Rome vue de haut – écrit Paul Bigot – montre un centre où de splendides monuments émergeaient de groupes de maisons, insulae ou domus, entourées d’une zone de verdure coupée par l’enceinte d’Aurélien2.

1La perspective esquissée ici par l’auteur du relief de Caen n’a pas changé entre la création de la maquette en 1911 et la mort de l’architecte en 1942. Elle a aussi influencé les conceptions qui accompagnent la formation de l’urbanisme au tournant du XX^e siècle3. Jusqu’aux années 1970, de Pierre Lavedan à Léon Homo, elle a dominé notre vision du développement de l’Vrbs4. Dès la fin des années 1990, la multiplication des découvertes archéologiques à la périphérie de Rome a conduit à réviser la notion de suburbium, modifiant cette approche. Malgré ce nouvel éclairage, la représentation de Paul Bigot permet de revenir sur certaines questions que posent ces récentes théories.

Une vision marquée par son époque

2Lorsqu’il écrit ces lignes, l’architecte réfléchit à l’occupation du sol urbain et son principal souci est :

d’en finir avec cette légende d’une Rome surpeuplée [afin de montrer] qu’avec une population approximative de 500 000 habitants, Rome fait encore figure de très grande ville pour une époque privée de moyens de locomotion5.

3Suivant l’horizon idéologique auquel adhère Paul Bigot6, la Rome du IV^e siècle ne peut être qu’à son apogée monumental et démographique7. Cette double exigence n’est pas sans poser des difficultés d’aménagement de l’espace, lorsque l’architecte propose des espaces monumentaux dégagés, nettement distincts d’un habitat plus dense :

Disons d’ores et déjà que l’obligation où nous sommes d’essayer de caser les 46 000 insulae des Régionnaires ayant chacune la surface moyenne de la maison que nous essayons d’isoler, va nous laisser une bonne marge d’impossibilité8.

4La solution, reprise par Pierre Lavedan et Léon Homo9, vient au terme d’une comparaison, aussi savante que fragile, entre la densité de la population parisienne du début du XX^e siècle et les sources antiques utilisées par l’architecte. Les fragments du plan de marbre sévérien et les Catalogues Régionnaires lui servent à déterminer une surface moyenne théorique des insulae et des domus, pondérée par l’emprise de la voirie, celle du fleuve ou des jardins, forçant ainsi le résultat10.

5Il en résulte l’image d’une ville relativement aérée, voire vide de constructions par endroits et dépourvue de périphérie (fig. 1). Cette impression est encore accentuée par le caractère incomplet du relief et par l’absence de la muraille Aurélienne en de nombreux secteurs, qui ne rendent pas compte de l’emprise urbaine (fig. 2). De surcroît, le commentaire qui accompagne le relief établit une continuité entre centre et périphérie. Paradoxalement, il restaure la vision d’une ville ouverte qui demeura durant trois siècles celle voulue par la réforme augustéenne11.

Fig. 1 – Le Champ de Mars septentrional sur la maquette de Caen

Fig. 2 – Emprise de la maquette par rapport à la ville remparée

6L’image qu’installe Paul Bigot est plus sensible aux effets plastiques des masses entre elles, organisées en cercles concentriques, qu’à la trame des rues :

Rome vue de haut montre un centre où de splendides monuments émergeaient de groupes de maisons, insulae ou domus, entourées d’une zone de verdure coupée par l’enceinte d’Aurélien. Il s’agit de ces immenses jardins remplis de constructions de plaisance et d’œuvres d’art [...], qui entourent la ville et dont on ne peut que citer les noms […]. Ces jardins laissent passer tout un réseau d’aqueducs qui viennent de la campagne apporter la fraîcheur et se terminent en de monumentaux châteaux d’eau. [...] De haut, on voit de grands monuments. D’abord des temples [...]. On voit aussi d’immenses murs qui encadrent les Forums, puis tous les édifices de plaisirs [...] et ce qui est romain surtout, [...] les Thermes comparables, dit Ammien Marcellin, à des provinces. Enfin les docks, un peu partout répandus, mais qui ont cependant tout un quartier à eux, nommé l’Emporium [...]. En réalité, la ville ne s’arrête pas à la muraille ; à la zone des grandes propriétés succède une autre zone de grandes et de petites propriétés qui couvrent toute la campagne ; tout un réseau d’aqueducs y déverse en passant le trop-plein de ses eaux ; partout d’élégantes villas ou de véritables palais, tandis que le long des grandes voies s’allongent les faubourgs et la longue file des tombeaux12.

