1Cette présentation s’appuie sur une réflexion et une pratique en cours concernant les médias audiovisuels envisagés à la fois comme objets et méthode de recherche1. Ici, il sera surtout question du second aspect (par le film documentaire), mais il est important de noter que cette démarche s’inscrit dans une perspective générale avec la volonté de construire des objets et une méthode en phase avec le monde contemporain.

Trois piliers épistémologiques pour une posture

2La géographie sociale s’intéresse aux dimensions spatiales des rapports sociaux. On peut identifier trois « piliers » épistémologiques qui définissent une posture. Le premier renvoie à la réflexivité de la géographie sociale (produire des connaissances de l’intérieur de la société pour contribuer à agir), le deuxième relève du postulat selon lequel l’espace est une production sociale et le troisième cristallise les deux précédents : le géographe est un citoyen sensible aux inégalités du monde contemporain, ce qui se traduit dans sa pratique de formation et de recherche. Par rapport à d’autres contributions, on a changé l’ordre du postulat : « l’espace est une production sociale » passe en second, porté par la conviction que c’est le premier qui permet de conscientiser le second, le rapport à la connaissance du géographe étant fondamental. C’est à partir de ces trois piliers que l’on a été amené à accorder plus d’attention à la place des médias et des images dans le monde contemporain.

Une démarche réflexive

3La géographie est animée, comme toute science sociale, d’une démarche réflexive. L’enseignant-chercheur est partie prenante des rapports sociaux (il observe à partir de sa position sociale et de sa culture). Le géographe essaye d’objectiver l’expérience du monde par la recherche et l’enseignement ; il contribue de cette façon au débat public.

4La diffusion des connaissances dans les institutions de formation (universités, écoles) et en dehors, vers différents publics, est intrinsèque à la démarche. L’université est le lieu institutionnel de référence des enseignants-chercheurs (lieu de construction d’un savoir et l’un des lieux de sa diffusion), mais on peut la concevoir avant tout comme un moyen et un moment dans la démarche géographique. Elle permet la phase d’objectivation ; elle n’est pas une finalité.

5Le géographe doit être attentif aux transformations ; sa fonction n’est pas de reproduire les connaissances ou une institution. Il nourrit sa réflexion de l’existence. La dimension sensible, l’expérience, n’est pas une simple émotion ; elle est source d’étonnement, de questionnement, de formulation de problématiques, de recherche, de remise en perspective (objectivation) de diffusion, de discussion et d’action.

L’espace est une production sociale

6Depuis la rupture épistémologique des années 1960, on reconnaît que l’espace est une production sociale. Ce rapport n’est pas figé une fois pour toutes et il est nécessaire de réactualiser cette idée, au-delà d’une formule rituelle.

7Le raisonnement est simple : les sociétés changent, les modalités de production de l’espace changent donc aussi. Au fur et à mesure du temps, on remarque une complexification avec l’apparition de dimensions spatiales (des spatialités) nouvelles, en particulier les médias, qui sont incorporés dans notre existence et s’inscrivent dans les rapports sociaux.

8Les médias, qui s’appuient de plus en plus sur l’audiovision, cristallisent les transformations de la relation société / espace, car ils en sont, de façon dialectique, produit et producteur.

9Cela conduit à ériger les médias en objet de recherche, entrée qui renvoie plus globalement à l’analyse des rapports sociaux.

10Les médias ne sont pas une simple représentation en opposition à la réalité ; ils ne sont pas qu’un simple simulacre. Ils deviennent matériels dans la mesure où ils sont l’objet d’enjeux économiques, sociaux, géopolitiques, cela en fonction du lieu et de l’énonciation (les images du monde renvoient toujours à un point de vue et à un moment situé dans l’espace). Ils deviennent matériels dans la mesure où ils médiatisent à la fois les relations entre les individus, les groupes et l’espace, et participeraient à les construire. Rapport à l’espace : rapport tout autant au temps, car le temps et l’espace y sont très étroitement liés (il s’agit d’un espace-temps), comme dans un kaléidoscope : tantôt confondus, tantôt dissociés, multipliant ainsi le champ du rapport au réel et les possibilités narratives. Les médias, qui s’appuient sur le langage audiovisuel, permettent de rendre présent, dans la double acception spatiale et temporelle du mot, un objet ou un sujet. Si l’on doit utiliser le mot de représentation, c’est dans le sens de re-présenter, de rendre présent, ce qui n’est pas une simple transposition mimétique, mais bien une construction sociale mobilisant des dimensions spatiales.

11Cette importance conduit plus fondamentalement à reconsidérer la façon de penser la relation société / espace dans son ensemble. Au rapport binaire espace-société (l’espace-miroir du début de la géographie sociale des années 1960) s’ajouterait un rapport plus construit, qui mobilise des images et les structure en récits, l’espace-écran, « écran » dans les deux acceptions du mot : à la fois révélateur et occultant des rapports au monde. On s’attachera d’ailleurs à déconstruire l’espace-écran, à évaluer sa place dans la production des rapports à l’espace et des rapports sociaux. Cela amène à s’émanciper des dimensions spatiales habituelles en géographie, pour envisager leur diversité, afin de coller à la réalité. Les géographes ont tendance à regarder, à rendre compte et à étudier le monde à partir de l’espace-étendue (cartographiable). Tout en gardant cette dimension, qui est très importante pour comprendre le monde, il est nécessaire d’être plus attentif à la parole, aux gestes, aux mouvements… autant de dimensions spatiales, liées au corps et au regard, peu documentées et étudiées, et qui placent les individus et les groupes au cœur de l’analyse géographique. Le langage audiovisuel conduit, en effet, à considérer d’autres dimensions, moins familières au géographe, relevant de la mise en scène, des figures du récit, de l’espace du corps, du regard, etc.

12En retour, cela permet d’accorder plus d’attention dans nombre de thématiques habituelles de recherche aux dimensions négligées de l’espace, qui peuvent être importantes dans les rapports sociaux, sans pour autant effacer les précédentes qui sont mobilisées, reconfigurées par l’audiovision2, ni négliger le rôle réflexif de la carte3.

13Un nouveau regard est toutefois nécessaire pour remettre en perspective les thématiques de recherche, comprendre et informer le monde contemporain.

