Document ii
L’encyclopédisme en acte de Pierre Leroux : entre savoirs savants et savoirs d’atelier
p. 95-99
Texte intégral
1Pierre Leroux peut nous aider à saisir quelques aspects d’une dimension contradictoire du premier socialisme : l’attitude face aux savoirs ouvriers. Codirecteur d’un projet d’encyclopédie qui s’adresse à toutes les classes sociales (l’Encyclopédie nouvelle), promoteur d’un socialisme démocratique, sa trajectoire illustre la pluralité des conflits sociopolitiques de l’époque.
2La première moitié du xixe siècle est un moment fondamental non seulement de la mise en forme d’une spécialisation des sciences, mais aussi d’une reconfiguration des savoirs directement liés à la production industrielle. L’équilibre entre, d’un côté, les technologies élaborées, perfectionnées et transmises à l’intérieur du monde des métiers, avec des formes spécifiques qui tiennent à l’enracinement spatial et moral dans les ateliers, et de l’autre les technologies liées aux écoles, universités et académies, avec leur langage et leur aspiration à la neutralité et à l’universalité, évolue, parfois lentement, parfois brusquement. Cette évolution est aussi celle des rapports de production. Le langage fouriériste isole trois éléments constitutifs de la production : le travail, le capital et le talent. De même que le capital (qui peut être investi par une banque, un bourgeois, un usurier, un maître d’atelier) et le travail (qui peut être celui d’un manœuvre comme d’un intellectuel), le talent peut être celui d’un ouvrier, d’un savant ou d’un inventeur. Toutefois, bien qu’il ne soit pas associé à une classe en particulier, le talent est l’un des enjeux de l’émergence de la lutte des classes pour le contrôle (pratique aussi bien que cognitif) de la production. Un enjeu central du socialisme naissant concerne ainsi les conflits entre les savoirs ouvriers, élaborés et transmis dans les ateliers, et les savoirs scientifiques et techniques élaborés selon les normes des universités et des écoles.
3Selon Pierre Leroux, le socialisme est avant tout la pensée en acte d’une religion nouvelle. Cette religion s’identifie à la possibilité de concevoir l’unité de savoirs pluriels en d’infinies articulations. En ce sens, on peut dire que cette religion est une encyclopédie en acte, où tout savoir participe à une nouvelle conscience de l’humanité. Suivant les enseignements de Saint-Simon, l’encyclopédisme de Leroux se donne comme but fondamental l’organisation de la vie sociale. Le grand projet du xviiie siècle, d’après Leroux, « vit son idée encyclopédique avorter » pour une raison évidente : « on ne construit pas en démolissant »1. Au nouveau siècle revient donc la mission de penser une encyclopédie en mesure d’élaborer la nouvelle synthèse, une nouvelle philosophie et religion, à travers la reformulation de chaque savoir. Chaque savoir doit être entendu de la manière la plus large, c’est-à-dire appréhendé comme susceptible de s’inscrire dans la religion nouvelle.
4La volonté de Leroux de considérer la complémentarité des savoirs n’est pas sans rapport avec son itinéraire personnel. Après avoir dû renoncer à étudier à l’École polytechnique, dont il avait réussi le concours d’entrée, afin de pouvoir gagner sa vie et nourrir sa famille, Leroux apprend le métier de typographe. Il a comme maître d’apprentissage son cousin Herhan, propriétaire d’une petite imprimerie au passage du Caire, au cœur des quartiers populaires du centre de Paris. Il devient ainsi, comme ses frères, ouvrier compositeur. Leroux incarne donc un entre-deux social.
