L’ambition d’une société inclusive, où la singularité reconnue de chacun nourrit la rencontre et le vivre-ensemble, nécessite que l’on s’interroge, aujourd’hui plus que jamais, au sujet de l’éventuelle influence des nouveaux modes de gouvernance mondiale ou locale (déréglementation, globalisation, mondialisation…) sur les processus de souveraineté et de participation citoyenne1.

1Objet de nombreuses discussions et de nouvelles orientations politiques en quête d’une gestion équilibrée, éthique et démocratique de la ville, la question de la participation citoyenne se pose, dans la politique urbaine de Rio de Janeiro, de manière fort complexe. Elle est en effet à l’image des jeux d’acteurs et des enjeux que posent certaines réalités de cet espace urbain, à l’exemple de celles qui sont associées aux favelas. Depuis leur émergence, à la fin du XIX^e siècle et jusqu’à aujourd’hui, ces espaces spécifiques de la ville en sont venus à occuper une place centrale, tant dans des politiques urbaines que dans la réalité quotidienne des habitants de Rio de Janeiro2. Elles restent le plus souvent associées à tous les maux urbains et sociaux, symbolisant une société encore fort divisée, mais qui dispose néanmoins de singularités des plus valorisées, tant par les pouvoirs publics que par la société civile.

2Entre la lutte contre leur existence et la valorisation de leurs spécificités et de la diversité culturelle qu’elles matérialisent, les favelas sont aussi au cœur de la réflexion sur la place des habitants dans l’action urbaine. Dès lors, l’étude de la participation, comprise comme « un ensemble d’actions organisées et finalisées dans le but d’associer les personnes les plus directement concernées à la conception ou à la réalisation d’un projet complexe »3 apparaît comme un analyseur pertinent des modes d’action politique et des nouvelles dynamiques qui marquent les projets d’aménagement et la politique urbaine poursuivie par la municipalité.

3En dépit d’une adaptation récente des discours et de volontés affirmées par les institutions internationales de stimuler la participation des habitants dans les projets d’aménagement à travers le monde, il convient de se demander de quelle manière les modes d’action politique en direction des favelas brésiliennes ont largement perduré au long du XX^e siècle. Certes, ces modes d’actions ont certes évolué, passant de politiques d’éradication de ce « problème urbain » à leur réhabilitation et leur intégration aux dynamiques de la ville dite formelle. Pourtant, elles sont largement restées inefficaces pour résorber les inégalités entre villes formelles et espaces illégaux et pour lutter contre les processus ségrégatifs et la marginalisation des habitants des favelas. Dans ce contexte, la participation citoyenne, pourtant prônée par les pouvoirs publics, resterait un outil plus rhétorique qu’une réalité attribuant aux habitants une réelle possibilité d’influer sur les décisions politiques.

4À l’heure où les responsables locaux s’attachent à œuvrer en direction d’une démocratisation de l’action urbaine, il convient de s’interroger sur ce qui a vraiment changé, à Rio de Janeiro, au niveau de la participation des habitants d’espaces illégaux dans les décisions publiques4.

5La participation est ici définie comme un processus selon lequel la population urbaine, spécialement ses représentants les plus démunis, bénéficie d’un droit de regard et de choix dans l’allocation des ressources, dans la formulation et dans la mise en œuvre des politiques. Cette vision s’inscrit dans la lignée de celle de la Banque mondiale, qui préconise l’intégration des populations urbaines « à différents niveaux et degrés aux étapes de l’identification, du timing, de la planification, du design, de la mise en œuvre, de l’évaluation et de la post-implémentation des projets de développement »5.

6Ces orientations sont aujourd’hui vigoureusement imposées aux organes locaux du pouvoir par les institutions internationales, principalement par le biais de l’accès à des financements de développement. Néanmoins il s’agit de reconnaître la difficulté à mettre en œuvre de tels objectifs en les adaptant aux processus décisionnels et aux logiques d’acteurs qui dominent dans la sphère politique de Rio de Janeiro.

7La participation n’est pas le seul fait de préconisations émanant de la seule sphère institutionnelle, récemment consignées dans les orientations des bailleurs de fonds internationaux. Elle est avant tout peut-être la formalisation d’une exigence des sociétés, résultant de mouvements revendicatifs qui trouvent leur origine dans l’histoire de la lutte des plus démunis pour leur reconnaissance. Ainsi, le processus participatif ne peut en aucun cas exclusivement s’apparenter à une nouveauté émergeant des principes définis à partir du Sommet de la Terre en 19926. Il doit être plutôt approché à partir du contexte historique dans lequel il est apparu, contexte marqué par des mouvements revendicatifs, des conflits et des négociations entre la société civile et les pouvoirs publics tentant d’imposer, au travers des projets, leur vision de l’avenir de leurs territoires.

8Analyser la participation, sa place et son influence dans le processus décisionnel urbain, mais aussi son instrumentalisation par le politique oblige donc à étudier le contexte dans lequel elle est apparue. La présente discussion abordera cette question au moyen d’une triple réflexion :

• Historique d’abord. La participation doit en effet être vue comme une expression et une exigence des populations d’œuvrer à leur propre historicité. Cela nous conduit à prendre en compte sa dynamique historique, qui permet d’observer les premières manifestations de cette exigence, le contexte qui les a légitimées ou au contraire réprimées.
• Globale ensuite, en ce que l’étude de la participation à Rio de Janeiro se définit en référence à un système politique voulu universel dans lequel la contestation populaire est à la fois stimulée et, souvent, absorbée, réprimée.
• Territoriale enfin, en ce que les réalités de la participation ne se comprennent qu’en prenant en compte les dispositifs politiques localisés. Au Brésil comme dans d’autres espaces du monde, la décentralisation, en attribuant plus de pouvoir et de compétences aux municipalités, révèle une diversité de modes locaux de traduire les principes universels en actes.

9Ce triple niveau de réflexion est ici structuré au travers de l’étude de la politique urbaine à Rio de Janeiro et de son évolution au cours du XX^e siècle. Cette politique connaît un changement d’orientation depuis la déclaration de la Constitution fédérale, en 1988, qui prévoit, par un processus participatif, l’établissement et la mise en œuvre des Schémas directeurs (Planos Directores) pour toutes les villes de plus de 20 000 habitants. Le Plano Director de Rio de Janeiro a été mis en vigueur en 1992 et s’est révélé un outil central permettant d’encadrer la planification urbaine. Dès lors, la municipalité de Rio de Janeiro affiche l’ambition de stimuler le processus participatif. Pourtant, dans le même temps, elle s’attache à dissimuler un mode d’action politique au sein duquel la participation se traduit, au mieux, dans un processus consultatif. Pour cela, elle institue un Plan Stratégique (Plano Estratêgico) en 1995 qui devient un argument de blocage pour la mise en place des avancées démocratiques poursuivies par le Plano Director de 1992.

