées à l’ensemble des sciences. La limite de ce parallèle réside dans le fait que seul Comte a pensé directement et explicitement la notion d’encyclopédie. Whewell a toujours été plus réservé, non seulement sur sa capacité à embrasser toutes les spécialités, mais aussi sur la possibilité de déterminer de manière quasi géométrique, le périmètre définitif des material sciences.

  • 4 Richard Yeo insiste sur ces tensions : voir Yeo Richard, 2001, Encyclopædic visions: Scientific Dic (...)

4Ce contraste est la seconde raison du rapprochement. Les deux auteurs font face à une même difficulté, caractéristique de la connaissance encyclopédique : la quasi-contradiction entre l’exigence de clôture et de délimitation contenue dans l’idée de cercle du savoir, et le progrès accéléré des sciences, progrès s’accompagnant d’une dispersion des spécialités4. Si l’issue de la confrontation avec cet obstacle n’est pas très différente dans les deux cas, à savoir la reproduction (sous la forme d’une reprise ou d’une réédition) d’une élaboration passée, ce résultat procède néanmoins de deux manières opposées de gérer la contradiction. L’attitude plus empirique de Whewell, une plus grande ouverture à l’actualité scientifique et une sensibilité plus aiguë à l’idée d’invention promue par son épistémologie expliquent peut-être sa réserve vis-à-vis du projet encyclopédique et sa pleine conscience de la difficulté. Mais il semble clair, en ce qui concerne Comte, qui fait l’objet de cette étude, que la clôture et la stabilité ont été choisies au détriment de l’attention aux changements et à la nouveauté, ou plus exactement, que la nouveauté, grâce à la prévision sociologique, lui semblait pouvoir non seulement être dominée, mais aussi rendre inutile une révision périodique, et justifier l’hygiène cérébrale. C’est certainement en raison de ce choix de la stabilité et de la clôture que nous avons chez Comte une pensée forte de l’encyclopédie.

5Quel que soit le développement donné à l’exposition de l’encyclopédie, l’ensemble de traités scientifiques autonomes projetés mais jamais réalisés pour « l’avenir humain », la succession des leçons du Cours de philosophie positive, ou les deux chapitres du premier tome du Système de politique positive, la forme de l’encyclopédie positive est remarquablement stable : une hiérarchie de six ou sept sciences homogènes entre elles, ordonnée selon les critères de complexité et de généralité de la « loi encyclopédique », et destinée autant à fournir la base de l’éducation qu’à donner l’état définitif et complet des connaissances positives.

6La difficulté propre d’une étude de la notion comtienne d’encyclopédie réside dans le fait qu’elle n’est guère discernable de celle de philosophie positive entendue comme système des conceptions positives, si bien qu’on a parfois l’impression que traiter de l’encyclopédie, c’est traiter de toute la philosophie d’Auguste Comte. Cette difficulté, certes, diminue lorsque la philosophie positive cède le pas, dans la seconde carrière, au positivisme moral et religieux. Elle n’est cependant jamais pleinement évacuée. Au sein de l’ensemble de l’œuvre de Comte, toutes périodes confondues, la répartition des textes où il est question de l’encyclopédie est un bon indice de cet entrelacement. Dans un tel ensemble, on peut en effet distinguer trois sortes de textes.

  • 5 Voir Comte Auguste, 1851-1854, « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants », i (...)
  • 6 Voir Comte Auguste, 1830-1842, Cours de philosophie positive, Paris, Rouen frères puis Bachelier, 6 (...)

71) Il convient de mentionner tout d’abord les textes traitant directement de la notion d’encyclopédie et des réquisits qu’une telle notion en général doit satisfaire. Le seul passage véritablement conséquent de cette sorte se trouve dans un écrit de jeunesse datant de 1825 : « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants »5. Il n’est pas faux de dire que cet opuscule donne le ton de toutes les considérations postérieures sur les fonctions de l’encyclopédie. On peut éventuellement adjoindre à ce passage l’« Avertissement » du Cours de philosophie positive, rédigé en 18296.

  • 7 CPP, t. i, 2e leçon, p. 57-115. Le titre de cette leçon est très explicite : « Exposition du plan d (...)
  • 8 Voir SPP, t. i, p. 402-453.

82) Évoquons ensuite les textes consacrés à la construction de l’encyclopédie : le type de savoirs qu’elle doit inclure, la forme de classification qui doit présider à son organisation, etc. Deux passages de l’œuvre sont ici à distinguer : d’une part, la deuxième leçon du Cours de philosophie positive7, publiée en 1830, qui construit l’échelle des sciences à partir de la « loi encyclopédique », c’est-à-dire la loi de classification qui commande à la fois l’organisation de l’encyclopédie et l’exposition de la philosophie positive ; d’autre part, le premier chapitre de l’« Introduction fondamentale » du Système de politique positive8, qui, en 1851, repense et réoriente l’organisation de l’encyclopédie à partir du point de vue religieux.

  • 9 Voir SPP, t. i, p. 454-736 et SPP, t. iv, p. 160-248.

93) Enfin, l’ensemble le plus large est constitué par les textes où l’encyclopédie des sciences abstraites est exposée. On peut considérer que la totalité du Cours est consacrée à une telle tâche, au moins quant aux notions principales et aux méthodes. Bien que sous une forme beaucoup plus ramassée, le Système lui aussi procède à cette exposition dans les deux derniers chapitres de l’« Introduction fondamentale » (1851), ainsi que dans le troisième chapitre du quatrième tome (1854)9.

10Ce relevé montre que la présence des problématiques relatives à l’encyclopédie, bien que très importante dans l’ensemble des écrits de Comte, s’y répartit de façon inégale. Lorsqu’il s’agit de construire la philosophie positive, comme c’est le cas dans la première carrière de Comte, qui comprend essentiellement le Cours de philosophie positive (1830-1842), les passages relatifs à l’encyclopédie sont quasiment coextensifs à l’œuvre.

11En revanche les choses changent à partir de 1846, date à laquelle on fait généralement commencer « la seconde carrière ». Dès lors que Comte renoue avec son projet de réforme politique et l’oriente vers la fondation d’une religion et d’une morale, ce qu’il fait dans le Système de politique positive (1851-1854), la part réservée aux réflexions encyclopédiques diminue fortement. En effet, non seulement le projet global est directement politique, mais surtout le travail effectué change de nature. On a alors affaire à une sorte d’épistémologie au second degré, puisque l’essentiel des efforts de Comte va consister à donner une nouvelle forme à l’encyclopédie préalablement élaborée par le Cours, de manière à mieux l’intégrer dans la partie dogmatique de la nouvelle religion. Les 300 pages de l’« Introduction fondamentale » (1851) suffisent ainsi à réorienter les 2 000 pages du Cours (1830-1838 pour les sciences précédant la sociologie).

12Dans ce qui va suivre, nous allons tenter de définir la conception comtienne de l’encyclopédie puis de décrire sa structure et ses propriétés générales telles qu’on les rencontre dans l’ensemble du corpus. Enfin, nous essaierons de saisir les rôles attribués à cette structure encyclopédique relativement fixe dans les deux configurations principales du système.

I. Définition

13Il n’y a pas de définition explicite, mais plutôt un usage du terme relativement clair qui conditionne la possibilité d’une encyclopédie à l’existence d’un système complet de connaissances homogènes :

  • 10 Comte Auguste, « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants », art. cit., p. 158

Depuis et avant l’Encyclopédie du dix-huitième siècle, il a été fait dans ce but une foule de tentatives, dont aucune n’a réussi […]. La nullité de tous ces efforts tient à ce que les diverses connaissances humaines n’ayant pas eu toutes jusqu’ici le même caractère, il a été nécessairement impossible de les combiner en un système unique. On a pu construire, à d’autres époques, une encyclopédie théologique ou métaphysique […]. On pourra construire plus tard une encyclopédie positive, quand la physique sociale aura pris quelque consistance. Mais vouloir, comme on l’a toujours prétendu jusqu’ici, former une encyclopédie à la fois théologique, métaphysique, et positive, c’est vouloir composer un ensemble avec des éléments qui s’excluent mutuellement […]. Mais il ne saurait plus en être de même quand une fois la science sociale étant devenue positive et la théologie avec la métaphysique chassées de leur dernier asile, le système de nos idées ne se composera plus que d’éléments homogènes. Alors il suffira de résumer les connaissances relatives aux divers ordres de phénomènes, pour découvrir immédiatement leur enchaînement naturel, et former par là une véritable philosophie positive, bien plus complète et bien mieux liée que n’ont jamais pu l’être la philosophie métaphysique, et même la philosophie théologique, qui, provisoires de leur nature, n’ont été à aucune époque rigoureusement universelles10.