14Dans cette optique, cela conduit à insister davantage sur les fonctions existentielles (se loger, travailler, communiquer, etc.) pour reprendre l’expression en usage dans le manuel de géographie sociale de 19844, sur leur combinaison, qui fonde la condition sociale et culturelle des individus et des groupes, dans leur double dimension anthropologique et sociale. Celles-ci relèvent aussi des rapports sociaux ; elles sont souvent parfois l’expression forte d’une condition sociale (les personnes marginalisées, par exemple, marquées par une mise à distance de la norme).

Images et médias : quelques définitions

15Le terme d’image est polysémique ; il peut désigner les représentations mentales d’un phénomène (cela comporte généralement l’idée d’une déformation de la réalité ; c’est le sens implicite qui est souvent utilisé en géographie) ou les représentations sur une surface matérielle. Dans la perspective envisagée, les images sont définies comme la représentation d’un objet ou d’une idée sur un support matériel qui mobilise en premier lieu le regard (on parle en général d’icône selon le sémioticien Pierce). En géographie, le terme de représentation, au sens où il est généralement utilisé, est synonyme du premier sens d’image. Nous utilisons peu ce dernier mot, qui amène à des confusions et à éluder les images en tant qu’icônes. On peut classifier les images en fonction des supports, de leur énonciation et de leur diffusion, ou encore du rapport au réel énoncé (fiction, document). L’audiovisuel renvoie à des images animées, mais aussi au son, les deux étant souvent indissociables (l’audiovision pour reprendre l’expression de M. Chion5). Les produits audiovisuels construisent des récits, ce qui multiplie les possibilités d’agencement du temps et de l’espace.

16Médias s’entend comme la circulation de contenus d’information. Parmi les médias, ceux qui utilisent l’image ont pris une importance considérable, ne serait-ce que par leur dimension économique. Aujourd’hui, on peut affirmer que l’audiovision est la norme, qui s’appuie sur différents supports d’écrans et converge vers du multimédias. Il faut utiliser le mot télévision au sens large, c’est-à-dire la vision à distance, quel que soit le support technologique : téléviseur, ordinateur, téléphone portable, etc. Compte tenu de l’évolution en cours, il serait pertinent d’utiliser le mot d’audiotélévision, qui renvoie à la fois aux sens et aux supports technologiques ; audiotélévision qui produit, ré-agence, reflète des dimensions spatiales et temporelles, les rapports sociaux et les rapports à l’espace (l’espace étant ici considéré comme une forme de cristallisation).

La dimension citoyenne de la géographie

17C’est sans doute la plus difficile à mettre en pratique. Je pense que le géographe social peut contribuer à sa façon à une forme d’éducation populaire :

• Retourner le savoir vers les populations concernées ;
• Rendre visible ce qui est « invisibilisé » dans la société (par exemple, la marginalité) ;
• Donner la parole aux plus faibles pour développer les capacités d’action individuelle ou collective en travaillant avec des habitants (empowerment) ;
• Apprendre à maîtriser les médias audiovisuels ; par exemple à questionner des stéréotypes médiatiques sur des lieux et des populations (par exemple, la « banlieue » à l’écran) ;
• Apporter un regard original sur le monde grâce à un documentaire face aux discours souvent univoques de l’industrie médiatique, afin de susciter le débat ;

… autant de facettes d’une géographie dont l’implication et l’objectivation sont étroitement liées en un mouvement dialectique.

18Cela conduit aussi à s’interroger sur l’audiovisuel comme objet et enjeu social. Par exemple, le média télévisuel avait suscité l’espoir d’éducation populaire, y compris parmi certains cinéastes, au moment de son essor dans les années 1960, ce qui correspondait en Europe à la phase non commerciale. Aujourd’hui, l’espace-écran nécessite une maîtrise de la part du spectateur, en particulier celle des registres spatiaux et des rapports à l’espace : le monde n’est pas plus transparent qu’autrefois6. Aux « blancs » de la carte et de la connaissance se sont substitués des « blancs médiatiques » et des écrans occultant le monde par la profusion et le flux d’images souvent construites et énoncées de façon similaire, à l’exemple de l’actualité télévisée dominante, qui souvent rejette dans la marge des mondes sociaux, des lieux, ou les « exotisent », les captant pour mieux les mettre à distance des normes dominantes.

19Pour comprendre les enjeux, il faut apprendre à maîtriser les images médiatiques : le meilleur moyen n’est-il pas d’en fabriquer ? Apprendre à être un consommateur actif des images, être en mesure de fabriquer ses images, en tout cas de maîtriser le flux d’images médiatiques : cela concerne tout le monde, et en particulier l’enseignant-chercheur, qui doit travailler de l’intérieur la matière du monde contemporain pour l’in-former et confronter ensuite son regard aux rapports sociaux.

20Mais il ne s’agit pas d’une simple « éducation aux médias » ; il s’agit d’assumer un regard, de le « conscientiser » et de le transmettre.

La « démarche géodocumentaire »

21Ces considérations épistémologiques conduisent à une posture qui s’appuie sur le rapport géographique du géographe au monde, de l’ordre de l’existence et de la connaissance incorporée, la géographie vécue plus encore que l’espace vécu.

22Ce rapport au monde fait l’originalité de la géographie au sein des sciences sociales et humaines : ancrée dans l’existence banale, mais la dépassant ; relevant à la fois des dimensions existentielles et d’une incorporation des normes sociales et culturelles, mais se proposant de l’objectiver. La pratique de la géographie sociale conduit à « conscientiser » les pratiques et les dimensions spatiales ; elle invite à s’affranchir de son monde connu, à essayer de dépasser les normes sociales et culturelles de sa condition d’origine (y compris dans ses dimensions spatiales) pour naviguer entre les mondes sociaux et culturels par l’exploration des lieux. Pratiquer la géographie, c’est alors faire entrer en résonance différents mondes sociaux pour questionner les rapports sociaux, dans toutes les dimensions.

23La géographie se transmet par une maïeutique qui aide à construire un regard sur le monde. Le géographe aide à « conscientiser » le jeu des rapports sociaux et de la production de l’espace en s’appuyant sur les dimensions spatiales de l’existence.

24En cela, la géographie est une discipline au sens de gymnastique intellectuelle plus qu’au sens académique ; elle a pour vocation d’être appropriable, dans la mesure du possible, par les individus, quel que soit leur bagage ou leur discipline institutionnelle de référence, leur profession et leur condition. L’ambition, ou le fantasme, est de mettre « un peu de géographie » dans la vision du monde des citoyens.

25Cette définition m’amène à essayer de construire une démarche géodocumentaire.