7Cette organisation centrifuge s’accorde en réalité assez bien avec les études récentes sur les limites urbaines successives (administratives et religieuses13) comme avec l’occupation du sol14. Elle préfigure les plus récentes conceptions sur le rapport de la ville à sa périphérie. La définition et l’étendue de celle-ci n’ont cessé d’être réévaluées ces vingt dernières années, dépassant les 30 kilomètres au-delà des murailles de Rome, jusqu’à atteindre les contreforts des Monts Albains, excédant ainsi l’habituelle limite du Latium uetus15. Fondée sur des données économiques et matérielles, comme le temps de déplacement des hommes et le coût des marchandises16, cette définition dynamique du suburbium a abouti au concept de « métropole étendue »17. Pour certains, le renouvellement permanent et le déplacement des franges urbaines, progressivement absorbées par le tissu urbain, expliqueraient son expansion18. Pareil processus n’est guère documenté, à l’exception du témoignage « fossile » de la prétendue « ceinture verte » des horti19 et de la structure de certains quartiers situés au-delà de la muraille républicaine. Sur le Quirinal, comme parfois aussi dans les provinces, par exemple à Orange20, l’orientation du bâti extra-muros reproduit celle du tissu intra-muros21. La création, à la fin des I^er et II^e siècles de notre ère, des domaines périphériques des Quintilii, des Gordiens, de Sette Bassi et autres pourrait témoigner aussi en faveur d’une progression de l’occupation urbaine obligeant à repousser ce type de domaines22. À l’inverse, Simon Malmberg et Hans Bjur23 défendent l’idée d’un développement urbain à une époque tardive procédant à partir des marges et non d’un mouvement centrifuge issu du centre de Rome. Le quartier de la porta Esquilina qu’ils étudient du III^e au VI^e siècles ap. J.-C. dispose de l’espace et de l’armature suburbaine nécessaires (en termes de voirie et d’infrastructures) pour devenir ainsi un « centre », organisé autour de monuments chrétiens.

8Ces exemples contradictoires invitent à approfondir un point négligé par Paul Bigot dans son commentaire et sur lequel il est intéressant de revenir lorsqu’on s’intéresse au développement de la ville ouverte du Haut-Empire. L’architecte ne fait que quelques brèves allusions aux murailles archaïque et républicaine (qu’il appelle indistinctement « serviennes »), alors que l’examen de la maquette révèle qu’il a reporté certains tronçons archéologiquement connus à son époque et onze portes monumentales (fig. 3). Pour autant, on n’observe pas de vrai changement dans la représentation de la trame urbaine de part et d’autre de cette muraille, à la restriction près qu’une part du relief est restée inachevée, là où précisément on aurait aimé connaître les choix de Paul Bigot.

Fig. 3 – Plan de la maquette. Les flèches indiquent les portes, les pointillés les tronçons de la muraille républicaine

9Si l’on admet avec John Patterson que la muraille Aurélienne fixe l’image de la périphérie de Rome en 271 ap. J.-C.24, comment doit-on considérer cet « inner suburb »25, enclos dans la muraille Aurélienne, et quelle représentation ses habitants pouvaient-ils en avoir avant sa création ?

Une continuité spatiale affichée dans les sources

10Dans la Rome augustéenne des quatorze régions, l’intégration des continentia – que nous traduisons par faubourgs – prend acte d’une continuité d’occupation de nature urbaine qui met à mal les limites matérielles et religieuses que sont la muraille républicaine et le pomerium. Nous ignorons quelle est alors l’extension réelle de la ville mais la nécessité d’en accroître l’étendue s’est déjà manifestée une première fois, lorsque Servius Tullius en avait agrandi le périmètre26. Sous Auguste, le développement extra-muros de la ville n’aurait, semble-t-il, concerné que le sud-ouest, avec l’Emporium, une frange de la rive droite du Tibre et le sud du Champ de Mars27 (fig. 4). Quoi qu’il en ait été vraiment, la réforme augustéenne précède autant qu’elle accompagne l’extension de l’Vrbs.