10Cette position des pouvoirs publics municipaux n’est pas nouvelle, comme le laisserait croire l’étude des récentes actions politiques. Elle ne résulte pas exclusivement de logiques récentes liées à l’adoption de principes d’urbanisme stratégiques initialement éprouvés à Barcelone7, mais trouve son origine dans les fondements de la politique brésilienne. L’étude des politiques de réhabilitation urbaine des favelas mises en œuvre dans le cadre du programme Favela-Bairro8 nous permettra de discuter de l’évolution du concept de participation à Rio de Janeiro et des moyens mis en œuvre pour favoriser le processus participatif ou pour en faire un instrument renforçant une politique inégalitaire et autoritaire. Ce travail ne prétend en aucun cas rendre compte de l’ensemble des réalités qui caractérisent les projets urbains de Rio de Janeiro, qui se traduisent par des contradictions tant dans les discours que dans les dispositifs qui accompagnent les projets de réhabilitation urbaine. Sera ainsi privilégiée l’étude des stratégies sous-jacentes qui mettent en évidence différents types de participation citoyenne, différents selon qu’ils s’inscrivent en amont ou en aval des projets urbains.

Politique populiste et mirages de la participation

11Les réformes urbaines qui ont été engagées au cours des deux premières décennies du siècle à Rio de Janeiro se voulaient être l’écho du projet de construction nationale de la première République brésilienne (1889-1930). Elles engageaient une modernisation de la capitale sur le modèle du Paris haussmannien, selon des principes modernistes et hygiénistes consistant à percer de grandes avenues et à niveler plusieurs collines de la ville pour laisser place à un marché immobilier florissant. Cette réforme urbaine résolvait partiellement les nombreux problèmes sanitaires du centre historique, où les épidémies avaient sporadiquement ravagé la population locale, ce qui eut de graves conséquences sur le dynamisme commercial du port de Rio de Janeiro. Il s’agissait de faire de la ville esclavocrate et malade, à la force de la pioche, une métropole commerciale résolument moderne.

12Ces premières interventions d’envergure dans l’espace urbain adoptaient un positionnement fort à l’égard des couches ouvrières et des plus pauvres. La destruction des cortiços9 du centre-ville contre l’avis de leurs résidents - principalement des familles de travailleurs et d’anciens esclaves libérés - met en évidence l’antinomisme entre un projet urbain empreint d’une volonté moderniste et la réalité de l’espace social carioca, marqué par de profondes inégalités. Si la rhétorique hygiéniste connaît alors un large consensus politique, la position des pouvoirs publics subit alors de vives critiques émanant des couches les plus modestes de la population, mais aussi des intellectuels et des propriétaires de cortiços. La « participation » des relogés au projet ne s’est manifestée que par leur tentative de se loger à proximité des anciens lieux de vie et de travail. L’absence d’une politique de logement social et les coûts élevés pour s’installer en banlieue ont conduit à l’occupation des collines autour du centre-ville.

13Étant donné l’impossibilité de faire face à la crise du logement et le besoin de maintenir la main-d’œuvre proche du marché de travail sans porter préjudice aux intérêts du marché immobilier, les pouvoirs publics ont, dans un premier temps, plutôt toléré ces occupations de terrains à faible valeur foncière, sans cependant y accorder une attention particulière. La position des pouvoirs publics, entre tolérance passive et refus d’adopter une position concernant la régulation de ce phénomène à la fois urbain et social, a ainsi été forte de conséquences. Elle a révélé l’incapacité des pouvoirs publics à contrôler ces occupations sans cesse plus nombreuses, au point de devenir l’un des principaux problèmes urbains.

14De la tolérance initiale de ces occupations à leur destruction dans le cadre des grands programmes d’éradication des années 1960-1970, la politique urbaine a sans cesse fluctué, hésité même, au point de s’accommoder d’une situation dans laquelle coexistent un ordre officiel – largement hypothétique – et un désordre, distinct de la norme urbaine adoptée par les pouvoirs publics en matière d’habitat et d’occupation de l’espace. Cette situation, outre d’apparaître ambiguë et de poser la question de la capacité – ou de la volonté – du pouvoir local à appliquer la loi, révèle l’existence d’un pacte informel entre des pouvoirs incapables de réguler ces dynamiques et des habitants en manque d’espace.

15Elle met aussi en lumière la réalité du contexte politique brésilien au cours de la Première République dans lequel la société civile ne dispose d’aucun espace légitime d’existence. Cette absence de légitimation marque la praxis politique à l’égard des favelas. Elle rend non seulement stérile toute revendication populaire, mais elle oblige les pouvoirs publics à faire preuve de fermeté vis-à-vis d’espaces qui, se protégeant en ayant recours à des processus de fermeture, voient l’émergence de contre-pouvoirs peu enclins à accepter une intervention publique jugée ponctuelle et opportune.

16La révolution de 1930 a pourtant inauguré une nouvelle phase politique au Brésil. Le régime de Gétulio Vargas, au travers d’un discours populiste, s’attache à récupérer ces catégories pauvres de la population susceptibles de constituer une force contestataire importante. Les régimes populistes qui se sont consolidés en Amérique latine à cette période ont plutôt donné une illusion de participation aux populations qui n’en était pas une puisqu’elle ne visait en général qu’à perpétuer leur habituelle subordination. Il s’agissait en effet des concessions en échange de la loyauté et du soutien populaire aux régimes en place10. En fait, le régime inauguré par Vargas au Brésil a, d’après Hermet, « donné aux masses démunies l’impression que tout changeait dans la forme, pour que rien ne change en définitive dans la réalité »11. Dans un contexte de réhabilitation accélérée, le populisme a effectivement assuré quelques bénéfices aux masses urbaines, mais dans le seul souci de mieux contrôler leurs revendications.