26De manière autrement plus forte que la photographie7 (qui s’inscrit aussi dans la démarche géodocumentaire), l’image audiovisuelle renvoie, de façon parfois inextricable, à deux dimensions.

27La première est celle du document / inventaire / référent qui renvoie au registre de l’objet. Le film est alors considéré comme une empreinte de la réalité ; il est souvent institué comme l’illustration d’un discours préconstruit. Beaucoup de films entrent dans cette catégorie (exemple des films didactiques ou des reportages) ; parfois, c’est l’observation et la documentation qui est la finalité du film : on parle parfois de film scientifique, surtout dans les sciences dites « dures » ou expérimentales, qui utilisent souvent le film pour rendre visible ce qui est invisible à l’œil nu, comme l’échelle microscopique8. Dans les débuts de la géographie, Jean Brunhes, au début du XX^e siècle, avait voulu réaliser l’inventaire photographique, mais aussi filmique de la planète (Les archives de la planète, à l’initiative du mécène Albert Kahn). À cette époque, l’image est vue comme une empreinte mimétique objective du réel, en particulier pour J. Brunhes, des formes visibles de l’occupation humaine9. Par la suite, d’autres géographes ont utilisé le film pour vulgariser leurs connaissances (notamment paysages et / ou récits de voyage lointains dans la tradition des « explorateurs »), mais il n’y a jamais eu de dynamique collective à l’échelle nationale. Aujourd’hui, l’usage du film (vidéo) en géographie reste peu répandu, même si quelques initiatives existent10.

28Il est symptomatique que les géographes se soient intéressés à l’image fixe (photographie) et non pas au film. En effet, d’une part, les objets classiques de la géographie renvoient à une conception fixe (à l’exemple de la notion de paysage) ou à un support fixe (la carte)11. D’autre part, l’audiovisuel est fréquemment mobilisé comme un outil de vulgarisation qui vise à transmettre un savoir préconstruit par des images audiovisuelles. Le film enregistre de façon mimétique un objet géographique déjà construit a priori avant de penser le film, objet lui-même qui apparaît souvent donné au géographe, parce que considéré comme visuel et fixe (généralement un paysage, un lieu). Ces films sont en général illustratifs et contiennent une voix off impersonnelle qui institue ce que le spectateur doit voir (voix « extra diégétique »). Le « parti-pris illustratif » est dominant parmi les géographes, car il répond à l’illusion d’une scientificité par effacement du sujet filmant et des sujets filmés.

29Le film renvoie au mouvement, aux gens et aux sujets qui participent au film, qui regardent. Or, sous prétexte de scientificité, le sujet a été évacué. Aussi, pour assumer pleinement un regard géodocumentaire, faut-il accepter consciemment ou inconsciemment ces dimensions du réel. Sinon, le film est rejeté en aval avec une fonction illustrative, fonction qui est en-deçà du langage audiovisuel et qui apporte peu de choses en plus par rapport à d’autres langages (il est d’ailleurs très peu utilisé par les enseignants à des fins didactiques).

30Une seconde dimension est celle du documentaire / narration / medium qui renvoie au registre du sujet. Le film relève d’un point de vue qui est placé en résonance avec la réalité par la démarche géodocumentaire. Il n’est pas la simple illustration d’un discours préconstruit. Il faut chercher à mobiliser pleinement le langage documentaire audiovisuel : essayer d’ancrer la démarche dans le champ du cinéma documentaire, ce qui amène à reconstruire l’objet pour le film en l’informant du regard documentaire du géographe (le rapport géographique incorporé) d’une part ; instituer le film comme une méthode à part entière, en phase avec les trois piliers épistémologiques exposés précédemment, d’autre part. Ce point de vue renvoie à des situations très concrètes, dans l’espace physique : par exemple, comment et où filmer. Cela constitue un élément du dispositif filmique, qui doit permettre des situations imprévues, qui modifieront le regard. On écrit un projet de film, mais le résultat n’est jamais prédéterminé.

31L’audiovisuel peut prendre en charge les dimensions existentielles, qui articulent les dimensions anthropologiques et sociales de l’existence, le bouillonnement de la vie, souvent évacués par les protocoles de recherche classique. Pour autant, il ne s’agit pas d’une plaque sensible qui enregistrerait de façon neutre le monde. Une réalisation audiovisuelle met en jeu des rapports sociaux ; elle doit permettre la confrontation de regards qui s’expriment dans l’espace-écran, dans les phases de conception, de réalisation, de diffusion et d’appropriation des produits audiovisuels. Il s’agit donc d’un transfert qui renouvelle le regard aussi bien du chercheur, du participant que du spectateur.

32Dans tout film, il y a une dimension « document » et une dimension « documentaire » plus ou moins forte ; ainsi l’énonciation du film et le contexte de réception vont diriger le regard du spectateur vers un aspect ou l’autre. Un film est un produit, qui est lui-même un matériau brut. Les choix implicites sont toutefois importants. Dans le premier cas, on enregistre le réel en plaçant le sujet-réalisateur extérieur à la construction ; l’approche est considérée objective par un dispositif qui amène à l’élimination du sujet, non pas par objectivation. Dans le second, on y intègre le sujet et les sujets du film. Ce qui nous paraît en phase avec la fonction réflexive de la géographie, et finalement, plus scientifique, en raison de l’ensemble des questions que cette voie pose à toutes les étapes du travail.

Documentaire et reportage

33Le vocabulaire peut conduire aussi à certaines confusions. Dans l’acception courante, le terme documentaire s’oppose à la fiction, quel que soit le média de diffusion, le point de vue, le mode d’écriture. Or, le terme documentaire cache en fait des démarches très différentes ; de même, fiction et documentaire relevant de la narration (les personnes filmées sont donc érigées en personnages), on peut y relever des similitudes. Par film documentaire, nous entendons un travail qui se distingue du reportage. Dans le langage courant, les deux tendent à se confondre, cela d’autant plus que les reportages sont souvent énoncés comme documentaires à la télévision12. Le reportage renvoie à l’actualité et au média télévisé ; c’est un travail journalistique, qui suppose un traitement court, en phase avec un événement (soit dans un journal télévisé soit dans un magazine). À la télévision, le reportage renvoie à la distinction des genres entre le réel (qui est très souvent lié à l’événement) et ceux associés à la fiction ou au divertissement. Généralement, les reportages, en tant que forme journalistique, placent l’image comme illustration d’un discours préconstruit. Cela se manifeste par une voix off qui énonce les images13. Le documentaire procède d’une approche différente ; c’est un travail plus personnel, qui explore le rapport au réel tout en le documentant, à partir d’un point de vue assumé comme tel. Il part de la subjectivité pour tenter de participer à une objectivation. On n’entre pas dans un reportage. Dans un documentaire, le spectateur entre davantage dans une narration : les images, la parole, les sons, forment une sorte de texture. Paradoxalement, et cela est lié à la réception des images, un documentaire facilite une réflexion par incorporation, mise en résonance avec les idées du spectateur ; un reportage renvoie plutôt à l’adhésion ou au rejet, car il a tendance à rester extérieur.