Fig. 4 – Emprise de l’Vrbs à l’époque augustéenne

11La mitoyenneté spatiale en est un des fondements et l’expression continentia ædificia qu’on trouve dans les textes juridiques, où ces constructions sont soumises à la législation urbaine28, est claire sur ce point. Il s’agit bien d’un prolongement de l’espace de la ville, sans solution de continuité, suggérant, comme l’illustre l’expression espagnole contemporaine, « inmediaciones », une « co-présence » de l’urbain et de sa périphérie29.

12Denys d’Halicarnasse fournit ainsi l’image étonnante d’une ville quasiment sans limites :

4.13.4 … καὶ εἰ μὲν εἰς ταῦτά (i. e. τὰ περὶ τὴν πόλιν οἰκούμενα χωρία) τις ὁρῶν τὸ μέγεθος ἐξετάζειν βουλήσεται τῆς Ῥώμης, πλανᾶσθαί τ´ ἀναγκασθήσεται καὶ οὐχ ἕξει βέβαιον σημεῖον οὐδέν, ᾧ διαγνώσεται, μέχρι ποῦ προβαίνουσα ἔτι πόλις ἐστὶ καὶ πόθεν ἄρχεται μηκέτ´ εἶναι πόλις, οὕτω συνύφανται τὸ ἄστυ τῇ χώρᾳ καὶ εἰς ἄπειρον ἐκμηκυνομένης πόλεως ὑπόληψιν τοῖς θεωμένοις παρέχεται.

… si quelqu’un désire estimer l’étendue de Rome (τὸ μέγεθος) en regardant ses faubourgs (τὰ περὶ τὴν πόλιν οἰκούμενα χωρία), il sera nécessairement induit en erreur par la recherche d’un critère efficace pour déterminer jusqu’à quel point c’est encore la ville (πόλις), et où ce n’est plus la ville. Le centre urbain (τὸ ἄστυ) est si étroitement uni à la campagne (τῇ χώρᾳ), qu’elle donne à ceux qui la contemplent l’impression d’une ville (πόλεως) qui s’étend indéfiniment.

13On peut douter qu’il en ait été ainsi mais la volonté d’homogénéifier des espaces aux caractéristiques différentes (intra et extra-muros, intra et extra pomériaux) est clairement perceptible dans le vocabulaire de Suétone qui, citant la réforme augustéenne, préfère spatium urbis à urbs30. C’est la même réalité – bien qu’en des termes différents – qu’évoque Pline l’Ancien, lorsqu’après avoir parlé de l’agger, il conclut la description des défenses de Rome ainsi :

3.67 … cetera munita erat [Roma] præcelsis muris aut abruptis montibus, nisi quod exspatiantia tecta multas addidere urbes.

… partout ailleurs [Rome] était entourée de murs très élevés ou de collines escarpées, jusqu’à ce que l’extension des constructions englobe de nombreux ensembles urbains.

14L’existence de communautés archaïques voisines de l’enceinte urbaine est effectivement attestée par l’épigraphie tardo-républicaine31. La récente étude de Laura Chioffi sur le Pagus Ianicolensis au Trastevere illustre les étapes de leur intégration dans les nouvelles régions et les changements institutionnels consécutifs à la fin du I^er siècle av. J.-C.32.

15Cependant, rien ne traduit mieux ce souci de remodelage et de redéfinition de l’Vrbs que les exemples d’utilisation, voire de chevauchement de la muraille républicaine. Le fait n’a rien d’exceptionnel, pas plus à Rome qu’ailleurs. On rappellera l’insula occidentalis ou la maison de Marcus Rufus à Pompéi33. Il existe ainsi des exemples d’habitats appuyés à la muraille sur l’Aventin, l’Esquilin et le Quirinal34. En réussissant à situer sur ce dernier un groupe de fragments de la Forma Vrbis, Pier Luigi Tucci a non seulement montré qu’on y voyait un tronçon de l’enceinte républicaine, ce qui est jusqu’ici inédit, mais aussi qu’il servait de substructions à une grande demeure aristocratique (fig. 5)35. On rappellera aussi la domus attribuée à L. Fabius Gallus adossée à l’enceinte extérieure, au sud de la porte Colline36.

Fig. 5 – Fragments 538 a-o de la Forma Vrbis en contexte sur le Quirinal. Le trait continu indique la muraille républicaine ; les flèches, les axes de circulation ; le cercle, une porte

16Le phénomène serait cependant précoce, ce qui est remarquable. Toujours selon Denys d’Halicarnasse, le tracé des murs aurait été difficile à repérer de son vivant, masqué qu’il était par un bâti résidentiel très dense37. Même en relativisant ce propos, l’impact des destructions38, consécutives à la perte du rôle défensif de la muraille, est fonction du lieu où elles interviennent et de ce qui la remplace.