17À l’échelle locale, la désignation du médecin Pedro Ernesto comme maire de Rio de Janeiro en 1931 a sensiblement changé les rapports entre les pouvoirs publics et les favelados en établissant un modèle administratif davantage sensible aux questions sociales. La municipalité a reconnu de fait l’existence des favelas et a cherché à améliorer les conditions de vie de ces espaces. Pedro Ernesto a par ailleurs activement soutenu les premiers « Centres d’amélioration des quartiers », précurseurs des premières associations de résidents, peu à peu mis en place au cours de la décennie 1930 avec l’objectif d’améliorer les infrastructures des favelas et de lutter contre le danger provoqué par les évictions judiciaires. En tant que pionnier du populisme au Brésil, le « médecin des pauvres » a fait de l’ombre à la popularité de Getulio Vargas, « le père des pauvres », ce qui a pour finir poussé ce dernier à licencier le maire en 1936.

Les prémisses d’une force revendicative populaire et la contrainte populiste

18Le projet pionnier des parcs prolétaires12, mis en œuvre au cours des années 1940 par la municipalité de Rio, envisageait la destruction des favelas tout en offrant aux expulsés de nouveaux logements. Le programme devait s’organiser en deux temps, le premier consistant à déplacer les personnes expulsées de leurs lieux de vie considérés illégaux dans des parcs provisoires, espaces destinés à cet effet, et à les reloger dans des maisons construites en bois, avant qu’ils ne s’installent dans des logements définitifs qui devraient avoir été érigés en lieu et place des favelas détruites. Ces logements n’ont jamais été construits et les parcs prolétaires provisoires sont devenus à leur tour des favelas. Ce projet s’est en effet heurté à de fortes résistances et a provoqué le renforcement d’un mouvement social embryonnaire se traduisant, au cours des années 1940, par la création de plusieurs associations de résidents visant à lutter contre un possible relogement vers ces parcs prolétaires.

19Cette plus forte organisation des favelados, renforcée par l’influence grandissante du Parti Communiste dans les favelas après la Seconde Guerre mondiale, a provoqué une réaction des secteurs les plus conservateurs de la ville. Sous la devise « il est nécessaire de monter dans les favelas avant que les communistes n’en descendent »13, l’Église catholique et les pouvoirs publics ont pris à bras-le-corps la question du logement des plus pauvres14. Tout en maintenant le caractère précaire et provisoire de ces espaces, cette politique a cherché à s’autolégitimer au travers d’interventions ponctuelles et limitées15, adoptant une « idéologie de la faveur »16. Dans toutes ces interventions autant que dans les discours politiques les accompagnant, les pouvoirs publics ne reconnaissent en effet pas les favelados comme des sujets de droit. Cette absence de reconnaissance s’accompagne d’une véritable victimisation de ces populations, jugées incapables – selon les pouvoirs publics et les classes dominantes – d’envisager leur propre avenir.

20Dans ce contexte, l’éventail des revendications possibles se trouve ainsi limité, dans la mesure où les politiciens, empreints de logique populiste et électoraliste, approchent régulièrement les favelados en combinant promesses collectives (améliorations dans l’état des installations collectives) et individuelles (avantages personnels : emploi, soins gratuits…)17 qui tendent – partiellement du moins – à distendre ou à ralentir les processus de constitution collective au profit de la quête d’intérêts individuels et / ou ponctuels. En effet, dans un contexte où une partie des favelados est confrontée à de graves problèmes de logement (insalubrité), de santé ou d’absence de moyen de subsistance, toute amélioration possible des conditions de vie de l’individu et de sa famille est jugée valable pour sortir de conditions difficiles. Selon ce schéma, la relation entre les politiciens et les favelas s’avère être un « échange d’intérêts » qui bénéficie en fait aux deux partis18, mais limite les avancées notables dans la situation de la collectivité. Elle valorise le rôle d’assistance des pouvoirs publics sans cependant les contraindre à initier des politiques en lien avec la population, ou à soumettre aux projets engagés l’évaluation de la communauté favelada.

L’instrumentalisation du développement communautaire

21Il ne s’agit pourtant pas de nier l’émergence et la capacité de résistance des communautés faveladas, mais plutôt d’observer, à partir du modèle général qui marque l’histoire des relations entre communauté et pouvoir publics dans les favelas de Rio de Janeiro, l’incapacité de la population locale à se mobiliser. Cet état de fait résulte, semble-t-il, d’une volonté des plus pauvres de s’intégrer dans un système politique qui les rend victimes de leur propre exclusion sociale et urbaine.

22Si cette situation caractérise le problème des favelas au cours de la première partie du XX^e siècle, force est de constater que la période récente reste fortement empreinte de ces logiques, en dépit des réflexions et des efforts effectués au cours des années 1960 pour stimuler un développement communautaire dans les favelas. L’émergence du modèle de développement communautaire, alors particulièrement en vogue en Amérique latine, conduit, au début des années 1960, les services sociaux de la ville à accompagner la création de plus de 75 associations de résidents de favelas, celles-ci visant à renforcer l’identification des habitants à leurs lieux de vie et censée s’imposer comme la voix officielle des favelas. En dépit d’un idéal plus démocratique, ce modèle s’est néanmoins traduit par le renforcement de la subordination politique des favelados aux pouvoirs publics19.

23En légitimant les associations de résidents et en leur attribuant un rôle de médiation dans les décisions concernant l’avenir de ces espaces – que ce soient des projets concernant l’habitat, l’infrastructure ou le traitement social de ces populations – les pouvoirs publics ont à la fois garanti aux habitants que leurs attentes seraient non seulement entendues, mais qu’elles feraient l’objet d’une prise en compte publique et officielle à la seule condition de passer par le canal de l’association. Cette situation a rapidement conduit à canaliser toute revendication véhémente et à entériner l’influence politique de la « bourgeoisie favelada »20. Ces associations ont plutôt assuré les intérêts de cette élite locale, en laissant place à un système de contrôle négocié des favelados peu à peu éloigné de leurs attentes21. En outre, sur le plan politique en tant que tel, la création et la légitimation des associations de résidents par les autorités municipales témoignent de la manière dont, au nom d’ambitions démocratiques, elle est parvenue à instrumentaliser le développement communautaire et la participation populaire pour en faire un outil politique allant à l’encontre de ses propres objectifs.