34Pour expliciter cette pratique, deux types de projet seront abordés. Le premier s’inscrit dans une recherche qui amène à envisager le film comme un mode d’expression à part entière, une façon de construire, de réaliser, de diffuser une recherche auprès de différents publics. Le second renvoie à une pratique au carrefour de la pédagogie, de la recherche et de l’intervention dans le cadre de la licence professionnelle « Connaissance de la ville, métiers de l’intervention sociale » de l’université de Caen Basse-Normandie. Par commodité, on qualifie ce deuxième type par l’expression film d’atelier. Il est réalisé avec des habitants et / ou des étudiants : il met en œuvre différentes collaborations (collectivité, associations, réalisateurs, etc.). Il est à la fois une formation à l’image et une contribution à une question sociale ; il privilégie le retour auprès des protagonistes. Ces deux pratiques relèvent de la volonté de mener des formes de recherche-action et de formation.

35Deux exemples de films s’inscrivant dans cette démarche géodocumentaire chercheront à expliquer les raisons qui m’ont amené à m’engager dans cette voie. Chaque film contribue à construire la démarche ; il serait incohérent de produire une réflexion généralisante a priori, sans qu’elle ne prenne corps dans l’expérience. Cette démarche présente l’intérêt d’expérimenter cette dimension réflexive de la géographie, y compris dans les difficultés de la mise en œuvre.

L’exemple d’un film documentaire, Traplines in Vancouver (Canada)14

Comment rendre compte de la marginalité ?

36Entre 1997 et 2004, un travail sur la marginalité a été effectué à Vancouver, à l’occasion de plusieurs séjours sur le terrain, dont deux de longue durée (douze et six mois).

37Étudier la marginalité n’est pas une fin en soi. Dans notre perspective, on peut mieux comprendre le cœur de la société par l’étude des marges. Cela s’exprime dans la façon de construire la thématique et dans les différentes étapes du dispositif de recherche. L’entrée est celle d’une condition sociale à la marge : les « fouilleurs de poubelle », les binners, qui fréquentent l’espace urbain. Un regard de géographie sociale permet de montrer les interrelations en un lieu (les rapports spatiaux) et en quoi ils révèlent et contribuent aux rapports sociaux, comme le montre le schéma ci-dessous (fig. 1). Ces recherches ont donc été complétées par d’autres travaux pour comprendre la société urbaine de Vancouver : toxicomanie et ordre public, transformations de l’aide sociale, enjeux urbanistiques, conflits environnementaux et patrimoniaux, etc.

Fig. 1 – L’entrée par la condition (B. Raoulx, 2004)

38L’entrée en contact s’est faite avec une association communautaire (United We Can), située dans le quartier le plus pauvre, lieu de la marginalité, le Downtown Eastside. Il s’agit d’un dépôt de stockage de bouteilles et de canettes recyclées. Les binners (fouilleur des poubelles)15 y viennent porter les emballages de boisson pour obtenir la consigne.

39Le travail de terrain, fondamental, a consisté en des observations, une participation à des activités du dépôt (bénévolat), à une enquête par entretien (1997). Il permet de réduire la distance sociale, de pratiquer une gymnastique intellectuelle de proximité et de distanciation. La pratique des lieux dans la durée est fondamentale pour réduire la distance sociale. Le chercheur doit essayer de sortir de sa condition (fig. 2), décentrer son regard, tout en étant conscient de sa position.

Fig. 2 – L’étude de la marginalité sociale (B. Raoulx, 2004)

40Les entretiens se sont appuyés sur un jeu réalisé par un binner qui représente le centre-ville de Vancouver (fig. 3). Ce jeu s’inspire du Monopoly et a été dessiné sur du carton de récupération par une personne qui fréquentait le dépôt, aujourd’hui disparue. Il permet de comprendre les règles de survie dans la rue. Lors des entretiens, il a constitué un support pour connaître les itinéraires des binners, itinéraires qui ont été reportés sur la carte. Les binners ont développé un savoir-faire géographique : ils ont une connaissance intime du territoire qu’ils fréquentent. Ils se collent aux rythmes urbains dominants. C’est là le paradoxe de la condition à la marge.

Fig. 3 – Un jeu réalisé par un binner, support des entretiens

Le film, de l’outil à la méthode

41La marginalité, parce qu’elle désigne une mise à distance des normes, suggère sans aucun doute le regard documentaire.

42Comment toutefois interroger la confrontation des regards entre le chercheur et les personnes sollicitées dans la recherche et prendre en considération l’intersubjectivité ? Comment contribuer à la fonction réflexive des sciences sociales pour contribuer au débat public ? Tout d’abord, l’image fixe (la photographie) a été utilisée pour rendre compte de la condition de la marginalité, mais cela est apparu frustrant, même si la photographie peut être elle aussi envisagée comme une méthode de recherche et non comme un simple recueil, ainsi que nous avons essayé de le formaliser par la suite16.

43L’audiovisuel est donc apparu comme le plus approprié. Après une formation d’initiation à la réalisation, il a été décidé de réaliser un film documentaire, Traplines in Vancouver (37 mn, DVcam, tourné en 2001 et terminé en 2003), afin de rendre compte de beaucoup d’aspects qui passaient au travers des grilles d’observation classiques. En effet, le mouvement, les gestes, la parole restent importants. Par exemple, pour les binners, la ville est un territoire de chasse : on va relever la ligne de piège (trapline). La marginalité renvoie à une mise à distance en fonction du point de vue dominant ou plutôt pour reprendre une perspective nord-américaine, de la mainstream society, dans laquelle est inscrit le chercheur. Le film documentaire intègre donc le regard du chercheur et la relation avec les personnes rencontrées ; il permet de jeter des ponts entre les deux mondes, à la fois lors de la réalisation du film et lors des projections, associées à des débats publics.