17Clément Chillet note ainsi combien l’implantation des jardins de Mécène, la construction de l’auditorium et la destruction du rempart à cet endroit viennent bouleverser le paysage urbain39 ; le nouveau domaine, à cheval sur les limites topographique et religieuse de la ville, ainsi que la transformation d’une partie de l’agger en promenade monumentale40 contribuent, avec le voisinage de la Porticus Liuiae, à faire alors de l’Esquilin un autre lieu d’expression du pouvoir impérial.

18Tout aussi importants symboliquement paraissent être la restauration et l’agrandissement du temple de Quirinus par Auguste en 16 av. J.-C.41. Sa localisation par F. Coarelli dans le secteur du Palais Barberini, après révision des sources anciennes et modernes42, le placerait en position dominante sur tout l’espace environnant, outrepassant et englobant alors la muraille. L’importance du domaine de Salluste voisin en serait ainsi accrue et on mesurerait mieux l’importance des aménagements et des décors augustéens découverts dans la propriété d’un proche du princeps43. Ces horti, qui semblent aller jusqu’à l’Alta semita sous l’Empire44, s’adossent, au moins à la fin de la République, à la muraille45. Leur position, dominante et stratégique, et leur décor, prisés des Flaviens, les rendent d’une certaine façon comparables à ceux de Mécène46.

Ruptures et marqueurs de l’espace urbain

19Le principe d’une continuité de l’espace urbanisé à travers l’idée de continentia soulève nombre de questions encore débattues. La première touche la définition de la limite extérieure des régions périphériques dont il n’existe pas à ma connaissance de traces matérielles repérables dans le paysage47. Il est également délicat de parler de continuité s’agissant de la rive droite du Tibre, sauf à valider l’hypothèse d’une muraille protégeant le pont Sublicius sur cette rive et associée à la forteresse du Janicule48.

20Sans doute sensible dans la pratique quotidienne de la ville, cette continuité ne devait pas aller de soi en termes d’exercice du droit urbain. Au III^e siècle ap. J.-C., le juriste Aemilius Macer juge en effet utile de préciser la limite à partir de laquelle se calcule la zone des mille pas :

Dig. 50, 16, 154 : Macer libro primo ad legem uicensimam : Mille passus non a miliario urbis, sed a continentibus ædificiis numerandi sunt.

Macer au premier livre, à propos de la vingtième loi : les mille pas ne doivent pas se calculer à partir du milliaire de l’urbs, mais depuis les faubourgs.

21L’expression a continentibus ædificiis ne nous éclaire pas beaucoup : renvoie-t-elle au bord extérieur de l’enceinte servienne49, là où commencent les continentia ou au contraire là où ils s’achèvent à l’époque de Macer, voire à la limite des régions augustéennes périphériques, si celle-ci existe bien50 ? La remarque est néanmoins révélatrice de la nécessité de rappeler des règles face sans doute à la pression urbaine. Elle témoigne a fortiori que tout espace périurbain n’est pas forcément soumis aux mêmes lois. Comme le rappelle un autre passage du Digeste51, la destination des constructions, où pouvaient figurer des horti, voire des propriétés agricoles, si un « usage urbain » (urbico usui) y était attesté, intervenait conjointement aux critères de nature (continentia ædificia) et de distance (mille passus) dans l’application de la loi52. Malgré son apparente simplicité, la règle de mitoyenneté ne saurait masquer les différences de nature et de statut de l’espace extra-muros. Concernant surtout l’habitat continu, il invite à penser l’occupation de la périphérie immédiate de l’Vrbs comme discontinue53, hétérogène54, faite de « morceaux d’agglomérations » groupés le long des voies consulaires et dont la densité était fonction de leur proximité avec l’espace intra-muros55. Sur ce point, la diversité d’occupation qu’on observe le long de l’axe uia campana / portuense est particulièrement éclairante56.