Les politiques répressives de relogement dans le contexte de la dictature militaire

24Succédant au discours sur le développement fondé sur la reconnaissance communautaire des populations marginalisées de la favela, s’est manifestée une politique de relogement particulièrement violente, se soldant par le déplacement vers la lointaine périphérie de dizaines de milliers de personnes entre 1962 et 1975. En dépit du cadre politique particulièrement répressif après le coup d’État militaire de 1964, ces interventions se sont heurtées, dans un premier temps au moins, à de fortes résistances. La Fédération des Associations de Résidents de Favelas de l’État de Guanabara22 a courageusement tenté de combattre la politique de relogement, forte de la devise « réhabilitation oui, relogement jamais »23. Cependant, la répression militaire n’a eu de cesse d’imposer le silence à tout mouvement protestataire. Afin de mener à bien les opérations de relogement, outre le renforcement des mesures clientélistes d’auparavant en tentant de coopter le soutien de favelados par des faveurs personnelles lors du relogement24, les pouvoirs publics ont tenté d’atténuer voire de supprimer le rôle politique des associations de résidents. Celles-ci étaient désormais placées sous le contrôle direct de la Coordination des services sociaux, les privant de tout caractère contestataire. Structuré sous l’influence populiste, le mouvement social des favelados s’est révélé incapable de résister aux pressions et interventions externes d’un régime autoritaire. L’ouverture politique de la fin des années 1970 a néanmoins rendu possible le retour d’un discours revendicatif au sein de la société brésilienne. Celui-ci s’est focalisé sur une profonde réforme législative faisant apparaître à toutes les instances juridiques la participation citoyenne comme un principe fondamental des politiques urbaines.

25En abandonnant définitivement la politique d’éradication des favelas, les efforts publics se sont tournés davantage vers la réhabilitation de celles-ci. La municipalité a entrepris au début des années 1980 une action centrée sur l’entraide et la stimulation de l’autoconstruction, influençant les projets ultérieurs de réhabilitation urbaine des favelas de la ville. La nature même de cette politique a contraint les pouvoirs publics à prendre la mesure de l’importance de la question de la participation, identifiée comme une priorité pour assurer les bases d’un développement plus équilibré.

26Selon cette orientation, les bénéficiaires de tout projet urbain doivent être en mesure de bénéficier d’un rôle plus actif dans la formulation des priorités et dans l’accompagnement à l’application des différentes phases du projet. Néanmoins, comme le remarque Ephim Shluger25, les modèles rigides de la bureaucratie administrative ont ralenti le processus participatif et ne sont pas parvenus à absorber les revendications sociales. De même, la plupart des associations de résidents disposaient toujours de niveaux d’autonomie et d’indépendance très faibles face aux pouvoirs publics, ne permettant pas de répondre aux attentes effectives de la population. La raison réside en partie dans le fait que les institutions publiques ont attribué à ces associations des compétences qui relevaient normalement de l’État, en faisant des relais des pouvoirs publics, tout particulièrement dans les favelas26. Par ce biais, les pouvoirs publics sont parvenus à s’assurer le soutien de ces associations, neutralisant ainsi toute tentative de résistance à l’intervention publique tout en se revendiquant simultanément comme un acteur respectant « l’exigence » de la participation populaire.

La participation citoyenne au cœur des principes de gestion démocratique de la ville : universalisation et traduction du concept dans la réalité politique brésilienne

27Étant donné la consolidation de la politique de réhabilitation des favelas à Rio de Janeiro, les revendications des mouvements sociaux urbains se sont prioritairement tournées vers un profond changement législatif susceptible d’assurer une pleine participation de la société civile dans le développement urbain local, et d’attribuer enfin un support juridique efficace aux divers justificatifs à la politique de réhabilitation.

28Le Mouvement national pour la réforme urbaine (MNRU), créé dans les années 1970, illustre bien cette plus grande articulation entre revendications sociales et changements législatifs. Celle-ci se traduit par la possibilité de soumettre à l’Assemblée nationale constitutionnelle27 des projets populaires de loi. La proposition du MNRU est parvenue à rassembler plusieurs acteurs sociaux et a obtenu un grand soutien populaire. Certaines revendications ont effectivement été adoptées par la Constitution de 1988 dans son chapitre sur la politique urbaine (art. 182 et 183). En revanche, à partir de 1988, les mouvements revendicatifs se sont affaiblis. L’État, agréant certaines revendications sociales, a dispersé et fragmenté le pouvoir de pression de ces mouvements. Le projet conservateur de transition politique de la Nova República28 et la tournure néo-libérale de l’État brésilien pendant les années 1990 ont signifié la faillite du projet politique porté par ces mouvements sociaux29. Comme l’a souligné P. Jacobi, les perspectives de changement n’ont pas correspondu aux attentes de ces mouvements ni sur le plan de la participation populaire ni sur celui des réalisations30.

29À partir des années 1980, face à l’augmentation des quartiers illégaux et à leur rapide multiplication dans la ville, les responsables locaux affirment leur volonté d’engager une politique de réhabilitation reconnaissant les spécificités architecturales des favelas comme parties prenantes de l’espace urbain de Rio, « mettant à disposition la bonne technique pour qualifier et créer de nouveaux cadres urbanistiques dans ces espaces »31. Comme cela a déjà été mentionné, l’entraide et la stimulation à l’autoconstruction prennent dès lors une place importante dans les interventions urbaines. Ce changement de position des pouvoirs publics municipaux dans le traitement du problème des favelas, s’il reste largement focalisé sur l’équipement de ces espaces en infrastructure, ne peut en aucun cas être analysé comme un processus isolé. Il se manifeste en réponse à une dynamique urbaine de plus en plus excluante et génératrice de profondes inégalités sociales, mais s’apparente surtout à une nécessaire adaptation des principes de gestion urbaine aux impératifs définis dans le cadre de négociations internationales qui visent à assurer la stabilité politique et à promouvoir la démocratisation des processus politiques sur l’ensemble du continent américain. La démocratisation est en effet vue par les organisations internationales comme primordiale pour assurer l’équilibre et la vitalité des marchés économiques :

La stabilité politique et la mise en place d’un régime de droit doivent apporter aux gouvernements le climat de paix sociale dont ils ont besoin pour poursuivre les réformes économiques entreprises et, grâce à la concertation avec la société civile, accroître leur légitimité politique. [Cet engagement] va plus loin que l’apologie vague de la démocratie comme meilleure forme de gouvernement, il vise l’instauration d’une démocratie civile qui reconnaîtrait et encouragerait, sinon la pleine participation de la société civile, du moins celle de certains secteurs, aux processus politiques32.

30La participation de la société civile s’affirme ainsi peu à peu au cœur des orientations adoptées par les pouvoirs publics brésiliens, non seulement en matière de gestion urbaine mais plus largement au niveau de l’ensemble des décisions politiques inhérentes à l’administration du territoire national. Elle se traduit en premier lieu par un processus de décentralisation administrative qui vise à renforcer le rôle politique des municipalités sur les affaires d’intérêt local. La nouvelle Constitution de 1988 confirme notamment ce processus en exigeant des municipalités qu’elles se dotent d’un plan d’aménagement urbain (Plano Director) et qu’elles assurent la responsabilité de toutes les affaires d’intérêt local.