14La complétude est une qualité classique de l’encyclopédie. Comte défend en sus l’idée que cette complétude doit s’accompagner de l’homogénéité des connaissances : celles-ci doivent être soit toutes théologiques, soit toutes métaphysiques, soit toutes positives. Dans le cas contraire le projet encyclopédique échoue. C’est ce qui est arrivé au xviiie siècle, qui fut une époque de transition partagée entre positivité et métaphysique.

15L’encyclopédie ne se caractérise cependant pas seulement par les traits formels de la complétude et de l’homogénéité : elle a une vocation pédagogique, qui chez Comte est explicitement politique. La philosophie positive en tant que système homogène doit servir de base à la réorganisation sociale en fournissant une éducation sociale elle aussi homogène :

  • 11 Ibid., p. 160.

Ainsi, la formation de la physique sociale, qui, sous le rapport purement intellectuel, a été déjà démontrée comme indispensable pour arriver à un système philosophique complet, n’est pas moins nécessaire, sous le rapport politique, pour produire une éducation sociale entièrement homogène, qui puisse servir de base à une hiérarchie fixe et régulière. Ces deux grandes conditions sont, évidemment, la conséquence l’une de l’autre. Car l’éducation et la philosophie sont en relation intime et nécessaire, vu l’impossibilité d’élever une société autrement que sous l’influence du système d’idées prépondérant11.

16En d’autres termes, c’est l’encyclopédie qui constitue le corps de doctrine du pouvoir spirituel, dont la principale fonction est l’éducation.

17Complétude, homogénéité et visée éducative : l’ensemble de ces traits indiquent bien que le terme encyclopédie, qui se rencontre constamment sous la plume de Comte n’est pas utilisé abusivement. Pour le commentateur cependant surgit immédiatement une difficulté : c’est qu’on ne voit guère la différence entre la notion d’encyclopédie ainsi décrite et celle de philosophie. Rappelons la définition cette fois-ci explicite du terme « philosophie » :

  • 12 CPP, t. i Avertissement, p. vii.

Je me bornerai donc, dans cet avertissement, à déclarer que j’emploie le mot philosophie dans l’acception que lui donnaient les anciens, et particulièrement Aristote, comme désignant le système général des conceptions humaines ; et, en ajoutant le mot positive, j’annonce que je considère cette manière spéciale de philosopher qui consiste à envisager les théories, dans quelque ordre d’idées que ce soit, comme ayant pour objet la coordination des faits observés12.

18La philosophie dite positive, c’est donc un système général de conceptions homogènes, toutes issues d’une « manière spéciale de philosopher », autrement dit c’est l’encyclopédie positive. Il convient ici de préciser le sens de cette identification. La philosophie positive, en tant que théorie de la connaissance, contrairement aux philosophies classiques, ne se déploie pas à partir d’une conception a priori de l’esprit, que celle-ci soit obtenue par réflexion transcendantale ou par introspection, mais à partir de l’observation des procédés mis en œuvre par les sciences : ce qui signifie que l’encyclopédie est la base ultime à partir de laquelle il est possible de construire une philosophie et qu’il n’y a rien en deçà. D’où ce rapport à la fois de dépendance et d’identité très fort entre encyclopédie et philosophie.

19Il ne s’agit pas d’essayer de contourner cette équivalence massive : il est très clair que réfléchir sur l’encyclopédie, pour Comte, c’est réfléchir sur la philosophie positive. Cela dit, il faut immédiatement préciser deux points.

20Tout d’abord, la « philosophie positive » au sens qui vient d’être défini n’est pas le tout de la pensée comtienne. Comme le souligne Comte de façon très ramassée à la fin de sa carrière, si le Cours a tiré de la science une philosophie, le Système de politique positive convertira cette philosophie en religion complète et définitive. Autrement dit, la systématisation des conceptions ne sera plus qu’une partie, certes fondamentale et plutôt préliminaire, d’un système beaucoup plus vaste visant à coordonner aussi les affections et les actes.

21Ensuite, second point, ce qui sera appelé encyclopédique aura trait plus particulièrement à la structure du système : son organisation hiérarchique globale, les relations des différentes parties de l’encyclopédie entre elles, l’éventuelle domination d’une science sur l’ensemble.

22Ce dernier point est essentiel. La plupart des occurrences du terme « encyclopédie », et surtout de sa forme adjectivale, sont en lien avec l’organisation du système des sciences abstraites. « Construction encyclopédique », « hiérarchie encyclopédique », « échelle encyclopédique », « constitution encyclopédique », « position encyclopédique », toutes ces expressions sont de nature métasystématique et visent à décrire l’arrangement précis et ordonné – hiérarchique comme on le verra – des savoirs fondamentaux au sein de la philosophie positive réduite à son acception première de « système général des conceptions humaines ». D’une certaine manière, il est possible de dire que le terme « encyclopédie » désigne précisément la forme systématique de la philosophie positive.

  • 13 Voir CPP, t. i, 2e leçon, p. 57-58.
  • 14 Voir d’Alembert (édité par Michel Malherbe), 2000, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Paris, (...)

23C’est dire qu’il y a un écart considérable entre l’encyclopédie ainsi entendue et l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert, qui était un « Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers ». Dans l’encyclopédie comtienne, non seulement les arts et les métiers sont exclus, mais surtout il n’est pas question qu’elle prenne la forme d’un dictionnaire : la forme du système lui est essentielle, et elle doit être conservée, tant dans l’exposition – qu’il s’agisse de celle relativement exhaustive du Cours, ou celle plus ramassée du Système – que dans ses applications au cursus éducatif. Il est d’ailleurs tout à fait significatif que la seule allusion directe à l’Encyclopédie dans la deuxième leçon du Cours de philosophie positive13 concerne le « Système figuré des connaissances humaines » donné par Diderot à la fin du Discours préliminaire de l’Encyclopédie14. Pour Comte, l’encyclopédie est système et classification.

  • 15 Nous nous référons aux imprimés et manuscrits rassemblés sous le titre « Les écrits sur la nouvelle (...)
  • 16 Ibid., respectivement p. 535 et 652.

24De ce point de vue, Comte est extrêmement proche des critiques que Saint-Simon, autour de 1810, a adressées à l’entreprise de Diderot et d’Alembert15. Un des axes principaux de ces attaques consiste à souligner que l’entreprise ne mérite vraiment le nom d’encyclopédie que dans sa partie systématique : le Discours préliminaire et la classification qui l’accompagne. En revanche, le corps principal de l’ouvrage, n’est qu’un dictionnaire « général », ou, comme Saint-Simon le dit de façon imagée, « légèrement encyclopédisé16 ». Cette critique découle de deux idées complètement assumées par Comte. La première est qu’« une bonne encyclopédie » est une classification, autrement dit,

  • 17 Ibid., p. 535. Le contexte de cette citation (« Projet d’encyclopédie. Deuxième aperçu, manuscrit » (...)

une collection complète des connaissances humaines, rangées par ordre tel que le lecteur descendrait, par des échelons également espacés, depuis la conception la plus générale jusqu’aux idées les plus particulières17.