5Reflet de cette trajectoire singulière, son article « D’une nouvelle typographie », paru dans La Revue indépendante, est issu d’un échange avec le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. L’article reproduit en effet une longue lettre écrite à Arago par Leroux à propos de l’invention d’un procédé d’imprimerie élaboré par ce dernier à l’époque où il était ouvrier. Ce procédé avait différents points en commun avec une série d’inventions plus récentes. La machine conçue par Leroux visait, d’une manière originale, à résoudre les problèmes techniques majeurs rencontrés alors par l’imprimerie : elle devait permettre notamment de fondre des rayons entiers et non plus les lettres une à une, mais aussi de diminuer la quantité de lignes par tige, de composer à la machine et enfin de changer le support de conservation des clichés composés. Arago avait fait connaître cette découverte au cours d’une séance publique de l’Académie des sciences. L’article de Leroux, qui reproduit la correspondance avec Arago, est un bon site d’observation pour comprendre comment le philosophe-typographe articule savoirs savants et savoirs ouvriers.
6Si sa conception de la société tend à mettre en valeur la participation de toutes les parties à un fonctionnement harmonieux, il reste à comprendre quel rôle Leroux réserve aux savoirs ouvriers ou, en d’autres termes, à comprendre jusqu’à quel point il saisit par-là la lutte souterraine entre savoirs productifs des ingénieurs et savoirs productifs des ouvriers.
7L’imprimerie est une industrie particulière, et Leroux en a bien conscience : non seulement elle participe des savoirs industriels, non seulement elle constitue un métier particulièrement actif dans les luttes d’auto-organisation ouvrière2, mais elle entretient de surcroît un rapport privilégié avec les autres savoirs, et notamment les savoirs savants pour lesquels l’écriture et la diffusion jouent évidemment un rôle majeur. Leroux le souligne en plusieurs occasions. Il écrit :
[n]ous poursuivions la perfectibilité par l’industrie, et par celle de toutes les industries qui tient le plus à la pensée, et qui en est le messager le plus direct. Mais nous étions déjà un serviteur de l’idéal3.
8L’article de Leroux fait suite à la réaction du National à propos de la séance de l’Académie au cours de laquelle Arago avait présenté l’invention de Leroux. L’appel aux lecteurs, qui suit la lettre à Arago et de longues citations du National, montre la volonté de Leroux de mettre en valeur le savoir industriel :
Nous demandons aux lecteurs qui ont bien voulu suivre quelquefois notre pensée dans des questions de philosophie, d’histoire, ou de politique, de nous prêter encore ici leur attention, et presque au même titre. Il s’agit toujours, en effet, de perfectibilité et de perfectibilité indéfinie ; en outre, il s’agit toujours de perfectibilité en vue d’un idéal ; il s’agit toujours de liberté, de fraternité, d’égalité. Tous les progrès se tiennent, toutes les découvertes s’enchaînent. On émancipera l’esprit humain et on réorganisera la société humaine par le dogme, par la science expérimentale, par l’art, par l’industrie, et non par aucune de ces choses prises isolément4.
9L’expression « presque au même titre » marque le rapport ambigu qu’entretient Pierre Leroux aux savoirs d’industrie en général et à ceux qui émanent des ouvriers eux-mêmes en particulier. En effet, les savoirs industriels participent à la perfectibilité humaine, mais, par exemple, ils ne sont pas considérés dans l’Encyclopédie nouvelle que Leroux codirige dans les années 1830 avec Jean Reynaud. Et cela bien qu’à propos de la grande Encyclopédie, Leroux ait pu écrire : « Il fallait alors réhabiliter l’industrie, et on peut même dire que cette réhabilitation fut le but principal et le résultat le plus remarquable de ce grand ouvrage [l’Encyclopédie du xviiie siècle] »5. Dans l’optique d’une « encyclopédie nouvelle », Leroux ne manque pas de hiérarchiser les différents savoirs, en remarquant la nécessité de distinguer les arts libéraux des arts mécaniques, c’est-à-dire les arts d’un côté et les industries de l’autre. Les arts se distinguent en ce qu’ils répondent aussi à une exigence psychologique : ils impliquent le symbolique, c’est-à-dire dans la perspective lerouxienne le rapport à l’unité. Toutefois, bien qu’il y ait une hiérarchie entre savoirs, le processus de perfectibilité de la société est indissociable d’une synergie entre art, science, industrie et politique.