31La question de la participation populaire tient aussi un rôle central dans la Constitution fédérale, comme en démontrent les dispositions de l’article 29, XIII, qui indiquent la possibilité à « l’initiative populaire » de mettre en œuvre des projets urbains. L’ensemble de la législation infra-constitutionnelle s’est également attaché à attribuer une place centrale à la participation populaire dans les projets d’aménagement urbain.

32L’article 231 de la constitution de l’État de Rio de Janeiro, promulguée en 1989, prévoit la garantie de la participation populaire à l’échelle de la ville, « au travers d’entités représentatives, dans les phases d’élaboration et d’implémentation du plan directeur » (art. 231, § 4°). L’article 234, § 3, quant à lui, contraint les pouvoirs publics à assurer, dans l’établissement de toutes directives et normes relatives au développement urbain, la « participation active des entités représentatives dans l’étude, l’acheminement et les solutions des problèmes, plans, programmes et projets qui le concernent ».

33Au niveau municipal, cet engagement se traduit également dans la nouvelle Loi organique de 199033 selon laquelle la municipalité de Rio de Janeiro doit organiser ses actions « sur la base d’un processus permanent d’aménagement et de planification » (art. 271, § 5). Cette loi insiste en outre sur l’importance d’assurer « la participation de la société civile dans l’élaboration, l’accompagnement et le contrôle de l’exécution des instruments prévus en matière de définition des priorités, des objectifs de dépense publique, et des formes de développement municipal, des plans pluriannuels, budgets annuels, et du schéma directeur ». De même, la participation populaire dans le processus de prise de décision et la décentralisation politique s’avèrent être, selon l’article 426, « la base de la réalisation de la politique urbaine ».

34Dans cette même juridiction municipale, l’article 151 relatif au Plan d’aménagement urbain décennal, mis en place pour la première fois à Rio de Janeiro en 1992, prévoit l’intégration des favelas au sein des dynamiques urbaines dites formelles. Cet article encourage et contraint ainsi à prendre en compte ces espaces dans tout programme visant à orienter ou réguler le développement urbain et, plus généralement, à réduire les inégalités socio-spatiales. Ce type de programme doit être conduit à partir de la définition des favelas, dans lesquelles l’intervention urbaine est jugée prioritaire, en tenant compte de la participation de la communauté, de la viabilité technique du projet défini à partir de l’analyse des coûts et des bénéfices sociaux inhérents à l’intervention publique, en tenant compte de l’existence de zones soumises à d’éventuels risques naturels et de la proximité d’espaces protégés.

35Bien que la législation suscitée présente inexorablement des éléments très progressistes, elle n’a pas pu être pleinement appliquée du fait de l’absence de la loi réglementant les dispositions constitutionnelles sur la politique urbaine. Cette loi n’a été promulguée qu’en 2001 (la loi du Statut de la Ville – Loi fédérale n° 10257 / 2001) et a signifié la consolidation des revendications populaires concernant la démocratisation de la gestion des villes au Brésil. Le Statut de la Ville, dans son volet ayant trait à la participation populaire, affirme que la gestion démocratique et la participation populaire comptent parmi les principales prérogatives de toute politique urbaine (art. 2). Pour assurer cette gestion démocratique, les pouvoirs publics doivent instituer a) des organismes collectifs permettant d’accompagner la politique urbaine aux différentes échelles du pouvoir, b) des débats, des audiences et des consultations publiques, c) des conférences sur les différents projets urbains et, enfin, d) précise que l’initiative populaire est en mesure de présenter des projets de loi et des projets de développement urbain (art. 43).

36Dans ce contexte, la création du ministère de la Ville (Ministerio da Cidade) par le gouvernement Lula est un pas important dans la recherche des autorités publiques d’imposer une praxis politique plus démocratique. Le Conseil des villes, organisme collectif de nature délibérative et consultative créé en 2004 par le décret fédéral n° 5.031 / 2004, propose de rassembler des représentants de la société civile et des pouvoirs publics afin de formuler et de mettre en œuvre la politique nationale de développement urbain, tout en évaluant son application conformément aux prérogatives du Statut de la Ville. Le travail du ministère de la Ville concernant les favelas traduit l’engagement du pouvoir fédéral d’assurer une bonne mise en œuvre des programmes de réhabilitation et de régularisation des favelas. En dépit des actualisations nécessaires, ce même ministère vise à assurer une plus grande participation de la société civile dans les décisions et accompagnements des projets urbains au Brésil.

37Cette volonté des pouvoirs publics de consacrer le concept de participation de la société civile dans les discussions et les prises de décisions liées aux politiques publiques34 s’inscrit dans un processus plus vaste d’élargissement de la démocratie. Elle s’explique aussi par une nécessité devenue primordiale pour les pouvoirs publics de renforcer leur rôle dans les favelas, espaces dans lesquels ils se trouvent confrontés à l’émergence de forces politiques mettant en cause leur pouvoir et leur légitimité auprès des populations concernées. Il s’agit aussi d’envisager un traitement public global des problématiques de ces espaces. C’est dans cette perspective que sont notamment établies des initiatives telles que les Conseils gestionnaires de politiques publiques (Conselhos Gestores de Políticas Pública) et les budgets participatifs qui, à partir de l’expérience pionnière de Porto Alegre, seront mis en œuvre dans près de cent villes du pays, la plupart d’entre elles sous la gestion de responsables du Parti des Travailleurs (PT)35.

38Si les changements imposés à la politique urbaine ces dernières années à l’échelle nationale cherchent à renverser le « projet d’État minimum »36, l’étude de la politique urbaine de Rio de Janeiro à l’égard des favelas depuis les années 1990 révèle plutôt la cohabitation de deux visions politiques antagonistes qui, pourtant, s’appuient sur des objectifs en apparence communs : œuvrer à la production d’un développement urbain durable.

39La politique municipale est, depuis 1994, dirigée par le maire Cesar Maia (1992-1996 / 2000-2008). Ce politicien, ne démontrant pas une grande cohérence politique, est issu du courant politique populiste de gauche, mais est actuellement rattaché au parti de droite « Démocrates » (DEM). La politique urbaine poursuivie par C. Maia depuis son premier mandat semble s’exprimer au travers de deux ambitions : d’une part, celle de rétablir « l’ordre urbain » dans les quartiers aisés de la ville en conduisant des grandes opérations de réhabilitation de ces quartiers37 ; d’autre part, celle de prendre à bras-le-corps la réhabilitation des favelas vu le capital politico-électoral de ces espaces dans l’échiquier politique local. Il s’agit essentiellement du célèbre projet Favela Bairro.