  • 18 Ibid., respectivement p. 602 et 632.
  • 19 Voir ibid., p. 520-522.
  • 20 Ibid., p. 521.

25La seconde est qu’un tel travail dépend d’une sorte de science générale, que Saint-Simon nomme « science générale positive » ou « science encyclopédique »18, et qui ne se ramène à aucune science particulière. Bien sûr, comme souvent dans la relation entre Comte et Saint-Simon, cet accord sur les orientations fondamentales débouchera sur une réalisation totalement différente. La « science encyclopédique » ne sera pas un développement de l’idée saint-simonienne de pesanteur universelle19, mais sera endossée successivement, comme on le verra plus bas, par la philosophie positive elle-même, puis par la sociologie et la morale. De la même manière, la loi de classification, chez Comte, ne sera pas dérivée de « l’histoire des progrès de l’esprit humain »20, mais au contraire bien distinguée de la loi des trois états. Il n’en reste pas moins cependant que pour les deux auteurs l’encyclopédie est essentiellement système et classification.

II. La structure de l’encyclopédie

26Il faut rappeler tout d’abord ce que Comte entend par « sciences positives ». L’encyclopédie ne concerne en effet que les sciences dites abstraites. Sans entrer dans les détails, la réduction opérée par Comte suppose deux distinctions successives.

  • 21 CPP, t. i, 2e leçon, p. 63.
  • 22 Voir Comte Auguste, « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants », art. cit., p (...)

27La première oppose l’action ou l’application à la spéculation. Comte fait converger plusieurs arguments pour justifier cette séparation. Le premier a trait à l’efficacité pratique. S’il est légitime de poser que la science a une visée pratique, cela n’implique ni une indistinction, ni une interaction continuelle et immédiate. Au contraire l’efficience pratique est conditionnée par un détour théorique, que la formule célèbre résume assez bien : « science d’où prévoyance ; prévoyance d’où action »21. Le second argument consiste à relever que la destination pratique n’est pas exclusive. Il faut ainsi admettre, c’est là le thème classique et aristotélicien de l’étonnement, que la spéculation répond à un « besoin fondamental » et autonome de l’esprit humain, qui est satisfait par « un système de conceptions positives sur les différents ordres de phénomènes », sans égard à sa destination pratique22.

28La seconde distinction passe entre les sciences abstraites et les sciences concrètes :

  • 23 CPP, t. i, 2e leçon, p. 70.

Il faut distinguer, par rapport à tous les ordres de phénomènes, deux genres de sciences naturelles : les unes abstraites, générales, ont pour objet la découverte des lois qui régissent les diverses classes de phénomènes, en considérant tous les cas qu’on peut concevoir ; les autres concrètes, particulières, descriptives, et qu’on désigne quelquefois sous le nom de sciences naturelles proprement dites, consistent dans l’application de ces lois à l’histoire effective des différents êtres existants23.

  • 24 SPP, t. i, p. 39.

29En guise d’exemple, la biologie est une science abstraite, alors que l’histoire naturelle est une science concrète. L’illustration paradigmatique de la science concrète, reprise d’ailleurs par Mill, est la météorologie : « les événements qu’on y considère ne sont jamais que d’évidentes combinaisons de phénomènes astronomiques, physiques, chimiques, biologiques, et même sociaux, dont les lois propres comportent et exigent autant de théories différentes »24.

30L’exclusion de ces deux catégories (les théories générales propres aux différents arts principaux et les sciences concrètes) se fait à partir d’arguments qui soulignent la liaison et l’indistinction entre philosophie et encyclopédie.

  • 25 Voir CPP, t. i, 2e leçon, pour les arts p. 69-70, pour les sciences concrètes, p. 74-75. En ce qui (...)
  • 26 Voir SPP, t. i, p. 431-432 et 437.

31Le premier argument, avancé dans le Cours et repris ensuite par le Système, est que les sciences abstraites forment la base rationnelle du système, et permettent donc, soit de diriger l’application aux arts, soit de construire (idéalement par déduction) les sciences concrètes25. Le second argument, mis en place semble-t-il plus tardivement, est que, s’il s’agit de faire système, alors seules les connaissances fondamentales peuvent satisfaire cette exigence. Recenser les sciences concrètes serait proprement interminable26.

  • 27 Voir CPP, t. i, 2e leçon, p. 62 et 75. L’idée sera reprise dans le Système, mais le terme sera appl (...)

32Ces deux raisons ne sont véritablement probantes que si l’on comprend que l’encyclopédie est en quelque sorte subordonnée ou identifiée à l’établissement d’un système de philosophie, lequel réclame non seulement la systématicité et la clôture, mais surtout la focalisation sur les connaissances fondamentales, permettant de construire une sorte de « philosophie première » (le terme, emprunté à Bacon, apparaît à deux reprises dans la deuxième leçon du Cours27). Par-delà toutes les ruptures avec la philosophie traditionnelle, cette recherche d’un savoir fondamental de nature exclusivement théorique, même si elle est conçue au terme d’une démarche a posteriori, reste la marque d’une perspective classique.

1. La loi encyclopédique

  • 28 CPP, t. i, 1re leçon, p. 3.
  • 29 CPP, t. iv, 51e leçon, p. 648.

33La philosophie positive est bâtie à partir de deux lois fondamentales : la loi dite des trois états et la loi de classement. Avant d’aborder cette dernière, rappelons en un mot ce qu’est la loi des trois états. Elle stipule que « l’esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher […] : d’abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique, et enfin la méthode positive »28. Cette loi de développement – au sens biologique et préformationniste du terme – est la loi historique fondamentale qui permet d’organiser l’histoire de l’humanité, en partant de l’idée que l’évolution intellectuelle est le « principe nécessairement prépondérant »29 de cette histoire. Cette loi n’atteint cependant sa pleine efficience historique que conjuguée à la loi de classement : le développement est en effet différencié, et les différentes branches de nos connaissances – les différentes sciences – ont une vitesse d’évolution qui est fixée par leur rang encyclopédique.

  • 30 CPP, t. i, 2e leçon, p. 58. Pour Saint-Simon, voir Œuvres complètes, op. cit., p. 575, 601, ou 629- (...)
  • 31 Ampère André-Marie, 1834, Essai sur la philosophie des sciences ou exposition analytique d’une clas (...)

34Même si la loi de classement est un élément essentiel de la construction historique proposée par Comte, sa fonction première n’en reste pas moins d’organiser l’encyclopédie, abstraction faite de l’évolution des sciences. C’est d’ailleurs de cette fonction propre que vient l’expression de « loi encyclopédique », qui sert très couramment à la désigner. Cette loi entend classer les sciences à partir de la nature des phénomènes qu’elles étudient. Comte prend ici ses distances avec l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : comme il le souligne, en reprenant une critique classique déjà énoncée par Saint-Simon, « notre entendement emploie simultanément toutes ses facultés principales »30. Cela n’a donc aucun sens, comme le fait d’Alembert, de distribuer les différentes sciences selon la mémoire, la raison et l’imagination. Le choix de Comte se distingue aussi de celui d’Ampère, qui, pour établir sa classification, combine deux critères, l’un portant sur les objets de nos connaissances, l’autre sur « les divers points de vue sous lesquels on considère ces objets »31.

  • 32 CPP, t. i, 2e leçon, p. 86-87.

35Comte va donc s’appuyer sur « la comparaison des divers ordres de phénomènes » que les sciences ont pour objet d’étudier. Le principe de cette classification phénoménale a le mérite de la simplicité. Elle peut s’exprimer de trois manières qui sont toutes trois concordantes : les phénomènes doivent être rangés du plus au moins simple, ou du plus au moins général, ou bien encore du plus au moins étranger à l’homme32. Ces trois caractérisations principales seront ensuite complétées par d’autres, comme la dépendance et la modificabilité, elles aussi congruentes : les phénomènes les plus complexes et les moins généraux, comme ceux de la biologie ou de la sociologie, sont aussi les plus modifiables, et les plus dépendants des autres classes de phénomènes.