10Dans l’article « D’une nouvelle typographie », c’est à l’industrie que Leroux s’attache. Dans sa description du centre ouvrier parisien, l’image qui émerge est celle d’un milieu en constante évolution où la confusion parfois produit l’isolement, mais où les échanges d’idées et d’inventions sont aussi présents, produisant innovations et améliorations de la production. Leroux se décrit ainsi comme « Robinson au milieu de ce grand Paris où, à l’exception des ouvriers mes camarades, je [connais] à peine deux ou trois personnes »6. Mais avec ses frères et ses compagnons les plus proches, il a la possibilité d’apprendre et expérimenter de nouvelles techniques. Son invention n’aurait pas été possible sans les innovations élaborées par exemple par l’imprimeur Henri Didot, le cousin Herhan, « qui vécut et mourut, comme tant d’inventeurs, dans la pauvreté »7, ou ses frères, ouvriers comme lui, avec qui il réalise les premiers prototypes8.
11Dans le récit de Leroux, l’obstacle majeur au développement de son invention est la difficulté à trouver le temps et l’argent nécessaire pour récupérer les matériels nécessaires :
[L’]organisation (on devrait plutôt dire désorganisation) [de la société] ne permet pas à un inventeur dépourvu des avances qu’on appelle capital de réaliser noblement et librement une pensée industrielle utile à l’humanité9.
12Leroux montre bien pourquoi la question du crédit doit être placée au cœur des revendications ouvrières des années 1830 et 1840 : il défendra notamment une réorganisation du crédit qui puisse prendre en compte les capacités innovatrices comme garanties permettant l’accès au système financier.
13Leroux insiste aussi sur les conditions d’indépendance qui doivent être assurées à l’inventeur ouvrier : il doit pouvoir se livrer à son occupation « noblement et librement ». Une telle revendication s’ancre dans l’expérience personnelle de Leroux. En 1817, il aurait pu en effet réaliser son invention, mais à la seule condition de s’allier avec un imprimeur plus riche, qui était prêt à le soutenir pour partager l’exploitation du monopole dérivé du dépôt d’un brevet. Refusant l’idée même d’un monopole des connaissances, Leroux préfère alors se tourner vers des hommes politiques qu’il suppose pouvoir intéresser à une invention, la sienne, en mesure de mettre en crise le contrôle de la presse et la censure. Mais ces derniers trop occupés par des ambitions conspiratives, ne donnent pas suite à ses sollicitations10.
14Dans l’impossibilité de réaliser pratiquement son invention et fidèle à l’idée d’une publicisation des connaissances acquises, Leroux publie, en 1822, chez Didot, le petit ouvrage Nouveau procédé typographique qui réunit les avantages de l’imprimerie mobile et du stéréotypage11. Il s’engage dans un voyage en Angleterre pour connaître de nouvelles techniques et compléter sa machine, mais il en revient absolument déçu à cause de l’attitude des typographes anglais qui n’ont aucune intention de partager les savoirs et les découvertes. À son retour, fort de son expérience typographique, Leroux fonde, avec son ancien camarade de lycée Dubois, le journal Le Globe et sa vie entière change alors profondément. Mais cette expérience vécue entre vingt et vingt-cinq ans nourrit sa réflexion ultérieure, comme en témoigne sa correspondance avec Arago et la publication d’articles sur le même sujet – l’invention – bien des années plus tard. Elle lui permettra de surcroît de fonder à Boussac son imprimerie expérimentale et, de façon plus générale, de garder avec les classes ouvrières parisiennes un rapport particulier. Tout en se consacrant à la théorie, Leroux garde l’esprit technicien de l’ouvrier qu’il fut. C’est cet esprit qui lui fait dire à ceux qui participent à l’expérience de la vie communautaire à Boussac, où il a par ailleurs installé une imprimerie : « [p]our […] professer la théorie du Circulus, combien vous me semblez supérieurs à ce professeur d’agriculture qui vous dédaigne ! »12.