22L’entreprise augustéenne n’efface pas l’hétérogénéité du nouvel espace urbain, où les signes d’une discontinuité entre l’Vrbs intra-muros et son extension restent sensibles à ses habitants. Au début de l’Empire, le juriste Alfenus se sent même obligé de préciser – dans un but qui nous échappe – une équivalence entre la ville et l’agglomération :

Dig. 50.16.87 : Vt Alfenus ait « urbs » est « Roma » quæ muro cingeretur, « Roma » est etiam qua continentia essent : nam Roma non muro tenus existimari ex consuetudine cotidiana posse intellegi, cum dicemus Romam ire, etiam si extra urbem habitaremus.

Comme dit Alfenus, la « Ville » est la « Rome » qui est entourée d’un mur, (mais) c’est aussi « Rome » là où il y a des continentia (faubourgs), car on peut comprendre que « Rome » n’est pas considérée comme (allant) seulement jusqu’au mur d’après nos habitudes quotidiennes, puisque nous disons que nous allons à Rome même si nous habitons en dehors de la Ville.

23Le tracé de la muraille républicaine est effectivement le premier des signes dans le paysage urbain qui perturbe une continuité affirmée. Bien que le rempart semble avoir disparu sous l’habitat, le même Denys d’Halicarnasse note qu’on y trouve encore en de « nombreux endroits les vestiges de [son] ancienne structure »57. Certains témoignages confirment également l’existence au moins partielle du rempart, à la fois au moment des guerres civiles (donc avant la réforme)58 mais aussi au I^er siècle de notre ère : en 15 ap. J.-C., lorsqu’un tremblement de terre en détruit une partie59, au moment de la conjuration de Pison60, lors du triomphe de Néron en 68, qui en fait abattre un morceau61, ainsi qu’à l’occasion de l’affrontement entre Vitelliens et Flaviens près de la porte Colline et des jardins de Salluste62. Pour Joël Le Gall, des tronçons subsistaient encore sous Commode – à côté de la porte Capène – et sous Septime Sévère63 ; enfin, on a rappelé qu’un secteur de la muraille avait été représenté sur des fragments de la Forma Vrbis64.

24La restauration et la monumentalisation par Auguste de plusieurs portes de l’enceinte (portae Flumentana, Naualis, Trigemina, Esquilina65) rappellent ostensiblement son souvenir. Les activités d’une population marginale66 et l’existence, au voisinage des portes, d’espaces d’échanges commerciaux (macellum magnum sur le Célius, forum Esquilinum / macellum Liuiae sur l’Esquilin et autres campus Viminalis et Lateranensis67) et d’aires de rupture de charges (area carruces et radicaria68) accréditent l’idée que les points de franchissement de l’enceinte servaient de barrière d’octroi69. Rien n’empêche de penser que la reconstruction des portes citées ait accompagné pareil dispositif, celles-ci en monumentalisant la présence. Auquel cas, il aurait été contemporain de la réforme augustéenne70, bien qu’il soit surtout attesté dès le règne de Claude et plus encore de Vespasien71. La description plinienne de la Rome flavienne et de ses 37 portes pourrait ainsi faire référence à ces points de contrôle – portæ72 plus tard foriculæ73 – qui auraient suivi la ligne pomériale à mesure de son élargissement74. Son tracé, très débattu75, aurait encore longé par endroits l’ancienne muraille républicaine jusqu’à ce qu’il coïncide avec celui de la nouvelle enceinte du III^e siècle76. Autant le pomerium pouvait passer relativement inaperçu pour le piéton, autant la barrière d’octroi, et les portes qui la matérialisaient, avaient une incidence concrète dans la vie quotidienne, plus manifeste que la limite administrative du I^er mille (fig. 6).

Fig. 6 – Carte des principales limites de l’Vrbs. État du pomerium à l’époque flavienne

25Dans ce contexte, la destruction par Mécène d’une partie de la muraille et la restauration par Auguste de certaines portes peuvent sembler contradictoires avec le désir du princeps d’intégrer l’espace urbanisé extra-muros. Mais peut-être faut-il envisager l’entreprise sous un autre angle et considérer – au moins pour l’époque augustéenne – que l’intégration des faubourgs se fait au travers de signes monumentaux qui viennent scander des axes précis77, procédant du cœur de la cité vers sa périphérie. C’est le cas du cliuus suburanus et de son prolongement jusqu’aux uiæ Labicana, Prænestina et Tiburtina, jalonnées par le portique de Livie, le lacus Orphei, la porta Esquilina et ses trois baies78. Une fois franchie la porte, la voie Tiburtine est élargie jusqu’au pont sur l’Anio79 et le passage des aquæ Marcia, Tepula et Iulia monumentalisé80. Il en va de même avec la uia Flaminia, objet des attentions d’Auguste81. Son parcours final dans le Champ de Mars est ponctué de monuments dont la position a été soigneusement choisie en fonction des perspectives qu’ils offraient82. Sur les premiers milles de la uia Appia, théâtre de la compétition aristocratique83, l’autel de la Fortuna redux et l’arc de Drusus84 jouent ce même rôle de signes urbains. Il en va sans doute ainsi des portes restaurées par Auguste au Forum boarium (Flumentana, Naualis, Trigemina) qui donnent accès aux secteurs marchands le long du Tibre. La présence de ces monuments, outre leurs visées programmatiques, paraît répondre à l’extension urbaine là où elle s’opère alors85.