La participation citoyenne face au programme Favela-Bairro

40Il convient ici de se prêter à l’étude des processus participatifs et des réalités exprimées dans les programmes urbains en regard de la favela. L’approche choisie s’appuie sur des observations collectées dans le cadre d’enquêtes effectuées entre 2004 et 2006 dans plusieurs favelas de Rio de Janeiro38. Notre attention s’est portée plus précisément sur les modalités selon lesquelles la sélection des lieux soumis à ce programme était effectuée, et de quelle manière étaient prises les décisions inhérentes aux interventions engagées par la municipalité.

41La définition en 1993 du programme Favela-Bairro s’inscrit dans la continuité de plusieurs programmes antérieurs initiés par la municipalité de Rio en vue d’urbaniser les espaces d’habitat informel. Il se pose comme le premier programme d’envergure mis en œuvre dans le souci d’assurer la participation de chaque communauté dans l’élaboration, la planification et l’exécution des projets, « au travers de ses organes de représentation »39. L’objectif affiché par la municipalité de stimuler et garantir la participation apparaît alors plutôt comme un principe acquis en vue de répondre aux contraintes imposées par les bailleurs de fonds internationaux40. En dépit d’une avancée notable dans ce domaine, traduit par la reconnaissance de la participation comme priorité des politiques publiques municipales en milieu urbain, il convient néanmoins de constater l’existence de nombreux obstacles qui freinent le processus participatif qui accompagne le Favela-Bairro.

42Ces obstacles sont d’abord d’ordre général. Ils renvoient aux modalités selon lesquelles se combinent le rôle de l’État, celui du marché et celui de la société civile dans le contexte brésilien. Nul doute, l’étude des processus participatifs implique nécessairement une réflexion sur l’exercice du pouvoir, et ceci n’est pas l’apanage du contexte brésilien. En témoigne notamment l’utilisation courante de l’anglicisme « empowerment » utilisé pour définir l’effort de ceux qui sont en bas, de ceux qui sont le plus en difficulté, pour imposer leurs revendications dans le débat politique. La question de la participation est ainsi étroitement liée à la capacité des groupes et des individus à s’organiser pour contribuer, accompagner ou s’inscrire en réaction face à des décisions prises unilatéralement et / ou ne répondant pas à leurs attentes.

43Les obstacles à la participation sont ensuite inhérents au programme Favela-Bairro lui-même, depuis sa formulation et la production de discours accompagnant sa définition par les pouvoirs publics jusqu’à son implémentation. Il convient le plus souvent d’observer non seulement un décalage entre discours et action – comme c’est souvent le cas dans le domaine politique – mais aussi un éclatement de la notion de participation. Ce constat nécessite une clarification du concept et des réalités qu’il exprime dans le contexte récent.

44Le fait que les favelados aient systématiquement été associés à des « envahisseurs » dépourvus, à ce titre, de droits sur le sol qu’ils occupaient, rend difficile l’exercice de la citoyenneté. La participation des habitants ne se focalise pas sur l’acquisition de droits d’occupation et d’usage, mais sur l’institution d’une multitude d’arrangements informels avec les différents acteurs sociaux et les autorités publiques. Ces arrangements ne modifient pas en profondeur leurs conditions de vie, mais leur permettent d’obtenir, lorsque les jeux sociaux leur sont favorables, quelques améliorations sporadiques. La participation est d’autant plus complexe du fait de la coexistence, dans les favelas, des différents pouvoirs légaux et criminels, rendant délicate toute action d’empowerment émanant de la société civile qui, en plus d’être difficile à désigner en ces termes, recouvre un ensemble d’individus-habitants se trouvant sans cesse soumis à des pressions de la part des acteurs les plus influents. Ceux-ci, issus de la sphère publique, de celle du trafic des stupéfiants ou, enfin, des milices privées, tendent non seulement à complexifier les jeux participatifs, mais aussi à affaiblir la volonté des habitants à faire entendre leur voix.

45Avant de procéder à l’analyse typologique des formes et des niveaux de la participation dite citoyenne dans le programme Favela-Bairro, il convient de rappeler rapidement l’émergence du discours et du concept de participation dans les premiers programmes de réhabilitation urbaine mis en œuvre à Rio de Janeiro.

Multirão Remunerado, ou les premiers pas vers la réhabilitation des favelas et leur intégration à ville dans le cadre « d’actions intégrées » participatives

46Le premier programme d’intervention urbaine à grande échelle dans les favelas, le projet Mutirão Remunerado, est mis en place en 1981 par la municipalité, répondant à une pression exercée par les habitants de plusieurs favelas de la ville. Ce programme est le premier à intégrer une dimension participative, matérialisée par la création d’emplois communautaires rémunérés destinés aux habitants. Cette initiative qui, entre 1981 et 1983, a, semble-t-il, concerné 26 % des 480 favelas de la ville41, se révèle néanmoins très limitée dans sa capacité à générer du changement, tant au niveau de la réhabilitation de l’infrastructure et de la lutte contre l’habitat précaire, qu’au niveau du développement social que le projet souhaitait promouvoir de manière prioritaire.

47Si les effets du Mutirão n’ont pas été à la hauteur des attentes populaires, force est néanmoins de constater que sa mise œuvre a été rendue possible par une revendication populaire qui a contribué à un changement de perspective, sinon dans la réalité de la participation citoyenne, du moins dans la conception à laquelle adhérait la municipalité sur ce thème. La pression populaire a ainsi permis de modifier le discours municipal sur la participation, le persuadant d’associer la communauté favelada dans les travaux de réhabilitation, ce qui différait profondément des initiatives précédentes, dans lesquelles la communauté était exclusivement mobilisée dans le cadre d’un travail bénévole en contrepartie de toute initiative publique. Pour autant, ce changement de conception ne peut être associé à un processus participatif : certes, le Mutirão innovait en rémunérant une équipe composée d’habitants de la favela dans des ouvrages d’amélioration des réseaux d’égout et d’écoulement des eaux usées, mais en aucun cas il n’associait ces habitants au choix des interventions prévues. Le pouvoir des habitants d’intervenir sur la définition de priorités était enfin très limité.