15Quand, en 1843, il rédige son article sur son expérience d’ouvrier inventeur, il note qu’« [e]n embrassant ce problème, en le résolvant, nous n’étions pas un pur industriel, mais un révolutionnaire. Nous étions, si l’on veut, un révolutionnaire pacifique, un révolutionnaire par la pensée, comme nous le sommes encore aujourd’hui »13. Il peut associer les deux manières d’être révolutionnaire parce que, comme nous l’avons déjà indiqué, à ses yeux « [t]ous les progrès se tiennent, toutes les découvertes s’enchainent ». En témoignage de cette complémentarité nécessaire, Leroux évoque la contribution des savants par leur science à la défense de la république sous la Révolution : « [c]e sont leurs principes, leurs leçons, leurs exemples qui, dans notre jeunesse, nous inspirèrent l’idée d’affranchir la presse par la mécanique »14. Science des savants, savoirs ouvriers, projet républicain d’émancipation démocratique et sociale : pour Leroux les trois ne peuvent que progresser ensemble, et pour cette raison l’histoire d’une petite découverte qui aurait pu améliorer l’industrie typographique mérite une place, presque au même titre que les recherches de la vérité les plus profondes de l’humanité et de ses formes sociales, dans l’encyclopédisme en acte du socialisme.
Notes de bas de page
1 Cf. Leroux Pierre, 1850 [1831], « Aux politiques », in id., Œuvres de Pierre Leroux (1825-1850), Paris, Société typographique, t. i, p. 152.
2 Dans les années 1840, les typographes parisiens établiront une forme de gouvernement de métier grâce à un tarif longuement discuté entre ouvriers et maîtres, et un tribunal pour assurer son application et son adaptation en cas de litiges.
3 Leroux Pierre, 1843, D’une nouvelle typographie, extrait de la Revue indépendante du 25 janvier 1843, Paris, Imprimerie Schneider et Langrand, p. 8. Dans la lettre à Arago, il écrit aussi : « simple ouvrier, j’avais compris cette réalisation comme un moyen d’émanciper la pensée humaine, d’abolir à jamais la censure qui pesait alors sur la presse, de détruire le monopole de l’imprimerie » (p. 6).
4 Ibid., p. 7-8.
5 Leroux Pierre, 1836, « Art », in Leroux Pierre et Reynaud Jean, Encyclopédie nouvelle, Paris, Gosselin, vol. 2, p. 84.
6 Leroux Pierre, D’une nouvelle typographie, op. cit., p. 13.
7 Ibid., p. 11.
8 Pour un tableau des innovations dans le secteur de l’imprimerie de l’époque, cf. Jarrige François, 2007, « Le mauvais genre de la machine », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 54, n° 1, p. 193-221.
9 Leroux Pierre, D’une nouvelle typographie, op. cit., p. 9.
10 Sur ce point, cf. aussi le passage consacré à cette histoire dans son livre écrit en exil, où le flux des souvenirs s’articule à une réflexion sur la défaite du premier socialisme, Leroux Pierre, 1863, La Grève de Samarez. Poème philosophique, Paris, E. Dentu, vol. i, p. 269.
11 Leroux Pierre, 1822, Nouveau procédé typographique qui réunit les avantages de l’imprimerie mobile et du stéréotypage, Paris, Didot l’aîné.
12 Leroux Pierre, La Grève de Samarez, op. cit., vol. i, p. 199.
13 Leroux Pierre, D’une nouvelle typographie, op. cit., p. 8.
14 Ibid., p. 8.
Auteur
Andre Lanza, docteur en études politiques à l’EHESS de Paris, historien de la pensée politique, est Assistant Professor à l’université de Toronto. Il a consacré une partie importante de ses recherches au premier socialisme français et à son enracinement social dans le Paris de la première moitié du xxe siècle et actuels, avec une attention particulière pour la constellation de penseurs du politique liés aux intuitions de Claude Lefort.
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