2. L’échelle encyclopédique

  • 33 Le passage que nous résumons se situe dans la deuxième leçon, CPP, t. i, p. 88-97.

36C’est donc à partir de ces critères en quelque sorte intensifs que les différentes sciences vont pouvoir être rangées selon un ordre linéaire. Comte parvient à cet ordre en procédant à une série de dichotomies33. Les phénomènes sont d’abord divisés en inorganiques et en organiques. Les phénomènes de la physique inorganique, qui sont plus généraux, sont eux-mêmes répartis en célestes (l’astronomie) et en terrestres. Ces derniers, suivant le même ordre de généralité décroissante, comprennent deux catégories, selon qu’on a sur les corps un point de vue mécanique (la physique proprement dite) ou chimique (la chimie). Les phénomènes organiques, enfin, peuvent être soit individuels (la physiologie proprement), soit sociaux (la sociologie).

37Ces dichotomies, comme le remarque Comte, laissent cependant « une lacune immense et capitale » dans la « formule encyclopédique » : le rang de « la science mathématique » n’y est pas marqué. La difficulté vient de la nature mixte de cette science : sa partie abstraite (le « calcul ») est « purement instrumentale », tandis que sa partie concrète (la géométrie et la mécanique) fournit à la philosophie naturelle une base directe, tous les phénomènes pouvant être conçus comme géométriques ou mécaniques. Ces deux traits militent cependant pour placer la mathématique à la base du système, et compléter ainsi l’échelle encyclopédique :

  • 34 CPP, t. i, 2e leçon, p. 115.

En résultat définitif, la mathématique, l’astronomie, la physique, la chimie, la physiologie, et la physique sociale ; telle est la formule encyclopédique qui, parmi le très-grand nombre de classifications que comportent les six sciences fondamentales, est seule logiquement conforme à la hiérarchie naturelle et invariable des phénomènes34.

38Cette « formule encyclopédique », fixée par le Cours de philosophie positive, commandera toute la première partie de la carrière de Comte, et ne sera modifiée que par l’ajout d’une septième science dans le second tome du Système de politique positive. Mais la morale succédera à la sociologie sans changer la logique générale de l’échelle. Nous récapitulons dans le tableau ci-dessous (fig. 1) les rapports que nous venons d’étudier.

Figure 1. Structure de l’encyclopédie

Figure 1. Structure de l’encyclopédie

39Nous compléterons cette rapide étude de l’échelle encyclopédique par trois remarques.

  • 35 CPP, t. iii, 52e leçon, p. 554-555.

401) L’échelle encyclopédique à laquelle aboutit l’élaboration dichotomique de cette hiérarchie est analogue, dans sa forme, à la série des corps organisés. Comte, en opposition à Cuvier et à son modèle par embranchements, était en effet favorable à un modèle linéaire de classification, défendu à son époque par Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) et ensuite par Henri Marie Ducrotay de Blainville (1777-1850). Les critères mêmes qui organisent la série animale sont d’ailleurs proches de ceux de la série encyclopédique. Les espèces animales y sont rangées, du point de vue anatomique, selon « une complication organique toujours croissante », de manière à montrer, au point de vue physiologique, « une vie toujours plus complexe et plus active, […] de plus en plus modifiable »35. Cette identité formelle est un facteur très fort d’unification du système, et Comte fera aussi de sa « loi encyclopédique » le principe des nombreuses séries qu’il instituera en sociologie.

412) L’effet fractal, ou l’effet de d’itération d’une même structure à des niveaux d’analyse différents, a lieu aussi dans la série encyclopédique, bien que d’une façon moindre que chez Ampère, qui applique de façon systématique une même clef d’analyse quadripartite. Chez Comte cet effet fractal se traduit simplement par l’exigence d’organiser chaque degré de l’échelle, autrement dit l’organisation interne de chaque science, suivant les mêmes principes de simplicité et de généralité décroissantes. C’est cependant un principe qui peut avoir ses limites, par exemple en biologie (voir tableau ci-dessous).

Figure 2. Organisation de la biologie d’après le Cours de philosophie positive (t. iii, 1838)

A. Biologie statique 
1. Biotomie (anatomie)
2. Biotaxie (taxinomie)
B. Biologie dynamique
1. Physiologie organique
2. Physiologie animale
3. Physiologie cérébrale

42L’organisation interne de la biologie laisse voir une certaine bigarrure dans l’application des critères de rangement encyclopédique. Seule la composition de la biologie dynamique (qui correspond à la physiologie proprement dite) suit la règle de complication croissante : la vie organique est plus simple que la vie animale, et le cerveau, dont l’étude est isolée dans une leçon particulière, le plus complexe des appareils biologiques. En revanche les autres articulations, que ce soit celle entre les parties statique et dynamique, ou celle entre la biotomie (anatomie proprement dite) et biotaxie (théorie de la classification), n’obéissent pas aux principes de la loi encyclopédique. Il y a donc un aspect relativement « empirique » dans l’élaboration des sous-degrés de l’échelle.

  • 36 Voir SPP, t. iv, p. 187-190.

433) Le renchérissement formel se produit chez Comte non dans la répétition d’une même structure séminale, mais plutôt dans la variété des présentations possibles de cette échelle encyclopédique. Le passage qui témoigne le mieux de cette prodigalité est celui où Comte, dans le dernier tome du Système36, envisage sept manières différentes de regrouper les termes de la hiérarchie encyclopédique. Ces sept « constitutions » sont intermédiaires entre le développement complet de la série encyclopédique et l’unité systématique. Nous avons résumé dans le tableau ci-dessous (fig. 3) l’ensemble des combinaisons évoquées dans ce passage.

Figure 3. Les sept constitutions analytiques du dogme positif d’après le Système de politique positive (t. iv, 1854)

Constitution synthétique (unité systématique) Constitutions binaires Constitutions ternaires Constitutions quaternaires Constitution quinquénaire Constitution septénaire (développement complet)
Morale (1) Domaine inorganique (cosmologie) Système organique (sociologie) (3) [1re décomposition de (2)] Ordre matériel Ordre vital Ordre humain (5) [issue de (2)] Cosmologie Biologie Sociologie Morale (7) [issue de (5)] Mathématique Physique Biologie Sociologie Morale Mathématique Astronomie Physique Chimie Biologie Sociologie Morale
(2) Ordre physique Ordre humain (4) [2e décomposition de (2)] Lois physiques Lois intellectuelles Lois morales (6) Mathématico-astronomique Physico-chimique Biologico-sociologique Morale
  • 37 Ibid., p. 189.

44Il ne s’agit pas de toutes les combinaisons possibles, mais seulement de celles qui ont une « utilité normale ». Ainsi le mode quinquénaire est plus adapté à « l’éducation systématique », tandis que la constitution ternaire (4) « représente la théorie cérébrale et l’économie sociocratique »37.

45C’est ce jeu entre différents groupements encyclopédiques possibles qu’il faut avoir à l’esprit pour lire le tableau des conceptions humaines donné dans le Catéchisme positiviste.

Figure 4. Catéchisme positiviste (1852)

Figure 4. Catéchisme positiviste (1852)

Source : Comte Auguste, 1852, Catéchisme positiviste, Paris, Carilian-Gœury et V. Dalmont, p. 62, encart.

  • 38 Comte Auguste, 1852, Catéchisme positiviste, Paris, Carilian-Gœury et V. Dalmont, p. 75.
  • 39 Ibid., p. 104.
  • 40 Ibid., p. 74-76.
  • 41 SPP, t. iv, p. 188.