48Cette position, identifiée comme pionnière, est pourtant toujours largement diffusée auprès de la société locale, considérée comme « une nouvelle étape dans la perception et la consolidation des concepts préliminaires » qui constituent les prémisses de l’intégration des favelas, dans la mesure où sont dès lors privilégiées des « interventions multidisciplinaires inscrites en interrelation avec la participation communautaire »42 dans l’ambition d’œuvrer à un développement urbain socialement orienté. Il est vrai que ce premier programme visant au traitement urbain des favelas a fait figure d’exemple en inscrivant dorénavant, du moins au niveau du discours, le processus participatif dans tout projet public d’intervention dans les favelas.

49L’action publique dans les favelas s’accompagne ainsi d’un discours attribuant une place sans cesse plus importante à sa composante conceptuelle, témoignant par ce biais d’une ambition affirmée « pour la promotion de la qualité de vie de la population locale et pour la réduction des impacts physiques, environnementaux et sociaux de la ville »43. Cette tendance perdure tout au long du projet Mutirão Remunerado, et dans le programme Favela-Bairro qui s’inscrit à partir de 1994 dans la continuité de cette vision, fondée sur la mise en œuvre dans les favelas de « projets intégrés de réhabilitation communautaire » au sein desquels la participation populaire et la qualité de vie constituent des concepts clés permettant d’envisager un développement urbain durable.

Favela-Bairro, nouvelle matrice de la participation citoyenne dans la politique urbaine carioca

50La reconnaissance internationale des méthodologies utilisées en amont des interventions urbaines et des efforts mobilisés pour réduire la pauvreté urbaine dans le cadre de projets de type Mutirão Remunerado a permis à la municipalité de Rio de Janeiro d’envisager de manière sereine la mise en œuvre d’un programme plus vaste, constitué comme un « objectif convergent d’articulation et d’implémentation de politiques et d’actions intégrées des espaces de pauvreté »44. Inséré « dans une forme de gestion macro », ce programme, Favela-Bairro, se présente depuis sa mise en place comme une nouvelle matrice en matière d’intervention urbaine dans les favelas. Pilier de la politique urbaine municipale, il oriente depuis lors la place et la nature de la participation telle qu’elle est portée par les pouvoirs publics dans les projets concernant les favelas.

51Révélant les ambitions de la municipalité en matière de gestion urbaine, cette conception se voit néanmoins de plus en plus confrontée à des réactions émanant d’acteurs qui, en tant que citoyens, organisations populaires ou opposants politiques, s’opposent à la vision et aux interventions de la municipalité, essayant d’imposer de nouvelles conceptions et de nouvelles pratiques participatives.

Un programme à vocation urbanistique et socio-économique

52Le programme Favela-Bairro est mis en place par la municipalité avec un double objectif : urbanistique d’abord, en ce qu’il vise à intégrer les favelas dans le tissu urbain et social de la ville par l’amélioration des conditions de vie, la création d’emplois et la formation ; socio-économique ensuite, œuvrant au renforcement du lien social et à la reconnaissance de ce qui existe – c’est-à-dire ce qui a été créé par les communautés elles-mêmes45 – ceci permettant, localement, de stimuler l’initiative économique.

53Le projet, véritablement lancé en 1995 dans le cadre d’une forte contribution financière de l’IDB, a concerné jusqu’ici environ 350 000 personnes vivant dans 149 favelas de Rio de Janeiro. Il est mis en œuvre par la municipalité au travers du Secrétariat d’habitation, en coordination avec le Secrétariat municipal de travaux publics et le Secrétariat municipal de développement social. La création du Secrétariat d’habitation en 1993 s’explique, selon la municipalité, par la nécessité de se doter d’une « structure organique matricielle »46 compatible avec les nécessités du programme à venir, induisant :

• La décentralisation de décisions, sur la base d’actions déjà mises en place par le Secrétariat municipal de développement social, et l’intégration des décisions entre les agents de gestion du programme et les différentes coordinations ;
• La sélection de sous-gestionnaires techniques pour la coordination des projets et des travaux ;
• Le recours à des cabinets d’architecture dans le domaine des méthodologies de réhabilitation des favelas, promues par le SEH, l’Institut des architectes brésiliens, et l’Institut municipal d’urbanisme Pereira Passos (IPP).

54La méthode mise en œuvre est la même pour chacun des terrains d’intervention sélectionnés, cherchant à opérer au moyen de différentes phases allant de l’information, la mobilisation et la concertation des groupes concernés, à leur participation, portée par le Secrétariat municipal de l’habitat. Le document suivant propose un descriptif de ces différentes phases.

55Comme le montre ce document, la procédure d’élaboration des projets inscrits dans le Favela-Bairro affiche la prise en compte de la participation à différents niveaux, de l’information à la consultation, la concertation et la prise de décision, au moyen de l’organisation de débats et réunions, voire de la définition et de la capacité de groupes spécifiques interagissant à différentes phases du projet. La volonté de création de « coopératives de savoir-faire », celle de « centrales de travailleurs indépendants » et leur sollicitation dans les différentes phases de la mise en place des projets de réhabilitation et / ou de revitalisation économique des favelas sélectionnées constitue une avancée certaine dans le traitement de la gestion participative. Elle permet notamment « de dépasser la vision généralisante des espaces des pauvres et d’implanter de nouveaux systèmes d’information qui rendent mieux compte des réalités »47. Tout comme la dimension « intégrée » et « intégrante » des projets municipaux, la dimension participative apparaît de manière fortement rationalisée, faisant l’objet d’« actions intégrées de développement communautaire » mises en place à partir de conseils communautaires créés dans une optique participative spécifique, c’est-à-dire, selon la municipalité elle-même, « mobilisant techniciens, services sociaux, agents communautaires et communautés »48.

56Cette pratique, traduite par la mise en place de « structures participatives », est le seul fait de la municipalité, qui en désignant acteurs et individus devant constituer ces structures autant que leurs rôles, ne leur confère évidemment pas le pouvoir d’agir librement. Cette démarche ne rejoint pas la notion de participation qui implique, d’après Estivill et al., une décision d’agir ensemble en vue d’atteindre un objectif commun49. L’écart entre le discours formel affiché par le projet et les pratiques concrètes de la municipalité résulte en fait, sur le terrain, dans une participation pour le moins « théâtrale »50. L’ambition participative des politiques urbaines sert ainsi avant tout d’instrument d’autolégitimation de la politique municipale auprès des organismes de contrôle, qu’ils relèvent du pouvoir fédéral ou d’institutions internationales.