44La démarche documentaire engage un point de vue. Or, travailler sur la marginalité engage de façon directe la position sociale et l’appartenance culturelle du chercheur. La relation créée dans le travail de terrain entre le chercheur et la personne rencontrée s’évanouit dans le travail de recherche classique, qui repose sur l’écrit. Le film documentaire, parce qu’il met en relation les regards du regardant et du regardé, apparaît ainsi bien adapté à l’objet. Entreprendre un film accentue la relation établie avec les personnes rencontrées : elle pose de façon forte, presque viscérale, la question de l’empathie et de la bonne distance à trouver. Le film implique une relation plus complexe avec les personnes rencontrées que dans le travail de terrain. En effet, à la relation entre le chercheur et les gens rencontrés, s’ajoute celle avec un autre personnage : le spectateur, présent dès le début. Filmer peut contenir une certaine violence à l’égard des personnes marginalisées, qui souffrent de problèmes de santé. Le risque est de renforcer une situation à la marge alors qu’il s’agit d’essayer de créer des liens entre populations de conditions sociales différentes.

45Dans le cadre du film, il a été passé beaucoup de temps au dépôt de l’association United We Can. Cette présence répétée et la position d’écoute ont permis d’expliquer la démarche, d’établir une certaine confiance et de libérer une parole, tout en étoffant la recherche. L’intention était de faire un film non commercial17. Le fait d’être à la fois impliqué et étranger, extérieur donc à la société d’accueil, était certainement un atout. Un binner s’exprime plus facilement avec un étranger qu’avec des concitoyens, en raison de la proximité des enjeux sociaux.

46Le film Traplines in Vancouver n’a pas eu pour fonction d’illustrer un propos. Il a été conçu comme un film documentaire, donc indépendamment de l’écrit. Il peut cependant être vu comme un complément de l’écrit, chaque langage apportant une contribution. Réaliser un film documentaire signifie accepter les codes du cinéma, qui relèvent d’une forme de narration (des personnages, un déroulement, etc.).

47La conception de l’espace est différente de celle représentée par une carte qui montre la continuité entre les lieux. Dans un film, l’espace est construit à hauteur d’homme à travers un récit et on s’attache au mouvement, aux gestes et à la parole. On se rapproche ainsi de l’opposition relevée par Michel de Certeau18 entre la carte des urbanistes et les pratiques des individus. Le film a reposé sur un dispositif plaçant le dépôt de United We Can comme pivot des circulations dans la ville, ce qui a facilité ensuite la construction de la narration (fig. 4).

Fig. 4 – Le dispositif et la structure du film Traplines in Vancouver (B. Raoulx, 2004)

48Sur le plan technique, le choix d’un matériel léger, sans preneur de son, a constitué un dispositif léger structurant aussi la forme. Pour le film, certains binners ont été directement sollicités. Doe travaille de façon intermittente dans le dépôt (l’association) ; elle avait déjà été rencontrée et interviewée en 1997. En 2001, elle vivait dans un hôtel rénové par la Ville et géré par une société d’habitat communautaire, mais son itinéraire résidentiel est marqué par l’instabilité, phénomène très fréquent. Se succèdent, en effet, des périodes en hôtel meublé et à la rue. Les parcs et les bois urbains, à l’exemple de Stanley Park, au bout de la presqu’île du centre-ville ou les plages, comme Jericho dans les quartiers aisés de l’ouest de la ville, sont familiers à Doe : ils procurent des endroits pour dormir. Doe est amérindienne et originaire du Yukon. Elle ne fréquente pas les associations communautaires amérindiennes de Vancouver et souligne souvent son aversion pour Whitehorse, où elle a résidé. Elle fait du binning avec son compagnon Rick. Peter, en 2001, date du tournage, vivait dans un des derniers hôtels meublés de Water Street, rue convertie à l’activité touristique (Gastown). Des problèmes de santé et un certain nombre de turbulences dans son existence l’ont amené à pratiquer le binning. Il a aussi travaillé par intermittence au dépôt. Pour le film, il nous est apparu plus pertinent de nous concentrer sur quelques individus, en plaçant Peter comme personnage principal. Peter permet de faire le lien entre la condition des binners et le spectateur. Les scènes du dépôt donnent une idée de la multitude des binners et du travail de tri des canettes et des bouteilles.

49Le film se concentre sur les pratiques dans l’espace public. L’intention du film, en effet, n’est pas d’adopter une approche biographique, mais d’essayer de favoriser un débat public. Par exemple, aucune séquence n’a été tournée dans l’hôtel, car il paraissait important de trouver « la bonne distance » et de garder une sphère privée afin de garder le cap du film. Pour introduire ce dernier, il était intéressant de « renverser » les désignations en partant de paroles de binners. Ainsi un personnage homeless rencontré, sur une voie ferrée, à côté d’un supermarché de Kitsilano (fig. 5) introduit le film, en noir et blanc. Il ne fait pas partie de la narration, mais énonce le film à sa façon, très différente d’un responsable du planning de la Ville, en présentant le West Side en opposition au East Side. Un géographe social, donc.

Fig. 5 – Vancouver, sur une voie ferrée du West Side (B. Raoulx, 2001)

50L’expérience de la ville est restituée par les mots liés au binning. Ainsi Doe (fig. 6 et 7), qui fait du binning avec son compagnon, parle au cours du tournage de « noisy lanes », pour désigner les allées de graviers bruyantes dans le bas du quartier de Kitsilano19. Le trajet peut aller jusqu’à West Point Grey, un des quartiers les plus aisés, à Alma.

Fig. 6 – Vancouver, sur Burrard Bridge, entre le centre-ville et les quartiers Ouest (B. Raoulx, 2001)

Fig. 7 – Binners à Vancouver. Un travail physique (B. Raoulx, 2001)

51Peter, devenu le personnage principal, s’est constitué plusieurs itinéraires qui conduisent hors du centre-ville, considéré comme terrain des néophytes ou des binners de circonstances20. Le rapport à l’espace est donc discriminant entre le binner « professionnel » et les autres (fig. 8-12).