46Ainsi, dans ce tableau relativement complexe, on peut lire, outre la formule encyclopédique pleinement développée, au moins trois autres constitutions analytiques : la (1), la (2), et la (7), si l’on se réfère à la nomenclature tirée du Système. Il y a en effet trois ordres possibles de lecture. Le premier, le plus classique, va de gauche à droite, et donne la division dite « dogmatique » (la constitution [1]). Le second va de droite à gauche, et fournit la « division historique » (la [2]). L’ordre historique ne renvoie pas ici à une application de la loi des trois états, mais se réfère à la constitution progressive du dogme telle qu’elle a été exposée dans le premier tome du Système : d’un côté l’ancienne « philosophie naturelle »38, c’est-à-dire les sciences préliminaires préparant la sociologie, de la mathématique à la biologie ; de l’autre le domaine humain, sociologique puis moral. Un tel ordre convient « à toute initiation théorique, individuelle ou collective »39, et c’est d’ailleurs celui que suit le Prêtre dans l’initiation de la Femme40. L’ordre dogmatique, au contraire, correspond à l’ordre qui devra être définitivement adopté lorsque cette initiation sera terminée : il a notamment l’avantage, comme l’affirme le Système, de systématiser « l’activité du Grand-Être, instituant la réaction de la vitalité sur la matérialité »41. Enfin, le troisième mode de lecture consiste à aborder le tableau par le centre, et de haut en bas : on obtient ainsi une échelle à cinq (la constitution [5]) ou sept (la constitution pleinement développée).

47Il est aisé de mesurer la complexification formelle croissante de la représentation tabulaire de l’encyclopédie, en comparant le tableau du Catéchisme avec le tout premier du même genre, qui date de 1826 et qui donne le programme du cours oral de philosophie positive :

Figure 5. Programme du Cours de philosophie positive (1826)

Figure 5. Programme du Cours de philosophie positive (1826)

Source : Archives de la Maison d’Auguste Comte (par la suite MAC), Paris, 5A.1.

  • 42 Archives de la MAC, Paris, 5A.1.
  • 43 Voir CPP, t. i, encart p. viii, et aussi archives de la MAC, Paris, 5A.1.

48Ce plan très sommaire est la matrice du « Programme du cours oral » de 182942, ainsi que du seul encart qui figure dans le Cours de philosophie positive, et qui donne le « Tableau synoptique » de l’ouvrage43. L’encart est seulement plus ample et plus précis, il donne en effet le détail de l’étude de chaque branche principale, mais il n’est pas plus complexe que celui de 1826 : il n’y a qu’un seul groupement possible, et l’ordre de lecture, de gauche à droite par ramification progressive, est parfaitement univoque. Ce manuscrit inaugure donc une famille de plan, la seule qui soit présente dans la première carrière de Comte, qui laisse bien peu augurer l’efflorescence des représentations tabulaires complexes de la seconde période, même si l’on peut estimer à raison que le tableau du catéchisme est lui aussi une dérivation de l’esquisse de 1826. Soulignons en effet une dernière fois le paradoxe de cette complexité en ce qui concerne l’encyclopédie : la structure simple en échelle à six ou sept degrés reste la même, et la complexité consiste seulement dans le jeu formel des regroupements et des points de vue sur cette structure simple.

3. Effets épistémologiques de la structure encyclopédique

  • 44 CPP, t. iii, 48e leçon, p. 326.

49Les effets épistémologiques de cette structure encyclopédique sont nombreux : on peut en citer trois principaux. Le premier est l’usage historique que permet cette classification lorsqu’elle est couplée avec la loi des trois états : la « position encyclopédique », pour reprendre un terme cher à Comte, permet de préciser le degré d’évolution d’une science à l’intérieur d’un contexte historique donné. En quelque sorte, l’encyclopédie fournit des coordonnées statiques qui permettent de vérifier les affirmations historiques. C’est ainsi que Comte peut réfuter de « prétendues connaissances en astronomie supérieure attribuées aux anciens Égyptiens », en arguant du fait que la science astronomique était dans la dépendance de la géométrie abstraite, qui était « alors évidemment dans l’enfance »44.

50Une deuxième propriété intéressante de cette série encyclopédique, est de donner une base pour penser la répartition entre induction et déduction au sein de chacune des sciences fondamentales. Toute science abstraite doit reposer sur une base inductive : la chimie étudie les modifications de la constitution intime des corps, la sociologie les phénomènes sociaux, etc. Même la géométrie procède à des inductions sur les propriétés spatiales des corps. Néanmoins, à cause de la complexité croissante des phénomènes, les dernières sciences de l’encyclopédie, comme la biologie ou la sociologie, ne pourraient jamais parvenir à la connaissance de leurs objets, si elles devaient procéder exclusivement par induction. L’une des causes de cette complexité vient en effet de la dépendance à l’égard des phénomènes antérieurs. Les phénomènes sociologiques, par exemple, sont soumis à ceux de l’astronomie, de la physique, de la chimie et de la biologie. Ne serait-ce que pour isoler ce qu’il y a de proprement sociologique dans un phénomène, le sociologue aura besoin de retrancher tout ce qui est explicable par les sciences antérieures. Comme le souligne Comte,

  • 45 SPP, t. i, p. 430.

[…] les déductions antérieures viennent convenablement assister les inductions directes. Leur sage concours permet enfin de discerner, au milieu des circonstances accessoires ou indifférentes, le principal phénomène, qui devient alors la base d’une saine abstraction45.

51Il y a donc dans chaque science une part de déduction qui s’appuie sur les résultats des sciences antérieures. Or, la série encyclopédique permet justement, par la hiérarchisation qu’elle introduit, de régulariser cet usage de la déduction, et de lui assigner précisément ses limites. Notamment, Comte insiste sur le fait que c’est aux savants de la science supérieure d’utiliser déductivement les résultats des sciences antérieures, et non l’inverse. Ce trait, qui souligne évidemment la nécessité d’une « culture encyclopédique » de la part des savants, introduit directement au dernier point.

52La troisième conséquence épistémologique importante est la régulation, et peut-être même l’introduction, des problèmes de frontière entre les sciences. Il peut s’agir autant des questions d’importation des méthodes et des résultats que des problématiques de réduction. La caractéristique du système comtien est à la fois de donner un cadre très fort qui permet de penser le processus de réduction, et d’interdire absolument ces opérations. Rappelons ici le sens attribué par Comte au « matérialisme » : réduction d’une science supérieure par une science inférieure (l’opération inverse étant qualifiée parfois de « spiritualisme »). Une telle définition est impensable hors du cadre strict de l’encyclopédie, et montre que le « régime encyclopédique » introduit une rigoureuse discipline.

53D’une façon générale, pour conclure l’étude de la structure encyclopédique, la philosophie comtienne a contribué à poser un lien fort, qui est quasiment une équivalence, entre encyclopédie et classification : la notion d’encyclopédie est finalement associée, et ce malgré l’affirmation de continuité qui est aussi présente, à l’idée d’un programme fort de cloisonnement et de conditionnement des différentes sciences entre elles. Il est possible qu’une telle approche ait eu des conséquences institutionnelles et idéologiques importantes sur l’organisation de la culture et du travail scientifique en France.

III. L’encyclopédie et l’évolution de la pensée comtienne

  • 46 Sur ce point, voir les propos éclairants de Karsenti Bruno, 2006, Politique de l’esprit : Auguste C (...)

54Parler plus largement des fonctions de l’encyclopédie au sein du système comtien, c’est évoquer l’insertion de cette dernière dans le projet politique, la philosophie positive visant prioritairement à réorganiser la société postrévolutionnaire. Cela ne signifie pas néanmoins que ce que nous avons dit jusqu’à présent, où nous avons délibérément ignoré cette dimension, manque de pertinence. La spécificité du positivisme comtien est en effet de faire reposer la politique sur une connaissance positive ou scientifique des phénomènes sociaux, la sociologie étant justement cette discipline où se noue de façon radicalement nouvelle science et politique46. Il y a donc un sens à envisager l’encyclopédie abstraction faite de cette dimension, et à partir des seuls critères de positivité avancés par l’épistémologie comtienne. Le naturalisme comtien autorise une telle enquête. En revanche, dès lors qu’on s’interroge sur la place de l’encyclopédie dans ce système, il est pertinent d’étudier les relations entre l’échelle des sciences et le projet de réorganisation sociale. C’est ce que nous nous proposons de faire maintenant, en suivant plus particulièrement les usages politiques de l’encyclopédie en tant que système des conceptions positives, et en renvoyant, pour ce qui concerne les institutions auxquelles cette idée a pu fournir une armature théorique, comme le calendrier positiviste ou la « Bibliothèque du prolétaire », à l’étude de Frédéric Dupin.