26Ces jalons anticipent la proximité du centre-ville et participent de l’intégration de la périphérie proche. Ils peuvent même par la suite servir à marquer, sur le terrain comme dans l’esprit des habitants, les limites de l’Vrbs. Il en est ainsi des parties aériennes86 des aqueducs qui structurent les quartiers et correspondent probablement à la limite de la zone urbanisée, par exemple au niveau de la future porta Prænestina (fig. 7), où Claude monumentalise la rencontre des aquæ Marcia, Tepula, Iulia, Claudia et Anio nouus87. Le camp prétorien bâti par Tibère ad extrema tectorum joue le même rôle encore à l’époque de Pline88.

Fig. 7 – Vue axionométrique de la porta Prænestina après les travaux de Claude

27Tous ces marqueurs contribuent à forger une identité où subsiste cependant une différence de perception à l’intérieur même de l’espace urbanisé.

L’identité urbaine : Vrbanus ou urbicus ?

28Le poète Martial en témoigne le mieux, plus sensible que d’autres aux marges et à la perméabilité des espaces qu’il parcourt89. À tort ou à raison, son œuvre et – dans une moindre mesure – celle de Juvénal servent aujourd’hui à illustrer la vie quotidienne sous l’Empire90. Sans être exactement un « guide vivant de l’Vrbs »91, le poète espagnol apporte, par son vocabulaire et son attention aux détails, de très utiles informations sur la vision et la pratique de l’espace urbain chez ses contemporains, ce que la maquette de Paul Bigot – malgré d’anciennes tentatives d’animation92 – ne peut évidemment faire. La nature des bâtiments ne suffit pas à définir une identité urbaine et Martial propose une topographie littéraire subtilement polarisée, fondée sur un savoir partagé qui, parfois, ne coïncide pas avec notre balisage de la ville antique93. À l’exception de l’Argilète et d’une partie de Subure, son attention se concentre sur des quartiers éloignés, mitoyens des « faubourgs », au nord, à l’est et à l’ouest (le Quirinal, le sommet des Esquilies, le Champ de Mars, le Trastevere). Même s’ils font partie de l’espace urbain, ces secteurs ont une physionomie particulière, qui tire sa cohérence du mélange des fonctions au sein d’un même espace, comme aux Sæpta94 ou au Circus Flaminius95.

29Lorsque le poète évoque l’une des maisons de son ami Gallus, située au Trastevere, il regrette presque – au-delà de la fatigue que lui occasionne la distance – qu’une véritable maison de ville puisse s’y trouver :

1, 108, 1-2 : Est tibi – sitque precor multos crescatque per annos – / Pulchra quidem, uerum transtiberina domus / …

Tu possèdes – et je prie que cela dure et prospère bien des années durant – / Une maison vraiment belle, mais c’est au-delà du Tibre / …

30Martial connaît d’autres belles résidences en proche périphérie, mais il parle de uillæ, d’horti, ou de prædia96, alors même que leur agrément ou leurs agencements l’incitent à les considérer comme des demeures urbaines : c’est ainsi qu’il qualifie de (uel potius) domus (4, 64, 25), la uilla de son ami Julius Martialis au Monte Mario97. Cette forme d’habitat semble symboliquement conférer à un espace urbanisé et à ses occupants une qualité citadine qu’il conteste au Trastevere, à la fois ville et campagne98. Deux identités s’opposent, l’une citadine, l’autre faubourienne, mises en scène dans le portrait à charge d’un certain Cæcilius99. Ce dernier ne vaut guère mieux qu’un « colporteur venu d’au-delà du Tibre » (transtiberinus ambulator). Comme ses semblables vivant de petits métiers, il ne peut prétendre être urbanus. La polysémie de l’adjectif (policé, citadin, habitant de l’Vrbs) dessine une géographie sociale, fondée sur le lieu de résidence et une activité professionnelle liée à elle et qui, à mesure qu’on s’éloigne du centre, prive celui qui l’exerce de son urbanitas100. Cæcilius n’est qu’urbicus, résident en ville, un qualificatif d’usage moins fréquent mais surtout univoque101.