Fig. 8 – Binners à Vancouver. Peter réfléchit à ses pratiques (B. Raoulx, 2001)

Fig. 9 et 10 – Binners à Vancouver. Peter pratiquant du dumpster’s diving, expression couramment utilisée pour désigner cette activité (B. Raoulx, 2001)

Fig. 11 – Binners à Vancouver. Peter, dans une allée de Kerrisdale, un « beau quartier » (B. Raoulx, 2001)

Fig. 12 – Vancouver. En arrivant au centre-ville, rentrant de Kerrisdale (B. Raoulx, 2001)

La fonction réflexive du film documentaire

52Il est important de confronter un film au regard des personnes parties prenantes. Un contrat moral lie l’enseignant-chercheur aux personnes impliquées, surtout quand elles sont dans une autre position sociale. Il ne s’agit pas de déterminer un droit dans le montage, mais de tenir compte de ce qui a été décidé avec les protagonistes avant le tournage. Dans le dispositif choisi, il était essentiel de ne pas créer un sentiment de gêne. Le film a d’abord été envoyé à United We Can, où il a été visionné. Par la suite, il a été projeté avec United We Can en centre-ville au centre Morris J. Wosk de l’université Simon Fraser (SFU), dans le cadre d’un débat public sur la marginalité, organisé avec des institutions et des fondations (UBC, Vancouver Fondation) en 2004. À cette occasion, nous avons projeté le film avec une petite coupe sur le doublement du Welfare par le binning, ce qui reste modeste mais nécessaire compte tenu du coût de la vie à Vancouver et des problèmes de santé. Peter est venu à la projection et a témoigné de la condition du binning, tout à fait à l’aise. Selon Ken, le directeur, il aurait la capacité à devenir un leader communautaire, mais il semble qu’il ne soit pas prêt ou pas intéressé à s’impliquer davantage. La projection a été l’occasion de mieux connaître le rapport des habitants des quartiers résidentiels de l’ouest et de l’université de Colombie britannique (UBC) aux binners. Ainsi des responsables du centre communautaire de Kitsilano étaient présents. Parallèlement, la police de l’université de Colombie britannique était présente, car les agents ont constaté ce phénomène et une peur de certains étudiants des colleges. Cela a permis à des habitants de mieux connaître le binning, car ils n’ont qu’une vision furtive de cette activité. Enfin, présenter un film dans un lieu public est un moyen de faire reconnaître l’existence du binning dans la cité et de réduire en quelque sorte la distance sociale. Pour United We Can, nul doute que cette initiative a permis, parmi d’autres actions, de renforcer sa visibilité.

53En 2006, le film est utilisé pour des ateliers sur le campus de UBC, afin de sensibiliser les usagers à l’action de United We Can et des binners. Cette utilisation s’inscrit dans le cadre du programme de projets communautaires UBC seeds. Il s’agit d’un projet sur le campus de l’université, que fréquentent certains binners, pour favoriser le dialogue entre les différentes parties impliquées. L’apport du film est d’amener à réfléchir, grâce à l’environnement (thème à connotation positive), à la question des inégalités, et à susciter des réponses collectives, au-delà du soutien à une action communautaire. L’approche de la marginalité doit de plus en plus être vue à l’échelle de la région métropolitaine afin de tenir compte des pratiques des populations marginalisées, qui ne sont jamais confinées à un espace21. En tenant compte de ces pratiques, on ne se rapproche pas seulement de l’espace vécu des populations marginalisées : un film conduit à prendre en compte les rapports sociaux et la nécessité d’une réponse collective. Un film documentaire engage un point de vue sur la société. Cela n’est pas contradictoire avec la démarche scientifique, les sciences sociales étant réflexives (elles permettent de réfléchir la réalité pour mieux la comprendre et agir ensuite). Un film documentaire part d’un point de vue qui ne ferme pas le regard, mais qui suscite le débat, sans pour autant s’y substituer. Il contribue donc à sa façon à construire un pont entre différents mondes sociaux, entre le East Side et le West Side de Vancouver.

54Par ailleurs, le film a été présenté dans des séminaires de recherche en France et à l’étranger, dans des rencontres et festivals de films documentaires. Il est utilisé dans l’enseignement universitaire, comme support pédagogique : on mobilise alors d’autres sources et d’autres supports (écrit, cartes, etc.), chaque langage permettant d’éclairer une facette de la réalité et de susciter le débat.

L’exemple d’un film d’atelier : Hérouville, trait pour trait22

Le contexte du film

55Ce projet au carrefour de la recherche, de la pédagogie et de l’intervention sociale s’est inscrit dans le cadre d’un projet tuteuré de la licence professionnelle « Connaissance de la ville, métiers de l’intervention sociale » de l’UFR de géographie de l’université de Caen Basse-Normandie en 2006. Un projet tuteuré consiste en un travail de groupe (trois ou quatre étudiants) sur une action en relation avec le monde professionnel. Dans ce cas, il s’agissait de mener un travail sur les images et la mémoire de la ville d’Hérouville Saint-Clair, située en périphérie de Caen. L’objectif était de recenser ce qui avait été fait comme action mémorielle, de réaliser une vidéo, d’organiser une soirée de débat public en s’appuyant sur la vidéo réalisée et sur les autres films récupérés. Ce projet a été financé par la mairie d’Hérouville Saint-Clair, mais celle-ci n’est pas intervenue directement sur le contenu de la vidéo. Ce travail a été l’occasion de collaborer avec une structure d’archives audiovisuelles (Centre régional de l’image et du son) et, pour la soirée-débat, avec le Café des images (le cinéma d’Hérouville) et la Maison de l’Image de Basse-Normandie (structure d’éducation à l’image et d’aide à la création de la région).

56Le contexte d’Hérouville est intéressant : c’est une ville nouvelle construite sur plan dans les années 1960, qui a été considérée tant sur le plan urbanistique que social comme une « ville-laboratoire ». La place du logement social y est importante (environ la moitié des logements) ; l’habitat est marqué par une certaine diversité morphologique (tailles et formes d’immeubles collectifs différents, habitat individuel, etc.). L’implantation de services a fait aujourd’hui d’Hérouville un second centre fonctionnel de l’agglomération. L’objectif, largement promu par la municipalité de gauche, était de proposer une alternative à la ville centre, Caen, plus conservatrice. La ville est connue pour l’absence de centre approprié par les habitants23, les pratiques de proximité étant centrées sur les quartiers, qui constituent des « microcentres ». Or, Hérouville Saint-Clair connaît aujourd’hui des transformations urbanistiques dans le cadre des opérations de renouvellement urbain, qui reconfigurent la morphologie d’origine et les repères des habitants, notamment la place des quartiers, cœur de l’organisation urbanistique.