55Ces fonctions ont évolué avec le système et, de ce point de vue, il faut être lamarckien : l’évolution fonctionnelle produit des changements dans la structure et l’organisation de l’encyclopédie. Le principe de ces modifications est donné plus précisément par le rapport qu’entretient l’encyclopédie avec la science qui permet de la clôturer, la sociologie dans la première partie de l’œuvre, la morale dans la seconde. Que cette problématique de la clôture soit déterminante, est, au passage, une preuve supplémentaire qu’il existe bien une pensée forte de la notion d’encyclopédie chez Comte.

1. Le statut de la dernière science

56Il convient au préalable de rappeler le statut spécifique dont jouit la dernière science de l’encyclopédie, lequel n’est explicitement dégagé qu’à la fin du Cours. Selon la première leçon, en effet, c’est à la philosophie positive, entendue éventuellement comme savoir de la généralité, de coordonner et de réguler l’ensemble de l’encyclopédie. Une telle situation correspond finalement au cas assez classique où l’approche philosophique est en quelque sorte hors de l’encyclopédie, même si, comme on l’a souligné plus haut, elle ne se déploie qu’à partir de cette dernière.

57Mais cette solution ne va pas durer et les fonctions philosophiques et architectoniques vont être absorbées ou attribuées à la dernière science, soit, pour le Cours, à la sociologie. Ce qui signifie que la science dont la constitution est la condition de possibilité de la complétude de l’encyclopédie, va aussi prendre en charge l’organisation et le devenir de cette dernière. Ce changement est acté par la 49e leçon du Cours, au nom d’un principe très simple :

  • 47 CPP, tiv, 49e leçon, p. 520.

Quant à la doctrine, le principe essentiel de cette universelle réaction résulte d’abord de cette évidente considération philosophique que toutes les spéculations scientifiques quelconques, en tant que travaux humains, doivent être, de toute nécessité, profondément subordonnées à la vraie théorie générale du développement de l’humanité. Si, par une hypothèse évidemment chimérique, on pouvait concevoir cette théorie devenue jamais assez parfaite pour qu’aucun obstacle intellectuel n’y bornât la libre plénitude de ses déductions les plus précises, il est clair que la hiérarchie scientifique, dès lors totalement intervertie, présenterait désormais, a priori, les différentes sciences comme de simples parties de cette science unique47.

58L’idée que la constitution synthétique du dogme correspond à la morale comme science unique, pour reprendre l’exemple donné par la figure 3, est un des aboutissements de cette analyse.

  • 48 Voir CPP, t. iii, 40e leçon, p. 269-272.

59Une autre conséquence de ce statut dévolu d’abord à la sociologie, puis à la morale, est de redéfinir ce que Comte a nommé, dès les leçons sur la biologie48, la méthode objective et la méthode subjective. Ces deux méthodes renvoyaient initialement à deux manières différentes de parcourir l’encyclopédie : soit du monde à l’homme pour la méthode objective, soit de l’homme au monde, pour la méthode subjective. La première méthode était dite positive, alors que l’autre était typique de la théologie. Mais une fois reconnue la prééminence de la sociologie (puis de la morale) sur l’encyclopédie, la façon de concevoir ces deux méthodes va changer. La sociologie étant une science positive de l’homme ou de l’humanité, la méthode subjective ne va plus être exclusivement attachée à la théologie : il est désormais possible de concevoir une méthode subjective qui soit positive. D’autre part, à cause du caractère synthétique d’une telle science, la méthode subjective ne sera plus seulement ni même principalement une manière de parcourir l’encyclopédie en sens inverse : elle sera plutôt une façon de ressaisir l’encyclopédie sans sortir du point de vue de la science dominante ; c’est d’une certaine manière cette ressaisie que la citation précédente annonce.

2. Du Cours au Système : les usages politiques de l’encyclopédie

60On peut, à partir de là, distinguer deux grands scénarios qui correspondent chacun aux deux grandes périodes de la philosophie comtienne, celle du Cours de philosophie positive et celle du Système de politique positive.

  • 49 Comte Auguste, « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants », art. cit., p. 159
  • 50 Ibid., p. 158.

61Dans le premier scénario l’encyclopédie joue un rôle déterminant, car le problème politique central, la réorganisation de la société postrévolutionnaire, est pensé par Comte comme essentiellement intellectuel : l’anarchie tenant en effet « à l’absence de tout système prépondérant, capable de réunir tous les esprits en une seule communion d’idée »49. La constitution d’une « véritable philosophie positive »50, c’est-à-dire d’une encyclopédie positive homogène, constitue donc la condition sine qua non de la résolution de la crise sociale, en permettant un processus d’unification des croyances qui se joue simultanément au niveau des individus (instauration d’une cohérence mentale) et de la société (par consensus). Le rôle capital de l’établissement de la sociologie s’explique, dans ce scénario, pour deux raisons : c’est elle d’abord qui assure la clôture et donc la formation de l’encyclopédie ; c’est elle ensuite qui fournit une théorie scientifique de l’organisation sociale, et notamment du pouvoir spirituel qu’elle permet justement de constituer par l’encyclopédie. D’une certaine manière, si l’on voulait forcer un peu le trait, on pourrait dire que l’importance de la sociologie tient dans le fait qu’elle permet à l’encyclopédie de se constituer comme armature du pouvoir spirituel.

62Le second scénario, qui se dessine dès 1848, pose que l’unification intellectuelle ne suffit plus et qu’il faut prioritairement introduire une unification sentimentale, qui se joue, elle aussi, sur le plan individuel et collectif, par le truchement d’une culture de l’altruisme. Cet altruisme est essentiellement amour de l’Humanité : c’est la reconnaissance subjective et sentimentale de notre dépendance à l’égard du Grand-Être et à l’égard de la continuité historique, laquelle inclut aussi bien l’avenir que le passé. Dans ce contexte, la morale, comme science et pratique du sentiment, va progressivement devenir la science ultime de l’encyclopédie. En outre, cette unification générale de l’être humain, qui vise à harmoniser tous les aspects de l’existence (les pensées, les sentiments et les actes), va être prise en charge par une religion centrée sur l’Humanité ou le Grand-Être, et qui comprendra non seulement un dogme (qui est le lieu propre de l’encyclopédie) et un régime (la politique), mais surtout un culte appelé à devenir la partie prépondérante de cet ensemble.

63Le principe fondamental de ce nouveau positivisme, à savoir la prépondérance du sentiment sur la raison, n’est pas une négation du principe naturaliste au fondement de la philosophie comtienne. Ce principe, c’est en effet la raison, sous l’espèce de la sociologie puis de la morale, qui permet de le découvrir, même si ce qu’elle découvre alors, c’est l’obligation qui lui est faite de céder le pas à la morale et au sentiment. Ce mouvement paradoxal qui aboutit à donner la priorité à la culture du sentiment sur la science, conserve donc, au moins dans l’ordre de la genèse du positivisme, le principe naturaliste. En revanche, et c’est là peut-être le changement le plus net, ce dernier est porté par la science finale, bien plus que par l’encyclopédie elle-même.

64En effet, l’organisation encyclopédique est globalement subordonnée à l’élaboration de la science ultime, à laquelle le dogme tend à se réduire. D’où le fait que les sciences abstraites antérieures à la sociologie (dans le premier tome du Système) ou à la morale (à partir du deuxième tome) n’apparaissent plus que comme des sciences « préliminaires » ; d’où aussi ce que Comte appelle, dans le premier tome du Système, le « principe universel » de la normalisation encyclopédique :

  • 51 SPP, t. i, p. 477.