31La perception des marges de l’espace urbain n’est pas non plus celle attendue. L’idée de périphérie urbaine est relativement souple pour le poète. Il y englobe indifféremment faubourgs proches ou plus lointains, usant alors de l’adjectif suburbanus102 ou de l’expression sub urbe103. Si le Tibre représente pour lui une limite bien identifiée104, il n’en est pas de même au nord et au sud de Rome. Au sud, c’est toujours la porte Capène, peut-être du fait de la réalité de l’occupation, qui marque l’entrée dans l’espace urbain. Citée à l’occasion du départ vers sa villa d’un certain Bassus, juché sur un chariot chargé de victuailles achetées à Rome105, elle participe du comique d’une situation inversée : « Bassus rentrait-il en ville ? Pas du tout, il allait à la campagne ». La porte et son environnement proche sont un repère dans une géographie vécue, partagée par les lecteurs106. « Dételle-t-on sitôt passée la porte de la ville ? » semble dire Martial au voyageur tenté de rebrousser chemin au voisinage du temple des Muses et de l’area Carruces où l’on déchargeait les véhicules107.

32Au nord de Rome, la limite est moins précise. La villa de Julius Martialis – une domus, plus qu’une « campagne » d’où s’observe l’activité de la Ville – et le pont Milvius sont les premiers jalons de l’entrée dans un monde urbain à défaut d’être déjà « citadin »108. C’est ce qu’illustre l’anecdote mettant en scène un espagnol, Tuccius, qui fait demi-tour au moment de franchir le Tibre, à l’idée de la condition de client qui l’attend109. Il est vrai que, même distant de trois milles de l’enceinte, le pont fut monumentalisé par Auguste110 et joua un rôle important dans plusieurs épisodes dramatiques de l’histoire de l’Vrbs111.

33Comme aujourd’hui – et plus encore maintenant que l’on parle de « métropoles » –, ce qui distingue une ville de son agglomération tient en grande partie au mode d’habiter et de produire comme à l’image qu’ont ses acteurs et que mesure le « gradient d’urbanité » de nos collègues géographes112. L’uniformisation du tissu urbain ne se réalise que très lentement, souvent en dehors des divisions administratives ou religieuses, celles-là même que nous percevons le mieux. Quelle que soit la forme de ce développement, concentrique ou radial, la création de la muraille Aurélienne vient accélérer sa transformation et réduire l’hétérogénéité de l’espace pris dans ces murs. Nous ne pouvons qu’observer le résultat d’un processus plus général mais interrompu historiquement. Les mots qui servent alors à décrire cet espace qui ressemble à la ville, mais n’est pas forcément ni organisé ni exactement perçu comme elle, sont donc importants, selon qu’ils insistent tantôt sur sa dimension spatiale (« périurbain », « para-urbain »113), tantôt sur sa dépendance (« suburbain »), ou son identité propre – au positif (« faubourg ») comme au négatif (« banlieue »)114. D’une certaine façon, cette difficulté à nommer est très ancienne. À la différence du grec proasteion qui suggère une vision frontale et spatiale115, l’adjectif latin suburbanus, qui s’impose sur le substantif d’usage exceptionnel116, introduit une dépendance concrète d’ordre économique ; quant à continentia, c’est une situation topographique qu’il définit dans un contexte juridique. Si une part non négligeable de ces continentia a pu figurer sur la Forma Vrbis117, leur identification ou celle de la muraille Aurélienne118 avec le double cercle entourant la vignette de Rome sur la Table de Peutinger (fig. 8) reste problématique, tant pour des raisons d’économie graphique que de rapport à la topographie réelle ou d’intentions symboliques119. Or, c’est précisément tout ce que ne montre pas la maquette de Paul Bigot et qui n’est qu’à peine esquissé dans ses commentaires sur le développement de Rome.

Fig. 8 – La vignette de Rome et le double cercle sur la Table de Peutinger