57Cette tendance est observée dans plusieurs favelas concernées par des interventions municipales : dans le Morro da Providência, qui voit, depuis 2005, la mise en place d’un projet de « musée à ciel ouvert de la favela », l’intervention publique a, outre ses prérogatives liées à la mise en place d’infrastructures, envisagé la création de plusieurs structures : un cybercafé dont les gérants ont été désignés par les responsables municipaux, et celle d’une institution « non gouvernementale, dont nous [la Célula Urbana de la municipalité] allons superviser la mise en place, définir les rôles, afin qu’elle réponde à la vision de notre projet » (entretien avec C. P., architecte du projet Museu à Céu Aberto, M. Providência). Ce projet, inscrit dans la continuité du Favela-Bairro, montre l’évidence du caractère politique que revêt la participation : la nature des travaux engagés, tout comme les lieux d’implantation des infrastructures du musée ont fait l’objet d’une réunion tenue au sein de l’Association des habitants (Associação dos Moradores do Morro da Providência), celle-ci étant censée représenter les intérêts de la population favelada. Or, comme c’est le cas dans de nombreux autres espaces d’habitat illégal de ce type, l’association est de manière générale très largement contrôlée par les narcotrafiquants. À part le fait de ne pas répondre aux attentes d’une population peu encline à se positionner sur des décisions pourtant d’ordre public, cette institution agit dans un contexte marqué par des intérêts contradictoires, ceux des habitants, ceux des trafiquants et enfin ceux des différentes sphères du pouvoir politique. Ces diverses forces sociales évoluent dans un contexte marqué par des conflits latents ou effectifs et – pour ce qui concerne les organes du pouvoir politique – de compétition, si bien que la participation est un outil permettant à chacun des acteurs de s’assurer une légitimité vis-à-vis de l’extérieur, sans qu’elle puisse se traduire en actes.

58Dès lors, au-delà de sa dimension formelle51, promue et tenue par les pouvoirs publics, la participation citoyenne revêt une forme plurielle qui tend à la vider de son sens commun. Outre le fait que les discours et les procédures décisionnelles inhérents au programme s’enquièrent d’une participation résolument conceptuelle et très largement fictive, il convient de noter la transition qui consiste, récemment, à structurer la politique urbaine à l’égard des favelas autour de préoccupations pour l’environnement, le développement social, la lutte contre les inégalités et pour la citoyenneté. Les effets d’annonce sont forts, traduisant une volonté de répondre à l’injonction du développement durable, qui tend à renforcer les hiérarchies « entre la connaissance légitime des uns et la non-connaissance des autres »52.

59Outre le renforcement d’inégalités traduites ici par la connaissance ou non des droits dont disposent les citoyens de la favela en matière de décision urbaine, la force médiatique du discours municipal, qui se substitue à de réelles actions visant à l’amélioration des conditions de vie dans les favelas, affirme la division sociale au sein de ces espaces. Elle oblige les habitants soit à rallier l’une ou l’autre des forces dominantes, soit à éviter toute contribution au débat public.

60L’espace de la favela se voit ainsi devenir – ou demeurer – un lieu où les décisions urbaines, loin de rencontrer l’unanimité des attentes, font le plus souvent l’objet d’un consensus mou, laissant entrevoir une participation contrainte, instrumentalisée, et une contestation le plus souvent silencieuse. Il ne s’agit pas pour autant de nier d’autres formes de participation qui, sans être encadrées par des organes de régulation – souvent des ONG –, trouvent néanmoins leur place dans les interstices de l’intervention publique. Ces interstices sont le plus souvent activés au moyen de l’intervention d’autres acteurs, extérieurs à l’espace de la favela, comme le montrent par exemple les récentes expériences artistiques dans le Morro da Providência, qui ont mobilisé à la fois des habitants, des activistes locaux et des artistes étrangers autour d’un projet préalablement soumis à l’autorisation des forces locales du trafic de stupéfiants53.

61Dans ce contexte, les configurations d’acteurs, mouvantes, mettent en évidence des formes de changement impossibles à institutionnaliser car influencées par des acteurs criminels seulement situés hors des cadres de négociation officiels, mais dont l’ambiguïté des rapports avec l’espace social de la favela est le plus souvent niée, ces acteurs exerçant un rôle à la fois répressif et incitatif, contraignant l’expression individuelle ou collective la plus élémentaire.

Conclusion

62Contrairement à ses principes fondateurs et aux ambitions de l’idéal populaire qu’elle rassemblait, la participation citoyenne, exprimée ici dans les projets urbains à l’égard des favelas, semble constituer un nouveau moyen pour les responsables politiques de faire accepter des changements visant plus à légitimer l’intervention publique qu’à répondre aux problématiques sociales qui marquent toujours plus l’espace de la favela.

63La capacité des pouvoirs publics cariocas à mobiliser de nouvelles pratiques et de nouveaux discours semble suivre celle que décrivait Licia Valladares lorsqu’elle écrivait, portant un regard sur le passé de la politique urbaine carioca, qu’elle était devenue « un instrument permettant de renforcer le pouvoir des couches dominantes, ce qui va à l’encontre du discours officiel qui parle très tôt de politique “sociale” de l’urbain »54.

64Les outils et moyens mobilisés pour répondre aux ambitions de la participation et l’écart entre les objectifs affichés et les dynamiques observées aujourd’hui traduisent en effet une forte contradiction dans la politique poursuivie par la municipalité depuis une dizaine d’années, dans laquelle persistent d’anciennes conceptions politiques à l’égard des favelas, et où logiques clientélistes et populistes semblent dominer les rapports entre la société civile et le pouvoir municipal. Cette réalité des jeux d’acteurs locaux à l’égard de l’avenir des espaces urbains détermine l’intervention urbaine à Rio, marquée tout au long du XX^e siècle par un brouillage des rôles et des capacités d’action de chacun des acteurs, et par une profonde logique de conflit. Celle-ci est rendue plus vivace encore avec l’expansion du trafic de stupéfiants et l’émergence des milices privées qui s’insèrent brutalement dans les interstices laissés par l’absence institutionnelle de l’État et tendent à occuper une place majeure dans les logiques de pouvoir, dans lesquelles coexistent ainsi un ordre officiel – largement hypothétique – et un ordre marginal, distinct de la norme urbaine en vigueur dans le reste de la ville. Cette dualité de forces, qui dissimule une grande diversité d’enjeux, de positions et de mouvements, rend extrêmement complexe l’exercice de la participation de la population locale aux décisions relatives à toute transformation de leur espace de vie. La loi du silence et la loi du plus fort s’imposent, démontrant enfin l’absence de toute volonté politique de renforcer les voies institutionnelles pour le débat politique.