Il n’y a de rationnellement possible qu’une synthèse totale, en concevant la sociologie comme la science unique, dont les prolégomènes doivent se rapporter aux phénomènes plus simples et plus généraux. La constitution propre à chacun de ces préambules successifs consiste, d’une part, à le restreindre autant que l’exige la préparation du suivant, et, d’une autre part, à lui confier l’emploi systématique du précédent51.

  • 52 Ibid., p. 420.

65On ne peut mieux traduire, sur le plan formel de l’organisation encyclopédique, le fait que les sciences préliminaires n’ont plus que « le simple caractère de préambule fondamental de la science finale »52, et que cette dernière a totalement pris en charge la solution d’un problème politique et moral qui, dans la première philosophie comtienne, était résolu par l’achèvement de l’encyclopédie. S’il était permis de jouer sur l’ambiguïté du terme « échelle », on pourrait dire que l’encyclopédie est cet instrument nécessaire pour atteindre enfin la science de l’Humanité ou du sentiment, et qu’elle n’a plus que cette valeur effectivement instrumentale au service d’un savoir qui pourra enfin organiser la culture de l’altruisme et le culte du Grand-Être. Une autre façon de dire cela est de se référer au tableau exposant les différentes constitutions encyclopédiques (fig. 3), et de remarquer que les développements analytiques du dogme, qu’ils soient binaires ou septénaires, sont désormais seconds par rapport à l’unité synthétique de la science finale qui les comprends tous.

  • 53 Ibid., p. 414.

66Plus précisément encore, les développements de l’unité synthétique ont la plupart du temps un caractère instrumental, et c’est en relation avec leurs effets moraux que ces derniers sont appréciés. On peut ainsi rappeler que le mode quinquénaire était selon Comte le plus adapté à l’éducation systématique. Mais le processus de régulation de « nos plus hautes fonctions »53 (à savoir les facultés intellectuelles et morales) est certainement le plus emblématique de cette utilisation du système des savoirs positifs. La constance d’un monde régi par des lois à chaque échelon de l’encyclopédie permet de nous discipliner moralement en subordonnant l’ensemble de notre existence à une puissance extérieure :

  • 54 Ibid., p. 415.

On a toujours senti que l’extérieur pouvait seul nous fournir des points fixes pour contenir la fluctuation de nos sentiments, la divagation de nos pensées, et l’inconstance de nos desseins54.

67La régulation morale de l’interne par l’externe est ici surtout l’affaire de l’encyclopédie, puisque c’est elle qui affirme la constance non seulement du milieu physique, mais aussi des phénomènes biologiques et sociaux. Il est d’ailleurs possible de concevoir cette régulation, la généalogie des textes nous y autorise, comme la version morale des fonctions politiques qui avaient été attribuées à l’encyclopédie dans le premier scénario : favoriser la cohérence des pensées individuelles et le consensus intellectuel de la société.

68Remarquons enfin, pour terminer, que l’introduction de la morale devait permettre – c’est resté à l’état de projet – de réintroduire les arts dans l’architectonique globale de l’encyclopédie. Le double statut théorique et pratique de la morale aurait permis ce complément :

Mais, pour avoir pleinement institué la systématisation finale du dogme positif, je dois terminer ce chapitre en indiquant la filiation normale de l’encyclopédie concrète envers l’encyclopédie abstraite. […] ce tome final du traité qui termine l’encyclopédie abstraite [i. e. la seconde partie d’un traité de morale] la réunit spontanément à l’encyclopédie concrète, en passant de la morale théorique à la morale pratique.

  • 55 SPP, t. iv, p. 245-246 et 243-244. Nous avons inversé l’ordre des citations.

L’étude qui fait directement prévaloir le sentiment ne conduira jamais à méconnaître que ce moteur général de l’existence humaine se développe mieux d’après l’exercice, actif ou du moins esthétique, que par l’appréciation systématique de ses propres lois. Ainsi, la règle fondamentale qui subordonne la culture spéciale de chaque science à l’élaboration de la suivante, s’étend même à la science finale, où l’encyclopédie abstraite se complète afin d’instituer l’encyclopédie concrète. Pour que l’énoncé de la loi comprenne une telle extension, il suffit que les théoriciens conçoivent le mot science aussi largement que les praticiens, dont l’instinct synthétique y réunit tous les préceptes de la sagesse humaine, tant active que spéculative55.

69Le paradoxe de cette extension est qu’elle semble encourager un retour à un sens ancien du terme « science », qui ne serait plus alors cantonné à la désignation de la science positive abstraite, laquelle, du même coup, ne serait plus l’objet exclusif de la classification encyclopédique.

IV. Conclusion

70L’encyclopédie conçue par Comte, si elle avait vu le jour sous la forme achevée et autonome qu’il prévoyait de lui donner dans le tome du Système dressant le « Tableau synthétique de l’avenir humain », aurait eu très peu de ressemblance avec les grands projets éditoriaux inspirés par l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Voici ce que dit Comte à propos du traité de philosophie mathématique qu’il n’avait pas encore écrit à cette époque :

  • 56 Ibid., p. 207-209. Le « Système de logique positive, ou traité de philosophie mathématique », que l (...)

La prochaine exécution du nouveau traité [i. e. sur la mathématique] que je viens de caractériser ne me dispensait point d’indiquer ici la nature et la destination du premier des sept volumes propres à l’Encyclopédie abstraite qui condensera la systématisation finale du dogme positif. Quand j’aurai dignement établi ce fondement, on ne pourra plus contester la possibilité de réduire l’exposition normale de la vraie science à ces sept tomes, respectivement consacrés aux sept degrés de la hiérarchie encyclopédique, et composés chacun de sept chapitres. […] Je devais attacher une importance spéciale à cette explication, qui peut seule faire sentir combien l’admirable vœu de Diderot devient, au bout d’un siècle, dignement réalisable, au-delà même des espérances primitives56.

  • 57 SPP, t. iii, p. 584.

71De cette encyclopédie qui devait comporter autant de traités qu’il y a de sciences fondamentales, la « Synthèse subjective » devait être le premier tome. Pour quiconque s’est plongé dans cet ouvrage ne serait-ce que superficiellement, la distance avec le dictionnaire raisonné de Diderot paraît infinie. Mais si Comte pensait, à travers ce projet d’encyclopédie abstraite, réaliser les espérances de Diderot, c’est parce que ce projet fournissait enfin le corps complet et définitif des connaissances humaines positives, c’est-à-dire une encyclopédie enfin systématique et débarrassé des théories métaphysiques et théologiques qui encombraient encore la tentative antérieure. Diderot, « né pour construire » à une époque de destruction, était en effet un philosophe « trop synthétique pour se méprendre, comme son collègue [d’Alembert], sur la nature et la destination d’une compilation propre à faire mieux sentir alors l’impossibilité de systématiser »57.

  • 58 d’Alembert, Discours préliminaire, op. cit., p. 84.

72Cette lecture du génie de Diderot en dit évidemment beaucoup plus sur l’encyclopédie positive que sur l’ouvrage célèbre issu « d’une société de gens de lettres »58. Le caractère le plus manifeste et le plus constant du projet encyclopédique comtien est en effet sa systématicité, et partant sa clôture. Par clôture il faut comprendre tout autant cette organisation hiérarchique des sciences qui ne laisse aucune place vide et qui sature le domaine de ce qui est connaissable, que l’exclusion des savoirs qui n’obéissent pas à la norme de l’épistémologie positive. En cela, bien plus qu’avec son ancêtre du xviiie siècle, l’encyclopédie comtienne a à voir avec son lointain et problématique héritier : le positivisme logique qui lui aussi, sur des bases épistémologiques assez radicalement différentes, entendait construire une encyclopédie homogène dans ses méthodes et dans son appréhension ontologique du monde.