Le film et la mémoire dans l’intervention

57Ainsi, pour la première fois depuis sa création, les habitants de la ville d’Hérouville Saint-Clair, en raison de ces transformations visibles, étaient sensibles à la construction d’une mémoire sur la ville. Dans ce travail, on s’est interrogé autant sur les transformations urbaines que sur la place des images audiovisuelles dans la construction de la mémoire. La thématique de la mémoire est d’autant plus intéressante que l’image et la mémoire ont de fortes relations : le film ne recueille pas seulement la mémoire, mais contribue à la construire ; il constitue un langage bien approprié pour parler de la mémoire associée au lieu, qui relève d’un rapport sensible et qui passe par la parole.

58Cette thématique rejoint un certain nombre d’initiatives menées dans le cadre de la politique de la ville, initiatives qui ont concerné, à partir des années 1990, la mémoire des quartiers et de leurs habitants, initiatives soutenues par différentes institutions culturelles et sociales (dispositif cinéville puis passeur d’images). Beaucoup de projets ont été réalisés dans ce cadre, mis en œuvre par des documentaristes ou des artistes en art visuel (qui mélangent parfois différents supports comme le film et la photographie), notamment à l’occasion des opérations de renouvellement urbain. L’objectif de ces actions est de familiariser les habitants avec une démarche cinématographique ayant une dimension artistique, de leur permettre de s’approprier un langage audiovisuel, de leur permettre de s’exprimer, cela dans le contexte de transformations urbaines. Ces films contribuent à construire une mémoire commune à partir des témoignages d’habitants. Consciemment ou inconsciemment, ces initiatives ont un rôle de thérapie collective à l’occasion de la destruction d’immeubles (faire le deuil, en quelque sorte). Mais au-delà de cet aspect, elles peuvent encourager la prise de parole des personnes concernées, en général de milieu modeste, si le dispositif le permet. Dans certains cas, les autorités locales (les communes) sont méfiantes. Les responsables ou les élus, n’ayant pas de culture audiovisuelle, tendent à considérer ces projets a priori comme un outil de communication municipale. Ils ont aussi peur, tout en sollicitant la parole de la population, des implications politiques, des éventuelles polémiques, qu’elles soient justifiées ou non.

59Le projet de vidéo était donc l’occasion de tester cette démarche avec les étudiants.

Le dispositif, des cartes mentales au polaroïd

60À Hérouville, le projet n’était pas le fruit d’une commande de la municipalité, mais d’une collaboration entre différents partenaires mise en œuvre par la licence professionnelle.

61Comment une ville conçue sur plan est-elle appropriée par les habitants près de quarante ans après ? Autrement dit, comment est-on passé d’un espace produit par la commande publique à un espace vécu et approprié : d’un plan à un lieu ? Comment les habitants parlent-ils de l’espace de la ville ? Pour la vidéo, nous avons voulu initier les étudiants à une véritable démarche de documentaire, tout en veillant à la faisabilité du projet, les aspects pratiques (temps mis en œuvre) étant déterminants. Nous avons donc encadré étroitement le projet et, avec un autre réalisateur, familiarisé les étudiants à la notion de dispositif, c’est-à-dire à la mise en place d’un cadre pratique permettant de recueillir la parole et de donner une structure formelle au film. Dans ce projet, il ne s’agissait pas de faire un film sur la mémoire d’Hérouville, mais de réaliser un film court, susceptible d’ouvrir un débat public, contribuant à construire la mémoire collective.

62Nous avons veillé à suggérer la diversité de la population, sans pour autant tomber dans un échantillonnage, impossible dans une démarche filmique. Six adultes (hommes et femmes de différents âges) et deux enfants ont participé au film ; ces derniers n’étaient présents toutefois qu’à une seule étape du tournage. Les personnes choisies ont été contactées par divers moyens : association, rencontre sur le marché, personnes assistant aux rencontres organisées par la Maison des projets de la Ville d’Hérouville (centre d’information sur les projets urbanistiques).

63Il a d’abord été demandé aux personnes rencontrées de dessiner des cartes mentales de la ville. Ce type de cartes est généralement utilisé comme moyen d’étudier la représentation de la ville à partir de dessins. Notre perspective étant différente, nous avons inversé le point de vue : partir de la carte pour susciter la parole. Nous avons demandé aux personnes de dessiner leur carte mentale tout en parlant de leur ville. De cette façon, la carte était le support de la parole sur la ville. Il s’agissait en quelque sorte d’appliquer l’idée de renversement de l’« ordre des facteurs » (« la société d’abord, l’espace ensuite ») de la géographie sociale pour essayer de rendre compte des dimensions multiples de l’espace. Le film permet d’associer à la fois la gestuelle, le dessin, la parole, ce qui est un moyen de rendre compte du rapport plus sensible aux lieux. Deux caméras étaient utilisées : l’une, fixe, placée sur la feuille blanche et les mains ; l’autre, portée à la main, cadrant le visage (fig. 13).

Fig. 13 – Extrait d’Hérouville, trait pour trait (B. Raoulx, 2006)

64Nous avons ensuite demandé aux personnes de se rendre sur un lieu de leur choix, important pour leur mémoire personnelle, d’y prendre une photo avec un polaroïd et d’expliquer leur choix (fig. 14 et 15). La durée de l’apparition de la photographie permettait de structurer l’ensemble (un temps de parole équivalant au temps d’apparition). Cela obligeait aussi la personne à bien choisir le lieu et la photo qu’elle allait prendre. Le lieu se révèle ainsi progressivement par la photo, comme la mémoire surgit à la vue d’un lieu connu.

65La phase suivante est celle du montage. Le montage ne garde pas toutes les images ; il s’agit de structurer un petit récit selon les formes offertes par le langage audiovisuel. Les deux cadrages (dessin et visage) ont été mis en parallèle. Le film s’ouvre et se ferme sur des enfants qui ont du mal à dessiner la ville. L’un des enfants dit à l’ouverture du film : « C’est dur de dessiner mon quartier ! ». Le montage a aussi intégré des images d’un film de promotion d’Hérouville Saint-Clair du ministère de la Construction (Hérouville vous attend, de Gérard Renateau, 1967, 16 mn), qui date de la construction de la ville nouvelle (Hérouville Saint-Clair), formant une sorte de miroir avec les transformations d’aujourd’hui.

Fig. 14 et 15 – Images extraites de la vidéo sur la mémoire d’une ville nouvelle, Hérouville Saint-Clair, en périphérie de Caen, intitulée Hérouville, trait pour trait (B. Raoulx, 2006)

Le débat public

66Le film a été projeté à plusieurs reprises ; tout d’abord, lors d’une soirée-débat au Café des images (180 personnes). Plusieurs personnes ont été invitées, dont l’architecte du centre-ville, des enseignants et des professionnels de l’image. Les débats ont été animés : à Hérouville, il y a un intérêt pour les sujets traitant de la ville, qui est souvent considérée par les habitants non pas comme une « banlieue » (terme jugé péjoratif), mais comme une « vraie ville », pour reprendre l’expression de certaines personnes du public et d’une protagoniste du film. Le film a été le moyen de faire surgir la parole de quelques personnes sur leur mémoire et sur l’évolution de la ville.

67Ce sujet était sensible : la municipalité était très prudente (aucun représentant officiel dans la salle), car la réalisation du renouvellement urbain (démolir et reconstruire des immeubles, réorganiser la voierie et la localisation de certains services, etc.) correspond à un changement politique, même si ces projets ont été initiés par la précédente municipalité. L’opération urbanistique a pour objectif de reconfigurer les formes de la ville et de la banaliser, par l’ouverture de rues, qui altère ainsi l’organisation actuelle en quartiers. Aux dernières élections, le maire (socialiste), qui avait été élu après la construction de la ville nouvelle, ne s’est pas représenté. Le Conseil municipal lui succédant, de majorité centre-droit, est peu enclin à s’intéresser à la mémoire de la ville, qui renvoie à l’héritage de l’équipe précédente. Cela d’autant plus que certains ensembles architecturaux sont désormais reconnus avec la proposition de l’octroi du label patrimoine du XX^e siècle au centre-ville (dénommée « la citadelle douce »24).

68Le film permet de documenter le rapport au lieu. En effet, il y a une forte similitude entre le lieu et l’image, qui tous les deux cristallisent des dimensions matérielles et immatérielles. Le film permet de faire passer les traces à l’état de signes. La parole des habitants rencontrés n’est pas une fin en soi : elle renvoie par le témoignage et le rapport aux lieux – par le fait de réaliser un film – aux dimensions collectives de la ville.

69Cette expérience partagée montre la difficulté et l’intérêt de mettre en parole l’espace dans toutes ses dimensions : il s’agissait de parler de l’espace en se projetant sur un plan, d’évoquer le rapport à l’espace (les lieux), de faire partager des espaces vécus pour construire une mémoire collective. Cette démarche expérimentale nourrit à la fois la recherche sur la ville, la pédagogie et l’intervention. Cette investigation mémorielle de l’agglomération a été poursuivie depuis, avec d’autres projets. Une telle entreprise prend son sens sur la durée, avec d’autres actions.

Conclusion

70Dans notre perspective, le film documentaire est une méthode de recherche et de formation à part entière. On peut faire un parallèle entre le travail de terrain, qui implique l’enseignant-chercheur, et le film documentaire (fig. 16).

Fig. 16 – Le film documentaire et les similitudes avec le travail de terrain. On peut établir des couples de mots. L’ensemble s’inscrit dans une démarche géodocumentaire (B. Raoulx, 2004)

71Comme cela a déjà été évoqué, le film n’est pas un simple outil de recueil de données, qui enregistrerait de façon neutre la réalité observée. Il engage une construction à toutes les étapes du travail. La démarche du film documentaire offre une certaine similitude avec les étapes de la recherche de terrain : on part d’un point de vue, on définit une intention avant la phase de travail de terrain. La réalisation, elle, apporte son lot d’imprévus, permet de regarder la réalité avec une certaine acuité, de stimuler la réflexion et d’enrichir la problématique. Le retour (le montage) permet, lui, une prise de distance, en bénéficiant d’un autre regard. Le résultat constitue un « transfert », qui permet une discussion publique, un séminaire de recherche et / ou un support d’enseignement.

72Les deux démarches (le film documentaire et le travail de terrain) sont en pratique menées successivement et / ou simultanément : un travail de terrain préalable est nécessaire pour entreprendre un projet de film. Le tournage est une expérience particulière du terrain dans la mesure où il intensifie la présence, développe ainsi une certaine acuité, révèle dans le tournage des rapports sociaux de façon concrète (le rapport à la parole publique, par exemple, ou les limites sphère privée / sphère publique ressenties durant le tournage en fonction des lieux et des moments où l’on filme). Pour autant, le film ne décalque pas le travail de terrain, au sens où il apporte un nouveau regard sur la réalité et a des conséquences sans doute plus fortes, en raison de ses implications (pour les personnes filmées : s’exposer au regard des autres).

73Le film documentaire est tout à fait en phase avec l’intention réflexive de la géographie sociale. Il s’agit d’une méthode de recherche à toutes les étapes, de l’intention de départ jusqu’au débat, à la discussion lors de sa projection. Cette dernière étape contribue, en retour, à la réflexion et fait donc partie intégrante de la recherche. Le film n’est donc pas l’aboutissement d’une recherche ; il devient aussi un matériel brut et une façon de regarder sa recherche…

74Un film, en retour, nourrit aussi l’enseignement, pour autant qu’il s’agisse d’une activité fondamentalement différente d’une projection publique. Diffuser un film et en discuter permet aussi d’éduquer le regard, en aiguisant le sens critique et en montrant que le langage audiovisuel présente une grande richesse.

75La démarche géodocumentaire dépasse ainsi la réalisation d’un film, puisque ce dernier est un moment de l’activité ; elle part des principes de base de la géographie sociale pour y revenir en changeant le regard. Elle peut compléter d’autres démarches de recherche, d’autres supports et modes d’investigation ou de diffusion ; chaque langage permettant d’informer le monde. Elle peut susciter de nouvelles problématiques de recherche, suggérées par le film, l’expérience de sa réalisation et de sa diffusion. Ces nouvelles problématiques suscitent en retour l’envie et la nécessité de s’exprimer par le film documentaire. La démarche géodocumentaire, par sa fonction de passages multiples, peut contribuer en quelque sorte à animer la géographie sociale.

Fig. 17 et 18 – Extraits de Las Playitas. Regard sur la fragilité de la condition : un regard sur le Venezuela qui pourrait être transposé ailleurs. À gauche, un marchand d’eau de coco qui se bat pour maintenir son bout de trottoir ; à droite, vue générale du marché (B. Raoulx, 2007)