Notes

1 Voir Yeo Richard, 1993, Defining Science: William Whewell, Natural Knowledge, and Public Debate in Early Victorian Britain, Cambridge, Cambridge University Press, p. 172-173. La troisième édition de l’History of the Inductive Sciences (Londres, John W. Parker and son, 3 vol.) paraîtra finalement en 1857. Rappelons que la première remontait à 1837, et était donc contemporaine de la publication du Cours de philosophie positive.

2 Comte Auguste, 1975, « Lettre de Comte à Mill du 24 août 1842 », in id. (textes établis et présentés par Paulo E. de Berredo Carneiro et Pierre Arnaud), Correspondance générale et confessions, Paris, École des hautes études en sciences sociales/Vrin, t. ii, p. 72-73. Voir aussi Littré Émile, 1863, Auguste Comte et la philosophie positive, Paris, Hachette, p. 586-589.

3 Ibid., p. 586.

4 Richard Yeo insiste sur ces tensions : voir Yeo Richard, 2001, Encyclopædic visions: Scientific Dictionaries and Enlightenment Culture, Cambridge, Cambridge University Press, p. xi-xvi.

5 Voir Comte Auguste, 1851-1854, « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants », in id., Système de politique positive, Paris, Carilian-Gœury et V. Dalmont, 4 vol., t. iv Appendice général, p. 157-161 (référence abrégée en SPP suivi de la tomaison).

6 Voir Comte Auguste, 1830-1842, Cours de philosophie positive, Paris, Rouen frères puis Bachelier, 6 vol., t. i Avertissement, p. v-viii (référence abrégée par la suite en CPP, tome, leçon et pages).

7 CPP, t. i, 2e leçon, p. 57-115. Le titre de cette leçon est très explicite : « Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales sur la hiérarchie des sciences positives ». Pour une étude suivie et éclairante de cette leçon, voir Macherey Pierre, 1989, Comte. La philosophie et les sciences, Paris, PUF, p. 73-119.

8 Voir SPP, t. i, p. 402-453.

9 Voir SPP, t. i, p. 454-736 et SPP, t. iv, p. 160-248.

10 Comte Auguste, « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants », art. cit., p. 158.

11 Ibid., p. 160.

12 CPP, t. i Avertissement, p. vii.

13 Voir CPP, t. i, 2e leçon, p. 57-58.

14 Voir d’Alembert (édité par Michel Malherbe), 2000, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Paris, Vrin, p. 180. Sur les rapports entre l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et le projet comtien, voir les pages éclairantes de Petit Annie, 2016, Le système d’Auguste Comte. De la science à la religion par la philosophie, Paris, Vrin, p. 69-77.

15 Nous nous référons aux imprimés et manuscrits rassemblés sous le titre « Les écrits sur la nouvelle encyclopédie » dans Saint-Simon Claude-Henri (de) [édité par Juliette Grange, Pierre Musso, Philippe Régnier et Frank Yonnet], 2012, Œuvres complètes, Paris, PUF, p. 507-692.

16 Ibid., respectivement p. 535 et 652.

17 Ibid., p. 535. Le contexte de cette citation (« Projet d’encyclopédie. Deuxième aperçu, manuscrit », ibid., p. 518-541) semble indiquer que Saint-Simon comprend ce mouvement du général au particulier, selon l’interprétation classique du schéma baconien, comme analogue à la descente complémentaire de la montée inductive jusqu’à l’idée générale (en l’occurrence la pesanteur universelle) : voir ibid., p. 523.

18 Ibid., respectivement p. 602 et 632.

19 Voir ibid., p. 520-522.

20 Ibid., p. 521.

21 CPP, t. i, 2e leçon, p. 63.

22 Voir Comte Auguste, « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants », art. cit., p. 161. Sur l’étonnement, voir CPP, t. i, 2e leçon, p. 63-64.

23 CPP, t. i, 2e leçon, p. 70.

24 SPP, t. i, p. 39.

25 Voir CPP, t. i, 2e leçon, pour les arts p. 69-70, pour les sciences concrètes, p. 74-75. En ce qui concerne le Système, voir le long développement sur ces questions en SPP, t. i, p. 423-437.

26 Voir SPP, t. i, p. 431-432 et 437.

27 Voir CPP, t. i, 2e leçon, p. 62 et 75. L’idée sera reprise dans le Système, mais le terme sera appliqué aux lois générales qui sont communes à tous les domaines scientifiques. L’encyclopédie ne sera plus qu’une « philosophie seconde », complétée par une « philosophie troisième » correspondant au système des arts.

28 CPP, t. i, 1re leçon, p. 3.

29 CPP, t. iv, 51e leçon, p. 648.

30 CPP, t. i, 2e leçon, p. 58. Pour Saint-Simon, voir Œuvres complètes, op. cit., p. 575, 601, ou 629-630, en ce qui concerne les passages les plus significatifs.

31 Ampère André-Marie, 1834, Essai sur la philosophie des sciences ou exposition analytique d’une classification naturelle de toutes les connaissances humaines, Paris, Bachelier, t. i, p. vi.

32 CPP, t. i, 2e leçon, p. 86-87.

33 Le passage que nous résumons se situe dans la deuxième leçon, CPP, t. i, p. 88-97.

34 CPP, t. i, 2e leçon, p. 115.

35 CPP, t. iii, 52e leçon, p. 554-555.

36 Voir SPP, t. iv, p. 187-190.

37 Ibid., p. 189.

38 Comte Auguste, 1852, Catéchisme positiviste, Paris, Carilian-Gœury et V. Dalmont, p. 75.

39 Ibid., p. 104.

40 Ibid., p. 74-76.

41 SPP, t. iv, p. 188.

42 Archives de la MAC, Paris, 5A.1.

43 Voir CPP, t. i, encart p. viii, et aussi archives de la MAC, Paris, 5A.1.

44 CPP, t. iii, 48e leçon, p. 326.

45 SPP, t. i, p. 430.

46 Sur ce point, voir les propos éclairants de Karsenti Bruno, 2006, Politique de l’esprit : Auguste Comte et la naissance de la science sociale, Paris, Hermann, p. 1-13.

47 CPP, tiv, 49e leçon, p. 520.

48 Voir CPP, t. iii, 40e leçon, p. 269-272.

49 Comte Auguste, « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants », art. cit., p. 159.

50 Ibid., p. 158.

51 SPP, t. i, p. 477.

52 Ibid., p. 420.

53 Ibid., p. 414.

54 Ibid., p. 415.

55 SPP, t. iv, p. 245-246 et 243-244. Nous avons inversé l’ordre des citations.

56 Ibid., p. 207-209. Le « Système de logique positive, ou traité de philosophie mathématique », que l’on connaît sous le titre de Synthèse subjective (Paris, V. Dalmont, 1856) n’est en fait que le premier des quatre tomes que Comte prévoyait d’écrire, et dont l'ensemble devait être nommé « Synthèse subjective ».

57 SPP, t. iii, p. 584.

58 d’Alembert, Discours préliminaire, op. cit., p. 84.

Table des illustrations

Titre Figure 1. Structure de l’encyclopédie
URL http://books.openedition.org/pufc/docannexe/image/18744/img-1.jpg
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Titre Figure 4. Catéchisme positiviste (1852)
Crédits Source : Comte Auguste, 1852, Catéchisme positiviste, Paris, Carilian-Gœury et V. Dalmont, p. 62, encart.
URL http://books.openedition.org/pufc/docannexe/image/18744/img-2.jpg
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Titre Figure 5. Programme du Cours de philosophie positive (1826)
Crédits Source : Archives de la Maison d’Auguste Comte (par la suite MAC), Paris, 5A.1.
URL http://books.openedition.org/pufc/docannexe/image/18744/img-3.jpg
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Auteur

Laurent Clauzade est maître de conférences en philosophie à l’université de Caen. Ses recherches portent sur la philosophie des sciences au xixe et au xxe siècles. Il travaille actuellement à l’édition du Système de politique positive d’Auguste Comte.

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